• Aucun résultat trouvé

L'esthétique de la violence dans les contes et nouvelles de Maupassant

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "L'esthétique de la violence dans les contes et nouvelles de Maupassant"

Copied!
126
0
0

Texte intégral

(1)

JULIE SIMARD

L'ESTHETIQUE DE LA VIOLENCE DANS LES CONTES

ET NOUVELLES DE MAUPASSANT

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval

dans le cadre du programme de maîtrise en études littéraires

pour l'obtention du grade de Maître es arts (M.A.)

FACULTE DES LETTRES

UNIVERSITÉ LAVAL

QUÉBEC

2010

(2)

RESUME

Le XIXe siècle français se caractérise par plusieurs révolutions et évolutions qui changent tantôt brutalement, tantôt graduellement plusieurs sphères de la société. Notamment, dans le grand mouvement de libéralisation qui parcourt l'ensemble du siècle, l'essor des journaux et leur popularité grandissante ont, sans conteste, des répercussions importantes

sur la société et sur l'imaginaire social.

Au sein de cet imaginaire, la violence est depuis longtemps présente, et tout particulièrement dans la littérature française. Avec la Révolution de 1789, qui marque durablement le siècle suivant, et l'importance grandissante des journaux qui exploitent les histoires violentes - dont le fait divers est la quintessence médiatique - celles-ci fascinent de plus en plus le lectorat, tandis que la littérature se laisse influencer par l'imaginaire social et l'emprise des journaux.

Cet attrait pour la violence se remarque en particulier dans les contes et nouvelles de Maupassant, qui feront l'objet d'une analyse soutenue dans ce mémoire. Ce dernier vise à démontrer de quelles façons l'auteur normand représente la violence et quels liens elle entretient avec les journaux et l'imaginaire social de son temps. Découpé en trois chapitres, le travail étudie d'abord la représentation de la guerre, puis celle des femmes et de la violence, et s'attarde enfin aux contraintes médiatiques qui pèsent sur le texte maupassantien.

(3)

INTRODUCTION

1 : LA GUERRE DE 1870 DANS L'ŒUVRE DE MAUPASSANT 12

1.1 : DU CÔTÉ DE LA SOCIÉTÉ 1 2 1.2 : DU CÔTÉ DE LA LITTÉRATURE 1 4 1.3 : UN HÉRITAGE LITTÉRAIRE SIGNIFICATIF 17

1.4 : UN PESSIMISME RÉALISTE 2 1 1.5 : LA GUERRE DANS LES CHRONIQUES 24

1.6 : LA GUERRE DANS LES FICTIONS 2 7 1.7 : LES PRUSSIENS ENVAHISSEURS 30 1.8 : LES FRANÇAIS ENVAHIS 36 1.9 : LA PROSTITUÉE PATRIOTIQUE 4 1 2 : LA CONCEPTION DE LA FEMME : UN IMAGINAIRE SOCIAL ET FICTIONNEL 50

2.1 : LA CONDITION DE LA FEMME AU XIXE SIÈCLE 50

2 . 2 : DU POINT DE VUE MÉDICAL 5 4 2.3 : CHARCOT ET L'HYSTÉRIE 55 2 . 4 : LA FEMME CONFINÉE DANS UN MOULE 5 7

2.5 : LES TYPES DE FEMMES DANS L'IMAGINAIRE MAUPASSANTIEN 61

2.6 : LA DÉFORMATION DU CORPS 67 2.7 : LA DÉFORMATION DU CORPS DE LA FEMME 71

2.8 : LA FEMME PROCRÉATRICE 73 2.9 : LA VIOLENCE DES FEMMES : LE PIÈGE 76

2.10 : LA SOLITUDE ET LA DÉSILLUSION DU PIÈGE 8 1 2 . 1 1 : LA REPRÉSENTATION DE LA FEMME : UNE DUALITÉ 8 5

3 : VIOLENCE MÉDIATISÉE 88 3.1 : BRÈVE HISTOIRE DU JOURNALISME 88 3.2 : L'IMPORTANCE DU JOURNALISME POUR MAUPASSANT 92

3.3 : PRÉSENCE IMPORTANTE DE L'IMAGINAIRE MÉDIATIQUE 94 3 . 4 : RÔLES NARRATIFS DU JOURNAL DANS LES CONTES 9 9 3 . 5 : LE FAIT DIVERS : HORIZON DE NOMBREUSES NOUVELLES 1 0 2 3 . 6 : LES MOYENS DE LA BRIÈVETÉ : UNE STRUCTURE DE LA VIOLENCE 1 0 7

CONCLUSION 115 BIBLIOGRAPHIE 1 2 1

(4)

Introduction

L'entrée dans le XIX

e

siècle français ne se fait pas sans bruit. Elle est marquée par la

Révolution de 1789, qui a pour origine des facteurs autant multiples que complexes :

l'insatisfaction de la population, la montée des Lumières, le recul du religieux, etc. Le

système symbolique de l'Ancien Régime s'effondre. Les notions d'Égalité, de Fraternité et

de Liberté y prennent tout leur sens, revendications majeures des révolutionnaires qui

permettent l'adoption du texte de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Tout

cela ne se fait pas d'un seul trait. Graduellement, on passe d'une royauté absolue à une

monarchie constitutionnelle pour laisser place à la l

ere

République en 1791. C'est le

féodalisme que les révolutionnaires ont d'abord voulu abattre. Ce système était caractérisé

par la domination du monde rural. Tout le système socio-économique reposait sur le monde

paysan et était influencé par les crises agricoles. C'est aussi un monde hiérarchisé qui est

contesté. La société française du XIX

e

siècle est une « société de classes

1

», qui s'oppose et

s'affirme par rapport à la « société d'" ordres " » qui caractérise l'Ancien Régime. On

revendique aussi la disparition de l'absolutisme, qui pose le roi comme tout-puissant.

Même si la Révolution française de 1789 n'effectue pas, dans tous les domaines, une

coupure drastique avec l'Ancien Régime à laquelle est elle souvent associée, il va sans dire

que c'est tout un monde qui est remis en question, et plusieurs changements surviendront

en conséquence. Pour certains, la rupture majeure consiste dans ce changement

politico-social « où la souveraineté appartient à l'ensemble des citoyens.

3

» Pour d'autres, la

Révolution française, qui perturbe toute la fin du XVIII

e

siècle, est principalement

caractérisée par « une rupture philosophique et idéologique avec la monarchie de droit

divin, avec l'ordonnancement des ordres, et avec la place de Dieu et de l'Église dans le

Georges Duby, Histoire de la France, Paris, Librarie Larousse, 1970, p. 332.

G. Les Baux et V. Allard, [dir.], « Dossier : Révolution française », dans, Actualité de l'histoire, no. 93, Janvier 2008, p. 18.

(5)

dispositif du pays.4 » Quoiqu'il en soit, la France est en période de transition et de changement importants à partir du soulèvement de 1789 et plusieurs répercussions se font sentir dans plusieurs sphères de la société.

Le soulèvement du peuple à la fin du XVIIIe siècle a créé une césure avec le passé, laissant place aux changements d'idéologie et de régimes qui caractérisent tout le siècle suivant. Alain Vaillant, dans son Histoire de la littérature française du XIXe siècle, affirme que « la commotion révolutionnaire de 1789, prolongée par vingt-cinq années de troubles civils et militaires, a mis en branle une dynamique qui accélère brutalement le rythme du temps et transforme en profondeur toutes les structures de la France.5 » Ceci est particulièrement vrai en ce qui a trait au monde littéraire qui change tout au long du XIXe siècle, mais qui reste grandement marqué par le tournant du siècle précédent. Selon Christine Marchandier-Colard , la Révolution a une influence importante sur l'esthétique littéraire. Celle-ci se voit grandement influencée par la violence et par l'effusion de sang qui marquent de manière indélébile l'entrée de l'homme dans ce siècle. De plus, l'avènement du journalisme, libéré par la Révolution , multiplie les occasions de représentations de la violence. Elle lui donne une nouvelle impulsion dans l'imaginaire social, où prédomine la mise en scène du crime et bientôt le triomphe du fait divers notamment, ce dont témoigne par exemple La Gazette des tribunaux tout au long du siècle. La presse populaire, née sous le second Empire, donnera au microrécit du fait divers une place inégalée dans l'histoire, suscitant l'intérêt d'un public de plus en plus attiré par les histoires à sensations fortes.

En parallèle à cette « esthétique du sang » se développe une pensée sociale assez pessimiste du monde après les horreurs de la Révolution. L'art, au XIXe siècle, bouleverse les règles strictes du classicisme, pourtant réintroduites dans le système éducatif par Napoléon 1er.

Idem.

Alain Vaillant, Jean-Pierre Bertrand et Philippe Régnier, Histoire de la littérature française du XlX siècle, Paris, Éditions Nathan, 1998, p. 3.

Christine Marchandier Colard, Crimes de sang et scène capitales: essai sur l'esthétique romantique de la violence, Paris, Presses universitaires de France, 1998.

