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Depuis que je te connais tout est possible

Dans le document Le pied : revue littéraire ; hiver 2015 (Page 55-62)

B A R O N M A R C- A N D R É L É V E S Q U E À matin ça sent la crowbar. Tu te réveilles noyé dans un parfum pas trop attirant de métal, de sang, de restants de nuit difficile. Ça part mal. Tes pieds sont cassés, bris mécanique. Tu es ligoté à une chaise. Il y a le son des œufs qui cuisent. Il y a l’odeur du bacon qui se mêle aux autres. C’est clairement pas ta journée. Il te vient à l’esprit que ton agresseur va venir faire son brunch du dimanche dans ta face. Il te vient à l’idée qu’il pourrait te lancer le beurre fondu brûlant sur les poignets pour que tu répondes aux mêmes questions qu’hier. Assez spéciale comme entrevue. Ils font pas ça à Tout le monde en parle. Toutes les affaires qui pourraient arriver se garrochent dans ta tête en même temps que le bruit d’œufs et de bacon qui dansent dans la poêle. Tu ne sais pas ce qui s’en vient. Peut-être un coup de poêle chaude dans le front, ou derrière la tête? T’as aucune idée de ce que tu fais là. On t’a ramassé, on t’a pris pour un autre, tu sais pas c’est qui l’autre mais c’est pas toi. T’étais au centre d’achats, tu magasinais un parfum pour ta femme, c’est sa fête aujourd’hui. T’étais pas certain entre le parfum plus floral ou l’autre plus fruité et maintenant ton nez est trop poqué pour savoir si ça sent plus le vomi ou les toasts.

À ce moment-là on se connaissait pas vraiment, mets-toi à ma place. J’arrive en jaquette dans le salon, évidemment en te voyant je fais le saut. Je crie, je sursaute, j’échappe mon plat. Je recule, puis je reviens. Je pense d’abord à une entrée par infraction ou un cambriolage, mais en même temps, tu serais pas assis là, ligoté, docile. Faut dire que le kit de cinq crowbars sorties de l’emballage est intimidant. Ces outils-là ont du vécu, ça se voit. Tu marmonnes je-sais-pas-quoi à travers la guénille dans ta bouche. Si je te l’enlève, je vais mieux comprendre, mais en même temps, ça se peut que tu me mordes, d’autant plus que je sais pas

détacher et finirais par me frapper quelque part avec une des crowbars. J’ai pas le goût de savoir laquelle. C’est un dilemme un peu intense auquel je ne m’attendais pas ce matin. Pour cacher mon inconfort, je me tourne et ramasse mon déjeuner sur le tapis. Tu pars à crier, si on peut appeler ça crier. Là je me dis que t’es peut-être pas seul, que t’as forcément un complice. Toi, tu te dis que ça me prend vraiment trop de temps pour ramasser mon déjeuner, que je dois être en train de préparer un coup de fourchette, ou quelque chose. « Désolée, je vais aller mener mon assiette, je reviens. » Une fois dans la cuisine, je capote, je me demande pourquoi je t’ai parlé, et pourquoi j’ai dit ça, comme si c’était normal pour moi de trouver des inconnus ligotés à côté du couch. Je me demande ce que tu vas penser de moi, si ma brève absence va te servir dans un crime sordide que tu planifies déjà. Je suis figée dans la cuisine et ça sent de moins en moins le brunch.

Tu trouves que ça me prend du temps, tu te poses des questions. Tu t’inquiètes. Mon fils, Jean-Claude, arrive dans le salon avec un arsenal un peu moins doux que les crowbars. Tu reconnais son visage, il reconnaît le tien. Ça te prend quatre secondes dans ta tête pour réaliser que je suis ton alliée là-dedans pis que ça va te prendre mon attention. Tu essaies de crier encore. C’est pas extraordinaire. Jean-Claude te fait signe de

farmer ta yeule au plus sacrant sinon il va te tuer. Un body-linguiste assez doué, mon fils, il faut le dire. Tu saisis le message et en accuse réception en cessant de crier, mais c’est surtout pour reprendre ton souffle.

Je t’entends recommencer à hurler. Je me dis que c’est probablement un piège. Défilent dans ma tête des scénarios loufoques. Je me dis que si je sors de la cuisine, tu vas sûrement être miraculeusement debout dans le salon avec un gun. J’ai jamais vu de gun de ma vie, encore moins dans ma maison, mais depuis que je t’ai trouvé, attaché après la chaise tachée de sang, avec tes yeux perdus et tes cheveux ébouriffés, je ne vois plus la vie de la même façon. Depuis que je te connais tout est possible. J’entends tes grognements, j’entends ta chaise qui bouge et craque, comme si tu tenais pas en place, comme si tu t’énervais pour rien tout d’un coup.

Tu sautes tellement haut que ta patte de chaise s’enfarge dans le tapis. Tu tombes, la face directe dans ma table de salon. La table casse, le pot- pourri revole partout. Ça sent le printemps, les fleurs et la cannelle. Ça fait changement. Jean-Claude dépose son équipement persuasif et se sauve par la porte en paniquant. Il réalise que son choix de carrière vient avec des obligations auxquelles il ne peut faire face.

J’entends la porte qui ferme, puis je n’entends plus rien. J’attends un peu. Le tumulte m’a intriguée, mais pas assez pour sortir et risquer une balle dans mon crâne ou dans ma jaquette. Je sors ma spatule en métal plate et l’utilise comme miroir pour tâter le terrain. C’est flou et déformé. Je ne te vois pas, j’en conclus que tu n’es plus dans ma maison. Quand j’arrive dans le salon, je fais le saut encore, évidemment. J’aimais beaucoup ce pot-pourri que tu as détruit avec ta tête. Je te regarde, couché dans la grosse craque de ma table avec des copeaux de printemps qui se mêlent au sang par terre. Tu commences à grouiller et à gémir. Je sens beaucoup de souffrance en toi. Je n’hésite pas longtemps, je lève la chaise délicatement, au cas où tu deviendrais hostile. Tu te réveilles. Tu me regardes. Mon cœur fond. T’as les yeux qu’on a quand la confusion devient presque une berceuse. Comme une confiance qu’à partir de là, ça ne peut qu’aller mieux. Sans y penser même trois secondes, j’enlève la guénille dans ta bouche. Tu ne me mords pas. L’idée de mordre est loin, elle est partie avec mon fils et l’odeur des outils.

Tu te dis que cette madame-là n’a aucune idée de ce qui t’arrive. Tu te dis que t’as rien à perdre et tu me raconte ta soirée. Je te raconte mon matin. On appelle Jean-Claude pour qu’il remplisse les trous dans notre histoire, mais ça répond pas. Tu appelles ta femme pour y dire bonne fête. T’as pas l’alibi le plus détaillé mais bon, je vais t’aider à trouver un parfum. Ça finit de même.

chrysler 1999

Dans la maison nul ne songe à contredire le père

la fenêtre les laurentides défilaient

au bord

les shorts trop serrés les vergetures déjà commencées

le ravage sur les cuisses

le duplicata des yeux le rétroviseur

le père

la nuque blonde

raide (les méninges?) de la mère

elle fumait le mégot

par la fenêtre les pieds sur le coffre à gants

offerte

le cuir sentait

la chaleur

et collait contre les cuisses

seule sur le banc on lisait les mauvais romans d’amour on regarde le rétroviseur

le plus souvent possible

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Cette revue a été mise en page avec le logiciel libre Scribus, version 1.4. lepied.littfra.com

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