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Le pied : revue littéraire ; hiver 2015

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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C’était l’hiver. La voiture sans cesse remorquée – qui peut entendre le cri des sirènes des remorqueuses dans la nuit? Et qui veut entendre autre chose que le vent dans les branches nues, que le goutte-à-goutte depuis le plafond troué jusque dans la chaudière en plastique, que le froissement des couvertures dans les embrassades?

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Le Pied est la revue littéraire des étudiants en littératures de langue française de l’Université de Montréal. En ligne : lepied.littfra.com

Le Pied est sur Facebook (Revue Le Pied). Rédaction

Thara Charland,rédactrice en chef

redaction@lepied.littfra.com

Marie-Christine Corbeil,secrétaire de rédaction

Association des étudiants en littératures de langue française de l’Université de Montréal (AELLFUM)

3150, av. Jean-Brillant, local C-8019, Montréal (Québec) H3T 1N8 Édition et révision

Félix Durand,éditeur

Alexandre Duret,éditeur

Gabrielle Tremblay,réviseure

correction@lepied.littfra.com

Comité de lecture : Alexie André Belisle, Emmanuelle Dorion, Charlotte Francoeur, Amélie Hébert, Cassandre Henry, Sabrine Kherrati, Hélène Laforest, Pénélope Langlais-Oligny, Cloé Lavoie, Olivier Libersan, Laurent de Maisonneuve, Marion Malique, Christine Mont-Briant, Annie-Kim Robitaille, Stéphanie Paradis, Olivier Parent, Francis Robindaine Duchesne, Stéphanie Proulx, Claudie Provencher, Camille Théocharidès-Auger

Correction des épreuves

Thara Charland, Maxime Lecompte, Karianne Trudeau Beaunoyer Collaborateurs à ce numéro

Alexie André Belisle, Mathieu Bibeau Leblanc, Francis Belisle, Kevin Berger Soucie, Hugo Bourcier, Thara Charland, Daphné Cheyenne, Vanessa Courville, Émilie Drouin, Félix Durand, Justine Falardeau, Nicholas Giguère, Philippe G. Veillette, Amélie Hébert, Kevin Lambert, Perrine Leblan, Chloé Leduc B., Baron Marc-André Lévesque, Marion Malique, Francis Robindaine Duchesne, Éric Veilleux

Diffusion et organisation des événements Baron Marc-André Lévesque

evenements@lepied.littfra.com Rédaction web Léonore Brassard Camille Théocharidès-Auger web@lepied.littfra.com Graphisme Gabrielle Matte Impression Mardigrafe inc. Infographie Stéphanie Proulx Couverture Marc-André Cholette-Héroux Illustrations Frédérique Duval Dépôt légal

Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2015

Les textes de prose (essai ou création) soumis doivent être d’au plus 1 250 mots; les textes en vers ne doivent pas excéder quatre pages. Les textes doivent être soumis en format .doc par courriel à l’adresse redaction@lepied.littfra.com avec « soumission de texte » comme objet du message. Le nombre de mots et le nom de l’auteur doivent être indiqués dans le document. Tous les textes seront sujets à une révi-sion littéraire à laquelle l’auteur participera. L’auteur doit donc être disponible pour une rencontre dans les semaines qui suivent la date de tombée. La date de tombée pour le numéro de printemps 2015 est le 2 février 2015.

Le Pied en ligne (lepied.littfra.com) diffuse tous les textes de la revue imprimée ainsi que des textes inédits. Pour soumettre un texte à la revue en ligne, envoyez le docu-ment à web@lepied.littfra.com. La longueur maximale pour le Web est 1 250 mots; pour un projet de plus grande envergure, il est préférable de consulter la rédactrice web d’abord.

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3 8 TAB L E R AS E

Francis Robindaine Duchesne

3 9 B É AN T E Amélie Hébert 4 0 F AI T D I VE R S Marion Malique 4 3 O R ATO I R E Philippe G. Veillette 4 4 L E S C LO C H E S S O N N E N T R U E S AI N T-D E N I S L A M O R O S E Justine Falardeau 4 5 G E T T I N G F U C K I N G D I S AR O N N O Daphné Cheyenne 4 8 L’ AVE N T U R I È R E Perrine Leblan 5 0 C AN O P E

Mathieu Bibeau Leblanc

5 1 U N E H O C H E L AG AI S E

Hugo Boucier

5 5 D E P U I S Q U E J E T E C O N N AI S TO U T E S T P O S S I B L E

Baron Marc-André Lévesque

5 8 C H R YS L E R 1 9 9 9 5 AU L E C T E U R 6 T R AJ E T S U R G E L É Vanessa Courville 8 L’ I M PAT I E N C E D E S P O I S S O N S Félix Durand 1 1 P E T I T E S F I N S D U M O N D E T R È S D O U C E S Nicholas Giguère 1 6 F O R M AT P O R T R AI T, F O R M AT PAYS AG E Chloé Leduc B. 2 0 C H AR LO T T E

Alexie André Bélisle

2 2 M O I AU S S I J E N E VE U X P LU S E X I S T E R Francis Bélisle 2 4 VAR I AT I O N S AU TO U R D ’ U N M Ê M E N O N Kevin Lambert 2 6 S YS TO L E M O N S T R E Éric Veilleux 2 9 É P I S O D E D E L AN G AG E

Kevin Berger Soucie

3 4 L A F E M M E VI D E

Émilie Drouin

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Trajet surgelé

VA N E S S A C O U R V I L L E

Qu’est-ce que c’est que nous faisons qui a fini par morpionner complètement notre affaire ? On va se regarder faire puis je vais tout noter avec ma belle écriture.

On peut-tu s’aimer comme un verglas, pis se répercuter contre les vitres de char? On peut-tu? Ou bi’n on va encore se faire pogner par la police pour une quatrième fois à baiser dans les champs, les églises, les vergers, pis à manger des fruits exotiques sur ta banquette arrière? Y’a pu rien que leurs gyrophares qui semblent nous éclairer ces temps-ci. Leurs flashs stroboscopiques pour surprendre les monstres qui prenaient mes côtes pour des barreaux. Ceux que j’ai tués à coup de corde à danser, pis de baisers de princesse dans les sous-sols de la ville.

J’suis prête. J’m’excuse. Je l’ai pas su tout suite. J’ai mis du temps. Tu l’sais que j’suis jamais bi’n vite. Que j’suis toujours en retard au stationnement. Pis qu’i faut toujours que tu m’attendes en pensant à tes personnages deMagic : The Gathering. Tu rêves déjà de les déballer. J’suis prête. J’peux te dire des mots tendres dans mes hennissements langoureux. On sait juste communiquer d’même, dans notre langage de jumeaux cosmiques pis de mongols à batterie. Tu me fais capoter quand tu dis qu’mes mains sont belles, pis qu’heureusement elles viennent pas toutes seules. Qu’y a un giga package de moi en arrière. J’suis prête. J’trouve ça cool que tu fuies en te déguisant en chevalier. J’peux-tu fuir avec toi? J’peux-tu? J’ferais n’importe quoi pour que tu sois là. J’te ramènerais toutes les gratuités de la librairie où j’travaille : les bonshommes de Merlin, les calendriers de dragons, les mangas. Tu l’sais-tu? Ou bi’n tu t’dis encore que j’suis cinglée, pis qu’i faut me prendre quand j’passe? J’suis prête. J’ai réfléchi. J’veux dire que j’ai cessé de réfléchir, pis que j’ai découvert que c’tait toi la forme de mes

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T R A J E T S U R G E L É – V A N E S S A C O U R V I L L E

textes. Que les autres c’taient juste des crisses de contenants vides. On peut-tu arrêter de faire croire à ta mère qu’on écoute des films? On peut-tu? Parce qu’a nous croit pu là, pis j’me retaperai pas la trilogie duSeigneur des anneauxdeux fois. Même si le roi du Gondor est bi’n cute. J’suis prête. J’veux me noyer dans ton aftershave, pis fumer en pensant que la musique du café est un feu d’artifice dans mes oreilles. J’peux-tu fermer mes yeux? Amène-moi boire du vin cheap su’l bord du Richelieu. Tu vas pouvoir me cueillir des fleurs de papier, pis les mettre dans un des verres de ton set de cuisine que j’te ramènerai jamais. J’les collectionne comme des p’tits globes de neige. J’suis prête. Pis au pire si on sait pas où manger, on se déguisera pour aller à la Brasserie de l’Ouest. On montrera la photo de notre chum Simon quand y’avait cinq ans avec sa p’tite bedaine de lait, pis on fera croire à la serveuse qu’on boit son chèque de pension. On peut-tu arrêter de partir en voyage des mois parce qu’on a peur d’ici? On peut-tu? J’aurais envie qu’on traverse l’hiver ensemble.