L'histoire de la libération de la presse comporte beaucoup d'aléas et est beaucoup plus complexe. À ce propos, voir Gilles Feyel, La presse en France des origines à 1944, Paris, Éditions Ellipses.

(6)

Faisant ainsi contre-pied avec le Directoire, qui voulait se détacher de l'Ancien Régime, l'Empire crée ainsi un « public formé dans une conception étroitement rhétoricienne de la littérature et dans le classicisme le plus académicien.8 » Mais le mouvement romantique, et par la suite le réalisme, conséquences indirectes de la Révolution et des changements dans la pensée française, vont prôner avec succès une liberté d'expression et un détachement des règles strictes imposées par le classicisme. Le réalisme, né au lendemain de la Révolution de 1848, conserve l'idéologie du « vrai » du romantisme, tout en se détachant du sentimentalisme et de l'idéalisme qui lui sont reprochés. Dans ce contexte bouleversé et instable, la société française au XIXe siècle est marquée par un esprit souvent pessimiste, qui s'amplifie avec l'approche du XXe siècle. À la toute fin du siècle, Maupassant fait écho à cet imaginaire et fait partie de ces auteurs dont les caractéristiques principales de l'écriture tournent autour de la représentation de la violence et d'une vision pessimiste de la société. Ce mémoire entend s'attarder sur cet imaginaire sombre.

Si la violence a son histoire, elle est aussi une caractéristique humaine qui est présente d'une culture à l'autre, d'une époque à l'autre. Sade écrivait, dans La philosophie dans le boudoir, que « [l]a cruauté, bien loin d'être un vice, est le premier sentiment qu'imprime en nous la nature ; l'enfant brise son hochet, mord le téton de sa nourrice, étrangle son oiseau, bien avant que d'avoir l'âge de raison.9 » René Girard, dans La violence et le sacré10, tente justement de démontrer que la violence est à l'origine aussi bien des mythes que de la religion et de tout ce qui fonde une société. Il y aurait ainsi une violence fondatrice à la base de la civilisation, et le XIXe siècle français semble particulièrement intéressant à ce propos. Les auteurs de cette époque paraissent développer un intérêt singulier pour toutes formes de violence, jouant par ailleurs, tout à fait consciemment, avec la demande des lecteurs, car la violence fascine. La violence exprimée par la littérature, que ce soit chez Pétrus Borel, Barbey d'Aurevilly, Théophile Gauthier, Gustave Flaubert ou Guy de Maupassant, parmi bien d'autres, est toujours crue et brutale, même si elle n'est pas

Vaillant, Bertrand et Régnier, Histoire de la littérature française, op. cit., p. 16. 9

Sade, La philosophie dans le boudoir, Paris, Editions Flammarion, 2007, p. 80-81. René Girard, La violence et le sacré, Éditions Bernard Grasset, coll. Pluriel, Paris, 1972.

(7)

toujours représentée de la même façon. Plus spécifiquement chez Maupassant, la violence touche pratiquement toutes les facettes de la société : que ce soit le meurtre, la cruauté, l'horreur, qu'elle soit de nature physique ou psychologique, Maupassant tente, autant dans ses chroniques que dans ses nouvelles, de représenter ce trait humain qu'est la violence. L'écrivain normand explore et observe ses contemporains afin de retranscrire, d'un œil impitoyable, leurs traits violents.

La violence a plusieurs définitions et se manifestent sous plusieurs formes. Elle peut être engendrée par une tierce personne ou par la victime même de l'acte de violence; elle peut s'attaquer au corps physique d'une personne autant qu'à sa condition psychologique, elle peut ainsi être réelle ou fictive. Peu importe la forme qu'elle prend, elle a toujours le même résultat négatif. Selon les nombreuses définitions inscrites dans les encyclopédies, la violence est le caractère de ce qui se manifeste de façon brutale et destructrice; un sentiment qui atteint une extrémité; un être agressif qui a recours à la force brutale; toute personne ou situation qui contraint une autre personne. Quoiqu'il en soit, dans tous les cas où se manifeste la violence, un être en subit les conséquences négatives, soit par atteinte physique ou psychologique, soit par contrainte inévitable. Toutes ces différentes représentations de la violence se retrouvent dans les nombreux contes et romans de Maupassant.

L'intention de cette recherche est ainsi d'étudier, à travers le corpus des nouvelles de Maupassant, en s'aidant à l'occasion de ses chroniques et de ses romans, de quelle façon est exploitée l'esthétique de la violence. En se concentrant sur la fiction, mais sans interdire d'ouvrir la réflexion aux genres référentiels, l'objectif de cette étude sera de montrer que la violence découle chez Maupassant, en bonne partie, de sa pratique du journalisme, et de manière plus générale, de l'influence de l'imaginaire médiatique sur les écrivains du XIXe siècle . Il s'agira d'étudier la forme même du conte ou de la nouvelle qui, par leur brièveté et par leur densité, sont propices à la représentation de la violence. Ces deux caractéristiques - brièveté et densité - visent une mise en scène pour ainsi dire accélérée et

Voir à ce propos l'ouvrage de Marie-Ève Thérenty, La littérature au quotidien : poétiques journalistiques au XIX siècle, Paris, Éditions du Seuil, 2007.

(8)

percutante, souvent au détriment de la description, laissant ainsi le lecteur face à une violence mise à nu. La violence s'exprime au travers d'une esthétique suggestive, brutale; les images sont souvent fortes et frappantes.

Les recherches sur les auteurs de récits brefs au XIXe siècle présentent deux lacunes importantes selon la perspective de cette recherche : tout d'abord, la rareté d'études spécifiques sur la représentation de la violence dans le récit court ; mais surtout et principalement, dans le cas de Maupassant, et si on excepte un ouvrage ancien de Gérard Delaisement, Maupassant : journaliste et chroniqueur (1956), l'absence de travaux sur l'importance et l'influence de la pratique du journalisme sur l'écriture même de l'auteur. Certes, plusieurs critiques y font référence et plusieurs articles y sont consacrés, entre autres l'article de Noëlle Benhamou sur l'influence qu'a le fait divers sur les contes de Maupassant, l'étude de Mariane Bury sur La poétique de Maupassant, sans oublier Gérard Delaisement et La modernité de Maupassant. Cependant, très peu étudient directement cette imbrication entre l'imaginaire social, la pratique du journalisme et la violence représentée dans les écrits de Maupassant. De manière tout à fait nouvelle pour Maupassant, cette étude cherchera à explorer ce qui unit la représentation de la violence dans la fiction à la pratique du journalisme et à son imaginaire social. L'objectif sera, par conséquent, de découvrir de quelle façon se présente ce lien dans l'écriture fictionnelle principalement, mais de chercher aussi à débusquer certains de ses échos dans l'écriture journalistique.

Ainsi, en appuyant cette recherche sur les nombreuses études consacrées à Maupassant, il sera possible de démontrer qu'il y a bien présence de plusieurs types de violences dans l'écriture de Maupassant et que celles-ci découlent en grande partie de la forte influence du journalisme sur la littérature au XIXe siècle.

Plusieurs thèmes auraient pu servir à l'étude de la violence dans les contes et nouvelles de Maupassant. Tous probablement ont un lien avec l'imaginaire et le discours social qui circulent à l'époque, entre autres dans les journaux. Une sélection était pourtant nécessaire, étant donné les limites de ce travail. Cette étude se divisera en trois chapitres pour se

(9)

concentrer sur trois aspects fondamentaux de la représentation de la violence. Tout d'abord, l'aspect de l'imaginaire social prenant une grande place dans cette recherche, il est incontournable d'aborder la guerre franco-prussienne de 1870-1871, qui fut un terrible échec pour la société française. Michel Mohrt a remarqué qu'il y avait eu une différence notoire dans les effets de la défaite sur les diverses générations qui se côtoyaient en 1870. Celle de Maupassant, c'est-à-dire les jeunes ayant entre 20 et 30 ans en 1870, semble moins affectée (directement du moins) que les autres générations12. Certes, les jeunes écrivains de l'époque surmontent rapidement les événements de 1870, ayant une carrière à débuter et entrant dans un modernisme qui s'impose progressivement. Mohrt affirme que les écrivains de la génération précédente sont beaucoup plus impliqués dans la vie politique : « [ills n'ont pas voulu se contenter de la gloire des lettres, mais jouer un rôle dans l'état13 ». Cette même génération d'écrivains, après la défaite, semble désormais plus rebutée « par la médiocrité de la vie publique.14 » De toute évidence, cela affecte la pensée intellectuelle de la jeune génération, entre autres avec le réalisme qui conserve les préceptes et les philosophies de bases du romantisme. Digeon ajoute que ces jeunes écrivains sont marqués par l'ambivalence et l'instabilité qui régnent à la fin du XIXe siècle : « [j]usque vers 1880, nul ne peut deviner, pour des raisons objectives, de quel côté, royaliste, républicain, ou même bonapartiste, le destin penchera.15 » Cet aspect politico-social est crucial pour la jeune génération qui y est directement exposée. Maupassant a abordé plusieurs fois cette tranche d'histoire qu'est la guerre de 1870, et ce, de plusieurs points de vues, mais toujours associée à l'idéologie courante de son époque et surtout en évoquant une violence et une cruauté prenant plusieurs formes (physiques, morales). Le sujet de la guerre a été peu étudié chez Maupassant. Plusieurs critiques ont souligné le pessimisme de Maupassant et son horreur de la guerre, en particulier Mariane Bury et son article « Maupassant pessimiste? » ou encore l'étude de William C. Owens sur La guerre de 1870 dans l'œuvre de Maupassant, mais sans plus. Il faudra par conséquent y revenir.

