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La Belle Époque de l'anorexie. Genèse, traitements et analyse socioculturelle de l’anorexie mentale en France entre 1873 et 1914

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La Belle Époque de l’anorexie. Genèse, traitements et

analyse socioculturelle de l’anorexie mentale en France

entre 1873 et 1914

Justine Gardier

To cite this version:

Justine Gardier. La Belle Époque de l’anorexie. Genèse, traitements et analyse socioculturelle de l’anorexie mentale en France entre 1873 et 1914. Histoire. 2019. �dumas-02503998�

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Justine GARDIER

La Belle Epoque de l’anorexie

Genèse, traitements et analyse socioculturelle de l’anorexie mentale en France

entre 1873 et 1914

Mémoire de Master 1 « Sciences humaines et sociales » Mention : Histoire

Parcours : Histoire appliquée : société, environnement, territoires

Sous la direction de Mme Amélie NUQ

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Déclaration sur l’honneur de non-plagiat

Je soussignée ……… déclare sur l’honneur :

- être pleinement consciente que le plagiat de documents ou d’une partie d’un document publiés sur toutes formes de support, y compris l’Internet, constitue une violation des droits d’auteur et un délit de contrefaçon, sanctionné, d’une part, par l’article L335-2 du Code de la Propriété intellectuelle et, d’autre part, par l’université ;

- que ce mémoire est inédit et de ma composition, hormis les éléments utilisés pour illustrer mon propos (courtes citations, photographies, illustrations, etc.) pour lesquels je m’engage à citer la source ;

- que mon texte ne viole aucun droit d’auteur, ni celui d’aucune personne et qu’il ne contient aucun propos diffamatoire ;

- que les analyses et les conclusions de ce mémoire n'engagent pas la responsabilité de mon université de soutenance ;

Fait à :……… Le : ……… Signature :

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Le corps est le dernier lieu où peuvent s’exprimer la phobie et la négation de la puissance des femmes, le refus de leur accession au statut de sujets à part entière, ce qui explique peut-être l’acharnement sans bornes dont il fait l’objet. Quels que soient ses efforts pour se faire toute petite, une femme prend toujours trop de place.

Mona Chollet, Beauté Fatale

Certains objecteront que l’anorexie mentale est une maladie rare. C’est vrai : mais pour chaque être jeune qui atteint un pitoyable état de cachexie, il y en a des dizaines, si ce n’est des centaines qui gaspillent tous leurs efforts et leur énergie pour mincir et maigrir plus qu’il n’est normal pour leur constitution corporelle, et de façon incompatible avec une vie saine et active. Notre société entière est si préoccupée par la minceur qu’il est nécessaire de signaler que beaucoup n’y arrivent que par le sacrifice de leur santé et de leurs aptitudes.

Hilde Bruch, Les yeux et le ventre, l’obèse, l’anorexique.

A la petite fille aux longs cheveux blonds qui trempait encore son doigt dans les pots de Nutella et qui rêvait d’écrire. A toutes celles et à tous ceux que la tyrannie du bien-être et de la minceur a plongé dans l’enfer en leur promettant le bonheur.

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Remerciements

Les conventions académiques veulent que les premiers remerciements aillent aux directeurs et directrices de recherche. C’est pourtant loin de toute norme implicite que j’adresse mes plus sincères remerciements à madame Amélie Nuq pour la qualité de son encadrement. Ses précieux conseils alliés à une grande liberté dans mon travail m’ont permis de m’épanouir dans mes recherches. Je ne saurai la remercier assez pour le temps qu’elle a accordé à la relecture de ce mémoire et, surtout, au-delà de son statut de professeure, pour la compréhension et la bienveillance qu’elle m’a accordé tout au long de cette année.

Je remercie Alice L. (alias @licegateaux sur Instagram) pour avoir réalisé, avec une rapidité et un talent exceptionnels, l’illustration de la couverture de ce Mémoire.

Le Master n’est simple pour personne, mes remerciements vont donc ensuite à ceux et celles qui m’ont permis de venir à bout des épreuves qui ont jalonné cette année. Je tiens tout d’abord à remercier Mélanie Perli pour m’avoir fait profiter de son expérience par ses précieux conseils et pour avoir représenté un modèle de réussite pour moi tout au long de cette année. J’adresse ensuite un immense merci à Joséphine Bourgeois et Léo Marignane pour leur patience, leur bienveillance et leur écoute, pour avoir été les piliers qui m’ont tant de fois soutenue quand je risquais de tomber. Mes remerciements vont ensuite à Nathan Bodenes pour avoir partagé jusqu’au bout, malgré la fatigue et la canicule, mes journées de travail estivales, sans se départir de sa bonne humeur communicative.

Enfin, je remercie tout spécialement Kaïs Bennani de m’inspirer chaque jour par l’enthousiasme qu’il donne à tout ce qu’il entreprend, et de m’avoir dit que pour réussir, il fallait arrêter d’envisager l’échec. Kaïs, sans ton mantra, aujourd’hui ce mémoire ne serait sûrement pas là.

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Sommaire

Déclaration sur l’honneur de non-plagiat ... 2

Dédicace. ... 3

Remerciements ... 4

Sommaire ... 5

Introduction ... 7

PARTIE 1-DEFINIR L'ANOREXIE MENTALE: LA CONSTRUCTION DE LA MALADIE DANS LE DISCOURS MEDICAL ... 14

CHAPITRE 1–L'APPROPRIATION DE L'ANOREXIE MENTALE PAR LA MEDECINE DE LA BELLE EPOQUE .... 15

Pour une approche continuiste de l'anorexie mentale. Du miraculeux au pathologique, le désenchantement du refus de manger ... 15

1873, première description de l'anorexie mentale? Retour sur la prééminence des publications de Lasègue et Gull ... 19

L'accroissement de la place accordée à l'anorexie dans la littérature médicale ... 23

L'anorexie comme objet d'expertise, de reconnaissance et de concurrence dans les cercles médicaux de la Belle Epoque 25

CHAPITRE 2–LA PATHOLOGISATION DE L'ANOREXIE MENTALE ... 31

"Le diagnostic de l'anorexie mentale doit être fondé sur l'aspect extérieur de la maladie": la maigreur comme premier symptôme de l'anorexie ... 31

La notion de poids de forme, un moyen de quantifier la gravité de l'anorexie ... 35

Dépasser les obstacles épistémologiques dans le diagnostic de l'anorexie. Le refus volontaire d'alimentation comme spécificité de la maladie. ... 36

Le cas des vomissements 39

CHAPITRE 3–CONSTRUIRE L'ANOREXIE SUR LES RUINES DE L'HYSTERIE ... 43

L'anorexie hystérique: l'anorexie comme symptôme de l'hystérie ... 43

Les conceptions de l'hystérie appliquées à l'anorexie ... 45

Premières remises en cause de l'hystérie gastrique ... 47

S'extirper sémantiquement de l’hystérie : la marche progressive vers la singularité de l'anorexie mentale 49

CHAPITRE 4–LE DIAGNOSTIC DE L'ANOREXIE MENTALE ENTRE 1873 ET 1914 ... 43

Sémiotique de l'anorexie entre 1873 et 1914: dresser un "tableau schématique" de la maladie ... 53

Une "maladie de femmes" et de l'adolescence... 58

Une anorexie ancrée dans la chair. Prédispositions sociales et facteurs héréditaires ... 62

PARTIE 2-SOIGNER: THERAPEUTIQUE DE L'ANOREXIE MENTALE A LA BELLE EPOQUE ... 68

CHAPITRE 5–GUERIR DE L'ANOREXIE ENTRE 1873 ET 1914 ... 69

"Sa santé est excellente, elle a de l'embonpoint": la reprise de poids comme facteur premier de la guérison .... 70

Le retour des règles: l'accomplissement de la "mission spéciale des femmes" ... 73