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l’impatience des poissons

F É L I X D U R A N D

nos corps algorithmes

dans l’espace la conspiration des météores l’air (hantise) quelque part la démesure des placebos en exode

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les frontières du smog trajectoire des balles perdues loin la fureur la parole multipliée le désordre des échafauds L ’ I M P A T I E N C E D E S P O I S S O N S – F É L I X D U R A N D

(10)

tension des corps funambules limites de la fulgurance sur la ligne de risque l’échantillonnage de l’absolu total L ’ I M P A T I E N C E D E S P O I S S O N S – F É L I X D U R A N D

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7 h 06

il faudra bien arriver

à la solution qu’on avait trouvée trop obscène

détachée du réel

et gommée à la surface des choses : appuyer son visage contre le monde ou sur une fenêtre givrée

repérer les trous dans le budget de Carlos Leitão

contempler les vieillards mourir en regardantLa Poule aux œufs d’or

ce n’est pas encore l’apocalypse rassurez-vous

le moment venu il y aura des journalistes 8 h 17

il n’y aura jamais eu de paroles échangées

tout ce qui s’est passé avant ce jour au comptoir du Tim Horton entre deux beignes et un café noir c’étaient des gestes appris répétés nos rencontres et échanges futurs seront des slogans publicitaires

Petites fins du monde

très douces

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12 h 12

d’ores et déjà c’est perdu d’avance depuis le jour où j’ai vu

des robineux jaser avec des morceaux de verre tessons et autres vestiges

des ordures jetées par des ménagères

leurs maris les battent parce que le fer est chaud une cannette de bière

du frigidaire au sofa une cannette de bière

la nouvelle dialectique du busboy discours creux de circonstance jusqu’à l’extinction des enfants tués par mégarde

un escalier un couteau un viol

ceux qui restent hagards

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18 h 24

j’écoute plus les nouvelles c’est une éthique une diététique

un art de vivre du nouveau monde de poubelles et de containers on veut faire chic

on veut hausser le PIB

il ne reste plus rien à dire vraiment j’ai beau faire le tour de la terre je reviens au même endroit un dépotoir où vivent desno name

Jésus a dit soyez bons mes frères mes frères sont ceux qui se font sucer

par des mineurs dans des toilettes de centres d’achats j’aurai vu ma mère mourir dans

un hospice où on fait manger des cadavres à ceux qui agonisent

des enfants découpant leurs voisins pour cinq piasses des fois moins c’est loin de la coupe aux lèvres ou desnifferde la colle Lepage et le cannibalisme à l’heure du thé fait que non

j’écoute plus les nouvelles

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22 h 07

Jésus est mort crucifié sur une croix gammée je vous le dis parce que j’y étais

spectateur gaucher angoissé à l’idée de devenir ambidextre le cortège d’anges qui le suivait voyageait avec American Airlines

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Je suis à Quito. Je suis à Istanbul. Je suis à Bayonne. Le vieux tenancier du café m’offre ma consommation en échange d’un bisou sur la joue. J’ai dix-huit ans.

Je suis à Quito. Je cherche le printemps qu’on dit éternel. Les touristes se pressent aux portes de la basilique. Du clocher, je les contemple. Je suis la reine du monde. Mes sujets sont des fourmis. L’altitude me rend malade. Les hauteurs, non.

J’ai dix-huit ans. J’ai vingt ans. J’ai vingt-cinq ans. Aujourd’hui j’en ai treize. La ville est éteinte. Les gens se cachent dans les entrailles de leurs bungalows. Les grandes chaleurs de juillet sont sur nous. À treize ans, je ne sais pas ce que c’est d’avoir trop chaud. J’enfourche mon vélo, je conquiers les rues désertes. Personne ne s’y oppose.

Sous moi, le dromadaire avance péniblement. Ses pieds s’enfoncent dans le sable doré des dunes. Je m’agrippe au pommeau de la selle. L’air est si chaud que je pourrais défaillir à tout instant. J’ai vingt-et-un ans. La sueur ruisselle sur mes côtes. Visiter l’erg Chebbi, c’était mon idée. Le désert est un lieu propice au recueillement.

À vingt-et-un ans, je crois être en mesure d’appréhender le monde. À vingt-et-un ans, je me perds dans les souks de Fès à la tombée de la nuit. À vingt-deux ans, c’est à Panama City. À vingt-quatre, Séville. Je suis andalouse à l’épicerie du coin. Je parle en aspirant toute l’âme de la langue. Je me remplis de rues, je fais des réserves pour plus tard, quand il n’y aura plus de lumière sur la ville.

À Bucarest, je pleure devant un potage aux lentilles. J’ai perdu mon amoureux, je les ai tous perdus. La solitude pèse plus lourd que toutes les pommes de terre dans mon ventre. Un autobus m’attend; au bout de la ligne, un autre continent. J’aurais aimé embrasser l’angoisse du voyage. J’aurais aimé finir mon assiette.

Format portrait,

format paysage

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La nuit ne se termine que lorsque je lui en donne l’ordre. Il est sept heures du matin. Le fort tient toujours. Dans un escalier, j’embrasse un homme qui pense à sa fiancée. Il y a longtemps que j’ai cessé de croire aux contes de fées. Je suis à Berlin. Je suis à Belgrade. Je suis à Valence. J’ai l’âge des pincements au cœur et une envie de douche chaude.

À vingt ans, je cherche l’amour de Montréal à Vancouver et mélange souvent les histoires que je m’invente. Un baiser n’est pas passion; une promesse griffonnée dans un carton d’allumettes n’engage à rien. On m’a répété trop souvent que les amours de voyage sont volages pour que je m’étonne de la désaffection de mes amants. Je me berce d’illusions pour mieux dormir la nuit, mais me réveille souvent le visage contre le mur.

J’écris des mensonges au dos des cartes postales. Format portrait, format paysage, un cadre rigide qui masque tous les fils qui dépassent. Je m’évente avec les bouts de carton en attendant que l’encre sèche; il ne faudrait pas que mes chimères s’emmêlent sous la caresse d’un doigt égaré. Je suis à Prague. Je souris sur les photos que je prends moi-même et mange les confiseries qu’on me tend.

Un carnet retrouvé, des fragments de souvenirs. Archéologue de la mémoire, je creuse dans les jours volés à l’adolescence. J’ai quinze ans. Je traverse la ville d’ouest en est pour aller nourrir une amitié naissante. J’emporte avec moi ma brosse à dents, mon cheval de bois et tous les fous rires du monde. L’aventure surgit au détour des routes les plus banales. J’aurais juré avoir aperçu un alligator dans les marais de Sorel-Tracy.

Je suis à Paris. J’ai dix-huit ans. J’ai vingt-cinq ans. Je suis en amour. Je suis en colère. J’ai emprunté des talons aiguille pour jouer à la femme. Je rigole dans le Champ-de-Mars. Je m’endors dans un bus de nuit. C’est mon anniversaire. C’est mon jour de chance. Tout m’échappe, sauf les détails. Je marche main dans la main avec un homme aux yeux bleus. Trois mois plus tard, nous ne serons déjà plus qu’un souvenir.

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Je suis à Paris. Je réécris le passé pour me donner bonne figure. Je suis à Bruxelles, je suis à Munich, je suis à Vienne. La glace au chocolat est ma préférée. J’essaie d’oublier les larmes qu’il faut verser pour un air de guitare. Un homme m’offre un verre dans un bar. Je refuse net : on me l’a déjà fait, ce coup-là.

Montréal a le cœur à la fête. Les rues avalent et recrachent les festivaliers à un rythme effréné. Je garde mes distances. J’ai toujours craint les monstres polymorphes. Les langues se délient et s’emmêlent : il sera brésilien, je jouerai aux bavaroises. Le Quartier chinois est à deux pas, la mer, c’est un peu plus loin. Au fleuve nous n’irons pas. Il y a longtemps que les riches se sont arrogé les berges de ce monde.

Chaque âge cache une histoire. Une décennie vaut bien quelques rides. J’ai vingt-trois ans et le temps file; j’ai vingt-sept ans sans avoir rien vécu. J’ai laissé des plumes aux quatre coins du monde. Je dois être un oiseau de malheur puisque celui-ci va si mal. Dans une gare à Sofia, je voudrais être chez moi. Mais chez moi, c’est dans longtemps.

Je suis à Lima. Je suis à Cuzco. Le nombril du monde, c’est moi. J’ai foi en la femme et en l’homme aussi, parfois. Je suis à Lima qu’on dit dangereuse. La seule façon de mourir, c’est d’ennui. J’achète du bon temps à coup de pancakes. Au retour, on trouvera que j’ai grossi.

À Barcelone dans un dortoir d’auberge. À Madrid au terminus d’autobus. À Toronto sur la rue Union. À Lyon, autour d’un feu de camp. À Baie-Saint-Paul, les doigts collants de guimauve fondue. Le pouce tendu près d’Halifax. Sur les plages de Lagos. Sous la couette à Baie-Comeau. À Madrid encore, et encore, et encore. Tous les endroits où j’y ai cru.

Personne ne se noie à Venise. L’eau est trop sale pour qu’on songe à y plonger. Je mange un feuilleté en regardant les pigeons se déployer stratégiquement. Rien de moins romantique qu’un objectif d’appareil photo. L’envers du décor, c’est ma spécialité. Je ne m’arrête pas devant la basilique Saint-Marc. J’achète des boucles d’oreilles faites en Chine.