12

Michel Mohrt, 1870 : Les intellectuels devant la défaite, Lectoure, Editions Le Capucin, 2004, p. 146.

13 lbid, p. 16. 14 lbid., p. 17. 15 lbid., p. 256.

(10)

Par la suite, le mémoire explorera un autre aspect essentiel de la violence maupassantienne,

orbitant autour de la femme : la femme comme victime mais aussi la femme violente. Nous

passerons donc d'un contexte (celui de la guerre) à l'étude d'un sujet (le personnage

féminin et son rapport à la violence). La femme est en effet omniprésente chez

Maupasssant, mais aussi de manière générale dans l'esprit de la fin du siècle. À la lecture

de l'œuvre de l'écrivain normand, il est possible de constater que la position qui leur est

attribuée dans les contes et nouvelles n'est pas toujours semblable. C'est principalement sur

cet aspect que va s'attarder le deuxième chapitre. Le statut de la femme dépeint par

Maupassant à travers ses fictions est quelques fois ambigu, voire contradictoire lorsque l'on

compare les opinions de l'auteur exposées dans les chroniques avec celles des fictions. Les

opinions exprimées à travers les chroniques de Maupassant laissent entendre que celui-ci

considérait la femme, de manière assez fréquente à l'époque, comme une inférieure, un être

naïf et enfantin. Pourtant, dans les fictions, il y a beaucoup d'exceptions à cette image

dépréciative : Boule de Suif et Rachel avec leurs discours patriotiques, la comtesse de

Mascaret qui refuse son simple rôle de procréatrice, ou simplement tous les personnages

féminins qui réussissent, par la ruse, à détruire l'homme

16

. Ces exceptions témoignent que

le statut de la femme n'est pas clairement défini chez Maupassant, et que la violence peut

être pour la femme une forme de rédemption, une manière d'affirmation. Si la société

française a longtemps été conservatrice sur la place des femmes, l'évolution est perceptible

et la situation problématique de la femme dans l'œuvre de Maupassant témoigne de cette

instabilité. La question de la femme chez Maupassant a été étudiée de façon assez large et

souvent par des critiques reconnus. Mary Donaldson-Evans, Chantai Jennings, Pierre

Danger et Lorraine Gaudefroy-Demombynes, entre autres, ont déjà étudié la question.

Cependant, même si l'on sait par plusieurs études que la femme « vampirise » chez

Maupassant, la violence dont elle est victime ou qu'elle déclenche reste peu étudiée. Cette

deuxième thématique demande donc à être explorée plus en profondeur.

Maupassant, « Boule de Suif» (I), p. 83-121 / « Mademoiselle Fifi », (1), p. 385-397 / « L'inutile beauté », (II), p. 1205-1224.

(11)

Finalement, le dernier chapitre de ce mémoire concernera les contraintes de l'écriture : c'est-à-dire les éléments de poétique que l'auteur doit respecter dans ses textes afin de les soumettre aux contraintes souvent très fortes du journal. Pour bon nombre d'écrivains de cette époque, le journal a été une porte d'entrée en littérature. Balzac, Dumas, Sainte-Beuve, ne sont que quelques grands noms, parmi plusieurs autres, qui ont publié dans les journaux. C'est aussi une façon simple et rapide de gagner sa vie en tant qu'écrivain. Le journal grandit en popularité tout au long du siècle et s'adapte à un lectorat de plus en plus

varié. Le texte, qu'il soit poésie, nouvelle ou chronique, en subit les conséquences. Maupassant ne fait pas exception à la règle et doit se plier aux normes du journalisme. En effet, la nouvelle, la plupart du temps publiée dans la presse, s'adapte à son environnement et tire profit de la poétique médiatique pour ajuster de façon plus efficace et frappante le message qu'elle veut diffuser. Plus encore, le journal prend une place considérable dans les fictions de Maupassant. C'est le moyen de diffusion de la violence, c'est très souvent par le quotidien que le lecteur a accès aux crimes. C'est aussi à cause de lui que les personnages de Maupassant, bien souvent, vont développer l'imaginaire du crime et du sang.

Cette étude tentera donc de rechercher, à travers l'esthétique de la violence qui se développe au XIXe siècle français et tout particulièrement dans l'écriture de Maupassant, quels liens entretiennent la vision du monde qui circule à l'époque, l'imaginaire social transmis par le monde journalistique et la représentation fictionnelle que livre Maupassant.

(12)

1 : La guerre de 1870 dans l'œuvre de Maupassant

Le thème de la guerre est sans conteste l'un des plus évidents et des plus révélateurs pour

cette étude. La violence y est omniprésente et elle est abordée par Maupassant selon des

perspectives variées. On remarque aussi une liaison flagrante entre violence et discours

social, car la guerre est évidemment objet de représentations multiples, fictionnelles ou

non. Ce chapitre propose donc d'étudier cette thématique à travers les fictions autant que

les chroniques de Maupassant pour mettre en lumière non seulement le lien entre fiction,

journalisme et société, mais également pour présenter les différentes facettes de la violence

dans les récits de Maupassant.

1.1 : Du côté de la société

Selon Georges Duby

17

, qui a proposé une synthèse de l'histoire de la France, la société

dans laquelle évolue Maupassant est une nouvelle civilisation marquée par des

changements incessants et rapides. Depuis la fin de l'Ancien Régime, la culture,

l'économie et les mentalités, se sont profondément transformées. La France entre dans une

nouvelle ère avec la naissance de la classe ouvrière, la mise en place des structures de la

démocratie bourgeoise, et le pouvoir de l'économie de masse et de l'argent. Selon Duby, la

période de 1852 à 1914 n'est pas une révolution mais bien une évolution industrielle : ce

n'est pas un changement brusque, mais plutôt une lente progression qui s'opère. Dans

l'année précédant la guerre franco-prussienne, plusieurs grèves marquent les grandes villes

industrielles, affaiblissant une France déjà ébranlée par l'Empire déclinant. L'Empire

effectue sa dernière imprudence en déclarant la guerre à l'Allemagne avec qui elle a déjà eu

plusieurs litiges.

17

(13)

C'est avec un effectif d'armée largement inférieur que la France engage la guerre contre la Prusse le 19 juillet 1870. L'Empire est défait en septembre et un gouvernement républicain provisoire est instauré. Malgré une ferveur patriotique qui envahit les Français, tout particulièrement les Parisiens18, la France subit une défaite humiliante et très coûteuse : les Français perdent l'Alsace et une partie de la Lorraine et plus de 5 milliards de francs-or doivent être déboursés comme indemnité au vainqueur. L'ennemi ne met fin à l'occupation qu'une fois la totalité du paiement fait, soit deux ans après la signature du traité de paix19. La mise en place d'un nouveau gouvernement pendant l'occupation ne se fait d'ailleurs pas sans bruit. Le régime républicain provisoire est loin d'être accepté par la majorité de la population. Certains y voient le reflet de la seconde République « si fâcheusement ternie par son incapacité à sortir de la crise qui l'avait fait naître20 » et plus particulièrement celle de la première : « Restaurer la république, ne serait-ce pas s'exposer à un nouveau 93, à une nouvelle dictature robespierriste, à une nouvelle Terreur. Pour beaucoup, l'assimilation des républicains aux " buveurs de sang " s'imposait d'elle-même.21 »

Un courant de pensée pessimiste s'instaure peu à peu dans les mentalités de la nouvelle génération, dont Maupassant fait partie. Ce pessimisme est causé par plusieurs facteurs. Certains critiques affirment que la guerre de 1870 en fait partie; d'autres, telle Christine Marchandier-Colard22 qui étudie la passion pour le crime dans les écrits de l'époque, associent même le début de ce pessimisme à la Révolution de 1789. Quoiqu'il en soit, la guerre de 1870 démoralise effectivement le peuple français et amène un nouveau sentiment de peur face à l'étranger, sentiment qui n'est pas sans effet sur le mouvement décadent et sur la pensée pessimiste. Nombreux seront les intellectuels et les écrivains à s'intéresser à

18

Claire Fredj, La France au XIX siècle, Paris, 2009, p. 144.

19

Duby, Histoire de la France, op. cit., p. 465.

2 0 lbid., p. A l l . 21 lbid., p. 473.

22

(14)

certains philosophes allemands tels que Hartmann et, bien sûr, Schopenhauer, ce dernier étant le père spirituel des pessimistes français, dont Maupassant23.