L'absence de guérison... 75

CHAPITRE 6–SOIGNER LE CORPS ANOREXIQUE ... 79

La nutrition comme adjuvant thérapeutique ... 79

Contrer le refus d'alimentation: l'emploi de la sonde et de la nutrition forcée ... 83

Repos et alitement, massages et hydrothérapie ... 85

L'impuissance des médicaments déroute les médecins 87

CHAPITRE 7–QUELS TRAITEMENTS PSYCHOLOGIQUES POUR L'ANOREXIE? ... 92

L'isolement: la "première des psychothérapies" ... 92

(8)

Les prémisses de la psychanalyse dans le traitement de l'anorexie: découvrir les causes de la maladie... 104

PARTIE 3-COMPRENDRE LA MALADIE.PERSPECTIVES CULTURELLES ET SOCIALES DE L'ANOREXIE 107 CHAPITRE 8–PREAMBULE METHODOLOGIQUE.COMMENT PASSER DE L'HISTOIRE DE L'ANOREXIE A L'HISTOIRE DES ANOREXIQUES? ... 108

L'ambivalence des Observations: des témoignages précieux et questionnables ... 109

Des regards masculins sur des femmes malades. Le problème de l'accès aux traces directes des patientes ... 110

Le jugement négatif des médecins sur leurs "capricieuses" patientes ... 111

Faire parler les témoignages indirects ... 112

CHAPITRE 9–UN CORPS ET UNE ALIMENTATION SOUS CONTROLE:"QUAND MANGER DEVIENT PATHOLOGIQUE" ... 116

Un corps sous pression: tyrannie de la minceur et grossophobie... 116

L'anorexie, symptôme du temps des régimes ... 120

La symbolique négative de l'acte de manger: culpabilisation, moralisation et alimentation ... 122

CHAPITRE 10–AU DELA DE L'HISTOIRE MEDICALE: CE QUE REVELENT, EN CREUX, LES SOURCES SUR L'ANOREXIE ... 126

L'adolescence et la puberté féminines, des moments propices à l'anorexie ... 126

L'éducation féminine comme traitement préventif: le culte de la prudence et de la maîtrise de soi ... 129

Les stigmates d'un amour contrarié ... 132

Le rejet de nourriture comme refus du modèle familial bourgeois à la Belle Epoque ... 135

Conclusion ... 140

Sources ... 144

Bibliographie ... 148

Table des annexes ... 157

Table des illustrations (dans le texte) ... 177

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Introduction

« Les maladies concourent à la définition d’une culture. Chaque siècle se réclame d’un style pathologique, comme il se réclame d’un style littéraire ou décoratif ou monumental »

Marcel Sendrail, Le Serpent et le Miroir, 19541

Aujourd’hui, l’anorexie mentale toucherait entre 0,28 et 0,9% des femmes dans le monde, tous âges confondus2. En France, les chiffres sont de 1 à 1,5% de femmes entre 15 et 35 ans et 0,2% d’hommes3, bien que ces recensements soient probablement en dessous

de la réalité4. La comparaison des statistiques successives sur l’anorexie, à des époques données, donne l’impression que cette affection prend de plus en plus d’ampleur : son incidence globale, tous sexes confondus, n’a cessé d’augmenter depuis les années 1960 pour la tranche d’âge des 10-24 ans, avec un pic sur la tranche des 15-19 ans5. Edward

Shorter et Joan Jacob Brumberg, tous deux historiens des sciences et de la médecine, parlent même d’une « épidémie » d’anorexie qui contaminerait l’Europe Occidentale et les Etats Unis depuis les années 1960 et 19706. Ce « boum » de l’anorexie est généralement associé à la promotion de la minceur par les médias. Les troubles du comportement alimentaire en général font partie du « style pathologique » dont se réclame le XIXe siècle, pour reprendre les mots de Marcel Sendrail7.

1 Cité par : RONGIERES, Michel (dir.), Leçons d’histoire et d’épistémologie médicales, Paris : Ellipses, 2013,

p. 137.

2 NANDRINO, Jean-Louis et alii, L’anorexie mentale : des théories aux prises en charge, Paris : Dunod, 2015,

pp. 10-11.

3 CRIQUILLION, Sophie, et DOYEN, Catherine (dir.), Anorexie, boulimie, nouveaux concepts, nouvelles approches, Paris, Lavoisier Médecine sciences, 2016, p.17.

4 L’échantillon pris en compte dans ces statistiques est trop restreint pour donner un réel aperçu de la

situation, car il ne comptabilise pas les cas d’anorexie enfantine, arrivant avant l’âge de 15 ans, qui sont en augmentation depuis le début du XXIe siècle. De plus, beaucoup d’individus en situation d’anorexie ne sont

pas diagnostiqués ou sont mal diagnostiqués, surtout dans le cas de l’anorexie masculine. Les chiffres avancés sont donc sûrement en-dessous de la réalité.

5 NANDRINO et alii, L’anorexie mentale, op. cit.p.11.

6 BRUMBERG, Joan Jacobs, Fasting girls: The Emergence of Anorexia Nervosa as a Modern Disease,

London, Harvard University Press, 1988, pp.12-13.; SHORTER, Edward, « The First Great Increase in Anorexia Nervosa », in. Journal of Social History, vol. 21, no 1, 1987, pp. 69‑96.

7 Voir notamment l’analyse portée par la journalise Mona Chollet, qui fait de l’anorexieune pathologie de la

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Il faut attendre 1952 et l’entrée de l’anorexie dans le le DSM-I, (Diagnostic and

Statistical Manual of Mental Disorders) pour qu’une définition et des critères de diagnostic

unifiés soient reconnus internationalement8. Depuis les années 1990 une démarche multidimensionnelle, superposant des approches psychanalytiques, cognitives, endocriniennes, génétiques et biologiques est privilégiée afin de mieux cerner les spécificités de cette maladie multifactorielle, qui ne peut être comprise que par le recours à l’interdisciplinarité9. Malgré l’évolution des approches et de la connaissance de la maladie,

son étiopathogénie reste sujette à des incertitudes. La cinquième édition du DSM, parue en France en 2015, définit l’anorexie mentale selon les critères suivants : une restriction intentionnelle des apports énergétiques dans le but de se maintenir à un poids inférieur au poids optimal de l’individu, une peur intense de gagner du poids et une déformation de la vision de l’individu sur son propre corps (dysmorphophobie)10. Mais poser un cadre

conceptuel sur l’anorexie mentale est, encore aujourd’hui, une entreprise complexe en raison de la diversité des formes qu’elle peut prendre, de ses causes et de la singularité de chaque parcours de vie des patient.e.s qui conditionnent la survenue de l’anorexie. La viabilité de ces critères est régulièrement remise en cause par le corps médical11. Le terme même d’anorexie est parfois critiqué, car il renvoie à une « perte de la faim » alors que l’anorexie est une privation volontaire et contrôlée de l’alimentation12.

C’est cette permanence des questionnements qui nous a interpellée et que nous souhaitons interroger dans le cadre de ce travail de recherche. La médecine, à première vue, n’est pas une discipline tournée vers le passé : son but est de soigner, de résoudre les maux du présent. Or, retracer l’histoire d’une maladie montre que la construction de celle-ci est le fruit d’un processus liant des aspects culturels, socelle-ciaux et scelle-cientifiques.

féminine et la publicité dans la société du XXIe siècle : CHOLLET, Mona, "Une femme disparaît. L'obsession

de la minceur, un "désordre culturel" " (pp134-164) in. Beauté Fatale, Les nouveaux visages d’une aliénation

féminine, Paris, 2015.