À New York où mon décolleté compte plus que tout ce que je peux dire. J’ai vingt-six ans. J’ai l’habitude d’être heureuse. Le métro tarde et

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j’écoute un homme qui joue de l’euphonium. Je préfère danser seule. À Marrakech le muezzin. À Osoyoos la chaleur. À San Sebastián l’orage. Le réveil est brutal. Je range mes cauchemars jusqu’au prochain sommeil. Je m’accommode d’un café et d’un peu de pluie. La buanderie est pleine de ses machines qui tournent comme des galaxies. Télévisions de fortune. J’ai dix-huit ans et onze mois. Demain, je ne serai pas plus près de la vérité.

Entre Montpellier et Lisbonne, il y a trois ans. Je suis à Brno. Je suis à Zadar. Un chat se prélasse dans toutes les villes d’Europe. J’ai traversé le labyrinthe mais je n’ai pas vu le Minotaure. À vingt-quatre ans, je marche les yeux grands ouverts. Je suis striée de rayons de soleil. Ma bouche est pleine de mots que je savoure langoureusement.

Un enfant d’au plus cinq ans me tend un coquillage. Tous ne visitent pas Porto pour les mêmes raisons. Il faut reconstruire tous les châteaux, courtiser à nouveau la foule qui se presse aux murailles. Je m’efface un instant entre les pages de ma vie. Les années filent. Les araignées aussi.

J’ai voulu voir les villes pour toucher du doigt la face tangible du monde. Qui aurait l’idée de faire atterrir un avion au beau milieu d’un champ? Je nomme les villes et les rêves que j’y ai eus. J’écoute la rumeur des carrefours, le bourdonnement fébrile de ses fourmis. Je suis la reine depuis qu’on m’a juchée sur les hauteurs. J’attends que la mer m’aime à son tour. Je n’ai pas encore parcouru les rues de l’Atlantide.

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A L E X I E A N D R É B É L I S L E

Charlotte

Elle se regarde elle – elle s’est approchée de son image. Elle s’approche encore. Ne se reconnaît pas bien.

Parfois, je m’imagine qu’elle vivrait seule, avec son enfant. Les jours de mars ensoleillés, elle quitterait son appartement de la rue Jeanne-Mance pour aller se promener dans son quartier. Elle aurait un manteau de printemps kaki, avec un joli col en fourrure, des cheveux bruns, qui lui arriveraient au menton. Elle arborerait un gigantesque sourire et du rouge à lèvres très rouge. Elle marcherait vite, en poussant son landau vieillot devant elle. Elle entrerait dans le café Olimpico (en franchissant avec difficulté les portes doubles) et saluerait les deux baristas. Ils prépareraient sa commande sans qu’elle ait besoin de la préciser, ils la connaîtraient bien. Elle irait s’asseoir à la terrasse, en mettant ses lunettes de soleil, et écrirait dans un petit cahier noir, avec un nouveau crayon noir. L’enfant dans le landau dormirait, il agirait sur elle comme un tranquillisant. Parfois, elle saluerait des connaissances qui passeraient sur Saint-Viateur. Ils viendraient regarder le petit, ils le trouveraient beau, le lui diraient, et repartiraient. Elle continuerait à écrire.

Puis je me dis qu’elle ne serait pas seule avec son enfant. Elle aurait déménagé sur une rue plus familiale, la rue Waverly. Elle aurait une coupe garçonne qui lui donnerait un port de tête altier. Les jours pluvieux de mars, elle resterait dans son grand appartement. Plantée devant son placard, elle serait vêtue seulement d’un soutien-gorge et de jeans taille haute. Elle choisirait un énorme chandail de laine, le mettrait, l’enlèverait, le jetterait sur son lit. Elle irait dans la chambre de l’enfant, une petite pièce aux couleurs pastel, et ouvrirait un autre placard pour saisir une grande chemise. Elle marcherait sur la pointe des pieds pour ne pas le réveiller. Elle mettrait la chemise trop grande en marchant vers

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la salle de bain, se regarderait dans le miroir, serait satisfaite. Elle irait dans la cuisine faire chauffer de l’eau pour le biberon du petit. Un homme entrerait dans l’appartement, elle irait le rejoindre dans l’entrée, toujours silencieusement. Il lui donnerait trois becs, sur les lèvres, sur une joue, sur le front. Il serait grand, aurait des cheveux bruns, coupés courts sur les côtés, et porterait de grandes lunettes brunes, pleines de petites taches d’eau. Il secouerait ses cheveux, enlèverait son trench-coat trempé et irait prendre l’enfant, qui se réveillerait en chignant un peu. Elle retournerait devant la casserole remplie d’eau, qui bouillirait maintenant. Il viendrait la rejoindre avec l’enfant dans la cuisine. Le bruit de la pluie, de l’eau qui bout, de l’enfant qui s’agite, ce serait beau.

Il arrive que je pense plutôt qu’elle n’aurait pas eu l’enfant. Elle se serait dit que ce n’était pas le bon moment, que sa vie n’était pas assez rangée, pas assez stable. Ou alors l’homme ne lui aurait pas vraiment laissé le choix. À son retour de la clinique, elle marcherait rapidement vers son minuscule appartement de la rue Saint-Urbain, se roulerait en boule dans son lit. Elle ne pleurerait pas. Elle serait seule, car il serait parti travailler. Elle aurait mal au ventre et se sentirait très lasse. Elle recevrait un appel pour remplacer une collègue au bar. Elle dirait : « d’accord, je serai là. » Elle se lèverait, et ferait chauffer de l’eau pour se faire un café turc. Puis, elle mettrait ses verres de contact, son rouge à lèvres très rose, du cache-cernes et beaucoup de eye-liner. Elle attacherait ses longs cheveux bruns en chignon et se vêtirait de leggings de velours, d’un t-shirt large et court et de talons hauts, très hauts. Elle retournerait dans sa petite cuisine, regarderait longtemps à travers sa fenêtre un oiseau cherchant à s’abriter de la pluie qui aurait commencé à tomber. L’eau bouillirait alors elle mettrait le café finement moulu dans la cafetière. Le bruit de la pluie et de l’eau qui bout, ce serait beau. Quand même.

Il me semble qu’elle vit dans le peut-être, que ce soit le seul endroit où elle est vraiment confortable. Elle a un germe dans le ventre, une petite racine, et elle ne veut pas le laisser pousser ni l’arracher. Elle habite un moment éphémère et ne peut se décider à le quitter.

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Elle pousse son auto. Elle déteste ce à quoi elle a été associée, alors elle pousse son auto et refuse l’aide des tapons de la construction. Ceux qui bavaient en la regardant penchée devant son moteur, maintenant la trouvent drôle de pousser son auto. La scène est captivante, car elle le fait avec tellement de style. C’est comme si un magazine de mode ou l’équipe de tournage d’un clip de Madonna l’épiait, mais ces gens ne se retrouveraient pas en banlieue. Elle pousse lentement et elle fait de grands gestes; chaque mouvement est une nouvelle pose photo dont le cliché est déclenché par chacun de ses lents pas lourds.

Elle n’arrêtera pas. Longueuil s’arrête autour d’elle, autour de ce qu’elle est, et je sais que Longueuil ne repartira jamais comme avant. On croirait qu’elle regarde tout le monde, mais c’est bien parce que tout le monde la regarde. Ce n’est pas son regard qui est important, mais je le cherche tout de même de là où je suis. Les autres automobilistes sont sortis laissant tous leur clé dans le contact. Ils l’observent. Pour certains, il n’y a plus de retour en arrière. Les autres rejoindront les tapons dans cette nouvelle caste sociale inférieure : ceux qui n’auront pas pris cette chance, ce moment unique où tout aurait pu changer pour eux.

Elle pousse vers nulle part et elle n’arrêtera peut-être jamais. Elle est maintenant toute performance. Les policiers, que deux Longueuillois ont appelés, la regardent. Ils sont bouche bée, immobilisés. Ils ont complètement oublié leurs vies prévisibles faites de femmes, d’enfants, de barbecues, de télé par câble, de maisons aux fausses briques grises. Tout ça c’est fini : ils ne retourneront plus vers leurs femmes et leurs enfants, car ils ont compris quelque chose, contrairement aux tapons.

Moi aussi je ne veux

plus exister

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Si c’était un vidéoclip, il y aurait de la musique; si c’était du théâtre, il y aurait du jeu; si c’était un jeu vidéo, vous auriez compris la mécanique; si c’était de la littérature, on vous aurait tout expliqué, mais il n’y aura pas d’explications : ce n’est pas unestar, ce n’est pas une extraterrestre, ce n’est pas la réincarnation de Médusa ni une prêtresse vaudou. C’est une femme, une femme qui pousse son auto.

Et maintenant je pousse. Moi aussi je veux arrêter le monde. Moi aussi je sors de nulle part et je vais nulle part. Allez-vous-en, il n’y a rien à voir ici. Ne faites pas aller votre imagination, il n’y a rien avant « Elle pousse son auto » et il n’y a rien après « elle pousse son auto ». Sortez voir cette femme. Mais vous ne comprendrez sûrement qu’une chose : elle pousse son auto.

