"GÈNES SAUTEURS" ET CONCEPTIONS DES CHERCHEURS
SUR LA GÉNÉTIQUE ET SUR L'ÉVOLUTION
Amaria AOUAR
L.I.R.D.I.M.S., Université Claude Bernard Lyon
MOTS-CLÉS:PLASTICITÉ DU GÉNOME - TRANSPOSITION DIDACTIQUE
RÉSUMÉ:Tout se complique par rapportàce qu'avait affirmé Jacques Monod quantà la stabilité des gènes. Barbara McClintock démontre l'existence des "gènes sauteurs" ou éléments mobiles capables de restructurer le génome et qui remettent en cause l'idée que son organisation était rigouresement stable. De nombreuses mutations spontanées sont dues à l'insertion d'éléments mobiles auraient un rôle significatif dans l'évolution et la spéciation. Comment les traités scientifiques abordent-ils tous ces nouveaux aspects du génome?
SUMMARY : Ali become complicated relatively to affirmation of Jacques Monod about the stability of genes. Barbara McClintock demonstrated existentiality of "jumping-genes" or mobile elements to restructurate the genum and contestated the idea that his organisation were rigouresely stable. The mobile elements can engender very important genetical variation, which can be implied in the mechanisIlls of evolution and speciation. How scientific books approach these new aspects ofthe genome'Î
1. INTRODUCTION
L'enseignement du concept de gène et génome est un des problèmes essentiels dans l'enseignement de la génétique. Nous persistonsà enseigner comme règle générale le modèle de Jacques Monod, d'après lequel les gènes sont des unités rangées en séquence linéaire, bien fixées et stables."Et tout ce qui est vrai pour une bactérie l'est aussi pour un éléphant".Or tout ce qui est vrai pour une bactérie ne l'est pas pour un éléphant. Le modèle de Monod, qui a été dominant, est remis en question dès les premiers résultats d'analyses des gènes de mammifères et des eucaryotes en général :
- l'infomlation génétiq ue est morcelée sur les chromosomes des eucaryotes, les gènes sont éclatés en "segments" discontinus (exons et introns),
- les gènes sautent d'un lieuàl'autre sur le chromosome et même d'un chromosome à l'autre. D'une part, il n'y a plus de règle générale de colinéarité entre la séquence des gènes et des protéines. D'autre part, à l'idée d'une stabilité immuable de génome se substitue (désormais) celle d'une étonnante mobilité des gènes. Tout se complique par rapportàce qu'avait affirmé en 1965 Monod. Le concept de plasticité et de mobilité du génome n'est enseigné qu'à partir de la licence et de la maitrise en biologie moléculaire et cellulaire, ainsi qu'en maitrise de virologie, où cette partie est traitée dans un programme plus large, celui de la dynamique du génome. La plasticité du génome est en revanche évoquée voire même développée dans les traités scientifiques destinés aux étudiants de la le et la 2e années universitaires. Nous avons analysé 21 traités scientifiques (voir liste), en catégorisant les thèmes abordés et en analysant l'origine de ces informations.
2. DÉFINITION DES GÈNES SAUTEURS ET DE LEUR RÔLE
Les "gènes sauteurs" sont aussi connus sous le nom d'éléments transposables, transposons, éléments mobiles ou encore éléments de contrôle. Ces éléments sont des fragments d'ADN doués de capacité de transposition. Ils peuvent changer de position dans le génome des organismes en s'insérant àd'autres sites du chromosome ou d'un chromosome différent. La découverte de ces éléments chez le maïs par Barbara MacClinotck en 1950 a été un fait spectaculaire dans le monde des généticiens. Ces éléments ont été retrouvés dans différents matériels biologiques: bactéries (Shapiro, 1983), levures (Boeke, 1983), drosophiles (Bregliano, 1983), souris (Kuff et al., 1983), plantes (Nevers, 1986) et même chez les mammifères voire chez l'homme (Paulson, 1987 ; Deka, 1988). C'est en 1950 que la généticienne Barbara MacClintock démontre l'existence de nouveaux systèmes génétiques capables de structurer le patrimoine hériditaire et qui remettent en cause"l'idée que son organisalion érait rigouresement sfable". Un concept solidement implanté et ancré pour de nombreuses années chez les généticiens. Les travaux de MacClintock publiés dans les années 1950 ne rencontrent q'un faible intérêt chez les généticiens et biologistes moléculaires. La portée de ces travaux n'a été vraiment comprise et appréciée que lorsque des études ultérieures (15 à 20 ans plus tard) réalisées sur des systèmes bactériens (beaucoup plus simples) ont établi l'existence physique de ces séquences d'insertion et de transposons en tant que fragments séparés d'A.D.N. Et ont montré
que la transposition était assurée par un mécanisme différent des processus de recombinaisons déjà connus (transduction, transformation, conjugaison). Pour sa découverte des "gènes sauteurs", Barbara MacClintock n'a reçu le prix Nobel qu'en 1983,àl'âge de 8lans.