8 Le DSM est l’ouvrage de référence dans l’approche des troubles mentaux, publié par l’Association

Américaine de Psychiatrie. Il propose une définition et des critères de diagnostic, reconnus internationalement, pour les pathologies psychiatriques reconnues. Aujourd’hui, il existe cinq éditions du DSM, celui-ci étant régulièrement révisé pour prendre en compte l’avancée de la recherche. DELL’OSSO, Liliana et alii, « Historical evolution of the concept of anorexia nervosa and relationships with orthorexia nervosa, autism, and obsessive–compulsive spectrum », Neuropsychiatric Disease and Treatment, vol. 12, 2016, p. 1651‑1660. pp1653-1654.

9 CRIQUILLON, Sophie et DOYEN, Catherine, Anorexie, boulimie, nouveaux concepts, nouvelles approches, Paris, Lavoisier Médecine sciences, 2016, pp 151-152.

10 AMERICAN PSYCHIATRIC ASSOCIATION (dir.), Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders: DSM-5, Washington, DC : American Psychiatric Publishing, 2013, p338-339.

11 Anorexie, boulimie, nouveaux concepts, nouvelles approches, op. cit. pp4-5. 12BRUCH, L'énigme de l’anorexie : La cage dorée, op. cit., p8.

(11)

L’expression, dans le langage courant, de la « découverte » des maladies nous donne l’impression que celles-ci émergent de nulle-part à un moment donné. Mais une maladie n’est rarement « nouvelle » qu’en tant que concept médical, son existence précédant souvent l’identité qui lui est donnée par la connaissance scientifique. Les premiers regards portés par les médecins sur une pathologie ne sont pas anodins et tracent la direction dans laquelle son étude s’oriente. Etablir une histoire, sur le temps long, de la recherche médicale permet de comprendre les fondements sur lesquels se bâtie la connaissance actuelle de la maladie13.

Ce mémoire se concentre sur la conception médicale de l’anorexie mentale entre 1873 et 1914. Cette période que l’on pourrait qualifier de « genèse » de l’anorexie mentale commence avec la publication de Charles Lasègue De l’anorexie hystérique qui, en 1873, ouvre la voie aux recherches médicales sur ce sujet. Notre étude s’arrête en 1914, date à laquelle le pathologiste allemand Morris Simmonds associe l’anorexie à une dégénérescence de la glande pituitaire, ce qui provoque un changement de paradigme et fait de l’anorexie mentale une pathologie endocrinienne jusqu’aux années 193014.

Notre étude se centre sur le cas français, pour des questions de facilité. En effet, la conception de l’anorexie au XIXe siècle diffère entre les pays anglo-saxons, où elle est

considérée comme une affection nerveuse, et la France qui l’étudie d’abord comme un symptôme de l’hystérie. Une analyse comparée des deux cas aurait été trop conséquente pour un mémoire de première année de Master : il s’agit, dans un premier temps, de définir clairement ce qu’est l’anorexie en France au XIXe et XXe siècles.

Le corpus de sources de ce mémoire est composé de quarante publications médicales sur l’anorexie rédigées entre 1873 et 1914. Il peut s’agir de paragraphes au sein d’ouvrages plus généraux, d’articles de revues médicales, de livres traitant particulièrement de l’anorexie ou bien de thèses pour l’accession au doctorat de médecine. L’éventualité d’étudier des sources provenant de dossiers de patient.e.s a été écartée en raison du temps que demandent les démarches pour avoir accès à ceux-ci. Retranscrire ici la biographie de tous les auteurs étudiés serait une entreprise trop longue : il semble plus pertinent de dresser une biographie générale de ceux-ci. Une notice biographique des auteurs se trouve cependant en annexe, à la fin de ce mémoire. Tous les auteurs des sources sont médecins

13 HOLMES,FREDERIC, « La physiologie et la médecine expérimentale" in. Histoire de la pensée médicale en Occident, op. cit.p.69.

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de formation, à l’exception de Pierre Janet, philosophe qui ne décroche un titre médical qu’en 1894, mais qui dirige dès 1890 le laboratoire de psychologie de la Clinique de la Salpêtrière fondé par Jean-Martin Charcot15. Une partie des sources provient d’ailleurs des archives de cet établissement : les comptes-rendus des « Leçons du Mardi à la Salpêtrière », cours donnés par Charcot entre 1887 et 1889, et la Nouvelle Iconographie de

la Salpêtrière publiée entre 1888 et 1918. Celle-ci permet d’apporter des documents

iconographiques de l’anorexie à notre étude.

Ces sources ont été trouvées principalement grâce aux fonds d’archives numérisés de la Bibliothèque Nationale de France accessibles en ligne via le site internet Gallica, le fond Charcot via la Bibliothèque Numérique Patrimoniale de l’UMPC la Jubilothèque, et la Bibliothèque Numérique Médic@ de la BIU Santé de Paris. Une approche sémantique a été privilégiée pour trouver les documents du corpus. J’ai commencé par rechercher tous les termes pouvant se référer à l’anorexie au XIXe et au XXe siècle : « anorexie », « sitiergie », « anorexie hystérique », « anorexie nerveuse », « gastralgie », « cachexie » car le terme « anorexie mentale » ne faisant pas consensus, les médecins utilisaient des expressions différentes pour rendre compte de cette pathologie. Outre ces difficultés sémantiques, l’anorexie est souvent confondue avec d’autres pathologies entre 1873 et 1914, notamment avec l’hystérie ou avec des troubles gastriques. Il m’a donc fallu procéder à ce qu’Edward Shorter appelle une « psychiatrie rétrospective », c’est-à-dire apposer les critères actuels de diagnostic d’anorexie à des cas du passé. Il s’agit, selon Shorter d’un passage indispensable pour déterminer ce qui est réellement de l’anorexie mentale avant qu’elle ne soit clairement définie16. La connaissance de l’état de la recherche actuel sur l’anorexie a par conséquent été une étape primordiale dans mon travail de recherche. J’ai choisi de considérer comme de l’anorexie mentale les cas qui faisaient état d’un refus volontaire d’alimentation et d’un amaigrissement important. J’ai volontairement écarté l’aménorrhée de mes critères de diagnostic rétrospectif afin de ne pas occulter les anorexies masculines et pré-pubertaires. Je n’ai pas intégré la volonté de minceur comme critère indispensable car les médecins entre 1873 et 1914 ne mentionnent pas toujours les causes qui amènent leurs patient.e.s à développer une anorexie.

15 QUETEL, CLAUDE ET POSTEL, JACQUES (dir), Nouvelle histoire de la psychiatrie, Paris : Dunod,

2005, p.249.

16 SHORTER, Edward, « The First Great Increase in Anorexia Nervosa », Journal of Social History, vol. 21,

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L’établissement de la bibliographie nécessaire à ce mémoire a révélé le manque cruel d’ouvrages historiques français traitant spécifiquement de l’anorexie mentale. Les

indomptables : figures de l'anorexie de Ginette Raimbault et Caroline Eliacheff (1966) et Anorexies religieuses, anorexie mentale : Essai de psychanalyse sociohistorique de

Jacques Maître (2000) sont les seuls livres historiques français sur l’anorexie dans ma bibliographie. Le premier fait une histoire « par le haut » en dressant des bibliographies d’anorexiques célèbres comme Catherine de Sienne, l’impératrice Sissi ou encore Simone Weil, ce qui limite la compréhension de cette pathologie dans sa globalité. Le second, s’il a le mérite de faire une étude de l’anorexie sur le long terme, se restreint à une approche spirituelle de celle-ci. L’anorexie mentale mérite cependant d’être étudiée dans une perspective mêlant l’histoire du genre, de la santé, de l’alimentation, et enfin du corps. Or, alors que certaines maladies du XIXe siècle comme l’hystérie sont l’objet d’une abondante littérature historique, l’anorexie est absente de ces domaines de recherche. On peut avancer plusieurs explications à ces lacunes. D’abord, l’intérêt de la psychiatrie française pour l’anorexie est tardif : le premier ouvrage complet sur la maladie, La Faim et le Corps de Kestemberg et Decobert, date de 197217. Alexandre Klein et Séverine Parayre expliquent ensuite les lacunes de la recherche française en histoire de la médecine par le fait qu’elle ne soit pas une discipline universitaire institutionalisée, la concentration de la recherche sur un même sujet d’étude étant donc compliquée18. Enfin, c’est peut-être la complexité et la

méconnaissance de la maladie en elle-même qui freine son étude : Ginette Raimbault et Caroline Eliacheff expriment la difficulté non négligeable que représente ce sujet : « Tracer l’historique des concepts concernant l’anorexie mentale revient à écrire l’histoire de l’évolution de la psychiatrie et de la psychanalyse, des sciences biologiques, sociales, entre le XIXe et le XXe siècle, de leurs interactions, c’est-à-dire de la difficile compréhension du passage du physiologique au psychique et réciproquement », et concluent qu’il s’agit là d’une « vaste entreprise… »19