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Variations autour d’un

même non

K E V I N L A M B E R T Ce n’est pas une histoire, ce n’est pas un fait vécu, ce n’est pas quelque chose qui se raconte, quelque chose qui se dit, ce n’est pas visible, ni lisible, ni dicible, c’est quelque chose qu’on ne dit pas, quelque chose comme rien, ce qu’on appelle rien. Ce n’est pas joyeux, ni triste, tu ne me verras pas pleurer, tu ne me feras pas dire n’importe quoi parce que moi, j’étrangle, je n’y pense même pas, à la limite, ça ne me touche pas, ça ne fait pas partie de moi, ça ne fait pas partie de ma vie, ce n’est pas. Ça ne s’écrit pas, je n’en parlerai à personne, surtout pas à toi, c’est sans intérêt aucun, c’est vide d’intérêt, il n’y a personne que ça intéresse, cherche quelqu’un que ça intéresse tu ne trouveras pas. C’est que ce n’est pas ici, ce n’est pas chez

moi, ce n’est pas en moi, ce n’est surtout pas hors de moi, ce n’est pas

chez toi, ce n’est pas ailleurs, ce n’est pas lointain, ni caché, ni enterré, ni secret. Ce n’est même pas vrai, ce n’est pas quelque chose de vrai, ce n’est pas quelque chose que tu as pris dans le vrai, ce n’est pas quelque chose qui vient d’ailleurs que de toi, mais ce n’est pas toi, ce n’est pas moi, ce n’est pas ma tête qui fait ça, ce n’est

même pas rien, surtout pas rien. Ce n’est pas violent, rien de choquant, ce n’est pas quelque chose de déplacé, ce n’est pas la batte de baseball peinte en rouge, ce n’est pas le jour, ce n’est pas le soir, ce n’est pas un moment, ce n’est pas un morceau de temps découpé, détaché, ce n’est pas la statuette cassée, ce n’est pas ce quelque chose comme du temps. Ce n’est pas un nœud coulant au-dessus d’une chaise cassée, ce n’est pas chez toi ce n’est pas forcé, ce n’est pas naturel, ce n’est pas entré, ce n’est pas entièrement entré, ce n’est pas la mèche qui

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V A R I A T I O N S A U T O U R D ’ U N M Ê M E N O N – K E V I N L A M B E R T

sort de ton casque, ce ne sont pas les traces de sauge sur le comptoir, ça ne s’est pas fait en coupant des légumes, ce n’est pas un accident, ça ne s’est pas fait volontairement, il n’y est pas question de peurs, pas question de pleurs, ce n’est personne qui revient et qui sonne pour qu’on lui ouvre la porte. Aucun rire n’y résonne, aucune prière, aucune cloche de la chapelle au cimetière alors qu’on ouvre les antres, aucun souvenir, aucun mauvais, aucun bon, pas de lien, rien de tissé, pas d’images sur le film exposé, pas les loups, pas les loups, non, pas encore les loups, aucune fente dans le miroir du salon, aucune bouteille jetée à terre, roulant à côté du lit. Il n’y a pas de guerre, ce n’est pas en voyage, il n’y a pas de don, pas un sou dans la petite boîte, ce ne sont pas mes pieds dans l’eau, ce n’est pas notre visage mouillé, ce n’est pas sortir d’ici, ce n’est pas rester sur place, ce n’est pas un collage, un portrait de ma demeure, ce n’est pas un ananas ouvert avec un long couteau, il n’y a pas de goût, d’odeur, pas de brûlures dans la bouche, pas de brûlures sur les avant-bras, ce n’est pas le métal chaud, pas la main qui te soigne. Ce n’était pas un matin comme les autres, pas un matin gris, pas un autre jour qui commençait, ce n’était pas un matin triste, ce n’était pas un matin de novembre, pas un matin du tout; c’était un après-midi et les oiseaux qui chantent à coups d’ailes et se posent, et les oiseaux qui se jettent hors des nids, se brisent le cou en bas de l’arbre avant d’être mangés par des serpents. C’était un après-midi, je me souviens le soleil dans tes cheveux, le soleil qui brûle la peau et donne les cancers. Tu es cet après-midi, je veux être le seul à te manger le cœur.

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É R I C V E I L L E U X

Systole monstre

Sur le débarcadère, je suis immobile au sein d’une masse de personnes. J’observe les gens autour de moi, ceux qui lisent sur une tablette électronique, ou qui tiennent des bouquins avec des titres tels que L’alchimiste, ou bien ceux qui écoutent de la musique d’un écouteur immense, petit ou par le haut-parleur d’un cellulaire; j’observe des groupes d’amis qui batifolent théâtralement, des gens seuls, lunatiques ou timides, qui fixent le sol; je vois des gens épuisés ou nonchalants qui regardent des panneaux affichant l’heure et les informations, des gens stressés qui marchent au-delà de la ligne jaune. J’observe des gens qui me regardent.

À l’intérieur de cette masse, un regard se présente comme un haut-relief, un regard fumant de brasier. Le corps de ce regard est planté sur une flèche, derrière la ligne jaune. Cet homme est immobile, mais un mouvement secret émerge de lui et fluidifie sa silhouette; j’ai l’impression que sa présence est si forte qu’il va s’évaporer et disparaître. Enfin, cette impression émerge peut-être de mon angoisse.

Je sens plusieurs mouvements autour de moi; les gens se précipitent autant qu’ils peuvent autour de toutes les flèches. Je lève les yeux vers le panneau; le train devrait arriver dans moins d’une minute. Au-dessus du bruit ambiant, j’entends un grondement monstrueux. Le métro est en route.

Le cœur est rempli de sang. D’un tunnel sombre émerge à toute vitesse une masse de ferraille bleue. Je vise l’homme au regard avec inquiétude : ce timbré se jette devant le métro. Comme une étoile, pieds et mains crispés au bout du corps, le regard halluciné et surhumain, les veines du cou gonflées, et un cri filant comme un soupir de foudre. Dans le choc… Le cœur est vide.

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Dans le choc, le visage du chauffeur de métro déformé par la douleur, par ses yeux terrifiés. Le train continue quelques centimètres et s’arrête brusquement avec un bruit de frein strident; le corps continue quelques centimètres plus loin une trajectoire contraire à sa propulsion initiale et tombe comme un sac de sable. Entre les deux, une zone d’impact : un craquement de vitrine percutée et d’os éclatés, le méphitisme des freins brûlés, une série de regards détournés – un traumatisme de masse. Un bruit de train qui s’arrête comme un domino résistant à une masse de traditions qui ne veut que s’écrouler suivi du son sourd d’un corps impuissant qui percute le fond d’un souterrain, alors que le timbre du choc continue à faire trembler chaque partie sensible de mon corps, paralysant la moindre pensée ou le moindre geste ou le moindre mouvement ou la moindre mémoire dans cette zone d’impact. Une zone qui avale tout en tournant.

C’est trop fort pour moi, mes yeux passent de la vitrine éclaboussée de sang au corps étendu sur la voie. Et ce type vit. Il est toujours en vie. Du sang par le nez et dans les yeux; du sang par mes yeux. Il a toujours les bras en croix, moins en étoile qu’en Christ, une petite butte dans les pantalons et le visage pas totalement défiguré, mais j’ai mal. Il crie. D’un cri bestial, souffrant, mais trop aigu pour être viril : « Vous me faites chier!… C’est toute pour vous autres, câlisse!… Mangez toutes d’la marde!… Vous êtes morts!… Vous puez toutes la mort pis la marde, calisse!… » Et ça continue, et ça continue, et ça continue, et je commence à comprendre ce qu’il crie depuis de longues minutes qui semblent être des putains d’heures. J’entends – je palpe le souffle systolique du temps.

J’ai mal. Pourtant, mon visage est impassible; et mes yeux, cruels de curiosité. Je me sens moins honteux que coupable. J’observe le sang au bout d’une vie, la révolte brute et la furie cachée qui éclaboussent la foule et forment cette scène; j’observe les spectateursangoissésdans cette zone où les effets de l’impact sont perpétuels; j’observe les mains du chauffeur de métro trembler et ses yeux ruinés dans la foudre et la mort; et j’observe le suicidé, son corps raide et gonflé, en forme de

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entre ses lèvres, son visage plus défiguré par le choc que par la douleur, et son sang, dans la paume de ses mains, coulant de son nez, dans ses yeux – ses yeux, comme des trous noirs, illuminés par la mort, sublimes. Ça entre en moi, ça me frappe comme une douloureuse extase. Mon visage est impassible et vierge, mais mes yeux sont sublimes.

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Métamorphose : acte par lequel le Sujet est altéré. La conscience de la métamorphose est nécessairement soudaine et frontale. Celle-ci peut être déclenchée par moult moyens : un fragment lu, une phrase entendue.

