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Maupassant et l'enfant

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Academic year: 2022

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Médecine

& enfance

« Celui qui ne lit pas n’aura vécu qu’une seule vie ». Umberto Eco

L ’enfant occupe une place parti- culièrement importante dans l’œuvre de Guy de Maupassant.

Dans ses contes et nouvelles, Maupas- sant aborde des sujets non seulement compliqués mais délicats, comme l’adoption, la filiation, la place des femmes, la complexité de la paternité.

Ces récits, marqués par le réalisme cru à la mode à l’époque de Zola et des frères Goncourt, observent la vraie vie, avec ses ambivalences et ses contradic- tions. Nous sommes loin de la tragédie, ici pas d’Iphigénie ou d’Astyanax dont le sort met en jeu le destin de la Grèce et des rois.

Chez Maupassant, les personnages sont souvent esquissés à la manière des im- pressionnistes, et ils passent des idées les plus généreuses aux pensées les plus sordides avec une insoutenable désin- volture ; c’est à nous d’aller plus loin au moment où la nouvelle s’achève, parfois en suspens.

Il est vrai qu’il traite souvent de la pater- nité, et c’est sans doute pourquoi il nous confronte à des histoires de fuites, de ruptures et de doutes dans un temps où l’on pensait que la femme n’était qu’un réceptacle de la semence masculine. Ce- pendant, l’esprit humain dans ses réac- tions viscérales ayant peu changé, un médecin des enfants d’aujourd’hui trou- ve, dans ces tranches de vie, des idées fortes et des sources de réflexion à la fois originales et fécondes pour son travail :

l’importance du sentiment d’apparte- nance pour l’enfant. Un enfant a besoin de faire partie d’une famille, d’un grou- pe, d’avoir une histoire, un passé, des sources. Le clinicien est effaré de voir qu’existent encore en France des insti- tutions qui recueillent les enfants dont l’organisation exclut cette nécessité im- périeuse. Nombre d’enfants de foyers ou de pouponnières nous sont amenés en consultation à l’occasion d’une crise ou d’un trouble dont l’inscription dans son contexte est ignorée, les profession-

nels qui les accompagnent ne connais- sant rien de leur histoire. Ces profes- sionnels nous demandent parfois des traitements, ce qui illustre l’expression de B. Golse : « une psychiatrie de l’ins- tant plutôt que de l’histoire » ;

la complexité de la notion d’intérêt de l’enfant. Chacun à sa façon se prétend connaisseur de l’intérêt de l’enfant ;

la cruauté du monde face aux enfants sans parents, celle des enfants entre eux, celle des adultes pour qui l’enfant est parfois un instrument ou une gêne ;

la difficulté pour définir à quoi sert un père tout en montrant à quel point c’est important d’en avoir un ;

le fait que le handicap d’un enfant est une pathologie « vie entière ».

Bien sûr, le mariage gay n’existait pas mais le divorce était fréquent (un maria- ge sur trois à Paris). Les droits des en- fants naturels existaient, l’instruction des filles aussi. Tout cela faisait de la France un pays en avance. Néanmoins, la mora- le chrétienne de l’Ancien Régime, les droits des pères, l’exclusion réprobatrice des enfants adultérins marquent ces nouvelles, tout comme dans notre mon- de d’aujourd’hui, où, malgré une moder- nité affichée, des préjugés demeurent, dont les enfants sont les premiers té- moins et les premières victimes.

L’histoire d’un enfant sans père (Le Pa- pa de Simon)[1]montre la vulnérabilité des enfants à qui il manque un (ou deux) parent(s), l’ostracisme, les mo- queries, l’exclusion et la force que les enfants tirent du sentiment d’apparte- nance : « Comment t’appelles-tu, toi ? Il répondit : Simon. Simon quoi ? reprit l’autre. L’enfant répéta tout confus : Si- mon. Le gars lui cria : On s’appelle Si- mon quelque chose… C’est pas un nom ça… Simon ». C’est ainsi que les jeunes enfants, bien qu’ils sachent que leurs parents d’accueil ne sont pas leur vraie famille, ont le besoin de les appeler pa- pa et maman devant les camarades d’école ou la maîtresse (et quelquefois très fort devant leur mère biologique venue en visite…).