L’anorexie mentale est pourtant un sujet de recherche bien plus dynamique aux Etats-Unis, dès les années 1980. S’imprégnant du dynamisme apporté par l’émergence de l’histoire culturelle et de l’histoire du genre, les historien.ne.s de la médecine américain.e.s se

17 NANDRINO et alii, L’anorexie mentale, op. cit., p267.

18 PARAYRE, Séverine et KLEIN, Alexandre (dir.), Histoire de la santé, (XVIIIe-XXe siècles): nouvelles recherches francophones, Paris : Hermann, 2015, p. 3‑6..

19 RAIMBAULT,GINETTE ET, Eliacheff, Caroline, Les indomptables : figures de l’anorexie, Paris : Editions

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penchent sur le caractère social, politique et idéologique de la maladie20. Le mouvement

féministe « Women Health Movement » demande notamment une plus grande visibilité des femmes comme objet de recherche en sciences sociales21. C’est dans ce contexte que sont publiés les ouvrages majeurs analysant l’anorexie dans une perspective historique, Les

yeux et le ventre, l’obèse, l’anorexique d’Hilde Bruch (1978) et Fasting Girls : The Emergence of Anorexia Nervosa as a Modern Disease de Joan Jacobs Brumberg (1987)22. Cette dernière est considérée comme la première autrice à consacrer un ouvrage entier à l’histoire de l’anorexie en 1987, qui est plusieurs fois primé. L’approche globale et pluridisciplinaire adoptée dans ce livre, malgré le fait qu’il se centre sur les Etats-Unis, a fortement inspiré ma méthodologie de recherche.

Ecrire une histoire de l’anorexie mentale aux XIXe et XXe siècle revient donc à retracer l’évolution de la médecine, de la psychiatrie, de la psychanalyse et de leurs interactions sur cette période, sans exclure les problématiques culturelles et sociales inhérentes à cette maladie. Pourquoi, et comment les médecins s’intéressent-ils à l’anorexie aux XIXe et XXe siècle ? Que nous dit de la médecine et de la psychiatrie le regard porté sur les individus atteint.e.s d’anorexie mentale, et sur les relations soignants/soigné.e.s en général ? En quoi la conception de l’anorexie à la Belle Epoque témoigne-t-elle de la vision du corps des femmes et, plus largement, de la place accordée aux femmes dans cette société ? Peut-on cerner, dans la genèse de la médicalisation de l’anorexie, les causes du caractère genré de l’anorexie aujourd’hui ?

Ce mémoire s’intéressera, successivement, à la manière dont a été nommée, décrite, expliquée puis soignée l’anorexie mentale sur la période 1873-1914. Dans un premier temps, l’étude de la nature et du contenu des sources de ce mémoire permettra de saisir de quelle manière les médecins conceptualisent, définissent et s’approprient l’anorexie mentale aux XIXe et XXe siècle. Nous pourrons ensuite analyser la manière dont est envisagée la guérison de l’anorexie, et quels sont les traitements mis en place par les médecins pour y parvenir. Enfin, malgré l’absence de sources écrites par les patient.e.s, ce mémoire tentera de mettre en valeur les témoignages de malades retranscrits par les

20 CHAPERON, Sylvie et HANAFI, Nahema, « Médecine et sexualité, aperçus sur une rencontre

historiographique (Recherches francophones, époques moderne et contemporaine) », Clio, no 37, 2013,

pp. 123‑124.

21 GARDEY, Delphine, « Comment écrire l’histoire des relations corps, genre, médecine au XXe siècle ? », Clio, no 37, 2013, p. 145.

22 HILDE BRUCH, Les yeux et le ventre, Paris : Payot, 1978; BRUMBERG, Fasting girls: The Emergence of Anorexia Nervosa as a Modern Disease, op. cit.

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médecins dans les sources. Dans la perspective des connaissances actuelles de l’anorexie, nous déterminerons les potentiels facteurs culturels et sociaux favorisant l’émergence de cette pathologie en France à la fin du XIXème siècle.

Pour des raisons pratiques, et sauf indication contraire, les termes d’ « anorexie » et d’ « anorexie mentale » seront utilisés sans distinction. L’anorexie étant un état pathologique et non une part intrinsèque à l’identité des patient.e.s, ceux et celles-ci seront appelé.e.s dans la mesure du possible non pas des « anorexiques » mais des « individus en situation d’anorexie ». Enfin, l’étude de l’anorexie suscitant des questionnements autour de la notion de genre, l’écriture inclusive sera naturellement employée.

(16)

Partie 1

-

Définir l’anorexie mentale : la construction de la maladie

dans le discours médical

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Chapitre 1 – L’appropriation de l’anorexie mentale par la médecine

de la Belle Epoque

L’anorexie hystérique ne doit point être considérée comme une affection tout à fait rare et négligeable dans la pratique médicale. Il n’est pas de praticien, même de la campagne, qui ne soit exposé à la rencontrer. J’en ai observé sept cas en une période de huit années. Cependant cette affection est souvent méconnue.23

En 1893, Léon Bouveret rend compte de l’ambivalence entourant la connaissance de l’anorexie mentale à la Belle Epoque : bien que plusieurs de ses contemporains fassent, comme lui, mention d’une maladie « fréquente », elle « passe le plus souvent inaperçue » aux yeux de nombreux praticiens24. En 1873 Charles Lasègue, précurseur dans la recherche sur l’anorexie mentale en France, parlait déjà d’un « complexus symptomatique trop souvent observé pour qu’il soit un accident exceptionnel »25 L’anorexie mentale ne devient une entité nosologique qu’à partir du dernier quart du XIXe siècle, mais le symptôme en lui-même existait bel et bien avant cette date, en dehors du discours médical. Faire une histoire de la maladie permet de comprendre que celle-ci n’est pas apparue soudainement mais qu’elle est l’objet d’une appropriation par les médecins à la Belle Epoque. L’historien de la médecine Mirko D. Grmek propose d’ailleurs de remplacer le terme de maladie « nouvelle » par celui d’« émergente »26. Il s’agira ici de montrer quels sont les facteurs qui permettent l’émergence de l’anorexie mentale dans le discours médical à la fin du XIXe

siècle et les éléments montrant son appropriation intellectuelle par les médecins.

Pour une approche continuiste de l’anorexie mentale. Du miraculeux au pathologique, le désenchantement du refus de manger.

Déterminer le moment auquel remontent les premières conduites anorexiques est une entreprise qui divise les historien.ne.s étudiant les troubles du comportement alimentaire (TCA)27. Le terme « anorexie » renvoie au grec ancien anorexia, littéralement :

le manque d’appétit. L’existence de ce mot nous indique un besoin de conceptualiser, sémantiquement une réduction de l’alimentation pathologique dès l’Antiquité. Les

23 BOUVERET, Léon, Traité des maladies de l’estomac, Paris, 1893. pp. 669-670.

24 NOGUES, L’anorexie mentale: ses rapports avec la psychophysiologie de la faim, op. cit. p. 200. ; SAMY

KAMAL, L’anorexie mentale, op. cit. p. 38.