1. Il existe nombre de procédés par lesquels un Sujet passif (c’est-à-dire ancré/encré dans le réel) devient un Sujet actif, c’est-à-(c’est-à-dire transformé1. Le Sujet passe ainsi d’une modalité de l’Être à une autre : de l’actuel au devenir, c’est-à-dire le potentiel. Le Sujet se trouve donc dans un monde nouveau, dans lequel le sens des choses est plus grand, dans lequel l’actuel est plus structuré, plus compréhensible. C’est un mouvement vers l’avant de tout instant. C’est en cela que l’autobiographie est impossible : elle suppose un « je » défini, fixe et stable, mais nous ne pouvons qu’être (en) mouvement.

2. Raymond Queneau, en 1973, publie dansLa littérature potentielleun poème : « La cimaise et la fraction ». De nature strictement oulipienne, ce poème est directement dérivé de « La cigale et la fourmi », texte qui ouvre le premier livre desFablesde La Fontaine. Queneau transforme la fable, à l’aide de la méthode S+7, qui consiste à remplacer chaque substantif d’un texte par le septième substantif qui suit dans un dictionnaire donné, et la fable devient ceci :

Épisode de langage

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Deux textes tragiques. Le travail de l’Ouvroir de littérature potentielle est ontologiquement extrêmement violent : d’un souche, l’on applique des transformations pour arriver à un texte-transformé; les deux sont aussi intéressants l’un que l’autre, et davantage lorsque comparés. Cette violence ontologique vient du fait que l’essence du texte n’a pas changé, seulement sa manière de signifier s’est transformée. La question de l’essence du texte se pose alors. La contrainte oulipienne est peut-être quelque chose comme un prédicat sur l’Être du texte, un accident étonnant. La métamorphose est en ce cas joyeuse2. Ces poèmes sont précisément la preuve qu’un changement du signifiant brouille le sens des choses, qu’une (moindre) altération est violente. Le texte de Queneau change dans le

La Cigale et la Fourmi

La Cigale, ayant chanté Tout l’Été,

Se trouva fort dépourvue Quand la Bise fut venue. Pas un seul petit morceau De mouche ou de vermisseau. Elle alla crier famine Chez la Fourmi sa voisine, La priant de lui prêter Quelque grain pour subsister Jusqu’à la saison nouvelle. « Je vous paierai, lui dit-elle, Avant l’Août, foi d’animal, Intérêt et principal. » La Fourmi n’est pas prêteuse : C’est là son moindre défaut. « Que faisiez-vous au temps chaud ? Dit-elle à cette emprunteuse. - Nuit et jour à tout venant Je chantais, ne vous déplaise. - Vous chantiez? j’en suis fort aise. Eh bien! dansez maintenant. » Jean de La Fontaine

La Cimaise et la Fraction

La cimaise ayant chaponné Tout l’éternueur Se tuba fort dépurative Quand la bixacée fut verdie. Pas un sexué pétrographique morio De moufette ou de verrat. Elle alla crocher frange Chez la fraction sa volcanique La processionnant de lui primer Quelque gramen pour succomber Jusqu’à la salanque nucléaire. « Je vous peinerai, lui discorda-t-elle Avant l’apanage, folâtrerie d’Annamite ! Interlocutoire et priodonte. » La fraction n’est pas prévisible : C’est là son moléculaire défi. « Que ferriez-vous au tendon cher ? Discorda-t-elle à cette énarthrose. - Nuncupation et joyau à tout vendeur, Je chaponnais, ne vous déploie. - Vous chaponniez? J’en suis fort alarmante.

Et bien! débagoulez maintenant. » Raymond Queneau

É P I S O D E D E L A N G A G E – K E V I N B E R G E R S O U C I E

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mouvement, ou plus précisément, il trouve le mouvement en marchant. Il en va de même pour l’homme : je suis, je m’altère, je suis autre. La littérature a ce pouvoir incroyable, dans la manipulation de la langue, de nous faire halluciner un monde alternatif dans lequel notre identité propre est transformée.

« Mais à nous [littéraires], qui ne sommes ni des chevaliers de la foi ni des surhommes, il ne reste, si je puis dire, qu’à tricher avec la langue, qu’à tricher la langue. Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d’entendre la langue hors-pouvoir, dans la splendeur d’une révolution permanente du langage, je l’appelle pour ma part : littérature.3»

Ainsi, la littérature est un espace discursif médiateur qui permet le dialogue et conséquemment qui a une valeur intrinsèque de collision avec l’autre, qui ne peut que faire bruire sa langue. Ce bruissement, c’est le monde de l’altérité qui s’offre constamment à nous. Lorsque j’entends un langage autre que le mien, je suis obligé d’admettre qu’il existe un monde/mode alternatif : celui de l’autre, et ce monde est terrifiant. Le littérateur a en ce sens un rapport morbide au langage et au sens.

3. Dans leThéétète, Socrate nous parle de sa méthode : la maïeutique. Si les sages-femmes accouchent les corps, Socrate accouche les esprits4. La maïeutique est une méthode extrêmement agressive : certains interlocuteurs de Socrate y résistent, se battent contre elle. L’indignation socratique, l’indignation des philosophes depuis l’Antiquité, c’est cette fission entre le logos (qui est véritable) et la parole (qui est fausse). La vérité existe dans un monde a priori, un monde sans langage (qui serait en quelque sorte le topos du logos). 3 Roland Barthes, dansLeçon inaugurale de la chaire de sémiologie littéraire du Collège de

France.

4Platon,Théétète, 149a : « Ils ignorent, camarade, que je possède cet art, et c’est pour

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Quand les choses ne sont pas nommées, elles sont vraies. Lorsqu’elles sont nommées, elles sont trompées, confondues. La méthode de Socrate – celui qui affirme que la seule chose qu’il sait, c’est qu’il ne sait rien – est foncièrement une manipulation du langage. Il prend une thèse, il l’énonce, dans le but d’élever l’autre dans la vérité, dans le logos. Il utilise les contradictions présentes dans l’énonciation elle-même, pour analyser le propos avancé. La maïeutique est un processus métamorphosant. Le monde peut se détruire par un mot mal choisi, un mot qui n’est pas au bon endroit. La paix relative dans laquelle nous vivons est ténue : il ne manque qu’une phrase pour la bouleverser. Tout épisode de langage qui met en scène un sens douloureux pour le Sujet tend à transformer ce sens en épreuve d’humanité

4. La métamorphose la plus violente est sans doute celle qui résulte de la relation amoureuse. Paul Valéry nous dit : « Peut-être le comble de l’amour partagé consiste dans la fureur de se transformer l’un l’autre, de s’embellir l’un l’autre dans un acte qui devient comparable à un acte artiste, – et comme celui-ci, qui excite je ne sais quelle source de l’infini personnel.5» S’il est possible de se changer soi-même, par les livres, qui sont tous des actes de parole, l’Autre est encore plus dangereux. Un livre peut plaire. Certaines idées qui y sont véhiculées peuvent tout de même être aberrantes. Le lecteur peut refermer le livre, aller prendre l’air et oublier ce qu’il lui a jeté au visage. Ce choix est évidemment impossible lorsqu’il est question de l’Autre : le lecteur ne peut pas lui demander d’arrêter de parler, d’arrêter de communiquer. Là est une des plus grandes frousses du lecteur-amoureux : il aime, il adore, mais il est sujet à transformation. Il peut devenir radicalement différent et c’est précisément à cet endroit que réside l’angoisse amoureuse. Le lecteur-amoureux ne peut que vouloir devenir le meilleur humain possible en échange de la reconnaissance 5Paul Valéry, « Choses tues », dansTel quel: « Les humains supplient silencieusement les

humains de leur dire ce qu’ils ne pensent pas. Dites-nous ce que nous aimerions entendre!Dis-moi quelque chose d’aimable, chantent les yeux. »

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de l’objet désiré. Parce qu’il convoite, il est métamorphosé par la dissolution résultante de l’induction imagée : il s’altère. Ainsi, comment un lecteur-amoureux dont la subjectivité est fondamentalement transformée peut-il se fonder ontologiquement et ce, de manière absolue?

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É M I L I E D R O U I N

La femme vide

Elle avait appris à retenir son souffle pour éviter à son ventre de se gonfler lorsqu’elle inspirait, mais aussi longtemps qu’elle parvenait à se priver d’air, il lui fallait éventuellement reprendre sa respiration, et alors son nombril se soulevait et le plat de son ventre s’arrondissait invariablement. À cette minceur hypoxique, elle s’exerçait depuis qu’elle avait cinq ans, alors qu’on tentait de lui enseigner à flotter dans ses cours de natation. « Gonfle le ventre, lui disait le moniteur, allez, laisse ton nombril sortir de l’eau! » Mais elle ne flottait pas car elle refusait de remplir d’air son abdomen. Sa mère, sa sœur, sa grand-mère et ses tantes : les femmes retenaient toutes leur souffle lorsqu’elles étaient en maillot de bain. Les femmes, pour être jolies, rentraient leur ventre. Toutes, sans exception. Alors, à son tour, elle se refusait à flotter. Les ballons sont ronds; les ballons flottent : celle qui flotte est ronde.

