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Primitivité et subjectivité chez Sören Kierkegaard : étude sur la logique d'un discours philosophique

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Primitivité et subjectivité chez Søren Kierkegaard

Étude sur la logique d’un discours philosophique

Mémoire

Maxime Valcourt-Blouin

Maîtrise en philosophie

Maître ès arts (M. A.)

Québec, Canada

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Primitivité et subjectivité chez Søren Kierkegaard

Étude sur la logique d’un discours philosophique

Mémoire

Maxime Valcourt-Blouin

Sous la direction de :

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iii

Résumé

Le présent travail aborde l’œuvre de Kierkegaard sous l’angle de deux notions qui y sont présentes, la primitivité et la subjectivité. Pour ce faire, une analyse de l’imagination et de la passion, de leurs diverses fonctions et de leurs rapports mutuels s’avère nécessaire dans la mesure où la primitivité et la subjectivité sont reliées dans le corpus kierkegaardien à ces deux facultés humaines. Prenant pour point d’appui notre analyse de ces deux notions, nous chercherons à rendre compte de leur présence dans trois facettes complémentaires de la création philosophique de Kierkegaard : sa conception des stades de l’existence, sa théorie de la communication et la mise en œuvre de cette théorie dans ses écrits. Puisque la primitivité et la subjectivité sont « possibilités de l’esprit », qu’elles rendent possible l’existence spirituelle, notre travail se veut donc une analyse du discours kierkegaardien dans sa manière de comprendre l’être humain comme un être à la fois cognitif et affectif, ces deux dimensions de l’être humain étant cruciaux pour comprendre comment celui-ci atteint l’existence humaine et chrétienne authentiques.

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iv

Abstract

The present work addresses Kierkegaard’s oeuvre from the angle of two notions present in it, primitivity and subjectivity. To do so, an analysis of imagination and passion, of their various functions and of their mutual relations proves itself necessary to the extent that primitivity and subjectivity are linked in the kierkegaardian corpus to these two human faculties. Taking as fulcrum our analysis of these two notions, we shall seek to give an account of their presence in three complementary facets of Kierkegaard’s philosophical creation : his conception of the stages of existence, his theory of communication and the application of this theory in his writings. Since primitivity and subjectivity are “possibilities of spirit”, since they make spiritual existence possible, our work seeks to be an analysis of the kierkegaardian discourse in its way of understanding humans as both cognitive and affective, these two dimensions of humans being crucial for understanding how they access authentic human and Christian existence.

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Table des matières

Résumé ... iii

Abstract ... iv

Table des matières ... v

Remerciements ... vii

Introduction ... 1

Chapitre I Analyse des concepts de primitivité et de subjectivité ... 6

Section 1 La primitivité ... 6

La primitivité dans « La maladie à la mort » ... 6

La primitivité et l’existence humaine authentique ... 8

Primitivité et christianisme ... 15

En bref ... 18

Section 2 La subjectivité ... 18

Analyse des affirmations kierkegaardiennes sur la subjectivité ... 20

Passion et intérêt chez Kierkegaard ... 24

L’amour comme fondement de la vie spirituelle ... 30

Subjectivité et vérité ... 33

Subjectivité et primitivité ... 34

Chapitre 2 L’interaction entre primitivité et subjectivité dans le devenir de l’individu ... 36

Section 1 Esprit et liberté ... 36

L’esprit dans l’œuvre de Kierkegaard ... 36

La « transition », actualisation de la liberté individuelle ... 42

Section 2 La place de l’imagination et de la passion dans la théorie des stades de l’existence ... 51

Le passage du stade esthétique au stade éthique... 51

Le passage du stade éthique à la religiosité « A » ... 57

Le passage de la religiosité « A » à la religiosité « B » ... 73

Remarques ... 85

Chapitre 3 La communication existentielle de Kierkegaard et le « devenir esprit » ... 87

Section 1 Kierkegaard et la communication de pouvoir ... 88

La communication kierkegaardienne, communication indirecte ... 88

La conception kierkegaardienne de la communication de pouvoir ... 92

La critique du poétique et la notion de « situation » ... 99

Section 2 Communication indirecte, situation, et expression artistique ... 107

L’art littéraire ... 108 L’art visuel ... 112 L’art musical... 114 L’art dramatique ... 118 En bref ... 123 Conclusion ... 125 Bibliographie ... 130 Textes de Kierkegaard ... 130 Sources secondaires ... 132

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vi

«

Je n’ai naturellement pas l’intention de maintenir en un tourbillon continuel,

de mélanger comme dans un kaléidoscope les différentes idées sans prévoir en

son lieu le développement successif, précis et détaillé de chacune d’elles ; je

me propose simplement d’imprégner si possible chaque passage des propos

tenus ailleurs afin de créer constamment, s’il se peut, leur simultanéité

présente. »

–SØREN KIERKEGAARD, La dialectique de la communication éthique et

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vii

Remerciements

À mes parents, à qui je dois tant et sans qui ce mémoire n’aurait jamais été

possible.

À M. Thomas De Koninck, pour son aide et son soutien indéfectibles tout au

long de mes études.

À M. Jon Stewart, pour son ouverture et la confiance qu’il m’a témoignées en

rendant publics les résultats de mes études.

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1

Introduction

Dans les études philosophiques, lorsqu’il est question d’analyser un auteur, il est toujours essentiel de savoir par où commencer. Cela est d’autant plus vrai dans le cas d’un auteur comme Kierkegaard ; la taille, immense, de son œuvre a de quoi dérouter. À cela s’ajoute le caractère protéiforme et ambigu de cette production qui fut la sienne : son recours constant à des procédés tels que la pseudonymie et l’ironie contribuent à distinguer son œuvre de celle de bien d’autres philosophes. De plus, la dimension « existentielle » couramment associée à son message brouille elle aussi les cartes ; comment rendre compte de cette volonté exprimée à plusieurs reprises de vouloir transformer la vie de son lecteur en le rendant « attentif au religieux1 »?

Par ces quelques remarques se pose d’emblée à nous le problème non seulement de l’interprétation correcte de Kierkegaard, mais aussi de la justification d’une interprétation philosophique de sa pensée. D’une part, la question se pose de savoir comment rendre compte de ces différentes dimensions spécifiques du discours kierkegaardien au sein d’une interprétation philosophique de son œuvre d’une manière qui ne dénature pas celle-ci ou n’interprète pas mal certains de ses aspects fondamentaux. D’autre part, il s’avère nécessaire de déterminer dans quelle mesure l’approche kierkegaardienne de la philosophie et du discours philosophique représente un intérêt philosophique qui lui est propre, un intérêt qui ne se limite pas à la seule appropriation religieuse d’une communication « édifiante ».

Devant ces interrogations, le présent travail se donne pour but de montrer quelle est la spécificité du discours kierkegaardien en l’analysant dans sa logique interne ainsi que dans certains de ses modes d’expression spécifiques. Nous chercherons à présenter en quoi ce discours représente un intérêt pour la philosophie tout en gardant ouverte la voie vers une appropriation subjective du discours même de Kierkegaard.

Concrètement, dans la mesure où nous prenons pour point de départ l’idée que l’œuvre de Kierkegaard se présente elle-même comme une entreprise visant à conduire

1 Voir à ce sujet Søren KIERKEGAARD, Point de vue explicatif de mon œuvre d’écrivain, trad. Paul-Henri Tisseau et Else-Marie Jacquet-Tisseau, dans Point de vue explicatif de mon oeuvre d'écrivain. Deux petits

traités éthico-religieux. La maladie à la mort. Six discours 1848-1849, Paris, Éditions de l’Orante (coll.