La présence des éléments transposables rend compte d'une plasticité du génome. Cette instabilité du matériel génétique entraine un renouvellement de nos concepts sur le fonctionnement et la régulation du génome (Biémont et Aouar, 1986 ; Biémont, 1987). De plus les "gènes sauteurs peuvent engendrer des variations génétiques importantes"(Brégliano, 1980 et 1983 ; Ish-Horowicz, 1982; Levis, 1984). De nombreuses mutations spontannées sont dues à des insertions d'éléments transposables (Bender, 1983 ; Rubin, 1983 ; Brégliano, 1983 ; Levis, 1984, Girasimova, 1984). On estime le taux de ces mutationsàl'ordre de 10-2àlQ-3 par génome et par génération, ce qui est énorme, nettement supérieur aux taux de mutations classiques (de 10-9
à
10-12).Àpartir de l'observation d'explosions de transpositions, certains auteurs pensent et suggèrent que ces dernières, en induisant des mutations multiples, peuvent donner naissanceàdes phénotypes nouveaux (Nevers Saedler, 1977 ; Thompson et Woodruff, 1981 ; Ginsburg, 1984; Charlesworth et Langley, 1986). Ces éléments transposables peuvent avoir un rôle significatif dans l'évolution et la spéciation (Rose et Doolitlle, 1983; Brookfield, 1986). Les éléments transposables sont de plus en plus intégrés dans les concepts de la génétique des populations (Langley, 1983 ; Chao, 1983 ; Ananiev, 1984 ; Belyaeva, 1984; Mackay, 1985 ; Biémont , 1985; Brookfield, 1986; Biémont et Aouar, 1987).3. ANALYSE DE LA TRANSPOSITION DIDACTIQUE
PRIMAIRES AUX TRAITÉS SCIENTIFIQUE
DES PUBLICATIONS
3.1 Le savoir des traités scientifiques concernant la plasticité du génome
Nous avons répertorié dans les 21 traités scientifiques une liste de 24 thèmes, afin de comparer le savoir évoqué par les traités (un savoir de référence pour les étudiants et pour les enseignants) par rapport au savoir savant (articles primaires dans des revues scientifiques très spécialisées). Nous avons regroupé la liste des traités et celle des thèmes abordés dans un tableau de contingence.Àpartir de ce dernier nous avons effectué un classement de rangs et une diagonalisation des données (Fig. 1).La lecture de la Figure 1 montre que certains thèmes abordés sont cités par la majorité des traités. D'autre part il y a 8 traités qui citent plus de la moitié des thèmes abordés et10autres qui n'en citent qu'un faible nombre. Ceux qui citent un nombre important de thèmes abordés sont les traités les plus spécialisés, et les plus techniques. Les autres traitent plus de généralités. Ilest cependantà souligner que la notion de la stabilité du génome est maintenue dans 2 traités (3 et 4).
1 Publications 34 1/ Primaires Traités
21
Figure 2: explication dans le texte
PUBLICATIONS PRIMAIRES 1 - Cell
2 - Ann. Rev. Genet 3· Ann. Rev. Microblol. 4· Ann. Rev. Blochem 5 -Int. Rev. Cytol 6 - Science
7· ed. Shapiro Academie Press
8 -CR. Acad. Sei. Paris 9 - Proc. Nat. Acad. Sci.USA 10- J. Moi. Biol.
11 - Chromosoma 12 - Shapiro revue: Cold
Spring Harbor Symp. quant. Biol. 13 - Nucl. Acids. Res.
14· Nature
15· Genome evolution 16 - Mol. Cei. Biol.