25 LASEGUE, Charles, De l’anorexie hystérique et Les exhibitionnistes, Paris, France, 1873, p. 46.

26 STEVEN J.PEITZMAN et RUSSEL C.MAULITZ, « L’élaboration du diagnostic », in Histoire de la pensée médicale en Occident: Du romantisme à la science moderne, Seuil, 1999, vol. 3, p. 170.

27 HABERMAS, Tilmann, « The Psychiatric History of Anorexia Nervosa and Bulimia Nervosa: Weight

Concerns and Bulimic Symptoms in Early Case Reports », International Journal of Eating Disorders, vol. 8, no 3, 1989, pp. 259-262.

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premières descriptions d’affamement volontaire en Occident remonteraient en effet aux prémices de la Chrétienté. La privation de nourriture était encouragée par les pères de l’Eglise des IIIe et IVe siècles qui, de par leur conception dualiste de l’existence humaine,

voyaient dans l’ascèse corporelle un moyen de purifier le spirituel28. Les jeûnes religieux

effectués en dehors des périodes imposées par le calendrier Chrétien, appelés anorexia

mirabilis, s’observent en Occident sur toute la période médiévale, au cours de laquelle ils

deviennent une pratique presque exclusivement féminine29.

Certain.e.s historien.ne.s considèrent cependant que l’anorexia mirabilis ne peut être rapprochée de l’anorexie mentale telle qu’on l’entend aujourd’hui, c’est-à-dire une privation alimentaire volontaire entraînant un état de maigreur pathologique, accompagnée de troubles psychologiques30. Catherine Bynum affirme que les anorexia mirabilis ne seraient pas motivées par les mêmes raisons que l’anorexie mentale contemporaine, les premières visant non pas à perdre du poids mais à se rapprocher de Dieu, et qu’une comparaison entre les deux comportements serait anachronique31. Cette conception est dite « discontinuiste » : elle considère que l’anorexie est un phénomène ancien mais que le syndrome tel qu’on l’envisage aujourd’hui est « nouveau » et daterait du XIXe siècle32.

Cette position historique est néanmoins critiquable à plusieurs égards. D’une part, on peut émettre une réserve quant au fait que les théologiens et les médecins catholiques qui décrivent ces cas au Moyen-Age aient compris, ou même cherché à comprendre, les réelles

28 DELL’OSSO, Liliana et alii, « Historical evolution of the concept of anorexia nervosa and relationships with

orthorexia nervosa, autism, and obsessive–compulsive spectrum », in. Neuropsychiatric Disease and

Treatment, vol. 12, 2016, p. 1652. BYNUM, Catherine, Jeûnes et festins sacrés- Les femmes et la spiritualité

médiévale, Paris : Cerf, 1984, p. 278.

29 L’anorexie médiévale a été l’objet d’un dynamisme historique, porté notamment par les historien.ne.s

Rudolph M. Bell (Holy Anorexia, Chicago : University of Chicago Press, 1985), Caroline W. Bynum (Holy

Feast and Holy Fast : The Religious Significance of Food to Medieval Women, Berkeley : University of

California Press, 1987) et le psychanalyste Tilmann Habermas (« The Psychiatric History of Anorexia Nervosa and Bulimia Nervosa: Weight Concerns and Bulimic Symptoms in Early Case Reports », art. cit. ; « Historical continuities and discontinuities between religious and medical interpretations of extreme fasting: The background to Giovanni Brugnoli’s description of two cases of anorexia nervosa in 1875 », History of

Psychiatry, vol. 3, no 12, 1992, pp. 431‑455. ; “Friderada. A case of miraculous fasting.” in. International Journal of Eating Disorders, 5, 1986, pp.555-562)

30 « Anorexie mentale | Inserm - La science pour la santé », juin 2014,

https://www.inserm.fr/information-en-sante/dossiers-information/anorexie-mentale, consulté le 06.06.2019.

31 « […] j’estime que les attitudes du Moyen-Age face à la nourriture sont bien plus variées que celles que

recouvrent les concepts contemporains d’anorexie mentale et d’hystérie. » BYNUM, Jeûnes et festins sacrés-

Les femmes et la spiritualité médiévale, op. cit., pp. 20‑21. Parmi les auteur.e.s défendant cette théorie, voir :

Joan Jacobs Brumberg (1986), Michael Strober (1986), Tilmann Habermas (1986), Caroline Walker Bynum (1987). Ceux-ci sont cités dans : Habermas, « The Psychiatric History of Anorexia Nervosa and Bulimia Nervosa: Weight Concerns and Bulimic Symptoms in Early Case Reports », art. cit.

32 HABERMAS, Tilmann et BEVERIDGE, A., « Historical continuities and discontinuities between religious and

medical interpretations of extreme fasting: The background to Giovanni Brugnoli’s description of two cases of anorexia nervosa in 1875 », History of Psychiatry, vol. 3, no 12, 1992, pp. 432‑433.

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motivations se cachant derrière le refus de nourriture. Même au XIXe siècle, alors que

l’anorexie mentale est une maladie reconnue médicalement, la volonté de maigreur n’est pas relevée systématiquement par les médecins. En outre, faire de la peur de grossir un critère sine qua non dans la définition de l’anorexie mentale moderne est problématique. La reconnaissance de ce symptôme est due en grande partie aux recherches menées par la psychiatre Hilde Bruch dans les années 196033. Néanmoins, bien que la peur de grossir fasse encore partie des symptômes officiels de l’anorexie34, aujourd’hui la recherche tend à

nuancer sa prééminence dans le diagnostic de la maladie35. L’anorexie entremêle des facteurs d’ordre physiologiques, biologiques, sociologiques et psychologiques :la volonté de minceur n’est que la face émergée d’une maladie complexe36. Enfin, au-delà des

différences séparant les anorexia mirabilis et l’anorexie mentale moderne, des ressemblances peuvent être dessinée entre celles-ci, notamment une « maltraitance à l’égard du corps » avec en creux l’idée commune d’accéder, par la maigreur, à un état de pureté37. L’approche adoptée dans notre étude est, au contraire de celle vue précédemment, dite « continuiste ». Il s’agit de voir l’anorexie comme une pathologie qui se conceptualise sur le temps long : les différences observées entre ses manifestations, à des moments donnés, ne sont pas à voir comme une rupture, mais comme une construction de la maladie dans le discours médical. Les anorexies mystiques perdurent après le Moyen-Age et connaissent leur apogée autour du XVIIe siècle. La langue anglaise les surnomme les

« fasting girls », ce qui souligne le genre et la jeunesse des jeûneuses, tandis qu’en France cette pratique correspond au « mythe » de l’« inédie »38. Au XIXe siècle, l’attraction morbide perdure dans les pays anglo-saxons, bien qu’elle perde quelque peu son caractère religieux pour une dimension plus spectaculaire : docteurs et curieux se pressent autour du lit de ces célébrités locales dont la maigreur poussée à l’extrême semble défier les lois de la

33 HABERMAS, « The Psychiatric History of Anorexia Nervosa and Bulimia Nervosa: Weight Concerns and

Bulimic Symptoms in Early Case Reports », art. cit. p. 260.

34 Les critères de diagnostic des grandes affections psychiatriques sont répertoriés dans l’ouvrage référence

de l’AMERICAN PSYCHIATRIC ASSOCIATION (dir.), Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders:

DSM-5, Washington, 2013, American Psychiatric Publishing, pp. 338-339. Bien que contestés, ces critères

sont pris en compte par la majeure partie du corps médical internationalement.

35 Voir par exemple le communiqué de presse de l’Inserm du 7 juin 2016 : « L’anorexie : plaisir de maigrir

plutôt que peur de grossir », disponible en ligne : https://presse.inserm.fr/lanorexie-plaisir-de-maigrir-plutot-que-peur-de-grossir/24166/. Consulté le 01/05/2019.