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chaque individu au « devenir chrétien »2, trois éléments devront être pris en compte et mis

en relation les uns avec les autres pour pouvoir bien saisir la logique de ce discours : (1) la compréhension du « devenir chrétien » qui émane de ce discours, (2) la compréhension de la communication que présente ce discours comme moyen de mener à ce devenir et (3) la forme de ce discours lui-même, telle qu’elle se donne à voir dans les écrits de Kierkegaard eux-mêmes.

Cependant, faire une analyse de l’œuvre de Kierkegaard d’après ce triple point de vue pourrait aisément nous conduire vers une entreprise d’une taille colossale, vers une vision synoptique de l’ensemble de cet œuvre. Plutôt que de viser l’exhaustivité, nous chercherons plutôt, afin de parvenir à nos fins, de partir d’un fil conducteur où ces divers éléments de la pensée de Kierkegaard viennent se rejoindre. Sur ce point, nous avons choisi la thématique du « devenir esprit » puisque la notion « d’esprit » est une notion à l’intersection de la dimension plus proprement « anthropologique » de l’œuvre de Kierkegaard (telle qu’elle se trouve exposée notamment dans La maladie à la mort) et de sa fameuse « théorie des stades », où le stade final est la « religiosité B », la foi chrétienne. En résumé, l’esprit, de fait, dans l’œuvre de Kierkegaard, correspond d’abord au « moi3 »,

mais il correspond encore et surtout au « moi » élevé à son plus haut degré d’achèvement, le « moi » qui, en se rapportant à lui-même et en voulant être lui-même, « devient transparent et se fonde en la puissance qui l’a posé4 ». Or, La maladie à la mort dit à ce

propos que « la foi consiste en ce que le moi, étant lui-même et voulant l’être, devient transparent et se fonde en Dieu.5 » Par cette conception de l’esprit entendu comme « moi »

se réalisant devant Dieu, nous rejoignons ainsi la thématique existentielle du « devenir chrétien » qui caractérise les œuvres de Kierkegaard, et ce d’une façon qui nous permet de mieux suivre la logique de ce devenir. Par là même, il nous sera plus facile par la suite de voir comment sont conçus et employés, au sein même de cette œuvre, les moyens de communication nécessaires pour effectuer concrètement ce devenir. En d’autres termes, elle

2 Il sera davantage question de cette prétention et des textes de Kierkegaard venant appuyer cette interprétation dans le troisième chapitre de ce mémoire.

3 Søren KIERKEGAARD, La maladie à la mort, trad. Paul-Henri Tisseau et Else-Marie Jacquet-Tisseau, dans Point de vue explicatif de mon oeuvre d'écrivain. Deux petits traités éthico-religieux. La maladie à la

mort. Six discours 1848-1849, Paris, Éditions de l’Orante (coll. Œuvres complètes de Søren Kierkegaard ; t.

16), 1971, p. 171.

4 S. KIERKEGAARD, La maladie…, p. 172 5 S. KIERKEGAARD, La maladie…, p. 238.

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nous permet d’étudier au sein d’une même problématique à la fois comment Kierkegaard présente le « devenir esprit », comment il conçoit le type de communication susceptible de conduire au « devenir esprit » et comment son œuvre accomplit le « devenir esprit ». Par notre point de départ, il nous sera par conséquent possible de faire mieux ressortir la logique interne du discours kierkegaardien et ainsi en montrer la spécificité et la pertinence. Ceci dit, une telle détermination de notre sujet demeure incomplète, car il y a plusieurs angles par lesquels nous pourrions choisir de présenter le « devenir esprit ». Ce pourrait être par exemple par la perspective du désespoir, par le rapport à l’autre ou bien par l’analyse de divers personnages dans l’œuvre de Kierkegaard. À ce sujet, deux passages tirés du Journal de Kierkegaard viennent nous guider : ils ont pour particularité d’être les seuls dans lesquels Kierkegaard discute de ce qu’il appelle les « possibilités de l’esprit »6.

Ces deux passages proposent chacun une réalité différente comme étant essentielle à l’avènement plénier du « moi » : l’un parle de la primitivité et l’autre de la subjectivité. Voici ces passages :

Primitivity (Primitivitet)

Every human being is by nature intended for primitivity, since primitivity is the possibility of ‘‘spirit’’ – God, who has done it, knows this best.

All worldly, temporal, secular cleverness is a murdering of one’s primitivity ; Christianity means to follow one’s primitivity.

Murder your primitivity and materially you will get on very well in the world, perhaps even make a hit – but the eternal rejects you. Follow your primitivity, and you will be wrecked in the temporal, but the eternal accepts you.7

The human race

Real men are not being born these days ; just as a certain kind of grain or a certain kind of fruit can be said to have the same name but be a completely different kind, so what is born these days is really not men. As far as spirit is concerned, the men nowadays are as unusable as sewing needles without eyes.

6 Il est vrai qu’un troisième passage du journal de Kierkegard parle des « possibilités de l’esprit »; cependant, ce passage semble renvoyer plus généralement à l’être humain en général comme d’un être susceptible de devenir esprit. Voir Søren KIERKEGAARD, Søren Kierkegaard, Journals and Papers, [en ligne]. http://crkn.nlx.com/xtf/view?docId=kierkegaard_j/kierkegaard_j.00.xml;chunk.id=div.kierk_j.pmpreface.1;to c.depth=2;toc.id=div.kierk_j.pmpreface.1;hit.rank=0;brand=default, trad. Howard V. Hong et Edna H. Hong, Charlottesville (Virginia), InteLex corporation, 1995, (site consulté le 17 avril 2016), n. 2980. Nous renverrons dans ce travail au numéro du passage du journal indiqué dans ce répertoire.

À noter que cette traduction du journal de Kierkegaard a été privilégiée sur d’autres traductions françaises ou anglaises en raison de son ampleur, parce qu’elle couvrait l’ensemble de la vie de Kierkegaard, parce que son édition en ligne rendait l’ouvrage aisément accessible et parce que son index cliquable permettait un repérage aisé et rapide de l’information pertinente pour la recherche par thèmes.

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Men are not being born, for they are without subjectivity. It is subjectivity which determines the relation to spirit, or it is the possibility of spirit. Subjectivity, the I, which ceaselessly reminds and arouses the I, the I which applies everything to itself, the I which on viewing the glorious or on hearing about it promptly applies it personally: How does it stand with you ; are you striving in this way etc., the I that is the sleeplessness which defines the ethical.

But nowadays are born men without subjectivity, like knives without handles, arrows without tips. Millions are living solely occupied with the finite goals of this life. And those who ought to be the superior ones – well, they are the very ones I am thinking of when I say that men today are just as unusable for spirit as eyeless sewing needles are for sewing.8

Ces deux extraits ont la particularité de faire de la primitivité et de la subjectivité des notions essentielles pour comprendre le « devenir esprit » de l’individu. Bien entendu, on pourrait remettre en question une méthode qui se base sur des preuves textuelles si ténues ; il est vrai entre autres que la question demeure ouverte quant à savoir si d’autres réalités que celles exposées ci-dessus pourraient être considérées comme des « possibilités de l’esprit » sans que Kierkegaard n’en ait fait mention dans son journal ; pourtant, ces quelques indications n’en méritent pas moins selon nous un examen approfondi. Elles ne sont pas en elles-mêmes des preuves concluantes, mais elles nous servent en quelque sorte « d’indices » à suivre pour mieux comprendre l’œuvre de Kierkegaard, des pistes pour mieux saisir la structure interne de son œuvre en analysant ce qui selon lui rend possible l’avènement de l’« esprit » en l’individu.