1.2 : Du côté de la littérature

Dans un ouvrage consacré à l'étude de la mentalité française face à la menace allemande, Claude Digeon explique que la guerre de 1870 a « sérieusement ébranlé la santé morale de cette époque et dominé l'esprit de tous les écrivains français qui réfléchissent sur l'existence et le rôle de leur patrie.24 » Lorsque les Français sont confrontés à une nouvelle menace de guerre en 1905 et en 1911, les souvenirs pénibles et humiliants de l'échec contre les Allemands en 1870 refont surface. La défaite de 1870 n'a donc jamais vraiment quitté la pensée française. Digeon écrit :

Sentimentalement, les conséquences de la défaite furent encore plus profondes. L'obsession de la Revanche transforma l'âme française; la République y trouva sa force et aussi son fardeau; la haine d'un régime incapable de venger la défaite fut une des raisons principales du Boulangisme25. Enfin les souvenirs de 1870 expliquent en partie une certaine crainte de

la guerre, exploitée tantôt à droite (élection de 1881 où le mot d'ordre réactionnaire fut : Gambetta, c'est la guerre), tantôt à gauche (propagande pacifiste).

Même si ces mouvements politiques surviennent plusieurs années après la défaite de la France contre la Prusse en 1870-1871, les liens qu'ils conservent avec cette guerre et principalement avec le sentiment d'échec (échec de la guerre, mais aussi échec des dirigeants à retrouver l'honneur des Français), indiquent que les esprits français sont encore échaudés par cet insuccès et laissent présager de sa présence importante dans les

Consulter : Gérard Delaisement, La modernité de Maupassant, p. 93-151; Lamia Gritli, L 'esthétique de la cruauté dans les contes normands de Guy de Maupassant, 139 f; Anne Henry, Schopenhauer et la création littéraire en Europe, 230 p.; ou encore lire la nouvelle de Maupassant : « Auprès d'un mort ».

24 . . .

Claude Digeon, La crise allemande de la pensée française, Paris, Presses Universitaires de France, 1959, 25 !"

[mouvement politique instauré par Georges Boulanger dans les années 1889-1890 et basé sur l'idée de la revanche contre l'Allemagne]

(15)

mentalités. La défaite de la France contre les Allemands a, en effet, plusieurs conséquences sur la pensée intellectuelle. Dans les années suivant la défaite, les réactions furent, selon Digeon, de trois sortes. En premier lieu, plusieurs poètes chantèrent les hauts faits des armées. Les romanciers suivront quelques temps plus tard, exprimant « la vision de 1870 ». Une deuxième réaction se situe du côté des philosophes et des historiens, qui s'intéressent plutôt à la défaite qu'à la guerre elle-même et aux prouesses de l'armée. Ils recherchent les causes de cette terrible défaite. Ils représentent ainsi la « méditation de 1870 ». Finalement, la dernière conséquence qu'identifie Digeon de la guerre sur la littérature, c'est la transformation même de la structure de la vie littéraire. C'est « l'usage de la défaite » qui transparaît peu à peu dans l'idéologie de l'époque27. Digeon ajoute : « L'époque cependant ne leur permet pas tout de suite de s'engager, de se ranger en groupes adverses : la structure intellectuelle née de la guerre et du changement de régime est en formation, elle ne présente pas encore de cadres solides aux bonnes volontés individuelles. C'est pourquoi la génération de 1870 restera longtemps indécise et inquiète.28 » Ces propos corroborent ceux d'Alain Vaillant qui explique qu'après la double défaite de la guerre franco-prussienne et la commune, la Troisième République tente à tout prix de rétablir l'ordre dans la nation. Cependant, s'instaurent deux divisions dans la pensée politique : « un axe républicain, libéral, laïque qui se réfère à l'idéal de la société sécularisée issue de la Révolution française; un axe catholique, conservateur, qui se souvient que seul Dieu et l'Évangile sont au principe de la société dans son avenir.29 » Mohrt, quant à lui, explique que les jeunes de cette génération se trouvent devant l'espoir d'une France rénovée : « ils ont devant eux le temps et leur œuvre avec ses promesses et son bel avenir.30 » Ces opinions divergent quelque peu, la première laissant croire à une note de pessimisme au lendemain de la défaite, les deux autres reflétant plutôt un esprit positif croyant la France capable de se relever de cette défaite. Quoiqu'il en soit, dans les deux cas, la conséquence reste la même : la jeune génération d'écrivains se distingue de ses prédécesseurs pour établir les bases de sa

2 7 lbid., p. 49.

Idem. 29

Alain Vaillant, Jean-Pierre Bertrand et Philippe Régnier, Histoire de la littérature française, op. cit., 385.

(16)

littérature. Il faut reconstruire, et toute nouveauté est synonyme d'inquiétude et d'inconfort puisqu'il faut bâtir quelque chose d'autre. Mohrt le voit bien, il y a une coupure qui est créée après la guerre de 1870. Il affirme que les intellectuels vécurent la défaite encore plus cruellement que le reste des Français, car « les grands écrivains de la génération de 1820 ont tous eu, ou presque tous, des ambitions politiques.31 » Les intellectuels et la nation étaient ainsi étroitement liés.

Par contre, peu d'écrivains de la nouvelle génération vont consacrer des œuvres à la guerre de 1870, même s'ils l'ont vécue personnellement (la plupart ayant fait la guerre puisqu'ils étaient en âge d'être mobilisés, tel Maupassant). Le sujet de la guerre ne semble pas attirer les naturalistes en général, mis à part le recueil collectif des Soirées de Médan que dirige Zola et dans lequel Maupassant publie « Boule de Suif », son premier grand succès. Deux auteurs en particulier se distinguent de la masse des écrivains français : Daudet et Maupassant. Tous deux vont aborder ce sujet, non plus pour louanger l'armée française ni par souci patriotique, mais bien au contraire pour en proposer des représentations ironiques. Il reste que, même dix ans après la défaite, même si la guerre franco-prussienne a duré à peine six mois, l'esprit français est toujours habité par ce souvenir. Notons qu'en 1892, Emile Zola reviendra sur ce souvenir traumatique en publiant La Débâcle, achevant ainsi avec la mise en scène du conflit le cycle historique des Rougon-Macquart.

Dans le cas de Maupassant, c'est la vision pessimiste qui prime. C'est d'ailleurs cet aspect qui le rapproche de ses compagnons des Soirées de Médan : « [ . . . ] ce dégoût profond pour tout ce que les préjugés sociaux honorent, cette volonté de dénoncer les mensonges bourgeois [...]32 ». Dans ses écrits, autant chroniques que fiction, c'est d'abord le dégoût et l'horreur pour la guerre qui sont au premier plan. Cette nouvelle génération d'auteurs ne s'intéresse plus à l'ennemi fatal qu'est l'Allemagne ni aux hauts faits français, mais plutôt à cette monstruosité qu'est la guerre. Aucun jugement n'est directement perceptible dans les contes ni même les chroniques qui ont pour contexte ou sujet central le thème de la guerre.

31 lbid., p. 16.

(17)

S'il y a bien une opinion exprimée, elle ne consiste pas en une conscience nationale ou politique, mais plutôt en une vision noire et pessimiste de la société et de l'être humain en général, toute nation confondue, qui conduit Maupassant à construire un imaginaire du conflit varié et riche : « la haine de l'envahisseur, le désir d'une revanche, et une sympathie indulgente pour les vertus pacifiques du peuple allemand; la volonté de montrer la triste absurdité des luttes humaines et l'indéniable admiration pour l'héroïsme que le combat suscite parmi les déshérités de la société pacifique, pauvres paysans et filles publiques.33 »

1.3 : Un héritage littéraire significatif

En plus des événements marquants de son temps, principalement la guerre de 1870 qui nous intéresse ici, Maupassant subit plusieurs influences qui marqueront sa littérature. Flaubert est indéniablement la plus grande inspiration et la plus importante autorité pour lui. Tous les critiques qui ont étudié Maupassant s'entendent sur le fait que Flaubert a grandement influencé son élève. Thierry Poyet a bien montré que Flaubert a été à l'origine de plusieurs thèmes et visions de Maupassant. Au départ, et c'est bien connu, le lien fort qui existe entre les deux écrivains est déjà amorcé par celui qui lie la famille maternelle de Maupassant à celle de Flaubert, ce dernier ayant été un très bon ami de l'oncle de Maupassant. Selon Poyet, l'idée d'héritage fait peur à Flaubert. Malgré cela, « à sa façon il va lui céder, lui aussi, ce qui lui appartient de plus précieux : son approche et sa maîtrise de la littérature.34 » C'est d'ailleurs sous l'insistance de Flaubert que Maupassant fait ses premiers pas dans le monde du journal. Flaubert s'est énormément investit dans la carrière de Maupassant, lui rendant d'innombrables services qu'il n'aurait sans doute pas fait pour un ami, tout ceci dans l'espoir que « en [lui] facilitant la vie [...], [ces services] lui rendent

33 lbid., p. 271.