Puis, après l’enfance, l’adolescence. Ce mot, brutal, sans explication, comme la crise qu’il convoque. Elle avait commencé à compter les calories et les kilomètres, les uns lui permettant d’effacer les autres. Comme sa mère, sa sœur, sa grand-mère et ses tantes, elle avait entrepris de faire de son visage une œuvre d’art, et même si elle retraçait à l’identique, il était bien important de procéder quotidiennement à ce rituel. Une fille qui ne se maquille pas ne devient pas une femme; c’était une évidente réalité.

L’âge adulte, désormais. Ce n’était plus de flotter qu’on lui demandait; à présent, on lui intimait de marcher : « Marche, allez, marche, marche! » On lui disait de se placer comme ci, comme ça, et de cette autre façon aussi, celle-ci, non, pas celle-là! Depuis la fin de l’âge ingrat et jusqu’au début de l’âge inquantifiable, celui dont les femmes refusent de discuter, elle pratiquait le métier de cintre vivant. Elle était celle qui portait si bien les vêtements qu’elle incitait les

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femmes à la copier, dans l’illusion que l’achat des mêmes atours leur donnerait la même allure. Elle n’était pas le réel ni même son reflet : elle était ce que le réel cherchait constamment à imiter sans tout à fait y parvenir. Sans même frôler d’y arriver, parfois, aussi. Elle était une femme et travaillait comme modèle; par association on la disait « femme modèle ». Pourtant elle n’était qu’illusion.

Mais, une nuit, la fleur de son âge a éclos. Elle avait vieilli et alors s’était enclenché le sablier la rapprochant inévitablement du chômage. Soudainement, fille devenue femme a voulu devenir poupée. À partir de ce moment, de coutures en points de suture, c’est son corps que l’on a remodelé comme autrefois elle redessinait à l’identique ses sourcils soigneusement épilés. C’est au fil indélébile que les chirurgiens ont recousu la peau après l’avoir tendue et lissée maintes fois. Au scalpel, ils ont enrayé les aiguilles de l’horloge pour arrêter sur son visage les effets du temps.

C’est donc avec une fausse réticence que le chirurgien avait accueilli cette nouvelle demande. La tête qui hoche horizontalement d’effroi mais les yeux écarquillés de fascination, il l’avait écoutée décrire son projet. La liste des opérations et injections qu’elle avait subies de sa main était déjà longue. Il lui avait ôté d’une part la chair qu’il avait ensuite injectée ailleurs; autant voulait-elle un ventre mince et des cuisses étroites, autant désirait-elle des fesses rebondies et des seins galbés. Il avait incisé sa peau à de multiples reprises, l’avait tendue pour en éliminer les plis et en retirer les excès. Il l’avait entièrement remodelée, transformée. Il l’avait recréée. C’était donc sans réelle conviction qu’il avait initialement refusé de satisfaire à la requête de sa cliente. Si le maître du scalpel avait d’abord détourné modestement le regard à l’écoute du projet, quelques flatteries suffirent à l’appâter tandis que l’attrait financier concluait la persuasion.

La masse de son cadavre flottait sur la civière pendant qu’on la roulait encore une fois vers la salle d’opération. Ce n’était pas le cadavre d’une morte : c’était le corps charcuté, un squelette auquel on a retiré des côtes pour l’amincir. Elle dormait les yeux ouverts; de toute façon elle

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L A F E M M E V I D E – É M I L I E D R O U I N

C’était un emballage épidermique élastiqué par ce qu’il contenait, la rembourrure ajoutée là où il le faut et retirée ailleurs; modelé au bistouri, le tissu d’un corps imberbe dépourvu d’orifices. C’était l’humaine robotisée, le corps maintes fois offert à la science par pur souci d’esthétisme. C’était la femme qui se voulait moderne.

***

Après avoir parcouru un dédale de couloirs, le corps inerte sur la civière pénétrait le secteur stérile de l’établissement. La mode était aux vêtements bleus et amples, couvre-chaussures et bonnets inclus. L’éclairage effritait la porcelaine de son teint. Elle se retenait de respirer : jusqu’à la toute fin elle refuserait de laisser enfler son thorax. Son corps avait appris à vivre avec moins, dans la privation d’oxygène et de nourriture.

On l’avait plongée dans un sommeil artificiel, et le sédatif la guidait vers une rêverie délirante. Les figures s’y multipliaient : les femmes mesuraient deux mètres, leur jambes comme des brindilles chaussées d’escarpins, hanches bombées emballées dans de courtes jupes, les tailles cintrées de leur corps-sabliers comptant le temps qu’il faudrait pour voir leur rêve prendre fin. En équilibre horizontal à la surface de l’eau, elle dérivait à présent, sans que son ventre ne grossisse, et alors ça ne la dérangeait plus de flotter. Les nuages l’accueillaient enfin et sa légèreté s’y accrochait.

Le chirurgien jouait à présent à mains gantées dans son ventre, mécanicien du corps humain à capot ouvert. Tuyaux côtoyaient réservoirs : elle n’était pas bien différente d’une voiture, à l’exception près que c’était l’humain que l’on cherchait à ressusciter, mais que seule l’automobile pouvait l’être. Le personnel médical valsait autour du corps ouvert à la chair, convives attablés dans cette boucherie autour d’une impressionnante pièce de viande.

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L A F E M M E V I D E – É M I L I E D R O U I N

Suivit la mort. C’est le tambour qui s’arrête, l’arythmie du battement : son corps se raidit, ses yeux ouverts et son ventre plat.

– Elle ne respire plus? demanda l’un. – Non, répondit l’autre.

– Vous savez ce que vous faites? – Presque.

La panique s’installait tandis que le chirurgien opérait. C’était ainsi, peau lisse et tendue, que la patiente leur semblait se figer pour l’éternité, poumons éteints et yeux ouverts.

***

On la glissait à présent vers la salle de réveil. Comme la princesse endormie pour cent ans, tout aurait changé lorsqu’elle demanderait à nouveau demain « miroir, miroir, dis-moi qui est la plus belle ». On lui avait retiré les poumons pour les remplacer par une machine. Son ventre ne gonflerait désormais plus.

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Table rase

F R A N C I S R O B I N D A I N E D U C H E S N E les cernes sous les yeux du voyageur

dans la lune des choses dernières

les nuits qui frappent en leitmotivs violents les années fêtées, ironie pour la vanité de vampires hantant, vieux os et vieilles pierres comme si l’admiration de l’épée protégeait de la mort il est temps de fin; table rase

le rythme des musiques, les vagues de l’océan ce qui n’avance nulle part, ce qui ne reste pas qu’y a-t-il à penser sinon répéter les légendes les récessions comme la famille

les menstruations comme les loups-garous

Le cristal de quartz vibre 39 000 fois par seconde lorsqu’il est excité d’un courant électrique : je me perds dans toute la magie éternelle qui subsiste entre chacune des vibrations, pareillement à la beauté qui survit dans l’espace entre les magasins.

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Béante

A M É L I E H É B E R T je n’ai jamais dit à personne

le tissu de mes peurs ni ce qui se terre au creux de l’angoisse prolixe

d’une nuit sourde sur le comptoir

on pourrait les trancher au couteau les redistribuer

en dents de scie sur la surface s’étalent

chacune des défaillances qui brisent le jour coupent son fil

je les goberais toutes rondes pour mieux m’en débarrasser dans le vivant même

je n’ai jamais décrit à personne leur emprise tenace sur le matin

et moi en boule sous le comptoir

la gueule ouverte le corps béant

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Fait divers

M A R I O N M A L I Q U E Il est mort. Mort. Il ne respire plus, il ne voit plus, il ne rit plus, il ne dort plus, il ne mange plus, il ne sourit plus. Il n’est plus. « Il » parce qu’il y a à peine cinq minutes je ne savais même pas son prénom. Je l’avais oublié. Son prénom. Oublié ou peut-être jamais entendu. Mal compris. Mal écouté. Est-ce que j’avais écouté? Qu’est-ce que j’avais retenu? À quoi j’avais bien pu penser pendant qu’il parlait? Pendant qu’il me parlait. Pendant qu’il parlait encore. À l’époque où il parlait encore. Il y a trois jours il parlait encore. Il y a cinq jours il me parlait encore. Il y a six jours je ne le connaissais même pas. Aujourd’hui il est mort. Hier il était déjà mort, mais ça je ne le savais pas encore. Aujourd’hui je le sais. Alors pour moi, aujourd’hui, il est mort.

Radio-Canada en parle, dans la section régions, Québec, en date d’hier. Si Canada en parle c’est que ça doit être vrai. Si Radio-Canada l’écrit c’est que c’est arrivé. C’est arrivé ici, il y a deux jours. C’est arrivé il y a deux jours pas très loin d’ici. C’est arrivé. Il est mort.