Étudier la primitivité et la subjectivité semble d’autant plus justifié que ces deux notions sont indissociables de l’imagination et de la passion, comme les sections suivantes de ce travail chercheront à le montrer. Or, le rapport de ces deux éléments au devenir de l’individu a déjà été considéré comme essentiel chez Kierkegaard dans les travaux antérieurs de certains interprètes de sa pensée tels que Peder Jothen. Ce dernier a d’ailleurs récemment mis l’imagination et la passion en rapport direct avec la question du devenir de l’individu chez Kierkegaard en faisant d’elles des facteurs essentiels pour mouvoir la volonté dans le choix. Il dit à ce propos que « to become a true being, a self must properly relate one’s imagination, will, and passion to the Christian truth of being amidst a diversity of cultural contexts.9 » Analyser ce que la perspective de la primitivité et de la subjectivité

peut venir ajouter à de telles analyses ne saurait donc être sans fruit. Cette analyse nous

8 S. KIERKEGAARD, Søren Kierkegaard, Journals…, n. 3587.

9 Peder JOTHEN, Kierkegaard, Aesthetics, and Selfhood : the Art of Subjectivity, Farnham (Surrey), Ashgate (coll. Ashgate Studies in Theology, Imagination, and the Arts), [2014], p. 168.

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conduira en somme à comprendre deux facteurs dynamiques essentiels dans le processus d’auto-réalisation du « moi ».

Ceci dit, reste la question du rapport que nous entretiendrons dans le cadre de ce travail avec certains éléments propres du discours de Kierkegaard susceptibles de venir complexifier notre interprétation, en particulier ses pseudonymes. À propos de ces derniers, deux positions semblent être couramment adoptées par les interprètes : soit celle d’attribuer plus ou moins directement leurs positions à Kierkegaard, soit celle de les séparer radicalement les uns des autres d’une manière qui remet en question l’unité de son œuvre. Notre posture face à ces positions sera quant à nous mitoyenne : tout en nous efforçant de respecter les différences entre les pseudonymes et de respecter leur dimension de « personnages », nous serons également à l’affût des points de rencontre qui existent entre eux ainsi que ceux qu’il peut y avoir entre ceux-ci et les textes signés de la main de Kierkegaard. Ainsi, dans la mesure où les points de vue différents proposés par l’œuvre de Kierkegaard semblent converger, nous chercherons à voir dans quelle mesure ce qu’apportent certains pseudonymes vient compléter (et non pas seulement contredire) ce que d’autres proposent. Notre approche sera ainsi un peu comme celle du spectateur d’une pièce de théâtre, chaque personnage représentant un point de vue qui lui est propre sans que cette multiplicité de points de vue n’enlève de sens global à la pièce.

Afin de mieux parvenir à analyser la primitivité et la subjectivité de manière à mieux comprendre le discours de Kierkegaard sur le « devenir esprit », nous articulerons ce mémoire en trois temps. D’abord, nous analyserons les notions de primitivité et de subjectivité en elles-mêmes, afin de faire ressortir en quoi elles consistent et quel est leur rôle au sein de l’œuvre de Kierkegaard. Par la suite, nous prendrons appui sur le travail ainsi accompli pour aborder la conception kierkegaardienne de l’esprit et celle du passage à la foi afin de les mettre en rapport avec la fameuse théorie des « stades de l’existence » ; cela nous permettra de mieux faire ressortir en quoi primitivité et subjectivité sont « possibilités de l’esprit ». Enfin, nous aborderons la question du « devenir esprit » à partir de la thématique de la communication chez Kierkegaard, afin de mieux saisir la spécificité de son discours et comment il s’articule.

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Chapitre I Analyse des concepts de primitivité et de subjectivité

Section 1 La primitivité

Abordant ainsi notre sujet, il faut d’abord considérer la nature propre du premier concept présenté par Kierkegaard comme une « possibilité de l’esprit », la primitivité. Bien qu’il en soit fait mention à certaines occasions dans la littérature secondaire, ce concept n’a encore jusqu’à date joui d’aucune analyse détaillée à notre connaissance ; nos analyses à ce propos seront par conséquent essentiellement tirées de Kierkegaard lui-même. À partir des indications laissées par Kierkegaard à travers son œuvre, nous chercherons à montrer qu’il est possible de reconstituer de manière cohérente ce concept et de lui assigner une place précise dans la conceptualité kierkegaardienne10.

La primitivité dans « La maladie à la mort »

À ce propos, on peut constater que si l’un des textes de Kierkegaard où la primitivité est la plus mentionnée est La dialectique de la communication éthique et

éthico-religieuse, le texte le plus essentiel pour interpréter en profondeur la nature et le rôle de ce

concept est probablement La maladie à la mort. La primitivité s’y trouve mentionnée dans la section portant sur le « désespoir de la finitude », au terme d’une progression où plusieurs concepts se trouvent co-impliqués et reliés les uns aux autres. Dans ce texte, le pseudonyme de Kierkegaard « Anti-Climacus » dit que « désespérer du fini, c’est manquer d’infini », puis ajoute que « le manque d’infini, c’est le désespoir ou l’on est limité, borné, au seul point de vue moral, bien entendu. » Puis, ayant dit cela, il déclare que « le désespoir où l’on est ainsi borné consiste à manquer de primitivité ou à s’en être dépouillé, à s’être spirituellement châtré.11 » Ces affirmations, interprétées ensemble, appellent deux

observations. D’une part, elles redisent la même chose que le passage du journal de Kierkegaard cité dans notre introduction, soit que la primitivité est « possibilité de l’esprit » : celui qui s’en est dépouillé s’est en effet « spirituellement châtré ». D’autre part, ce passage relie directement le manque de primitivité au manque d’infini, vu que

10 Nous avons rédigé sur cette notion un article pour la collection des « Kierkegaard Research : Sources, Reception and Resources ». Voir à ce sujet « Primitivity », dans Steven M. EMMANUEL, William McDONALD et Jon STEWART [dir.], Kierkegaard’s Concepts : tome V : Objectivity to Sacrifice, Farnham (Surrey), Ashgate (coll. Kierkegaard Research : Sources, Reception and Resources ; 15), 2015, p. 135-140). Les développements qui suivent viennent pour l’essentiel reprendre et développer les réflexions qu’on retrouve dans cet article.

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Climacus emploie le même terme qualifiant le désespoir du fini, soit ici être « borné », pour désigner le manque d’infini et le manque de primitivité. Cette seconde constatation implique logiquement qu’il est possible d’aller chercher dans les passages de La maladie à

la mort où il est question du mode par lequel l’infini se donne à l’être humain (soit la

section précédente consacrée au désespoir de l’infini) des éclaircissements à propos de la primitivité.