36 Pour une démonstration plus longue de cet argument, voir : MAITRE, Jacques, « Anorexies religieuses.

Anorexie mentale. », Revue française de psychanalyse, vol. 65, 2001, p. 1551‑1560.

37 Ibid., p. 1553‑1554. 38Ibid., p. 1556.

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médecine39. Le « jeûne extrême féminin comme spectacle » connaît notamment une

popularité sans précédent en Angleterre sous l’ère Victorienne, entre 1870 et 190040. A

cette même époque, en France, la société se sécularise. La médecine prend peu à peu le pas sur le religieux et s’approprie des phénomènes dépendant autrefois de l’autorité de l’Eglise41. L’admiration teintée de mysticisme entourant l’anorexie s’efface et fait place à

la pathologisation ; les jeûneuses passent du statut d’héroïnes de piété à celui d’anormales, de déviantes, de malades qu’il s’agit non plus de glorifier, mais de soigner42. C’est par ce

changement des mentalités plus que par une modification des comportements anorexiques qu’il faut véritablement comprendre la genèse de l’anorexie mentale en tant que maladie : certaines anorexies sont toujours motivées par un délire religieux au XIXe siècle, mais les médecins les considèrent comme une démence qu’il s’agit de médicaliser. Jules Déjerine et son élève E. Gauckler relatent ainsi en 1911 deux cas d’ « anorexie mentale » pour raisons religieuses : une jeune fille ayant « fait voeu de ne plus manger que dans des proportions restreintes » afin de favoriser la réussite de son frère à un concours d’entrée d’une grande école, et un homme souhaitant entrer dans un monastère qui « poussé par sa vocation […] se soumet à des privations alimentaires »43. Ces anorexies sont le fait d’une religiosité poussée à l’extrême, rappelant les anorexia mirabilis, mais les deux auteurs considèrent qu’il s’agit d’une maladie mentale et cherchent à les soigner par une thérapeutique médicale.

La continuité entre les anorexia mirabilis et les anorexies modernes est d’ailleurs reconnue par certains médecins entre 1873 et 1914, contrairement à ce qu’affirment Habermas et Beveridge dans leur article Historical continuities and discontinuities between

religious and medical interpretations of extreme fasting. Ils attestent que les médecins

français du XIXe siècle n’auraient pas conscience du lien entre les anorexies religieuses et les cas cliniques qu’ils décrivent44. Malgré la qualité de cet article, son propos s’appuie,

pour ce point, sur un corpus de sources trop restreint et une analyse lapidaire de celui-ci.

39 BRUMBERG, Joan Jacobs, Fasting girls: The Emergence of Anorexia Nervosa as a Modern Disease,

Cambridge, Harvard University Press, 1988, pp. 61-63.

40 MAITRE, « Anorexies religieuses. Anorexie mentale. », art. cit., p. 1556.

41 HABERMAS et BEVERIDGE, « Historical continuities and discontinuities between religious and medical

interpretations of extreme fasting », art. cit., p. 453.

42 DARMON, Muriel, Devenir anorexique, une approche sociologique, Paris, La Découverte, Cairn, 2011, pp.

22-23.

43 GAUCKLER,E.,DEJERINE,J., Les manifestations fonctionnelles des psychonévroses, leur traitement par la psychothérapie, Paris : Masson et Cie., 1911, p. 9.

44 HABERMAS et BEVERIDGE, « Historical continuities and discontinuities between religious and medical

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Or, certaines publications composant notre corpus de source, non étudiées par Habermas et Beveridge, révèlent la perception d’une continuité entre les deux formes d’anorexie par les médecins. Ainsi, en 1893, Léon Bouveret, alors qu’il cherche à distinguer les causes motivant l’arrêt d’alimentation chez ses patient.e.s, fait une analogie entre les anorexies médiévales et celles qu’il rencontre au cours de sa carrière :

Dans quelques cas, fort rares aujourd’hui, on a pu mettre en cause une exaltation pathologique du sentiment religieux. Le jeûne purifie et sanctifie ; vivre sans manger est un signe de prédestination bienheureuse : de là ces épidémies de jeûne observées aux époques de grande ferveur religieuse du moyen-âge45.

Il reconnaît même avoir observé « un cas où cette perversion de la religiosité n’a pas été étrangère au développement de l’anorexie nerveuse »46. Le phénomène des anorexies

religieuses est ainsi encore observable au XIXe siècle, mais les réactions qu’elles suscitent

changent de nature : on passe d’une interprétation miraculeuse à une vision médicale de celles-ci47. Il n’y a donc pas de discontinuité entre les différentes formes d’anorexie

observables au cours de l’histoire. Si leurs causes psychologiques et culturelles sont différentes, elles sont la même expression d’un symptôme qui est le refus de nourriture. L’approche continuiste est plus féconde que son pendant discontinuiste puisqu’elle permet, dans le cadre de l’histoire médicale, de mettre en valeur les changements de perception de la maladie au cours de son histoire. Dans le dernier quart du XIXe siècle, l’anorexie démystifiée devient donc l’objet d’appropriation de la médecine.

1873, première description de l’anorexie mentale ? Retour sur la prééminence des publications de Lasègue et Gull

En 1873, Ernest-Charles Lasègue (1816-1883), médecin des Hôpitaux de Paris et chef de la chaire de Clinique Médicale de la Pitié Salpêtrière, publie De l’anorexie

hystérique et Les exhibitionnistes, ouvrage dans lequel il emploie pour la première fois le

mot « anorexie »48. La même année, de l’autre côté de la Manche, le médecin anglais Sir

William Withey Gull (1816-1890) dresse lui aussi les contours de la maladie qu’il choisit

45 BOUVERET, Léon, Traité des maladies de l’estomac, Paris, 1893, p. 657. 46 Ibid.

47 Pour une analyse riche et détaillée de ce passage du miraculeux au spectaculaire, voir l’article de Tilmann

Habermas, « Historical continuities and discontinuities between religious and medical interpretations of extreme fasting » (1992)

48 RAIMBAULT,Ginette, ELIACHEFF, Caroline, Les indomptables, Paris, Editions Odile Jacob, 1996,

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d’appeler anorexie nerveuse, dans son article « Anorexia Nervosa (Apepsia Hysterica, Anorexia Hysterica) ». Ces deux publications sont marquantes dans l’histoire de l’anorexie mentale et font du XIXe le siècle de genèse de la maladie, c’est pourquoi la date de 1873 a été retenue comme point de départ de ce mémoire. Il s’agira ici d’effectuer une analyse comparative entre les deux textes, si souvent associés dans l’histoire de l’anorexie, puis d’interroger la légitimité de leur primauté au sein de celle-ci.

Charles Lasègue et William Gull n’emploient pas exactement la même terminologie. S’ils utilisent tous deux le mot « anorexie », Charles Lasègue la dit « hystérique » alors que celle de William Gull est « nerveuse ». Une importance conséquente a été donnée à cette différence sémantique. En employant le terme « hystérique » Charles Lasègue, selon certains aut.eur.rice.s, ferait de l’anorexie une affection exclusivement féminine puisque l’hystérie au XIXe siècle est considérée comme une névrose touchant

principalement les femmes, se développant au cœur de l’organe sexuel féminin dont elle tire le nom49. Au contraire William Gull, puisqu’il la considère comme « nerveuse », n’exclurait pas les possibilités d’anorexie masculine50. Cependant, ces conclusions tirées

de la différence sémantique entre les textes de Gull et Lasègue sont critiquables. Une lecture successive des deux textes permet facilement de voir que les théories des deux médecins ne sont pas si dichotomiques et qu’il existe même un lien, sinon une similarité, entre ceux-là. William Gull fait en effet explicitement référence aux travaux de Charles Lasègue dans son article et affirme la parenté de leurs conceptions de l’anorexie :

Il est clair que le Docteur Lasègue et moi avons la même maladie à l’esprit, bien que les formes de nos illustrations soient différentes. […] Nous avons tous les deux choisi la même expression pour caractériser la maladie51.