Mais le sentiment d’appartenance doit

Maupassant et l’enfant

M. Boublil,centre d’action médico-sociale précoce (CAMSP) de Grasse

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être réciproque. Dans Le Petit,un hom- me perd sa femme adorée car elle meurt en couches. L’homme se met à chérir exagérément leur fils unique, au point d’entrer en conflit avec sa servante, qui, un jour, quand l’enfant a neuf ans, hors d’elle, lui révèle que l’enfant n’est pas son fils mais celui de son meilleur ami.

Le soir même de la nouvelle, cet homme se suicide, laissant l’enfant à son père biologique. Pour certains hommes, leur honneur, leur virilité sont liés à la conception de l’enfant, et il est compli- qué pour eux, voire dramatique, de dé- couvrir que leur enfant n’est pas leur enfant biologique. Il n’y a pas de statis- tiques, mais les demandes par des cir- cuits illégaux de recherche de paternité semblent ne pas être exceptionnelles.

Pour beaucoup d’hommes (c’est moins vrai pour les femmes), le fait que l’en- fant soit ou non biologique compte dans l’éclosion et la permanence du senti- ment paternel. Face à un enfant biolo- gique, beaucoup de pères, notamment à l’adolescence, n’ont pas de problème de légitimité pour cadrer l’enfant, si besoin avec force, alors que face à un enfant adopté l’agressivité indispensable dans ces moments-là est mal assumée, d’où l’adolescence difficile de certains en- fants adoptés.

Dans L’Enfant,c’est une autre situation autour de la reconnaissance de l’enfant qui est décrite. Le jour de son mariage, un « viveur » est appelé au chevet de sa maîtresse ; elle meurt à son arrivée en lui laissant leur bébé sur les bras (au sens propre). L’homme apporte l’enfant à sa femme légitime, qui immédiate- ment l’adopte. On voit la force d’attrait des bébés et l’importance de l’instant magique de la rencontre, qui peut mar- quer toute la vie dans un sens positif ou négatif. Dans Le Baptême, un curé, oncle d’un bébé de deux mois, est bou- leversé, lui qui n’aura jamais d’enfant, par la dimension magique et pour lui sacrée du bébé. S’étant extrait de la fête paysanne grossière d’après baptême, il est retrouvé priant en extase au pied du berceau. Ici aussi, la fascination particu- lière qu’exercent les petits bébés est dé- crite avec justesse.

L’anthropologue Françoise Héritier, ré- cemment disparue, écrivait que la contraception avait été la grande révo- lution de l’humanité, stoppant la domi- nation masculine à l’œuvre depuis la préhistoire. On voit chez Maupassant combien les femmes de l’époque ne peuvent qu’être soumises à l’homme en raison des grossesses.

Dans Le Père, un homme abandonne une jeune femme alors qu’elle est en- ceinte. Dix ans plus tard, vieillissant et solitaire, il tente de devenir le père de cet enfant, mais celui-ci a été élevé par un homme qui a épousé sa mère et l’a adopté. Le père adoptif, à la demande du père biologique, met en présence ce père qui a fui et son fils, afin qu’il com- prenne de lui-même qu’il n’est qu’un gé- niteur inconnu, l’échec cuisant de ce pè- re tardif démontrant la prééminence des liens du cœur sur les liens du sang.

Cette nouvelle aurait beaucoup à ap- prendre aux professionnels qui doivent mettre en place la loi du 14 mars 2016 sur la protection de l’enfance : pour l’enfant, le parent est le parent qui l’adopte et qui l’élève. La mise en avant des liens du sang fait échouer ou retar- de nombre de projets d’adoption. Ces liens ont en France une grande place dans la réflexion de certains travailleurs sociaux, sans doute pour des raisons historiques, religieuses et de mentalité.