Comme un fait divers. Non. Pas comme. C’est un fait divers. Cet homme est un fait divers. C’est tout ce qu’il est depuis hier. Il n’est plus rien. Il n’existe plus que sur papier. Sur papier, il est un « jeune homme européen de 23 ans ». C’est pire encore. Il n’est plus ni nom, ni photo, ni sentiment. Il n’est qu’un « jeune homme européen de 23 ans ». L’âge, le sexe, l’origine, l’âge. Le sexe. L’origine. Ça, c’est important. C’est important puisque Radio-Canada l’écrit. Qu’est-ce qui est écrit d’autre ? Il n’est pas mort seul. Il est le seul à être mort mais il n’était pas seul. Il était avec sa sœur, « une femme âgée de 25 ans ». Il était avec ses parents aussi. Enfin non, pas vraiment. Ils étaient là, mais ils n’étaient pas là. Pas là où il fallait, pas là où ils auraient dû être. C’est ça qu’ils doivent penser ses parents. Ils n’étaient pas là où ils auraient dû être. Depuis deux jours c’est ça qu’ils doivent penser, non? Et lui? Il était où lui? Sûrement là où il n’aurait pas dû être. Sûrement. Et elle? « Une femme âgée de 25 ans », elle était où, elle? Là où elle n’aurait pas

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dû être non plus. Pourtant, elle n’est pas morte. Elle, elle n’est pas morte. Pourquoi? C’est ça qu’elle doit penser elle. Pourquoi? Pourquoi, s’ils étaient au même endroit, là où ils n’auraient pas dû être, pourquoi elle n’est pas morte et lui, il est mort?

« Il était en vacances au Québec avec sa famille. » Vacances. Québec. Famille. Une vraie carte postale. Ce n’est pas une carte postale. C’est un fait divers. C’est un fait divers et un homme est mort. « Un jeune homme européen de 23 ans » est mort. Il est mort. Loin de chez lui. En vacances. En vacances loin de chez lui. Mais pas seul. Non. « Avec sa famille. » Avec sa famille c’est mieux que seul, non? Est-ce qu’il y a du mieux dans la mort? Est-ce qu’il y a du mieux ou tout est pareil? Tout est mort. Il est mort.

Il n’y a sûrement pas mieux mais il y a pire. « Les parents, tous deux sur la même motoneige, ont perdu de vue leurs deux enfants qui les suivaient sur une deuxième motoneige. » Ils les ont perdus? De vue. Ils (les parents) les (les enfants) ont perdus. Les parents ont perdu leurs enfants. Leur enfant. Les parents l’ont perdu. Radio-Canada dit que les parents l’ont perdu. Comme un trousseau de clefs qu’on égare. Ils l’ont PERDU. Ils l’ont égaré. Ils ne l’ont pas retrouvé? Si. Ils l’ont retrouvé. Au fond d’un ravin, ils ont retrouvé leurs enfants et la motoneige. L’un d’eux était mort. Il est mort.

Leurs enfants. Un frère, une sœur. Une sœur blessée, une victime? Non, la sœur de la victime, mais pas une victime. Blessée. Sérieusement blessée. Transportée dans un centre hospitalier. C’est grave ça, transportée dans un centre hospitalier. Ça sonne grave. Ça sonne comme une victime. « On ne craignait toutefois pas pour sa vie. » Elle vit, donc ce n’est pas une victime. Elle est blessée. Sérieusement blessée mais elle n’est pas morte. Une, deux, trois, quatre lignes tout au plus. Voilà ce qu’elle est, quatre lignes tout au plus. Quatre lignes d’un fait divers. Pas une victime. Elle n’est pas morte. Elle est blessée mais elle n’est pas morte, lui, il est mort.

Il faut finir, terminer, il faut trouver une fin. Il faut conclure. C’est un fait divers. Un fait divers ça vient toujours avec une conclusion. Il faut

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l’inexpérience pourrait être un facteur. » L’inexpérience. Son inexpé-rience. Son erreur. Sa faute. À lui. Sa faute à lui. Pourquoi? Il n’est plus là. C’est trop facile de dire sa faute à lui quand il n’est plus là. Il n’est plus là. Plus jamais. Ni là, ni ailleurs. Il n’est plus. Il ne sourit plus, il ne mange plus, il ne dort plus, il ne rit plus, il ne voit plus, il ne respire plus. Mort. Il est mort.

Il s’appelait Ghislain.

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forêt j’ai la chienne fusillée de la fin orignale sur ta face les épiphanies à froid

la route de tous les éboulements nous prions peut-être en émeute et je jure un peu

que je monterais à genoux les marches de l’oratoire en mille bêtes pour atteindre

tous les camions de la brink’s que t’as en toi la grande baise impossiblement

cheveux carouges te harnacher en maison comme nous attendons tout de nous il ne me reste que de meute

qu’à force j’écorche l’agité

Oratoire

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Les cloches sonnent rue

Saint-Denis la morose

J U S T I N E F A L A R D E A U Les cloches sonnent rue Saint-Denis la morose

quand je passe la porte et l’escalier qui accouche sur la rue où tout jette son ombre de travers. Sonnent les mots ramassés derrière la fumée de mon regard en volutes.

Je sors pour dire, pour dire quoi? des choses et d’autres qui me plaisent, que dans tes yeux c’est vert de colline, que Saint-Denis c’est quelque chose qui abime.

Mais y a-t-il encore des mots pour parler de la campagne et à l’autre? je ne sais que de pauvres poèmes

amas de quelques lettres à peine.

Dans quelque livre qui me traîne le long de la rue je lis ces mots à demi regrettés.

Ces mots miel, vin et bruit de grande fête.

Mais les cloches sonnent rue Saint-Denis la morose et mes cils sont lourds parce qu’impudeur de temps nu, de temps rien à faire. Maudit soit mon silence plus sonore que les cloches d’église.

J’allonge les mots comme la rue se prolonge, et puis la nuit; nuit de pans de murs sans lucarne.

Les cloches sonnent rue Saint-Denis ma muse et je réponds à l’appel.

Je cherche un langage comme on cherche à renaître.

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Getting fucking disaronno

D A P H N É C H E YE N N E ce soir elle veut croire

à la règle des trois jours juste envie de croire à quelque chose

toute seule avec un verre de disaronno getting funky

je t’en prie getting fucking disaronno

elle ouvre la parenthèse il a l’air riche

ouvre les jambes il est chaud ferme la parenthèse choisis une émoticône un lol

pas de swag elle dit

je te conterai demain et demain arrive comme tous les autres demain à l’heure du lunch lolo lussier et moi

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G E T T I N G F U C K I N G D I S A R O N N O – D A P H N É C H E YE N N E de tupperware de beware danger l’entends-tu le sens-tu le temps qui passe lolo lussier le lendemain n’a pas changé sephora, tampax, pizza lingerie sexy

message gmail relu 30 fois analyse de mots

qu’il ne se rappelle même plus avoir dit

de films plates où tout le monde finit par se french kissanywayz

what is life

qu’elle me demande

sans me donner le temps de répliquer elle dit : j’ai de la peine

j’ai même bu un gros verre de disaronno pis c’est quoi ton shampoing toi tes cheveux sont toujours beaux

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D’un côté, de la lave en fusion. De l’autre, une rivière infestée de crocodiles. Et des piranhas géants, c’est pas assez dangereux sinon. D’ailleurs, les crocodiles sont enragés, et puis il y a des explosions qui font jaillir de la matière en feu du volcan à gauche.

Bientôt, l’air sera devenu irrespirable. Il faut qu’elle s’échappe de là au plus vite.

Mais, si elle oscille à gauche, ne serait-ce que de quelques millipouces, ses vêtements risquent de s’enflammer, sa peau risque d’être calcinée par les roches enflammées qui crépitent de plus en plus proche d’elle.

Mais, si elle oscille à droite, ne serait-ce que d’une fraction de centimètre, un piranha pourrait se jeter jusqu’à sa main et lui déchiqueter les doigts, un crocodile enragé pourrait lui happer le mollet et l’entraîner au fond de la rivière déchaînée pour la manger.

Entre une mort carbonisée et une mort dévorée, elle hésite. Elle se tient en équilibre sur son mince et temporaire espace de sûreté. Surtout, ne pas basculer de la table. Elle calcule la meilleure issue, hésite, se décide finalement à faire quelques bonds au-dessus de l’eau furieuse avant de traverser le terrifiant volcan.

Elle s’avance à tout petits pas tout au bord du précipice, puis elle s’élance dans les airs, ça y est, elle est partie. Plus souple qu’un chat, plus précise qu’un chamois, elle atterrit gracieusement sur le premier rocher et rebondit aussitôt vers le suivant. Elle saute de rocher en rocher plus agilement encore que Tarzan se balance de liane en liane, il doit d’ailleurs être un de ses cousins éloignés, ça expliquerait ses prouesses hors du commun.

Elle se sent invincible, malgré tous les périls mortels qui l’entourent, malgré le grondement du volcan en furie et le bruit assourdissant de la rivière déchaînée. Pourtant, même si elle arrivait à échapper aux crocodiles enragés et aux piranhas géants, elle se retrouverait aussitôt broyée par la force du courant ou elle finirait démembrée au fond d’une

L’aventurière

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chute d’eau. Mais elle est capable de tout, regardez-la donc aller si fièrement, si vaillamment, regardez-la, la fille sauvage, qui pourrait avoir grandi parmi les loups.