Or, selon la section de La maladie à la mort consacrée au désespoir de l’infini, la présence de l’infini en l’être humain est indissociable de l’activité de l’imagination. Anti-Climacus y dit en effet : « l’imagination est la réflexion qui donne à l’infini12 ». Manquer

de primitivité ne saurait donc se dissocier d’une défaillance au plan imaginatif. Cette interprétation est corroborée par certains parallèles qui se trouvent présents dans La

maladie à la mort. Dans le passage sur le désespoir de l’infini en effet, il est dit que « la

part de sentiment, de connaissance, de volonté que possède un homme dépend en fin de compte de la part d’imagination qu’il détient, c’est-à-dire de la façon dont celle-ci se réfléchit ; bref, de l’imagination13 » et que « l’intensité de ce médium est la possibilité

d’intensité du moi.14 » Ces deux passages rejoignent ceux portant sur le manque de

primitivité : on présente dans ceux-ci une image selon laquelle « tout homme est en effet organisé comme un moi et il est destiné à devenir un moi ; et sans doute, tout moi présente comme tel des arêtes ; mais il s’agit simplement de là qu’il suffit de le tailler, de le polir, et non de l’évider ou de l’émousser15 ». Cette image montre bien que le « moi » de l’être

humain, en perdant sa primitivité, s’étiole. Plus loin, où l’individu vivant le désespoir du fini est décrit : « ici, point d’atermoiements, point de difficultés avec le moi et le souci de son infini ; notre homme est poli comme un galet et il circule comme une monnaie de bon aloi.16 » Ainsi, on peut dire que ce texte, sans définir directement la notion de primitivité,

indique comment il faut entendre ce concept.

Cependant, la question demeure de savoir quel rapport entretient la primitivité avec l’imagination. Se confond-elle simplement avec elle? Ou bien est-elle une certaine aptitude

12 S. KIERKEGAARD, La maladie…, p. 188. 13 S. KIERKEGAARD, La maladie…, p. 188. 14 S. KIERKEGAARD, La maladie…, p. 188. 15 S. KIERKEGAARD, La maladie…, p. 190-1. 16 S. KIERKEGAARD, La maladie…, p. 191.

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à exercer cette faculté? De ces deux possibilités, c’est la dernière qui paraît la plus probable, et ce pour plusieurs raisons. D’abord, Anti-Climacus affirme que c’est « la façon dont celle-ci [=l’imagination] se réfléchit17 » qui importe pour ce qui relève du

développement du moi ; ce passage de La maladie à la mort indique que ce n’est pas tant la simple présence de l’imagination en l’être humain que son « intensité » qui est nécessaire pour le « moi ». D’ailleurs, l’imagination, en tant que telle, est une faculté qui peut non seulement conduire à devenir esprit mais aussi détourner de l’esprit. Elle peut même conduire au désespoir si on lui laisse libre cours et si on ne la fait pas travailler au devenir authentique du « moi »18 ; nous ne saurions donc faire purement et simplement d’elle une

« possibilité de l’esprit ». Enfin, si on quitte le texte de La maladie à la mort, on peut remarquer que Kierkegaard parle dans un fragment de son journal de « the strenuousness of primitivity19 », ce qui semble impliquer que la primitivité n’est pas uniquement quelque

chose de statique comme une faculté humaine donnée une fois pour toutes, mais quelque chose qui s’exerce et qui implique un effort, quelque chose qui ressemble davantage à une aptitude qui s’acquiert ou se perd. Cependant, il est nécessaire de dépasser le domaine des réflexions que peut fournir La maladie à la mort pour avoir un aperçu plus global du portrait que l’œuvre de Kierkegaard propose de ce concept.

La primitivité et l’existence humaine authentique

Sur ce point, il s’impose d’abord de considérer l’influence possible qu’a pu avoir sur Kierkegaard celui que d’aucuns désignent comme une figure déterminante dans le devenir intellectuel de celui-ci, Poul Martin Møller20. Ce dernier a, avant Kierkegaard,

présenté dans ses écrits des réflexions concernant la primitivité, lesquelles se trouvent résumées dans The Isolated Self de K. Brian Söderquist. Selon ce dernier

Møller is of the opinion that the finite and infinite aspects of a self must be brought into an equilibrium, that the limitations of finite existence in space and time must be harmonized with an inner striving to transcend the phenomenal world. Møller often frames it as a struggle to allow the expression of a « primitive personality », understood as one’s unique, native

17 S. KIERKEGAARD, La maladie…, p. 188.

18 Voir S. KIERKEGAARD, La maladie…, p. 188-90.

19 S. KIERKEGAARD, Søren Kierkegaard, Journals…, n. 2907.

20 Voir à ce sujet Finn Gredal JENSEN, « Poul Martin Møller : Kierkegaard and the Confidant of Socrates », dans Jon STEWART [dir.], Kierkegaard and his Danish Contemporaries : tome I : Philosophy, Politics and

Social Theory, Farnham (Surrey), Ashgate (coll. Kierkegaard Research : Sources, Reception and

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inclinations and proclivities, as well as a personality formed through the help of human culture. An unhealthy imbalance arises when either side of the dialectic is ignored.21

Ces réflexions rappellent grandement celles d’Anti-Climacus sur le fini et l’infini dans La

maladie à la mort, dans la mesure où pour lui aussi le moi est une « synthèse consciente

d’infini et de fini qui se rapporte à elle-même22 » et qui se réalise par l’établissement en lui

d’un rapport correct à l’infini et au fini. Cependant, Söderquist fait remarquer que « one of the imbalances Møller observes, then, results from ignoring one’s spontaneous inner

life.23 » Møller aurait de fait combattu un processus par lequel le développement de la

personnalité se trouve faussé en raison d’un étouffement progressif des réactions émotionnelles originaires de l’individu. Cet « étouffement » était selon lui causé par des expériences poétiques artificielles, analogues à celles prônées à son époque par certains mouvements esthétiques24. Cette aliénation coupait selon Møller l’individu de lui-même et

du monde extérieur ; « not only does Møller think that the poet buries genuine feeling beneath artificial moods, he holds that the ironic poet also cuts himself off from an openness to the concrete relationships in the outside world.25 » Cette critique de Møller

nous intéresse car elle est, selon l’avis de Söderquist, reprise par Kierkegaard dans sa thèse

Le concept d’ironie constamment rapportée à Socrate. Dans cet ouvrage antérieur à

l’ensemble de la production pseudonyme de Kierkegaard, on retrouve de fait des affirmations qui, sans mentionner explicitement la primitivité, paraissent s’inspirer directement de Møller : « one of the problems with the romantic attempt to create the self, says Kierkegaard, is that the individual loses touch with « that which is original in him, his

an sich. » Kierkegaard here presents the most fundamental anthropological concept of his

entire authorship : the concept of an original, primitive self that must be consciously appropriated if one is to become a self.26 » Ainsi, il serait permis de supposer qu’il existe

une continuité entre la conception de la primitivité chez Møller et celle qu’on retrouve chez Kierkegaard, surtout en considérant que Møller employait déjà la même terminologie. Cette

21 K. Brian SÖDERQUIST, The Isolated Self : Truth and Untruth in Søren Kierkegaard’s On the Concept of Irony, Copenhagen, Museum Tusculanum Press, Søren Kierkegaard Research Centre, University of Copenhagen (coll. Danish Golden Age studies ; v. 1), 2013, p. 148.

22 S. KIERKEGAARD, La maladie…, p. 187. 23 K. B. SÖDERQUIST, The Isolated Self…, p. 148. 24 Voir K. B. SÖDERQUIST, The Isolated Self…, p. 150. 25 K. B. SÖDERQUIST, The Isolated Self…, p. 153-4. 26 K. B. SÖDERQUIST, The Isolated Self…, p. 158.

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continuité nous autoriserait par là à penser que la notion de « primitivité » renvoie chez Kierkegaard à une problématique qui a pu irriguer l’ensemble de son œuvre d’écrivain, et qui pourrait être décrite comme la question de l’expérience et du développement authentiques de notre vie intérieure. Une telle lecture nous autoriserait à donner ainsi raison à un interprète comme C. Stephen Evans, pour qui le terme de primitivité « would be better captured by the contemporary term ‘‘authenticity’’27 ». Cette compréhension de la

primitivité a le bénéfice d’intégrer tout en la poussant plus loin l’interprétation de cette notion proposée par des interprètes comme Julia Watkin28 ou Gregor Malantschuk selon

laquelle elle serait essentiellement « l’aptitude originelle et saine à recevoir une impression sans se laisser influencer par « autrui » ou par les idées reçues29 » ; elle permet de mieux

entrevoir le lien que celle-ci entretient avec le devenir de la personne qu’elle vient conditionner et rendre possible.