Nombre de services sociaux de pays plus jeunes ou plus pragmatiques ont adopté d’autres positions, pour donner rapidement un statut à l’enfant délaissé et permettre qu’il ait une famille.

Parmi ces nouvelles, Aux Champs, dé- diée à Octave Mirbeau, a été rendue cé- lèbre par une adaptation télévisée. Elle met en scène deux familles paysannes pauvres. L’une refuse de vendre contre une rente un de ses nombreux jeunes garçons à un couple riche mais stérile, tandis que l’autre accepte, sous l’œil ré- probateur de tout le hameau. Vingt et un ans plus tard, le beau jeune homme bien élevé qui vient revoir ses parents biologiques devient source de jalousie pour ceux qui sont restés, certes avec leurs parents mais dans la misère et le dénuement. Dépité de voir quel aurait

pu être son avenir glorieux s’il avait été adopté par une famille riche, l’enfant que ses parents ont refusé de vendre le leur reproche violemment. Cette nou- velle, cruelle pour les bons sentiments, démontre que l’enfant peut avoir une idée de son intérêt qui n’est pas celle de ses géniteurs. Une mère qui ne peut s’occuper de son enfant commet un acte d’amour quand, afin que l’enfant puisse être adopté, elle prend une décision d’abandon au lieu de le laisser à l’avenir très incertain d’un placement. Elle est souvent mal jugée par ceux dont les sentiments personnels submergent le professionnalisme.

Il y a des nouvelles plus complexes, comme L’Abandonné, où deux vieux amants veulent retrouver l’enfant qu’ils ont eu et qu’ils ont placé. Quand ils dé- couvrent ce dernier, marié, avec enfants et devenu un rustre qui ne correspond en rien à l’idée qu’ils se faisaient de leur enfant idéal, ils fuient sans se dévoiler.

Une autre histoire du même type (Du- choux) montre la fuite d’un père qui, n’ayant pas élevé son enfant, se retrou- ve face à un étranger à son milieu, à son éducation, à ses valeurs. Pour qu’il y ait attachement et sentiment de famille, il faut une correspondance d’ordre social (vêtements, langage, éducation, mode de vie…). Ces deux nouvelles éclairent la notion d’éducation et de mimétisme : on veut des enfants comme soi, de la même manière que Papageno, dans La Flûte enchantée,réclame une femme qui soit « faite comme lui ».

Quand un enfant pupille est confié « en vue d’adoption » à une famille, une chose frappe les membres du conseil de famille lors de la deuxième ren- contre six mois plus tard, c’est la res- semblance de l’enfant avec l’un ou les deux parents. Au-delà de la coupe de cheveux et des vêtements, marqués par le milieu, il y a un mimétisme réci- proque qui fait que l’on fait sien un en- fant à travers mille détails, jusqu’à l’odeur de la peau lavée aux mêmes sa- vons ou exhalant un parfum puisé dans un environnement commun.

A l’époque de Maupassant, comme au- jourd’hui, le sort des enfants en situation Médecine

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« irrégulière », j’entends par là « sans pa- rents fonctionnels », est intenable. C’est leur vulnérabilité qui est l’élément le plus difficile à vivre. Nous avons fait des progrès immenses dans la protection de l’enfance, mais la vulnérabilité persiste, et les enfants sont encore soumis au bon vouloir des adultes, qui agissent sur le destin de l’enfant selon leurs représenta- tions. Quand l’enfant n’a pas de parents, c’est une administration (c’est-à-dire une dizaine de personnes) qui joue ce rôle, d’où la difficulté à construire un projet cohérent pour un enfant. Les conflits de personnes ou de services, une certaine inertie, un manque de créativi- té malgré une bonne volonté peuvent malheureusement souvent constituer une maltraitance institutionnelle (le manque de personnel, de moyens et de valorisation est un obstacle au progrès social dans ce domaine).