34

(18)

la littérature possible.35 » Flaubert a su, non par de simples leçons mais par des démonstrations, transmettre ses connaissances et son savoir faire à son jeune disciple. Poyet énumère plusieurs éléments : la théorie de l'impersonnalité, celle de la « pyramide » (« forme parfaite de l'œuvre bien structurée36 »), celle de l'œuvre sur rien, et plus encore. De son maître, Maupassant a beaucoup appris et a su tirer profit de ces précieuses techniques ayant déjà faites leur preuve. Celle de l'impersonnalité est particulièrement intéressante du point de vue de cette recherche. Poyet affirme à propos de Flaubert :

Probablement trop imprégné de l'école romantique dont il a dévoré les œuvres dans sa jeunesse, peut-être pour avoir trop souffert du bovarysme qu'il inscrit à la postérité avec Emma, Flaubert refuse une littérature du pathos, la moindre expression de sensiblerie et toute émotion devient vite suspecte. Non, il ne doit rien savoir de l'écrivain, le lecteur, ni de ce qu'il pense, ni ce qu'il ressent.3

Maupassant connaît bien la valeur des théories de son maître et les transposera dans son oeuvre. L'auteur de « Boule de Suif», par exemple, ne porte aucun jugement direct sur les personnages qu'il expose aux yeux du lecteur. L'opinion n'est jamais directement transmise. Sous l'influence sans doute du mandat naturaliste, l'auteur se retire jusqu'à un certain point, place ses personnages dans une situation donnée et « laisse » évoluer les choses. Par contre, Maupassant a sa propre conception de cette théorie impersonnelle : « Elle n'interdit pas la récurrence de certains thèmes comme celui de la paternité et de la filiation; elle ne rend pas plus caduque l'utilisation de l'expérience personnelle [...]. » Cela dit Maupassant - ou plus exactement son narrateur - se retire de ses histoires, certes, mais s'arrange tout de même pour que l'histoire prenne une certaine tournure qui affiche subtilement un point de vue en particulier. L'auteur laisse juger le lecteur de ce qu'il voit, mais installe une loupe sur l'élément à considérer, une manière d'aborder les choses qui influence sa perception et le jugement.

À propos du pessimisme qui caractérise toute l'écriture de Maupassant, qui sera étudié plus en détails dans la partie suivante, Flaubert joue un rôle fondamental, lui qui a vécu les

35 lbid., p. 25. 36 lbid., p. 29. 37 lbid, p. 123. 38 lbid, p. 126.

(19)

répercussions de la guerre de 187039. L'ironie de Flaubert, bien connue, se fonde sur une misanthropie que rien ne peut arrêter :

La bêtise, il la humait, elle lui donnait une sorte de plaisir triste et de joie morbide. Bêtise de la politique, de la vie de province, de la vie factice de Paris. Bêtise des petites femmes, des primaires sectaires, des militaires, des fonctionnaires, des académiciens, de tout le monde. Il en était arrivé à penser, à concevoir la bêtise en soi. La Bêtise ou la Blague, énorme machine, espèce de chancre qui dévorait la Société, c'est elle qui était responsable de nos désastres.40

Cette conception de la bêtise humaine se reflète dans l'écriture maupassantienne. En ce qui concerne la politique, Maupassant semblait plutôt désillusionné. Ses chroniques le rappellent fréquemment, par exemple « L'art de gouverner » :

Qui n'a été frappé de ce phénomène que beaucoup de rois ont régné d'une façon suffisante, sans déshonneur, bien qu'ils fussent les plus médiocres des êtres ? C'est qu'ils avaient, dès le berceau, appris l'art de manier les peuples, et ils ne commettaient aucune de ces petites maladresses qui démonétisent un homme bien plus vite que les grosses sottises de la politique extérieure.

Un peu de cette science pratique ne nuirait point à nos grands hommes modernes, à nos meilleurs, à nos plus rusés ; et le voyage de M. Gambetta en Normandie vient d'en donner un exemple frappant.41

La vie de province est jugée tout aussi durement. Toutes les nouvelles se déroulant à la campagne donnent une image assez peu flatteuse de la vie de province : des nouvelles telles que « Duchoux », « L'aveugle », « Le baptême », et plusieurs autres, démontrent la paresse intellectuelle qui règne en province (cet aspect sera analysé dans le chapitre suivant). Quant à la vie factice parisienne, Maupassant ne l'aborde que très rarement en tant que sujet central. Il l'exprime quelques fois par le biais d'un narrateur avouant être las du bourdonnement de la vie parisienne (l'introduction du conte « Les bécasses » en est un bon exemple), mais il l'exprime clairement dans « Une aventure parisienne ». Dans ce conte, une jeune femme de province veut vivre une aventure différente de son quotidien et se rend à Paris. Elle y rencontre un écrivain qu'elle aime bien et le convainc de l'emmener toute

39

Mohrt, Les intellectuels devant la défaite, op. cit., p. 31 -38.

40 lbid, p. 36.

41

Maupassant, « L'art de gouverner », [en ligne], http://www.etudes-francaises.net/nefbase/maupas_chrons.htm, [consulté le 6 août 2010].

(20)

une journée pour une aventure. Cependant, au lendemain de son escapade, la femme est

plus que déçue :

Il se mit sur son séant : "Voyons, dit-il, à mon tour, j'ai quelque chose à vous demander." Elle ne répondit pas, il reprit : "Vous m'avez bigrement étonné depuis hier. Soyez franche, avouez-moi pourquoi vous avez fait tout ça, car je n'y comprends rien."

Elle se rapprocha doucement, rougissante comme une vierge. "J'ai voulu connaître... le... le vice... eh bien ... eh bien, ce n'est pas drôle."

Et elle se sauva, descendit l'escalier, se jeta dans la rue.

L'armée des balayeurs balayait. Ils balayaient les trottoirs, les pavés, poussant toutes les ordures au ruisseau. Du même mouvement régulier, d'un mouvement de faucheurs dans les prairies, ils repoussaient les boues en demi-cercle devant eux ; et, de rue en rue, elle les retrouvait comme des pantins montés, marchant automatiquement avec un ressort pareil. Et il lui semblait qu'en elle aussi on venait de balayer quelque chose, de pousser au ruisseau, à l'égout, ses rêves surexcités.

Elle rentra, essoufflée, glacée, gardant seulement dans sa tête la sensation de ce mouvement des balais nettoyant Paris au matin.

Et, dès qu'elle fut dans sa chambre, elle sanglota.42

Quant aux femmes, certes Maupassant semble les trouver toutes aussi bêtes que semble le

penser Flaubert. Pourtant, l'image que donne Maupassant de la femme est beaucoup plus

complexe que cela et très personnalisée. Ce sujet sera abordé au prochain chapitre.

Quoiqu'il en soit, les conceptions littéraires de Flaubert imprègnent fortement celles de

Maupassant. Le jeune auteur normand y met sa vision personnelle des choses, mais il y a

toujours cette présence du maître dans les idées, les thèmes et les théories exposées.

42

(21)

1.4 : Un pessimisme réaliste

Avant d'étudier plus en profondeur ses écrits journalistiques, une brève introduction sur le pessimisme de Maupassant s'impose. Comme expliqué précédemment, il existe un lien fort entre la défaite de 1870 et cette vague de pessimisme. Mariane Bury a retracé les origines de ce courant de pensée chez Maupassant. Contrairement à l'opinion populaire de plusieurs critiques qui ont mis l'accent sur une explication physiologique et biographique, le pessimisme de Maupassant ne serait pas lié à l'aggravation de la syphilis qui l'atteint dès ses jeunes années d'adulte. Celle-ci n'a certes pas contribué à un changement de point de vue, mais le pessimisme de Maupassant se fait ressentir bien avant que les premiers symptômes n'affectent fatalement l'auteur. Le fait est que dès l'écriture de ses premiers contes, « les éléments de sa vision du monde sont en place et ne varieront guère.4 » Mariane Bury donne trois raisons sur l'origine de ce pessimisme, autant d'ordre biographique (avec la séparation de ses parents et la mort de Flaubert, entre autres choses), sociohistorique (la guerre de 1870) que culturel (l'abandon de ses études par manque de moyens financiers). La mort de Flaubert y est pour beaucoup. Maupassant est dévasté par la perte de son maître et ami. Il écrit à Zola, en mai 1880 :

Je ne saurais vous dire combien je pense à Flaubert, il me hante et me poursuit. Sa pensée me revient sans cesse, j'entends sa voix, je retrouve ses gestes, je le vois à tout moment debout devant moi avec sa grande robe brune, et ses bras levés en parlant. C'est comme une solitude qui s'est faite autour de moi, le commencement des horribles séparations qui se continueront maintenant d'année en année, emportant tous les gens qu'on aime, en qui sont nos souvenirs, avec qui nous pouvions le mieux causer des choses intimes. Ces coups-là nous meurtrissent l'esprit et nous laissent une douleur permanente dans toutes nos pensées.44

Il ajoute, dans une lettre envoyée quelques jours plus tard à Caroline Commanville : « Je sens en ce moment d'une façon aiguë l'inutilité de vivre, la stérilité de tout effort, la hideuse monotonie des événements et des choses et cet isolement moral dans lequel nous vivons

43

Mariane Bury, « Maupassant pessimiste? », dans, Romantisme, 1988, n°61, p. 75. 44

Maupassant, « Lettre à Zola », [en ligne], http://maupassant.free.fr/corresp/cadre.php?ord=c&num=200, [consulté le 15 juillet 2010].