À ce propos, certains passages de l’œuvre de Kierkegaard viennent témoigner de l’importance capitale de la primitivité pour le devenir individuel. Parmi eux, il y a d’abord et avant tout les diverses occasions où Kierkegaard oppose la primitivité à l’attitude qu’il appelle « singer les autres » (« aping the others » dans les traductions anglaises).

Men are perfectible. They can be influenced to do one thing as well as another, to fast as well as to live in worldly enjoyment – the most important thing is that they are just like the others, that they ape each other, do not stand alone.

But God wants neither one nor the other ; what he wants is primitivity. Yet this is the effort we shrink from most of all, whereas we relish everything called aping.30

« Singer » ici consiste à ne pas agir en fonction de notre primitivité mais en fonction des autres, à mouler notre conduite ainsi que nos manières de penser et de ressentir sur les autres au lieu de nous développer en fonction de ce qu’on est soi-même. Le texte de La

maladie à la mort présente d’ailleurs lui aussi la perte de la primitivité comme une cause de

conformisme :

27 C. Stephen EVANS, Kierkegaard on Faith and the Self : Collected Essays, Waco (Texas), Baylor University Press (coll. Provost Series), 2006, p. 236.

28 Voir Julia WATKIN, « Primitivity », dans Julia WATKIN, Historical Dictionary of Kierkegaard’s

Philosophy, Lanham (Maryland), Scarecrow Press (coll. Historical Dictionaries of Religions, Philosophies,

and Movements ; no. 33), 2001, p. 206.

29 Gregor MALANTSCHUCK, « Primitivité (caractère originel) », dans Index terminologique : principaux

concepts de Kierkegaard, trad. Else-Marie Jacquet-Tisseau, Paris, Éditions de l’Orante (coll. Œuvres

complètes de Søren Kierkegaard ; t. 20), 1986, p. 124.

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Mais tandis qu’une sorte de désespoir s’égare dans l’infini et s’y perd, une autre laisse pour ainsi dire escroquer son moi par « les autres ». À force de voir la foule autour de lui, de s’agiter fiévreusement en toutes sortes d’affaires de ce monde, de s’efforcer de comprendre comment les choses se passent, pareil homme finit par s’oublier lui-même ; il ne se rappelle plus le nom d’homme qu’il a devant Dieu ; il n’ose pas se faire confiance à lui-même, il trouve trop risqué d’être lui-même et beaucoup plus facile et plus sûr d’être comme tout le monde, de devenir une contrefaçon, un numéro, un élément de la foule.31

La conception de Møller que Söderquist décrit semble donc appliquée dans l’œuvre de Kierkegaard à une problématique plus large que celle des courants de pensée et d’esthétique propres à sa période historique. La primitivité devient ici un enjeu qui caractérise l’opposition entre l’attitude de l’individu voulant vivre authentiquement et le conformisme de la société dans laquelle il vit.

Cependant, la question se pose de savoir en quoi consiste la vie proprement primitive? Comme le montre Le livre sur Adler la vie authentiquement primitive est notamment d’ordre affectif ; dans ce texte, il est affirmé que « l’éros est l’amour naissant qui en sa primitivité est la naissance même de l’éros. Celui-ci n’a pas de réalité objective, mais l’obtient [sic] seulement chaque fois qu’un homme éprouve une passion ; il n’a de réalité que dans l’amant ; non seulement il n’est de fait que pour lui : il n’est de fait qu’en lui.32 » Ce que le sujet éprouve sur le plan émotif ne saurait donc être pleinement réel s’il

n’est pas éprouvé primitivement. Mais ce n’est pas tout : la vie de l’individu doit être vécue primitivement au plan intellectuel aussi, ses pensées doivent être les siennes au lieu d’être empruntées passivement à d’autres. Seule l’existence humaine « which relates itself by primitively taking possession of them, by examining, by modifying, by producing new33 »

est réellement signifiante. Le devenir intégral de l’être humain est donc très nettement déterminé par la primitivité ; la question se pose dans l’œuvre de Kierkegaard quant à savoir si une vie dépourvue de primitivité est vraiment humaine, comme le montre ce passage de son Journal : « One does not become an author nowadays through his primitivity but – by reading. One becomes a human being by aping the others. One does not

31 S. KIERKEGAARD, La maladie…, p. 191.

32 Søren KIERKEGAARD, Le livre sur Adler, trad. Else-Marie Jacquet-Tisseau, Paris, Éditions de l’Orante (coll. Œuvres complètes de Søren Kierkegaard ; t. 12), 1983, p. 203.

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know by himself that he is a human being but through an inference : he is like the others – therefore he is a human being. Only God knows whether any one of us is that!34 »

Ceci dit, dans la mesure où la primitivité tend à caractériser non seulement notre rapport à notre vécu intérieur mais aussi au monde extérieur (et en particulier aux êtres humains qui nous entourent), celle-ci tend à avoir une certaine dimension sociale ainsi qu’une certaine histoire. C’est pourquoi, dans La dialectique de la communication éthique

et éthico-religieuse, Kierkegaard tend à vouloir caractériser ce qu’il appelle « l’improbité

de l’époque moderne35 » comme un manque de primitivité et à en déterminer les diverses

causes. Parmi ces causes, il identifie entre autres la « méthode historicisante » de Hegel, qui « supprima purement et simplement toute primitivité et ne fait proprement qu’« arranger » » par sa manière de mettre l’emphase sur l’histoire des générations humaines au détriment de la vie individuelle. Cette tendance hégélienne le conduit à déplorer que « des adolescents, presque des enfants savent combien toute chose est illusoire, quel néant recèle la condition humaine et combien il importe, avant tout, de se cramponner à la génération, de suivre les exigences du temps, pourtant perpétuellement fluctuantes.36 » Cependant, cette méthode hégélienne n’est pas la seule à être pointée du

doigt ; on trouve même dans ce texte un portrait du processus par lequel s’est graduellement développée dans le monde du savoir en occident une confusion croissante qui a contribué de plus en plus à l’abolition de la primitivité. Selon ce portrait, d’abord, le passage du latin à une pluralité d’idiomes aurait contribué à accroître la confusion à l’intérieur du monde savant en multipliant tant le travail de l’individu pour s’approprier les pensées des autres (puisqu’il doit désormais employer beaucoup de son temps à apprendre de nombreuses langues qu’il ne maîtrisera jamais autant que sa langue maternelle37) que les

efforts qu’il doit accomplir pour comprendre les diverses nuances que les textes rédigés dans ces langues cherchent à transmettre. Puis, les revues scientifiques, ainsi que la presse, à force de se développer en s’appuyant sur le monde du savoir et de rechercher de plus en

34 S. KIERKEGAARD, Søren Kierkegaard, Journals…, n. 3558.

35 Søren KIERKEGAARD, La dialectique de la communication éthique et éthico-religieuse, trad. Else-Marie Jacquet-Tisseau, dans Les œuvres de l'amour ; La dialectique de la communication éthique et

éthico-religieuse, 1847, Paris, Éditions de l’Orante (coll. Œuvres complètes de Søren Kierkegaard ; t. 14), 1980, p.

363.