Un bruit dans la pièce d’à côté la paralyse soudain en plein saut, elle rate son atterrissage, trébuche, essaye en vain de se retenir à la chaise. L’objectif final qui devait la sauver s’écroule à la place dans un grand fracas sur le carrelage. Elle se roule aussitôt en boule sur elle-même, essaye de se faire toute petite, insignifiante, elle retient son souffle très fort. Ne pas faire de bruit surtout, se fondre dans le décor, se faire carrelage, ne plus exister.

C’est une grande aventurière, mieux qu’Indiana Jones, Zorro et Superman réunis. Catwoman? Pfff, une mauviette à côté d’elle. Mieux que Bob Morane même, le vrai héros de tous les temps. C’est une grande aventurière, mais la lave en fusion, les crocodiles enragés, les piranhas géants, ce n’est rien à côté de Maman qui hurle. C’est beaucoup plus facile de se propulser de rocher en rocher entre un volcan en pleine éruption et une rivière de bêtes carnivores que d’éviter les plats, les ustensiles et les bouteilles vides que Maman jette à travers la maison. Elle commence à avoir l’habitude, pourtant. Elle est devenue assez bonne pour anticiper la direction des couverts, mais elle se fait encore avoir parfois par les courbes que prennent les assiettes ou par les éclats de verre. Et surtout, elle n’arrive jamais vraiment à prévoir les trajectoires de la colère.

Elle essaye de se dire que c’est pas mal non plus, comme entraînement de super héros.

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Canope

M A T H I E U B I B E A U L E B L A N C

gouffre de promesses décadentes ses linceuls en sanglante hécatombe structure en nécrose

souveraine terre de déclins l’impétuosité de tes chairs châtiées occulte nos déviances

mère souillée de nos saisons ta nimbe d’injures

n’accouche plus des mots elle les avorte

copulation d’organes dégénérés les infections complotent notre génocide en fermentation dynastie de nécrophiles perpétrant un inceste entêté

attendez-vous de votre stérile engendrement qu’il soit la thériaque de son terreau

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Une hochelagaise

H U G O B O U R C I E R

Pour investir de sens les toponymes il faut savoir à quelles histoires ils renvoient quels liens ils supposent et imposent; il faut ensuite les assumer.– Nancy Huston I. Elle disait : la côte Sherbrooke. Elle disait : qu’on soit à l’est, qu’on soit à l’ouest, pour passer au nord, il faut toujours monter la côte qui mène à la rue Sherbrooke. Passage obligé.

Et tout l’été, elle se levait tôt et allait s’attaquer à la côte, non pas jusqu’à Sherbrooke, mais au-delà – sa tête redressée en direction des panneaux : Rachel, Mont-Royal, St-Joseph – jusqu’à ce que ses jambes, rouge soleil, n’en puissent plus d’actionner le pédalier, et moi, je restais endormi dans la lumière blanche d’Hochelaga-Maisonneuve, rêvant, j’imagine, à des autoroutes, ou à des déserts, ou à des forêts – à des milliers de choses lointaines. II. J’avais dit : ceci est mon quartier. Du clocher de l’église Sainte-Jeanne-d’Arc, à la cime colorée des grands arbres, aux briques jaunes des murs de la station Joliette, lisses d’humidité souterraine. J’avais dit : ceci est ma rue. La rue de Rouen, jusqu’au viaduc – les bombes de peinture aérosol dans l’herbe jaunie, rougie – les Promenades Ontario, fourmilière de nuques en sueur – le Stade olympique, comme un sarcophage et l’écho des rires dans la nef – l’avenue Pie-IX, de long en large, autobus mille fois manqués et autant de fois rattrapés.

C’était l’hiver. La voiture sans cesse remorquée – qui peut entendre le cri des sirènes des remorqueuses dans la nuit? Et qui veut entendre autre chose que le vent dans les branches nues, que le goutte-à-goutte depuis le plafond troué jusque dans la chaudière en plastique, que le froissement des couvertures dans les embrassades?

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les trottoirs, gesticulant, cartographiant au gré des bâtiments : ceci est l’endroit où nous achetons fruits, légumes, pain, riz; ceci est l’endroit où nous laissons souvent les pintes vides s’empiler trop vite; ceci est l’endroit où nous avons vu des films américains; ceci est l’endroit où nous sommes allés voir les étoiles et où nous avons rêvé au fleuve, à la lisière des entrepôts.

Les matins de tempête sur Letourneux, en me rendant au travail, quand il ne fait plus nuit mais que le jour tarde encore : des enfants tirés dans des traîneaux, au milieu des rues lourdes de neige fraîche – souriants. Quelque chose comme le jaillissement des mots « se sentir chez soi » dans un cerveau tâtonnant.

III. Ils disent : les commerces ferment sur Sainte-Catherine est. Tout bouge vers Ontario, glisse vers le nord. Je m’imagine : les enseignes – certaines illisibles, d’autres en état mais pour toujours caduques – les cadenas rouillés reliant les grilles – les vieux journaux masquant les fenêtres. Le dépanneur 24 h au coin de la Salle – le livreur, tenant d’une main le guidon de sa bicyclette, vante à un passant et à son chien les mérites d’une compagnie de téléphones cellulaires. Je m’imagine la 94 passer lentement, comme au milieu d’un désert – les passagers silencieux, proches du recueillement. Je me dis : désormais, c’est son quartier, ce sont ses rues. Je dors sans rêver, au nord de la rue Sherbrooke – bien au-delà. Trop de noms de rues pour arriver à les compter tous, pour n’en investir ne serait-ce qu’une fraction.

Quand elle sera partie, elle aussi, j’ignore ce que je dirai. Peut-être aurai-je enfin compris que les territoires ne se laissent jamais saisir par personne.

IV. Je sais qu’il y a un risque. Je me crée des frontières imaginaires – quand je descends la côte, je reste à l’ouest de Pie-IX, au nord d’Adam, à l’abri des lieux déjà éprouvés. Je lui concède sa part d’emprise.

Il arrive que mon regard se braque – à l’aperçu d’une silhouette, du flottement d’un manteau, ou au son d’une voix. Toujours en vain.

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Lafontaine, elle aura des sacs d’épicerie dans les mains, soufflant sous l’effort, le pas rapide. Ou devant l’Espace public, une main protégeant du vent la flamme d’un briquet, respirant la première bouffée d’une cigarette donnée par un ami. Ou encore dans la 125, la tête dans un roman – et je sortirai au prochain arrêt, pour éviter qu’elle ne tente un regard au-devant, en tournant la page, me heurtant de plein fouet comme on percute un étranger.

Peu importent les circonstances, il n’y aura ni mot, ni silence. Il n’y aura pas d’instant. Je dirai : une Hochelagaise – une passante – une ombre. Rien d’autre.

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Depuis que je te connais

tout est possible

B A R O N M A R C- A N D R É L É V E S Q U E À matin ça sent la crowbar. Tu te réveilles noyé dans un parfum pas trop attirant de métal, de sang, de restants de nuit difficile. Ça part mal. Tes pieds sont cassés, bris mécanique. Tu es ligoté à une chaise. Il y a le son des œufs qui cuisent. Il y a l’odeur du bacon qui se mêle aux autres. C’est clairement pas ta journée. Il te vient à l’esprit que ton agresseur va venir faire son brunch du dimanche dans ta face. Il te vient à l’idée qu’il pourrait te lancer le beurre fondu brûlant sur les poignets pour que tu répondes aux mêmes questions qu’hier. Assez spéciale comme entrevue. Ils font pas ça à Tout le monde en parle. Toutes les affaires qui pourraient arriver se garrochent dans ta tête en même temps que le bruit d’œufs et de bacon qui dansent dans la poêle. Tu ne sais pas ce qui s’en vient. Peut-être un coup de poêle chaude dans le front, ou derrière la tête? T’as aucune idée de ce que tu fais là. On t’a ramassé, on t’a pris pour un autre, tu sais pas c’est qui l’autre mais c’est pas toi. T’étais au centre d’achats, tu magasinais un parfum pour ta femme, c’est sa fête aujourd’hui. T’étais pas certain entre le parfum plus floral ou l’autre plus fruité et maintenant ton nez est trop poqué pour savoir si ça sent plus le vomi ou les toasts.

À ce moment-là on se connaissait pas vraiment, mets-toi à ma place. J’arrive en jaquette dans le salon, évidemment en te voyant je fais le saut. Je crie, je sursaute, j’échappe mon plat. Je recule, puis je reviens. Je pense d’abord à une entrée par infraction ou un cambriolage, mais en même temps, tu serais pas assis là, ligoté, docile. Faut dire que le kit de cinq crowbars sorties de l’emballage est intimidant. Ces outils-là ont du vécu, ça se voit. Tu marmonnes je-sais-pas-quoi à travers la guénille dans ta bouche. Si je te l’enlève, je vais mieux comprendre, mais en même temps, ça se peut que tu me mordes, d’autant plus que je sais pas

Références

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