Dans L’Orphelin, une femme seule marquée par la vie adopte un jeune garçon dont la mère est morte. Elle vit un grand bonheur de mère tant que l’enfant est petit, mais elle se met à avoir une peur panique de l’enfant de- venu adolescent, au point de vouloir le fuir en déménageant. C’est à ce mo- ment qu’elle est assassinée. Le fils est soupçonné, mais sa culpabilité ne peut être prouvée. Il devient un homme charmant et sociable, est élu maire de son village. Cette nouvelle, moins connue et moins travaillée montre le désarroi de nombre de mères seules avec un garçon adopté quand il n’y a pas de père fonctionnel. C’est le même

sentiment d’étrangeté, où se mêle la crainte de la violence et du sexe sans l’interdit œdipien. C’est un cas de figu- re fréquemment rencontré en pédo- psychiatrie.

Dans La Petite Roque,une enfant « en train de devenir femme » est violée par le maire du village, qui, la voyant se bai- gner nue dans un ruisseau, a été pris d’une pulsion sauvage. Cette nouvelle censée montrer les failles de la justice en province expose le mécanisme de certains actes pédophiles commis par des personnes sans antécédents qui, prises par leur « viande » (André Green), se sentent autorisées à passer à l’acte.

Les pédopsychiatres ont tendance à pro- téger à l’excès leurs enfants, car ils sa- vent ce que peut être le pulsionnel chez l’adulte, la vulnérabilité des enfants, la confusion des langues[2]; ils savent aus- si que les enfants ne dénoncent presque jamais les abus au moment où ils sont commis (ils ne le font que beaucoup plus tard), en raison de la conscience qu’ils ont des bouleversements que cela créerait dans la famille (des histoires de l’actualité récente le montrent).

Une nouvelle (Berthe) décrit la vie d’une enfant handicapée bien plus exac- tement que le DSM5. Un médecin ob- serve son retard, la dysharmonie de son développement (son corps va bien alors que son langage et son raisonnement sont en retard). Il recherche une surdi- té, évalue ses capacités à travers des pe- tits tests dans la vie courante. Il essaie de la faire progresser en la motivant et s’aperçoit de ses limites, donc du carac-

tère « fixé » de son retard. Les parents mettent du temps à s’en rendre compte et espèrent un déclic causé par un évé- nement. Ils pensent alors au mariage et à la maternité, et lui choisissent un ma- ri. Celui-ci se révèle être un homme qui va profiter de sa faiblesse et la ruiner, la battre, la tromper. La jeune fille va se déprimer, avoir des obsessions et l’his- toire va mal finir. Maupassant ici nous raconte l’au-delà du handicap et ses conséquences dans la vie. Pour nous, cette histoire illustre l’importance du travail avec les familles et les orga- nismes sociaux pour protéger les en- fants puis les adultes vulnérables. Le handicap est une pathologie sociale

« vie entière ».

Maupassant dans ses nouvelles décrit des tranches de vie, et c’est à nous d’imaginer ou non une suite et une mo- rale. Chacune de ses histoires d’enfants nous rappelle des cas que nous avons connus dans notre pratique, des his- toires qui nous marquent parfois beau- coup plus que la clinique pédiatrique par leur dimension humaine. La cli- nique mais aussi la réflexion éthique sont au centre de notre pratique. Les sciences humaines mais aussi la littéra- ture peuvent éclairer la difficulté d’exercice de notre art. 첸

L’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêts.

Références

[1] Le Papa de Simon,ainsi que toutes les autres nouvelles de Maupassant citées sont parues chez Gallimard : Contes et Nou- velles,tomes I et II, La Pléiade, Paris, 1974 et 1979.

[2] FERENCZY S. : Confusion de langue entre les adultes et l’en- fant,Petite Bibliothèque Payot, Paris, 2016.

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