36 S. KIERKEGAARD, La dialectique…, p. 364. 37 Voir S. KIERKEGAARD, La dialectique…, p. 365.

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plus la satisfaction d’intérêts purement pécuniaires, font que « la vraie littérature en est réduite aux concessions. Finalement le rapport s’inverse. La littérature journalistique se charge de la critique et écrit pour la foule. Celle-ci ne comprend rien et les journalistes s’entendent à écrire pour elle. Le découragement s’empare des écrivains authentiques.38 » À

ce phénomène propre au monde du savoir on trouve un analogue dans le domaine social : « la diffusion croissante d’une culture et d’un enseignement superficiels entasse les gens dans les grandes villes. Dès sa plus tendre enfance l’homme ne reçoit aucune impression de lui-même.39 » Le manque de primitivité tend ainsi à se généraliser dans le monde moderne,

chaque individu étant porté à ployer sous le fardeau de ce qui est reçu des autres.

À l’opposé de cette tendance se retrouve la figure du génie authentique ou du vrai penseur, qui est caractérisé avant tout par une grande primitivité. Contrairement à la vision selon laquelle un génie serait purement et simplement un virtuose doué dans l’art de créer quelque chose de nouveau, Kierkegaard note dans son journal que « although the geniuses do prophetically point to the future, they do it precisely by way of a deeper remembering of the past. All development is certainly not a backing up but a going back, and this is primitivity.40 » Notre auteur ajoute ailleurs à ce sujet que « the genius’ point of departure is

within his own personal identity41 », indiquant par là que c’est en l’individu lui-même

qu’on retrouve le génie, dans sa capacité à faire l’expérience non seulement de sa propre vie, mais aussi à travers elle de la race humaine antérieure tout entière. Il dit à ce propos « just as with the individual man, the race also needs recapitulating lectures or tutors in order to preserve continuity. Geniuses are really such tutors. They are developed far more slowly than other men ; they actually run through the basic forms of existence that have been travelled in past world-history. Precisely there lies their significance as correctives.42 »

Cette conception du génie est énoncée de manière plus modeste dans La dialectique de la

communication éthique et éthico-religieuse lorsque Kierkegaard affirme que la nécessité

pour chaque être humain d’avoir « son impression propre, primitive de la vie – pour être

38 S. KIERKEGAARD, La dialectique…, p. 366. 39 S. KIERKEGAARD, La dialectique…, p. 367.

40 S. KIERKEGAARD, Søren Kierkegaard, Journals…, n. 1135. 41 S. KIERKEGAARD, Søren Kierkegaard, Journals…, n. 3088. 42 S. KIERKEGAARD, Søren Kierkegaard, Journals…, n. 1135.

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homme43 » s’étend aussi à chaque penseur, s’il souhaite être penseur. Mais elle est affirmée

de manière encore plus radicale dans Le concept d’angoisse, qui dit que

d’une manière générale, le caractère distinctif du génie vis-à-vis de tout homme, c’est qu’en sa présupposition historique, il part d’une conscience aussi primitive que celle d’Adam. Chaque fois qu’un génie vient au monde, il est pour ainsi dire fait une épreuve de l’existence ; car il parcourt et revit tout le passé avant de parvenir à lui-même. Le savoir que le génie a du passé est donc tout différent que celui qu’offrent les aperçus de l’histoire universelle.44

Toujours est-il qu’un des traits qui caractérise la pensée plus primitive est qu’elle est davantage portée vers le raisonnement fondamental. « Le primitif, contrairement de ce que l’on pourrait croire, n’est nullement en avant des autres hommes, mais toujours bien loin derrière eux » puisqu’il achoppe à « certaines questions fondamentales qui sont d’ordinaire considérées comme à ce point acquises que personne n’aurait l’idée de s’y attarder.45 » Le

génie kierkegaardien, s’il porte le futur en lui, ne l’est donc pas parce qu’il est simplement « en avance » sur les autres, aux faîtes du « progrès », mais plutôt parce qu’il semble ouvrir de nouvelles avenues à l’humanité par sa manière de vivre et de concevoir plus profondément l’existence.

Ces quelques développements tirés de diverses sections de l’œuvre de Kierkegaard ont l’avantage de venir confirmer ce qu’on retrouvait exposé plus haut dans La maladie à la

mort à propos de la primitivité et de l’imagination : comme il a été dit, « la part de

sentiment, de connaissance, de volonté que possède un homme dépend en fin de compte de la part d’imagination qu’il détient, c’est-à-dire de la façon dont celle-ci se réfléchit ; bref, de l’imagination.46 » Or ici, c’est la part de primitivité qu’a l’être humain qui vient

déterminer son humanité, rendre possible les génies, et servir par là de critère pour mesurer le degré de dégradation de la société moderne. Voilà qui a de quoi nous inciter à penser que la notion de primitivité telle que La maladie à la mort nous la présente a une signification analogue dans les autres écrits de Kierkegaard.

43 S. KIERKEGAARD, La dialectique…, p. 364.

44 Søren KIERKEGAARD, Le concept d’angoisse, trad. Paul-Henri Tisseau et Else-Marie Jacquet-Tisseau, dans Miettes philosophiques; Le concept d'angoisse ; Préfaces 1844, Paris, Éditions de l’Orante (coll. Œuvres complètes de Søren Kierkegaard ; t. 7), 1973, p. 203.

45 OC XIV, p. 379.

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Primitivité et christianisme

Nous avons surtout considéré jusqu’à date la primitivité comme une notion essentielle dans le devenir humain ; cependant, son importance dans le domaine de la transcendance est aussi très grand. De fait, bien que le génie et sa primitivité appartiennent au domaine de l’immanence47, nous avons déjà vu plus haut que La maladie à la mort

assigne aussi une dimension spirituelle à la primitivité puisque celui qui s’en est dépouillé s’est « spirituellement châtré48 ». Dans son journal, Kierkegaard va plus loin encore en

revenant à plusieurs reprises sur son importance pour le développement de l’individu dans la sphère chrétienne. Cette emphase le conduit à relier de manière indissoluble l’existence du fait chrétien à la primitivité et à la notion de « l’individu », notion essentielle à sa pensée : « christianity relates to the single individual [den Enkelte] and exists only where it is primitive.49 » Ainsi, un chrétien véritable sans primitivité est impensable : « glancing

through the history of Christendom, we see that those single individuals who primitively related themselves to God according to the New Testament thereby suffered for their Christianity – they were, summa summarum, the Christians.50 » Ces affirmations

particulièrement tranchantes sont commandées par une vision de la primitivité comme d’un don de Dieu que chacun doit en définitive chercher à entretenir et à développer en lui-même : « All human being is by nature intended for primitivity, since primitivity is the possibility of « spirit » – God, who has done it, knows this best. […]51 » La primitivité du chrétien

n’est pas nécessairement celle du génie, qui est exceptionnellement grande et demeure immanente ; le chrétien, contrairement au génie, se caractérise par le fait qu’il « undertakes primitively Christianity’s requirement for being Christian52 », allant jusqu’à chercher à

identifier sa vie avec le royaume de Dieu53 dans les souffrances et les renoncements à ce

monde. Sa primitivité le conduit à pouvoir interpréter la Bible correctement, puisque c’est ainsi que Dieu désire qu’elle soit interprétée : chacun doit chercher « to involve himself with God primitively, taking before God the responsibility for his interpreting the New

47 Voir S. KIERKEGAARD, Søren Kierkegaard, Journals…, n. 3088. 48 S. KIERKEGAARD, La maladie…, p. 190

49 S. KIERKEGAARD, Søren Kierkegaard, Journals…, n. 1646. 50 S. KIERKEGAARD, Søren Kierkegaard, Journals…, n. 2907. 51 S. KIERKEGAARD, Søren Kierkegaard, Journals…, n. 84. 52 S. KIERKEGAARD, Søren Kierkegaard, Journals…, n. 3561. 53 voir S. KIERKEGAARD, Søren Kierkegaard, Journals…, n. 85.