17 -Philos. trans Roy Soc Lond B 312 18 - Genetlcs
19· Keller Fransisco Fredman 20 - Mol. Gent Gent
21-EMBOJ 22 - Vibrioss. pp. Bacterlol 23· Gene 24· Biochemistry 25 - J. Bacteriol 26 - J. Biol. Chem. 27· Am. Nat. 28 - Virology 29· Mol. Biol. Evo!. 30 - Trends genet 31· Sei. Am. 32 - Eur. J. Biochem
33· American Society for Mlcroblology 34 - La Recherche ":~: molS 9 1 1 61
.I!llOO
>6 3·5 1·2 0 424
Thèmes abordes mOlS Traités11
21Figure 1 : explication dans le texte
LISTE DES THEM ES ABORDÉS
1· Résistance aux Antibiotiques, mercure 2· Maladies
3· Mutations
4· Adaptation et séiection
5· Diversité génétique et variabilité génétique 6· Évolution et spéciation
7· Inversion, Activation, inactivation des gènes 8· Aberration chromosomique, délétion,
transiocation, cassures génétiques 9· Déterminisme génétique, phénotypes,
gènes fonctionnels
10· Mécanisme de transposition, régulation 11 • Remise en cause du modèle de J. Monod 12· Insertion, excision, déplacement, sauts,
prolifération, dispersion 13 - Analogie avec ies rétrovirus 14 - Systématique, classification 15 - Réarrangements chromosomiques recombinaisons 16 - Dynamique du génome 17 - Historique 18· Définition 19· Procaryotes 20· Eucaryotes 21 - Structure 22· Ingénierie génétique 23 - ADN égoïste - parasite - intron 24· Notion de stabilité du génome
LISTE DES TRAITÉS
1 - Gonick : 1983. Guide illustré de la génétique 2 - La génétique pour débutants. 1985 3 - Rossigol : 1992. La génétique 4e 4 - Ouve: 1987. La cellule guidée 5 - Gallien: 2- la génétique
6 - Gros: 1986. Les secrets des génes 7 - Geneves : 1988, Aide mémoire
de la biologie moléculaire 8 - Unts : 1 991. Génétique
9 - Vangansen : 1992 L'homme et ses génes 10 - Vangansen : 1994. Biologie générale 11 - Berg & Singer: 1993. Comprendre
et maîtriser les génes
12 - Scrive : 1990. Biologie et génétique 13 - Kourilsky : 1 9B7. Les artisans de l'hérédité 14 - Bousquet: 1992. Génétique
15 - Wills : 1991. La sagesse des génes
16 - Bernard et al : 1993. "Des caractères aux gènes" 17 - Dillon: 1987. The gene its structures,
functions and evolution
18 - Watson et al: 1987. Molecular Biology of the gene 19 - Lewin: 1992. Gènes: spécial étudiants
20 - Alberts et al : 1989. Molecular Biologie of the cell
21 - Darnell et al : 1988. La cellule: Biologie moléculaire
3.2 les sources du savoir des traités scientifiques
Nous avons regroupé la liste des traités et celle des publications dans un tableau de contingence. Puis nous avons effectué un classement de rangs et une diagonalisation des données (Fig.2). La moitié des traités analysés se réfèrentàdes articles primaires. Ces traités sont les plus spécialisés: il n'y a ni rupture, ni transformation par rapport aux références primaires etàleur contenu, sauf dans le traité
15où l'auteur produit une argumentation personnelle, tout en conservant le cœur des concepts. Les autres traités ne citent pas leurs références et n'abordent que des généralités quantàla plasticité.
4. CONCLUSION
Ces résultats montrent qu'il n'y a pas de transfoIlllation des concepts (gènes sauteurs ou plastisité du génome) lors de leur transmission àpartir des articles primaires vers les traités scientifiques universitaires. Le cœur du concept de la plasticité du génome est conservé. Mais tous les traités n'ont pas la même qualité et la notion de stabilité du génome est même maintenue dans deux d'entre eux. Alors que la mise en évidence de la plasticité du génome, entre autres par "gènes sauteurs", est l'une des plus grandes surprises qu'ait réservée la génétique durant ces dernières décennies, la question reste ouverte sur le fait que ce contenu n'est pas enseigné ni au Secondaire ni enD.E.U.G. Alors que la découverte des "gènes sauteurs"est antérieure (1950)au modèle de Monod(1965),qui, lui, est abondamment enseigné. Nos prochaines recherches vont porter notamment sur ce paradoxe.
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