Le docteur anglais a connaissance de la publication, antérieure, de son collègue français. Il note en effet :

[…] le Dr. Francis Webb a attiré mon attention sur l’article du Dr. Lasègue (Professeur de Médecine Clinique à la Faculté de Médecine de Paris, et Physicien à l’Hôpital de la Pitié Salpêtrière), publié

49 THUILLIER, Dr Jean, La folie, Paris : : R. Laffont, 1996, p. 101.

50 Voir notamment : HILDE BRUCH, Les yeux et le ventre, op. cit. pp. 251-252 ; BRUMBERG, Joan Jacobs, Fasting Girls, pp119-120 ; NANDRINO, Jean-Louis et alii, L’anorexie mentale : des théories aux prises en charge, Paris : Dunod, 2015, p. 3.

51 “It is plain that Dr. Lasegue and I have the same malady in mind, though the forms of our illustrations are

different. […] We have both selected the same ex- pression to characterise the malady.” GULL, William Withey, « V.-Anorexia Nervosa (Apepsia Hysterica, Anorexia Hysterica) », Obesity Research, vol. 5, no 5,

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dans les Archives Générales de Médecine en avril 1873 et traduit dans le Med. Times du 6 et du 27 septembre 187352.

Lorsqu’il affirme l’importance d’employer un terme neutre pour nommer la maladie, afin de ne pas occulter les cas d’anorexie masculine, il ne nie alors pas catégoriquement la légitimité de l’expression choisie par Lasègue :

Nous pouvons appeler cet état hystérique sans nous en tenir à la valeur étymologique du mot, ou soutenir que ses sujets ont les symptômes communs de l’hystérie. Je préfère, cependant, le terme plus général « nerveux », puisque la maladie touche des hommes comme des femmes, et est probablement plutôt centrale que périphérique53.

Enfin, bien qu’il reconnaisse la possibilité d’une anorexie masculine, William Gull ne cite aucun exemple d’hommes en situation d’anorexie dans son article. Il affirme même, comme son homologue français, un caractère genré dans la pathogénie de la maladie : « Les sujets de cette affection sont essentiellement du sexe féminin, et principalement âgés de 16 à 23 ans54» Cette dimension genrée de la maladie est, on le verra, un topos dans la littérature médicale à propos de l’anorexie entre 1873 et 1914.

Au-delà de cette comparaison, la prééminence de ces deux textes dans l’histoire de l’anorexie mérite d’être interrogée. L’étude de l’historique de la maladie retracé dans plusieurs de nos sources montre que les contemporains de Charles Lasègue, bien qu’ils reconnaissent un rôle majeur à ce dernier, attribuent à de nombreuses reprises les premières descriptions médicales de l’anorexie mentale à d’autres praticiens, notamment à Pierre Briquet et son ouvrage Traité de l’hystérie (1859). Celui-ci est cité par Léon Bouveret55, Georges Noguès56 et Samy Kamal Mohamed57 comme le premier ayant signalé « l’anorexie nerveuse ». Noguès fait même remonter la première description d’une forme d’anorexie mentale à 1789, dans la publication d’un certain Dr Naudeau pour le Journal de

médecine, chirurgie, pharmacie. Il cite également le physicien italien Giovanni Brugnoli,

52 “Dr. Francis Webb directed my attention to the Paper of Dr. Lasègue (Professor of Clinical Medicine in the

Faculty of Medicine of Paris, and Physician to La Pitié Hospital), which was published in the ‘Archives Générales de Médecine,’ April 1873, and translated into the pages of the ‘Med. Times,’ Sept. 6 and 27, 1873.” Ibid., p. 500.

53 “We might call the state hysterical without committing ourselves to the etymological value of the word, or

maintaining that the sub- jects of it have the common symptoms of hysteria. I prefer, however, the more general term ‘nervosa,’ since the disease occurs in males as well as females, and is probably rather central than peripheral.” Ibid.

54 “The subjects of this affection are mostly of the female sex, and chiefly between the ages of 16 and 23.”, Ibid.

55 BOUVERET, Traité des maladies de l’estomac, op. cit. p. 655.

56 NOGUES, Georges, L’anorexie mentale: ses rapports avec la psychophysiologie de la faim, Toulouse : Ch.

Dirion, 1913, p. 58.

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en 187158. Hormis Brugnoli, on remarque que ces auteurs ne sont pas étudiés par les

historien.ne.s s’intéressant aux troubles du comportement alimentaire actuellement.

Ces dernier.e.s reconnaissent que d’autres textes décrivent la maladie, bien avant les publications de Gull et Lasègue, mais ne leur accordent de manière générale pas le même statut Dans le Phtisiologia, or a Treatise of Consumption de Richard Morton (1637-1698), publié au XVIIe siècle, le physicien et médecin anglais décrit deux cas de refus d’alimentation, dont un masculin59. Ils seraient causés, selon le praticien, par des « Soucis

et [des] Passions de [l’] Ame »60. S’il a le mérite de comprendre la dimension

psychologique de la perte d’appétit, Morton n’emploie pas le terme d’anorexie mais celui de « consomption nerveuse », qui renvoie à l’affaiblissement physique accompagnant certaines maladies, notamment la tuberculose. Certain.e.s historien.ne.s, bien qu’ils aient connaissance de celle-ci, rechignent à considérer la description de Morton comme de l’anorexie mentale61. En France, Louis Victor Marcé publie en 1860 une « Note sur une

forme de délire hypocondriaque consécutive aux dyspepsies et caractérisée principalement par le refus d’aliments », dans laquelle il décrit avec une extrême précision ce qui serait aujourd’hui reconnu comme une anorexie mentale sans la nommer cependant. Par cette absence, là encore, Marcé n’est pas considéré comme un découvreur de l’anorexie au regard de l’histoire médicale, si bien que Silverman le surnomme « l’homme oublié de l’anorexie mentale 62 ». L’emploi du mot « anorexie » semble donc déterminer, plus que

les cas décrits, la date précise de la genèse de la maladie dans l’histoire de la médecine actuelle. Il est intéressant de constater ces divergences d’opinion concernant la date de la première description de l’anorexie retenue aujourd’hui et celle choisie par les médecins du XIXe siècle Dans les deux cas, les réflexions engagées témoignent de la volonté commune de trouver un point de départ dans la genèse de la maladie.

58 NOGUES, Georges, L’anorexie mentale: ses rapports avec la psychophysiologie de la faim, Toulouse : Ch.

Dirion, 1913, pp. 58-62. Pour une rehabilitation du texte de Brugnoli dans l’histoire de l’anorexie, voir aussi : HABERMAS et BEVERIDGE, « Historical continuities and discontinuities between religious and medical interpretations of extreme fasting », art. cit.

59 HABERMAS, « The Psychiatric History of Anorexia Nervosa and Bulimia Nervosa: Weight Concerns and

Bulimic Symptoms in Early Case Reports », art. cit. p. 260.

60 HILDE BRUCH, Les yeux et le ventre, op. cit. 249 61 Ibid.

62 « Du délire hypochondriaque à l’anorexie mentale », LEMPERIERE Thérèse et LUAUTE Jean-Pierre, in.

MEDICO-PSYCHOLOGIQUE, 24 textes fondateurs de la psychiatrie, Paris : : Armand Colin, 2013, pp. 265-267. Le texte de Victor Marcé et son importance dans l’histoire de l’anorexie mentale ont aussi notamment été réhabilités par Silverman ( « J. Louis-Victor Marcé, 1828-1864 ; anorexia nervosa’s forgotten man » in.