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Testament the way he does54 » au lieu de s’en remettre passivement à l’interprétation plus

ou moins érudite des autres. Kierkegaard donne d’ailleurs cet exemple à ce propos du mariage : « An example. Read the New Testament primitively and you will get the impression very plainly that Christianity does not want you to marry. But this is not what men want.55 » Chaque affirmation dans la Bible est ainsi accompagnée de son opposé pour

susciter la primitivité56. Ainsi, devenir chrétien et devenir un individu primitif tendent à

devenir synonymes chez Kierkegaard : « Christianity means to follow one’s primitivity.57 »

Cette association établie par Kierkegaard entre primitivité et christianisme semble apparemment le conduire à donner dans ses textes une dimension théologique à la critique qu’il fait du monde moderne dépourvu de primitivité. Le manque de primitivité étant nécessaire non seulement pour vivre une vie pleinement humaine, mais aussi pour s’approprier le christianisme de manière authentique, une société où celle-ci manquerait ne pourrait en somme que conduire à l’inverse du christianisme véritable. Une telle société se caractériserait d’après lui par sa tendance à placer la race au-dessus de l’individu dans son culte : « Christianity is supposed to be related to the race. From generation to generation this falsification is perpetuated – believe because or by virtue of the fact that the others have believed.58 » On retrouve dans cette critique la tendance déjà fustigée par Kierkegaard

de « singer les autres », mais placée ici dans le domaine de la foi : dans ce cas-ci les gens « croient » en se singeant les uns les autres de génération en génération au lieu de rentrer en contact de façon décisive avec le donné chrétien ; une telle manière de croire n’est rien d’autre que « a sure way to abolish Christianity.59 » À ces analyses vient s’ajouter le

scandale d’une certaine éducation chrétienne, qui initie les gens à « countless fads which human mediocrity has devised in order to escape the Christian requirement […] » et qui les influence « by the idea that there are millions and millions who have carried on in this way.60 » Cette disparition de la primitivité au sein de la chrétienté conduit bien des gens à

devenir en définitive non pas ce que Dieu veux qu’ils deviennent, mais bien des

54 S. KIERKEGAARD, Søren Kierkegaard, Journals…, n. 2907. 55 S. KIERKEGAARD, Søren Kierkegaard, Journals…, n. 2917. 56 Voir S. KIERKEGAARD, Søren Kierkegaard, Journals…, n. 3560. 57 S. KIERKEGAARD, Søren Kierkegaard, Journals…, n. 84. 58 S. KIERKEGAARD, Søren Kierkegaard, Journals…, n. 1646 59 S. KIERKEGAARD, Søren Kierkegaard, Journals…, n. 1646. 60 S. KIERKEGAARD, Søren Kierkegaard, Journals…, n. 2917.

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« specimen-men », de simples représentants de l’espèce humaine. Il y aurait même des « specimen-martyrs – that is, martyrs who risk life and limb on someone else’s word and gown.61 »

Ces diverses manières de caractériser la primitivité ne sont cependant pas tournées vers l’extérieur et vers des entités abstraites ; elles visent des entités concrètes, dont Kierkegaard lui-même. De fait, la primitivité est un des critères par lesquels Kierkegaard en vient à distinguer son œuvre et même sa personne de ceux qui l’entourent. On peut le voir d’abord, dans son Journal, par le fait qu’il relie directement son œuvre d’écrivain à la primitivité : « My service through literature is and will always be that I have set forth the decisive qualifications of the whole existential arena with a dialectical acuteness and a primitivity not to be found in any other literature, as far as I know, and I have had no books to consult, either. Secondly, my art of communication, its form and its consistent execution.62 » Dans ce passage, la primitivité est explicitement nommée en lien avec le

premier des deux « apports » que Kierkegaard aurait amené dans le domaine des lettres. Mais le second apport est aussi relié à la primitivité ailleurs dans son œuvre : comme La

dialectique de la communication éthique et éthico-religieuse le montre, Kierkegaard

considérait ses réflexions sur la communication comme le résultat d’un « raisonnement plus primitif63 ». Mais il y a plus : un autre passage du journal indique que pour la position

unique de Kierkegaard à l’intérieur de la chrétienté de son temps par laquelle la situation d’écart entre celle-ci et Dieu est admise totalement, est « sa primitivité », « never thought of before in Christendom, and I have cast it in such a way that it becomes an appeal to God to accept it.64 » À l’inverse, les deux principaux hégéliens de son époque, Johan Ludvig

Heiberg et Hans Lassen Martensen, auraient manqué tous deux de primitivité d’après ses dires. Il dit du premier et de ses émules que « not a single primitive thought is to be found in them, or at least rarely. What they know they borrow from Hegel.65 » Et dans le cas du

second, son jugement s’étend à toute sa personne : en étudiant sa conduite dans le monde il

61 S. KIERKEGAARD, Søren Kierkegaard, Journals…, n. 2907. 62 S. KIERKEGAARD, Søren Kierkegaard, Journals…, n. 5914. 63 S. KIERKEGAARD, La dialectique…, p. 379.

64 S. KIERKEGAARD, Søren Kierkegaard, Journals…, n. 1440. 65 S. KIERKEGAARD, Søren Kierkegaard, Journals…, n. 5697.

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déclare que « such a man never comes to think primitively about the slightest thing ; he patterns himself on this one and that, always does exactly the same thing.66 »

En bref

Ainsi, la primitivité ne semble pas chez Kierkegaard un concept sans visage. D’une part, le texte de La maladie à la mort offre un cadre conceptuel permettant d’interpréter sur le plan de l’« anthropologie » de Kierkegaard ce concept en le rattachant à l’exercice de l’imagination et au « devenir-esprit » de l’individu. D’autre part, un parcours des autres oeuvres de Kierkegaard, et principalement de son Journal vient confirmer et enrichir l’enseignement que La maladie à la mort nous apporte. Elle le fait d’abord en nous permettant de plus clairement ancrer la question de la primitivité dans celle du développement des différentes facettes, cognitives et émotionnelles de la personnalité, notamment par la référence à Poul Martin Møller et à la figure du « génie » primitif. Elle le fait aussi en faisant ressortir plus clairement les enjeux humains, sociaux et théologiques de cette notion que La maladie à la mort ne faisait qu’esquisser : une société sans primitivité est à la fois inhumaine, livrée à la confusion des savoirs et anti-chrétienne. C’est surtout dans ce dernier point que l’on voit paraître plus clairement que la primitivité est « possibilité de l’esprit », puisqu’elle est indispensable, dans sa possession et son entretien, pour la réalisation de notre vocation d’enfants de Dieu. Enfin, la primitivité offre une clé possible pour comprendre l’œuvre de Kierkegaard dans la mesure où il semble lui-même se considérer comme un être primitif et développer au cours de son existence une œuvre caractérisée par la primitivité.