(22)

tous, mais dont je souffrais moins quand je pouvais causer avec lui [...]. » Ces deux seuls exemples illustrent le sentiment dans lequel le départ de Flaubert laisse le jeune écrivain. Cependant, la perte du cher maître n'est pas la seule cause à cette vision noire qu'exprime Maupassant. Mariane Bury y voit incontestablement un lien avec la guerre franco-prussienne abordée en début de chapitre : « Notons aussi que notre auteur a vingt ans en

1870 : son expérience de la guerre l'a suffisamment marqué pour qu'il lui témoigne une répulsion dont on trouve la trace dans des chroniques et des récits [.. .].4 6 »

La vision pessimiste de Maupassant ne lui est pas unique; elle est partagée par plusieurs auteurs, et sur l'ensemble du siècle : Musset, Flaubert et Baudelaire par exemple, sont touchés par « le mal du siècle ». Mais bien que Maupassant ait sa façon aigûe de rendre compte de ce qu'il voit et de ce qu'il pense, le pessimisme, le sentiment du vide de l'existence, est une vision propre à son temps. Son maître Flaubert a, d'ailleurs, eu une influence primordiale sur lui à ce propos. Plusieurs ouvrages existent déjà sur cette influence qu'a eu Flaubert sur son jeune protégé et nous en avons déjà rappelé les grandes lignes. À propos de Madame Bovary et du pessimisme de son auteur, Alain Vaillant affirme que « on ne peut qu'être frappé de constater que Flaubert, ayant rejeté hors du texte tout ce qui lui était étranger, ait pu cependant formuler avec une telle force son dégoût violent du monde où il était lui-même plongé et faire éprouver, de façon presque palpable et charnelle, les émotions et les sensations dont vibrent en effet ses romans, du moins sur le mode nostalgique.47 » Le pessimisme est donc un élément fort du texte de fiction comme le conçoit Flaubert dans la mesure où il concilie paradoxalement la poétique de l'impersonnalité et une vision profondément personnelle du monde. Il se tenait d'ailleurs à l'écart de toute vie sociale à l'époque de la guerre franco-prussienne. Selon les mots de Michel Mohrt, « [i]l méprisait tous ceux qui n'étaient ni écrivains ni artistes.48 » La littérature était donc son précieux refuge afin de « fuir la foule stupide49 ». Cette désillusion

Idem. 46

Bury, Maupassant pessimiste?, op. cit., p. 76.

47

Vaillant, Berttrand et Régnier, Histoire de la littérature française, op. cit., p. 370. Mohrt, Les intellectuels devant la défaite, op. cit., p. 32.

(23)

exprimée par Flaubert sera de toute évidence un des éléments contributoires à celle de

Maupassant.

Gérard Delaisement a résumé les grandes lignes de l'imaginaire pessimiste qui se

développe déjà avec le courant romantique : « excès d'individualisme, " mal du siècle ",

disparition des vrais refuges, société figée dans un monde vieillissant, incapacité d'agir,

l'homme - et Maupassant est de ceux-là - se sent égaré, incompris, frustré au plus profond

de lui-même, plus épris d'absolu et de tentations métaphysiques qu'à aucun moment de son

histoire.

50

» Selon lui, d'aussi loin que l'on puisse remonter dans le XIX

e

siècle, nous

pouvons voir des traces de ce mal de l'existence partout. Il règne une désillusion et un

sentiment d'échec. Tous les thèmes abordés, que ce soit dans les chroniques ou les

nouvelles de Maupassant, témoignent de cette croyance en la déchéance de la société.

L'étude de Marc Angenot, qui porte sur le discours social de l'année 1889, corrobore les

propos de Delaisement et dresse le portrait général d'une fin-de-siècle particulièrement

sombre :

La Révolution n'ayant rien fondé ou n'ayant fondé que l'instabilité partout procure une origine mythique aux visions de la déterritorialisation. Après un siècle de convulsions, de hontes et de malheurs, « après cent ans de calamités et de mensonges », nous en sommes là : haines et discordes publiques, alcoolisme, déficit, destruction de la famille par le divorce, croissance de la criminalité, presse dépravée, naturalisme en littérature, corruption des filles par l'école laïque, dégénérescence de la race par le surmenage : M. d'Héricault dans sa France révolutionnaire trace après d'autres le tableau cumulatif de l'œuvre de destruction entreprise en 1789 et qui semble devoir se poursuivre jusqu'à la ruine totale [...].51

L'écriture maupassantiennne reste, par contre, toujours fidèle à une réalité tangible. Un des

nombreux reproches que faisait Maupassant au romantisme était justement l'excès de

lyrisme et la « sentimentalité ronflante

52

». Il rejette toute forme d'excès et le romantisme,

pour lui, entre dans cette catégorie. Mariane Bury explique que « dans sa condamnation de

l'écriture romantique et dans sa conception d'une orientation nouvelle de la littérature

Gérard Delaisement, La modernité de Maupassant, Paris, Éditions Rive Droite, 1995, p. 96.

Marc Angenot, 1889 : État du discours social, Éditions Préambule, coll. L'univers des discours, Québec, 1989, p. 376.

(24)

"moderne", Maupassant s'inscrit dans la mouvance naturaliste et dans la tradition réaliste sur un point fondamental : refuser un lyrisme usé et idéaliste pour préconiser la quête du vrai. » Maupassant cherche à tout prix à se distinguer des écoles littéraires, particulièrement celles de l'excès, tout en acceptant par-ci par-là quelques points distincts de chacune qui correspond à sa propre conception de l'art. La théorie de l'impersonnalité expliquée plus tôt reflète bien cette envie de l'écrivain de se distinguer tout en gardant ses distances. On expose le « vrai », sans excès d'aucune sorte. Le regard de Maupassant devient ainsi la clé de son écriture : c'est de son point de vue qu'il expose et dépeint la réalité dont il est témoin. Et cette réalité est sans conteste décevante.

Après ce survol très rapide de la société contemporaine de Maupassant et de ses angoisses, ce qui se démarque, et qui se reflète dans ses écrits, est que tout semble directement lié à une impression de déchéance de la société. Maupassant n'a pas seulement un regard pessimiste, il a un regard on ne peut plus clair et transparent sur la société. On le verra, chez lui l'ambition réaliste va se mettre au service d'une représentation relativement dépassionnée du réel et le climat anxiogène de la fin-de-siècle devient un motif essentiel de la fiction. C'est une des raisons pour laquelle la guerre franco-prussienne est aussi présente chez Maupassant. Ce n'est certes pas la seule cause du pessimisme de Maupassant, mais elle contribue à accentuer ce sentiment de « mal rongeur », pour employer les mots de Delaisement. La société du XIXe siècle est en péril, et la terrible défaite de 1871 est sans aucun doute liée à ce climat social.

1.5 : La guerre dans les chroniques

C'est nécessairement à travers ses écrits journalistiques que les opinions de Maupassant se font le plus ressentir. Toute sa vision pessimiste, ainsi que son horreur de la guerre, y sont

(25)

exprimées très ouvertement. C'est une désillusion par rapport à sa patrie, mais plus globalement par rapport à l'humanité. Dans sa chronique « La guerre », Maupassant fait état de l'ébahissement qui s'empare de lui lorsqu'il pense aux conflits, qui ramènent la civilisation moderne à une sorte de barbarie primitive :

La France, nation occidentale et barbare, pousse à la guerre, la cherche, la désire.

Quand j'entends prononcer ce mot : la guerre, il me vient un effarement comme si on me parlait de sorcellerie, d'inquisition, d'une chose lointaine, finie, abominable, monstrueuse, contre nature.

Quand on parle d'anthropophages, nous sourions avec orgueil en proclamant notre supériorité sur ces sauvages. Quels sont les sauvages, les vrais sauvages ? Ceux qui se battent pour manger les vaincus ou ceux qui se battent pour tuer, rien que pour tuer ? Une ville chinoise nous fait envie : nous allons pour la prendre massacrer cinquante mille Chinois et faire égorger dix mille Français. Cette ville ne nous servira à rien. 11 n'y a là qu'une question d'honneur national. Donc l'honneur national (singulier honneur !) qui nous pousse à prendre une cité qui ne nous appartient pas, l'honneur national qui se trouve satisfait par le vol, par le vol d'une ville, le sera davantage encore par la mort de cinquante mille Chinois et de dix mille Français.

Et ceux qui vont périr là-bas sont des jeunes hommes qui pourraient travailler, produire,

54

être utiles.

Nous pouvons y voir clairement la pensée de Maupassant : toute forme de guerre est une absurdité, une monstruosité. Et tout cela, ajoute-t-il, pour « l'honneur national ». Le sarcasme est perceptible dans ses propos. Cela en dit long sur ce que pense Maupassant de l'esprit revanchard de son époque. Rien ne justifie la guerre, quelle que soit sa nature: tout cela est vain et inutile. Lorsqu'il est question de guerre, la nation française n'est pas, selon les propos de Maupassant, moins barbare que les sauvages dans les contrées lointaines. On cache le vol et le meurtre sous cette notion d'honneur, croyant peut-être qu'en changeant les termes, on changera la nature de l'action. Maupassant ne se laisse pas bercer d'illusions patriotiques.