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L’accroissement de la place accordée à l’anorexie dans la littérature médicale A partir de 1873, une effervescence intellectuelle inédite se forme autour de l’anorexie, palpable à travers la multiplication des textes de médecine s’y consacrant. Le corpus de sources sur lequel s’appuie cette étude comporte ainsi plus d’une trentaine de textes médicaux relatifs à ce sujet, sur une période de trente ans, alors que les publications de Morton, Marcé et Brugnoli sont exceptionnelles entre le XVIIe et le dernier tiers du XIXe siècle. Ce corpus, en outre, est un ensemble non exhaustif de publications concernant l’anorexie entre 1873 et 1914. Le choix a été fait de sélectionner les exemples les plus stimulants pour notre étude et de ne pas prendre en compte les textes répétant des informations déjà acquises dans d’autres. De plus, l’accès à certaines sources n’a pas été possible, celles-ci étant introuvables en ligne et/ou sujettes à un accès physique réglementé. Enfin, l’exhaustivité ne pourrait être certaine dans la mesure où aucune bibliographie des publications concernant l’anorexie entre 1873 et 1914 n’est disponible : il est donc tout à fait envisageable que certaines sources aient échappé à la construction de ce corpus, on peut donc imaginer que le nombre de publications se consacrant à l’anorexie à cette période est encore plus conséquent.

L’accroissement de l’intérêt des médecins pour l’anorexie et de leurs connaissances sur ce sujet s’observe par la hausse conséquente du nombre de publications relatives à la maladie, d’une décennie à l’autre, quantifiée dans le tableau ci-dessous :

Période Nombre de publications du corpus

1873-1879 1 1880-1889 5 1890-1899 12 1900-1909 14 1910-1914 863 Total : 40

Classement des sources du corpus par année de publication, entre 1873 et 1914

63 Il faut noter que la période relative à ce chiffre ne comporte que quatre années. Cela est à prendre en

compte dans les conclusions qui peuvent être tirées de ce relevé : en quatre années, il y a eu plus de publications sur l’anorexie entre 1910 et 1914 qu’en dix ans entre 1880 et 1889.

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On peut arguer à cette analyse le fait que certaines sources concernant ces périodes aient pu être omises. Une étude plus complète, comprenant toutes les publications traitant de l’anorexie, serait nécessaire. Ce tableau, comme l’entièreté de ce mémoire, ne prétend pas l’exhaustivité mais à représenter la tendance observable entre 1873 et 1914.

L’accentuation de l’intérêt des médecins pour l’anorexie mentale s’observe, d’autre part, à travers l’analyse de la nature des sources de ce corpus. Jusqu’à la fin des années 1880, ce sont des ouvrages généraux, traitant de pathologies gastriques et nerveuses, au sein desquels la maladie ne fait l’objet que quelques pages : Lucien Deniau consacre un chapitre de son étude L’hystérie gastrique à l’anorexie en 1883, et Gilles de la Tourette et Henri Cathelineau se penchent sur « La Nutrition dans l’anorexie […] » dans le chapitre IV de leur ouvrage plus général sur La Nutrition dans l’hystérie en 189064. A partir des années 1890, l’anorexie mentale n’est plus seulement l’objet de quelques paragraphes : elle devient le sujet d’articles lui étant pleinement consacrés, dans des revues médicales spécialisées. Celles-ci sont des outils précieux pour la circulation des connaissances entre les praticiens et rencontrent une grande popularité au cours des années 187065. Au début du XXe siècle ce sont finalement des ouvrages entiers qui se penchent sur la maladie. Trois thèses rédigées pour l’obtention du doctorat en médecine prennent ainsi pour sujet d’étude l’anorexie mentale, et ce, à seulement quelques années d’écart : L’anorexie mentale de Samy Kamal Mohamed (Lyon, 1911), L’anorexie mentale : ses rapports avec la

psychopathologie de la faim de Georges Noguès (Toulouse, 1913) et Le syndrome « anorexie mentale », étude sémiologique et prognostique d’Auguste Raimbault (Paris,

1914)66. Notre propos n’est pas de dresser une hiérarchie entre la nature des ouvrages mais de montrer que l’anorexie devient un sujet d’étude à part entière, bénéficiant de publications lui étant entièrement consacrées, et qu’elle fait donc l’objet d’un certain dynamisme dans le champ de la recherche. Cet accroissement de la place accordée à la maladie dans les publications médicales entre 1873 et 1914 montre que les médecins s’approprient la pathologie sur cette période. Leurs connaissances sur celle-ci s’approfondissent et enrichissent les pages consacrées à l’anorexie dans leurs ouvrages.

64 DENIAU, Lucien, De l’hystérie gastrique, Paris : Octave Doin, 1883 ; GILLES DE LA TOURETTE, H.

CATHELINAU, La nutrition dans l’hystérie, Paris : E. Lecrosnier & Babé, 1890.

65 PFISTER, Pascal, Le phénomène de spécialisation médicale au 19ème siècle, Thèse pour le doctorat en

médecine, Créteil : Paris Val de Marne, 1986, pp. 41-44.

66 SAMY KAMAL, L’anorexie mentale, op. cit. ; NOGUES, L’anorexie mentale: ses rapports avec la psychophysiologie de la faim, op. cit. ; RAIMBAULT, Auguste, Le syndrome « anorexie mentale », étude

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L’anorexie comme objet d’expertise, de reconnaissance et de concurrence dans les cercles médicaux de la Belle Epoque

L’engouement pour l’anorexie se retrouve plus particulièrement chez certains médecins parisiens qui se spécialisent dans cette maladie, alors que leurs collègues de Province la méconnaissent la plupart du temps. Il existe, au XIXe siècle, une différence notable entre les médecins de la capitale et les autres : la recherche médicale se concentre dans les grandes villes alors que leurs collègues provinciaux ont des préoccupations plus quotidiennes67. Ce déséquilibre est notamment dû au fait que c’est à la faculté de Paris, est lieu d’excellence de l’apprentissage de la médecine à la fin du XXe siècle, que se forment

les premiers médecins spécialisés68. Ceux-ci se concentrent « par goût ou par hasard » à une maladie ou un organe et acquièrent ainsi un bagage de connaissances poussé sur le sujet. La mise en place d’enseignements spécialisés se fait néanmoins lentement, et non sans difficultés, sur toute la seconde moitié du XIXe siècle. Si les cours privés, professés par les médecins de Hôpitaux, comprennent des enseignements spécialisés, la Faculté de Médecine de Paris est plus réticente à adopter cette organisation, malgré une demande croissante de la part des gouvernements. Un arrêté du 14 août 1862 institue un enseignement divisé en six spécialités au sein de la Faculté : les maladies de la peau, des voies urinaires, des yeux, les maladies vénériennes, les maladies des enfants et enfin les maladies mentales. Cette réforme est cependant un échec : les cours sont mal, ou non enseignés. Après la défaite de 1871, le gouvernement de la IIIe République, soucieux de

rattraper un prétendu retard intellectuel vis-à-vis de l’Allemagne, réitère une tentative de réforme de l’Enseignement Supérieur. La création de quatre chaires d’enseignement spéciales est demandée à la Faculté de Médecine de Paris : la Chaire de dermatologie, d’ophtalmologie, des maladies des enfants et enfin la Chaire des maladies mentales. Seule cette dernière est acceptée et effectivement créée, le 3 décembre 1876, à l’Asile Saint-Anne. C’est à ce moment que l’on peut commencer à parler de véritables spécialistes des maladies mentales69.

Cependant, il n’existe pas de spécialisation officielle autour de l’anorexie au XIXe

siècle. Aujourd’hui encore, aucun diplôme d’étude ne permet une spécialisation reconnue

67 PFISTER, Le phénomène de spécialisation médicale au 19ème siècle, op. cit., p. 79.

68 FAURE, Olivier, Aux marges de la médecine, Aix-en-Provence : Presses universitaires de Provence, 2015,

pp. 18-21.

Références

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