Dans une autre chronique, intitulée « Zut! », sa pensée va dans le même sens. Il y exprime l'inutilité et l'absurdité de la guerre. Selon l'extrait précédent, les hommes peuvent être utiles à la nation en travaillant et en produisant. Les envoyer se faire tuer à la guerre n'a

54

(26)

rien de valorisant pour le développement de la France. Et les Français ont tendance à se lancer trop souvent et trop facilement dans la guerre :

Pas de guerre, pas de guerre, à moins qu'on ne nous attaque. Alors, nous saurons nous défendre. Travaillons, pensons, cherchons. La gloire du travail seule existe. La guerre est le fait des barbares. Le général Farre a supprimé les tambours dans l'armée ; supprimons-les aussi dans nos cœurs. Le tambour est une plaie de la France. Nous en battons à tout

55

propos.

Maupassant exprime ici une opinion qui sera très importante pour notre compréhension des nouvelles : « pas de guerre, à moins qu'on ne nous attaque. » Il faut donc comprendre que, pour Maupassant, la guerre est une monstruosité, certes. Cependant, s'il faut se défendre, c'est une tout autre question. Celui qui engage la guerre, qui déclenche la violence, est à condamner. Celui qui emploie la violence pour défendre son bien, sa patrie, semble être pardonnable aux yeux de Maupassant. Si la distinction n'est pas aussi franche dans les nouvelles, comme on le verra avec les analyses, il reste que Maupassant désapprouve la guerre, peu importe d'où elle provient. Pourtant, Maupassant a bel et bien fait partie de l'armée française et s'y était enrôlé rempli d'espoir. Il faut croire que l'expérience réelle de la guerre a vite fait déchanter l'auteur. William C. Owens, dans une étude sur la guerre de 1870 dans l'œuvre de Maupassant, explique :

[o]n doit se rappeler qu'à cette époque l'auteur était plein d'enthousiasme pour la guerre, étant assuré de la victoire pour la France. Après les échecs de l'armée française, lejeune homme perdit vite ses illusions sur la guerre et il commença à la regarder de façon plus objective. De ces expériences guerrières peut avoir suivi, en partie, cette façon si pessimiste avec laquelle il envisagea bientôt la vie. Sans doute les misères et les souffrances causées par l'invasion prussienne de la France, ont-elles laissé à Maupassant une haine indélébile pour la guerre.

Ainsi, l'opinion du chroniqueur se reflète de façon limpide dans ses chroniques. Cette violence exprimée par la guerre découle directement de la haine de l'auteur envers toute guerre, quelle qu'elle soit, comme il l'exprime si bien dans ses chroniques. Alors, que cette violence trouve une justification plus acceptable ou non, il reste que l'auteur exprime son horreur pour ce barbarisme, peu importe qu'il soit réalisé par des Prussiens ou des Français.

Maupassant, « Zut! », Chroniques tome 1, p. 176.

(27)

1.6 : La guerre dans les fictions

La défaite de la France marque de façon indélébile l'imaginaire social. Patriotisme,

chauvinisme, idéologie anti-prussienne et esprit revanchard caractérisent la France de

l'après 1870 et se font sentir jusqu'à la fin du siècle. Mais cette fierté de la patrie ébranlée

dans son orgueil cache une certaine peur face aux guerres possibles qui pourraient survenir

dans le futur. La germanophobie, selon Angenot, n'est qu'un élément d'une angoisse plus

large devant tout élément hostile venant de l'extérieur, comme le sont « les menaces et les

agressions étrangères, le surarmement européen, les risques de guerre. » Nous pourrions y

voir encore une résistance au changement, accentuée d'une inquiétude face à tout ce qui

vient de l'extérieur, qui envahit et qui déstabilise, tout comme l'a été la guerre de 1870. La

haine et la peur des Prussiens sont largement évoquées dans les fictions de Maupassant, qui

ne se contente pas seulement d'exprimer la guerre selon le point de vue des Français

envahis par les Prussiens et victimes de leur violence, mais qui dépeint aussi les soldats

prussiens comme déjeunes garçons naïfs et somme toute charmants.

Comme nous venons de le voir, Maupassant ne condamne pas un parti ou l'autre : il juge

l'acte guerrier en tant que tel. Par contre, même si l'absurdité de la guerre reste présente

dans ses contes, la vision de Maupassant sur les personnages français et prussiens ne

semble pas tout à fait de même nature. L'image des Prussiens que donne Maupassant

semble en général concorder avec la vision revancharde typique de l'époque. Par contre,

lorsque les Français réagissent contre la violence des Prussiens, dans certaines nouvelles, la

cruauté ne semble pas très différente. Les Français « envahis » manifestent une toute aussi

grande violence et parfois même une cruauté habituellement associée aux Prussiens. Ainsi

que l'exprime Mariane Bury, plusieurs nouvelles permettent de confirmer cette hypothèse :

« [q]u'elle ait marqué notre auteur et lui fait éprouver pour le fait militaire la plus radicale

répulsion apparaît clairement dans les nouvelles qui évoquent l'occupation prussienne. Il

(28)

ressort de ces récits l'impression d'un gigantesque massacre des innocents, quelle que soit

leur nationalité.

58

»

Tel est le cas de la nouvelle « L'horrible ». Cette histoire, en fait, en contient deux, où le

narrateur explique ce qu'est véritablement une situation horrible. Les deux anecdotes se

situent dans un contexte de guerre, la première faisant référence directement à la guerre de

1870. Elle met en scène un détachement de l'armée française épuisé, marchant dans le froid

depuis des jours. Un homme qui rôde près d'eux est fait prisonnier et amené devant

l'officier. Il est aussitôt présumé espion, faisant monter la tension parmi les soldats. Le

narrateur tente de savoir qui il est, mais n'obtient que de vagues réponses dans un jargon

incompréhensible. Avant même que l'officier puisse décider de son sort, le pauvre homme

est littéralement pulvérisé par les soldats :

Je n'avais point fini de parler qu'une poussée terrible me renversa, et je vis, en une seconde, l'homme saisi par les troupiers furieux, terrassé, frappé, traîné au bord de la route et jeté contre un arbre. II tomba presque mort déjà, dans la neige.

Et aussitôt on le fusilla. Les soldats tiraient sur lui, rechargeaient leurs armes, tiraient de 59

nouveau avec un acharnement de brutes.

Cette situation pourrait être analysée à partir des travaux de René Girard dans La violence

et le sacré. La thèse de Girard explique que le fondement de toute société repose

essentiellement sur un acte sacrificiel, celui-ci visant à réconcilier et réunir la communauté

autour de lois communes. C'est une sorte d'exutoire à la violence, car il faut, un jour ou

l'autre, que la tension au sein d'un groupe se relâche. Girard explique que « [l]a violence

longtemps comprimée finit toujours par se répandre aux alentours; malheur, dès lors, à

celui qui passe à sa portée.

60

» Dans « L'horrible », c'est exactement ce qui se passe. Les

soldats, depuis plusieurs jours poussés à bout, portant avec eux le stress de l'ennemi qui

n'est pas loin, mais qu'ils ne rencontrent jamais, doivent relâcher la tension, et l'homme

considéré comme un espion sera le bouc émissaire tout désigné. Mais comme bien souvent

58

Bury, La poétique de Maupassant, op. cit., p. 13. 59

Maupassant, « L'horrible », (II), p. 116.

(29)

dans ses nouvelles, Maupassant conclut son récit sur une chute qui montre toute l'ironie de

la situation : les soldats s'aperçoivent que le supposé espion est en fait une femme,

probablement à la recherche de son fils dont elle n'avait plus de nouvelles. Maupassant

expose ainsi les monstruosités de la guerre. Selon Louis Forestier, cette histoire, «[...] sous

couvert d'un retour aux contes de la guerre de 1870, est le développement d'un réquisitoire

contre la guerre tout court [...].

61

»

La deuxième anecdote de « L'horrible » est tout aussi violente et barbare. Évoquant des

faits réels, Maupassant y raconte comment des soldats, perdus dans le désert, en viennent à

s'entre-dévorer pour survivre :

L'homme vers qui marchait le soldat affamé ne s'enfuit pas, mais il s'aplatit par terre, il mit enjoué celui qui s'en venait. Quand il le crut à distance, il tira. L'autre ne fut point touché et il continua d'avancer puis, épaulant à son tour, il tua net son camarade.

Alors de tout l'horizon, les autres accoururent pour chercher leur part. Et celui qui avait tué, dépeçant le mort, le distribua.

Et ils s'espacèrent de nouveau, ces alliés irréconciliables, pour jusqu'au prochain meurtre qui les rapprocherait.

Pendant deux jours ils vécurent de cette chair humaine partagée. Puis la famine étant revenue, celui qui avait tué le premier tua de nouveau. Et de nouveau, comme un boucher, il coupa le cadavre et l'offrit à ses compagnons, en ne conservant que sa portion.62

« L'horrible » symbolise, par ces deux petites histoires, toute l'horreur qu'a Maupassant de

la guerre. Bien plus, elle expose aux yeux du lecteur l'opinion défaitiste que se fait l'auteur

de l'humain en général. Il s'agit certes de fiction, mais l'auteur y décrit des personnages au

caractère vraisemblable et non trop exagéré. Son opinion sur la cruauté et la violence de

l'être humain est claire : si vous placez un personnage dans une situation extrême, il est fort

probable qu'il agisse lui-même d'une manière « extrême ». La guerre, plus souvent

qu'autrement, pousse l'homme à ces actes désespérés.

Louis Forestier, Maupassant, contes et nouvelles, tome I, Paris, Éditions Gallimard, La Pléiade, 1979, p. 1349-1350.

62

(30)

Cependant, Maupassant n'est pas aussi impartial dans ses nouvelles qu'il le clame dans ses

chroniques. « L'horrible » semble être un cas d'exception où l'écrivain ne s'en tient qu'à

des faits pour démontrer l'absurdité de la guerre. Dans les autres contes et nouvelles sur le

sujet, son opinion n'est pas aussi généralisée : il penche souvent pour un parti ou pour

l'autre. Même s'il n'y a pas de jugement ou d'opinion clairement énoncés, il reste que les

contes de la guerre se divisent selon deux points de vue distincts. Il apparaît donc utile de

séparer les contes et nouvelles de ce thème selon deux catégories : tout d'abord, les

Prussiens envahisseurs; puis, les Français envahis. Ces deux thèmes, on le voit, forment un

double motif qui fait alterner les types de représentations de la violence.

1.7 : Les Prussiens envahisseurs

Lorsque Maupassant représente la guerre de 1870 dans ses contes et nouvelles et

particulièrement lorsque cette violence provient des Prussiens (par exemple « Deux amis »

et « Mademoiselle Fifi », qui seront principalement analysés dans cette partie), la brutalité

est toujours physique et froide, détachée. C'est-à-dire qu'aucune violence ou motif

psychologique n'intervient ; le seul contexte de la guerre et toute l'idéologie

anti-prussienne qui circule dans la société depuis la défaite justifient la violence physique

accomplie et la cruauté qui y sont souvent associées. Un préjugé récurrent sur la Prusse

-cruelle, violente - est ici perceptible. Maupassant, pour avoir lui-même participé à la

guerre, n'échappe pas au discours de son temps et de la vision du monde qui en résulte.

Une des nouvelles qui évoque bien cet aspect de la violence physique est « Deux amis ».

La froideur du commandant Prussien se remarque dès ses premières paroles :

Pour moi, vous êtes deux espions envoyés pour me guetter. Je vous prends et je vous fusille. Vous faisiez semblant de pêcher, afin de mieux dissimuler vos projets. Vous êtes tombés entre mes mains, tant pis pour vous; c'est la guerre. Mais vous êtes sortis par les

(31)

avant-postes, vous avez assurément un mot d'ordre pour rentrer. Donnez-moi ce mot d'ordre et je vous fais grâce.

Les deux amis refusent, se regardent tendrement, et sont fusillés. Le commandant, toujours de façon détachée, fait jeter les corps à l'eau : « Deux soldats prirent Morissot par la tête et par les jambes ; deux autres saisirent M. Sauvage de la même façon. Les corps, un instant balancés avec force, furent debout, dans le fleuve, les pierres entraînant les pieds d'abord.64 » Le commandant décide ensuite, en voyant les belles prises restées dans le filet, de manger les poissons des deux Français. Le seul contexte de la guerre, dans la nouvelle, semble justifier cette absence d'humanisme, mais y est aussi sous-entendue une critique de la cruauté des Prussiens. Le commandant décide d'en faire des ennemis, sachant très probablement que les deux amis ne représentent aucune réelle menace. Le Prussien ne justifiera en rien son acte, sinon par ces circonstances particulières de la guerre. Les quelques contes qui abordent le sujet des Prussiens sous cet angle mettent toujours en scène une violence physique sans justification, sans motivation particulière autre que la manifestation d'une sorte de cruauté naturelle. Ils sous-tendent par contre une affirmation idéologique : le Prussien-ennemi-cruel-de-la-France.

Le choix du vocabulaire décrivant la nature inscrit d'emblée le conte sous le sceau d'une menace qui plane sur les deux personnages français. Dès le début de l'histoire, lorsque Morissot se remémore ses anciennes parties de pêche avec M. Sauvage, Maupassant décrit le paysage comme suit : « vers la fin du jour, quand le ciel ensanglanté par le soleil couchant jetait dans l'eau des figures de nuages écartâtes, empourprait le fleuve entier, enflammait l'horizon, faisait rouges comme du feux les deux amis, et dorait les arbres roussit déjà [...]. » Le lieu où les deux amis se rencontrent laisse une impression apocalyptique ou, du moins, sanglante. Le rouge y est prédominant, transformant le lieu de pêche réconfortant en un environnement qui rappelle une tragédie, une terre de désolation et même de menace. Dès lors, tout le paysage semble annoncer une menace pour les deux personnages, particulièrement lorsque la nouvelle ouvre sur la description de l'occupation

Maupassant, « Deux amis », (1), p.736.

64 lbid., p. 738. 65 lbid., p. 733.

(32)

prussienne qui plane sur Paris : « ils les sentaient là depuis des mois, autour de Paris,

ruinant la France, pillant, massacrant, affamant, invisibles et tout-puissants.

66

» Les

Prussiens semblent détenir une force particulièrement destructrice, au même titre que le

paysage décrit plus tôt, étant associés à une certaines puissance divine. C'est surtout par les

descriptions de paysages et de nature que Maupassant, subtilement, fait ressentir la cruauté

des Prussiens, car il ne laisse à aucun moment les lecteurs pénétrer la pensée des

envahisseurs et ne donne ainsi aucun motif aux Prussiens pour justifier leur cruauté.

Maupassant réussit à faire transparaître la cruauté des Prussiens justement par le style

employé, associé au pessimisme. Louis Forestier affirme qu' « [i]ci, tout réside dans une

rigueur et une sécheresse du récit et de la construction; le dépouillement et l'économie des

moyens soulignent la cruauté.

67

» Maupassant ne laisse voir aucune émotion, d'un côté

comme de l'autre. Cette sobriété d'écriture ne montre que les actions des Prussiens : ils

agissent et c'est tout. On ne peut deviner de motifs réels, de raisons apparentes ou

d'excuses valables pour tuer deux hommes qui nous semblaient si sympathiques. Mariane

Bury, dans son étude sur le pessimisme de Maupassant, précise ceci :

Le pessimisme littéraire tel que le conçoit Maupassant évite donc le lyrisme, le sublime, toute forme d'amplification. [...]

Il n'est que de songer au texte bien connu, Deux amis [...]. Le sujet aurait pu faire l'objet d'un traitement optimiste qui aurait rendu l'aventure sublime et fait des personnages des héros. Or il n'en est rien : avant d'être héroïque ou quoi que ce soit d'autre, leur mort est inutile, bête, cruellement farcesque. Le texte refuse tout sublime, ou plus exactement le sublime est rejeté hors du texte.

Ainsi le refus des valeurs esthétiques liées à une conception optimiste du monde conduit Maupassant à rechercher l'efficacité dans l'expression du réel et donc à faire court. L'expérience existentielle de la désillusion ne saurait en effet souffrir des développements

,. 68

sans fin.

C'est donc l'utilisation d'un style dépourvu de splendeur et d'héroïsme, d'un style simple

associé à une vision pessimiste, qui fait toute la différence entre les deux catégories de

récits de guerre. On ne fait pas des Français des héros dans ce cas-ci, on ne justifie pas non

^ lbid., p. 734.

Forestier, Contes et nouvelles, op. cit., p. 1513. Bury, « Maupassant, pessimiste ? », op. cit., p. 81.

Références

Documents relatifs

Celles de moins de quatre lignes font partie du texte et sont placées entre guillemets dans le même caractère que le texte.. Celles qui font quatre lignes ou plus doivent être

Relie chaque vignette au nombre correspondant d’animaux dessinés dans les dessins situés

1 – Dans « Le sapin » : pourquoi le sapin est- il coupé et emmené ?. a) Il servira de mât pour

nöjd, glad det är inte snart ingen orsak till höger vara, bli. långsamt mycket, många

La mer calme s’étend, bleue et claire, jusqu’à l’horizon où elle se mêle au ciel, et l’escadre, ancrée au milieu du golfe, a l’air d’un troupeau de bêtes

On s’intéressera aussi cependant au niveau inférieur de la phrase, syntagmes ou lexèmes. L’association par simple juxtaposition peut en effet affecter différentes unités

Il s’agit d’une vision stigmatisée et violente donnée dans un récit de voyage dans lequel le narrateur nous raconte les aventures d’Auballe en Orient, un colon-voyageur

Et je regardais cela avec des yeux affolés; et je n'osais plus avancer, je n'osais plus faire un mouvement, sentant bien pourtant qu'il était là, mais qu'il m'échapperait encore,