Section 2 La subjectivité

Comme il a été fait mention dans notre introduction, la seconde « possibilité de l’esprit » présentée par Kierkegaard dans son Journal est la subjectivité. Alors que la primitivité demeure à ce jour peu étudiée en elle-même, ce qui nécessitait pour cette raison de notre part un examen approfondi des principales mentions de celle-ci dans les écrits de notre auteur, la notion de subjectivité est beaucoup plus étudiée et sa présence est beaucoup plus évidente dans l’œuvre de Kierkegaard. Une des principales raisons de cela est sans doute que dans l’un des ouvrages pseudonymes de Kierkegaard, le Post-scriptum aux

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miettes philosophiques de Johannes Climacus, on retrouve l’affirmation aujourd’hui bien

connue « la vérité est la subjectivité67 ». C. Stephen Evans dit à ce sujet que « scarcely any

aspect of Kierkegaard’s writings has stirred more controversy than Climacus’ assertion that « the truth is subjectivity ».68 »

De nombreuses interprétations parfois complémentaires, parfois aussi contradictoires de cette affirmation ont été avancées afin d’en expliciter le sens. David R. Law présente dans son ouvrage Kierkegaard as Negative Theologian la différence principale entre ces interprétations ainsi : « Kierkegaard scholars can be divided into two basic camps. The first considers Kierkegaard’s theory to be subjectivist or solipsistic. The second camp, however, argues that Kierkegaard does not deny objectivity but is merely concerned with the human being’s relation to the truth.69 » Plus récemment, Jamie Turnbull

a avancé que la notion de vérité était chez Kierkegaard essentiellement reliée à des préoccupations théologiques : il affirme que les différents traitements de la notion de vérité dans son oeuvre « have a common focus and concern, namely, to ensure that the figure of Christ remains integral to the unique relationship between Christian believer and transcendent God (a relation of faith and grace), and to our understanding of what constitutes truth for human beings70 ». Cette dernière lecture met l’emphase sur la

dimension relationnelle de la vérité chez Kierkegaard, en identifiant le Christ comme ce qui est visé par la vérité entendue comme subjectivité. Et de fait, L’école du christianisme contient un long développement à propos de Jésus-Christ compris comme étant la vérité71.

Cette section de l’œuvre de Kierkegaard indique déjà que la « vérité » pourrait difficilement être ramenée chez lui à quelque chose de « purement subjectif », pour peu qu’on ne veuille pas mettre cette perspective en contradiction pure et simple avec celle qu’on retrouve dans

67 Søren KIERKEGAARD, Post-scriptum définitif et non scientifique aux Miettes philosophiques, volume 1, trad. Paul-Henri Tisseau et Else-Marie Jacquet-Tisseau, Paris, Éditions de l’Orante (coll. Œuvres complètes de Søren Kierkegaard ; t. 10), 1977, p. 176.

68 C. Stephen EVANS, Kierkegaard’s ‘‘Fragments’’ and ‘‘Postscript’’ : the Religious Philosophy of

Johannes Climacus, Atlantic Highlands (New Jersey), Humanities Press, 1983, p. 115.

69 David R. LAW, Kierkegaard as Negative Theologian, Oxford, Clarendon Press (coll. Oxford Theological Monographs), 1993, p. 91.

70 Jamie TURNBULL, « Truth » dans Steven M. EMMANUEL, William McDONALD et Jon STEWART [dir.], Kierkegaard’s Concepts : tome VI : Salvation to Writing, Farnham (Surrey), Ashgate (coll. Kierkegaard Research : Sources, Reception and Resources ; 15), 2015, p. 203.

71 Voir à ce sujet Søren KIERKEGAARD, L’école du christianisme, trad. Paul-Henri Tisseau et Else-Marie Jacquet-Tisseau, dans L'école du christianisme ; La neutralité armée ; Un article ; Sur mon oeuvre d'écrivain,

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le Post-scriptum. Cependant, afin de mieux saisir en quoi la subjectivité consiste plus précisément, nous chercherons à interpréter ce qu’est la subjectivité prise en elle-même, pour ne considérer qu’à la fin de cette section la place de celle-ci au sein de la conception kierkegaardienne de la vérité.

Analyse des affirmations kierkegaardiennes sur la subjectivité

Afin de mener à bien notre analyse, il est nécessaire d’abord de trouver le bon point de départ ; selon l’avis de Jamie Turnbull, « the concept of subjectivity might be discussed with respect to many different topics and ideas in Kierkegaard, and in this regard might be said to be pervasive.72 » Bien que l’intérêt de Turnbull dans son article porte surtout sur la

relation entre subjectivité et objectivité et non pas sur la qualification de la subjectivité comme « possibilité de l’esprit », la remarque suivante mérite d’être soulignée : « that the

Postscript is concerned with subjectivity and objectivity, and the relevance of these

concepts to Christianity, is indicated by the respective titles of the two parts of the text73 ».

Le second de ces deux titres nous intéresse sur ce point particulièrement : « Le problème subjectif. Le rapport du sujet à la vérité du christianisme, ou devenir un chrétien74 ».

Comme il a déjà été mentionné dans notre introduction, « devenir esprit » est une tâche qui correspond dans les écrits de Kierkegaard à celle d’acquérir la foi, à celle de devenir un chrétien ; cette section du Post-scriptum, particulièrement massive et élaborée, semble donc toute indiquée comme point de départ pour mieux analyser le rapport entre subjectivité et « devenir esprit ».

Cependant, avant de se lancer dans ce texte, il importe de prendre en compte l’analyse faite de la subjectivité par David R. Law dans Kierkegaard as Negative

Theologian. Il en est ainsi car on y trouve une distinction importante entre deux manières

d’entendre la « subjectivité », soit « subjectivity as relationship and subjectivity as the

selfhood of the existing individual.75 » Selon le premier de ces deux sens, la « subjectivité »

renverrait à diverses notions interreliées : au « comment » de la relation que l’individu

72 Jamie TURNBULL, « Objectivity/Subjectivity » dans Steven M. EMMANUEL, William McDONALD et Jon STEWART [dir.], Kierkegaard’s Concepts : tome V : Objectivity to Sacrifice, Farnham (Surrey), Ashgate (coll. Kierkegaard Research : Sources, Reception and Resources ; 15), 2015, p. 2.

73 J. TURNBULL, « Objectivity/Subjectivity », p. 2. 74 S. KIERKEGAARD, Post-scriptum…, volume 1, p. 57. 75 D. R. LAW, Kierkegaard as Apophatic…, p. 108.

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entretient avec la vérité, à la vérité elle-même conçue comme Voie, à l’appropriation, à la réduplication (« exister dans ce que l’on comprend, c’est pratiquer la réduplication76 »), à

l’intériorité et à l’effort constant de l’individu. Quant au second sens de la subjectivité, David R. Law dit qu’il y a des passages de l’œuvre de Kierkegaard dans lesquels celui-ci « equates subjectivity with being or becoming a subject » et que « there are several passages in which Kierkegaard switches from ‘subjectivity’ to ‘subject’ with no apparent changes in meaning.77 » Son analyse du rapport entre ces deux notions n’est pas moins

éclairant : « the difference between the two forms is primarily one of emphasis. The first form of subjectivity expresses the insight that truth ‘is’ to the degree in which I decisively and passionately grasp it as the truth. The relationship is decisive. The second form of subjectivity makes the point that this relationship to the truth involves becoming a self.78 »

Cette manière de voir les choses a l’avantage de rapprocher la thématique de la vérité de celle du « devenir esprit » dans la mesure où devenir soi et être dans la vérité tendent ainsi à s’identifier. Mais cette analyse a néanmoins des lacunes : principalement, la première forme de « subjectivité » qu’elle fait ressortir s’y trouve surtout décrite en termes formels sans qu’il ne soit indiqué clairement en quoi elle rend possible ce « devenir soi ». En d’autres termes, il n’y est pas montré clairement en quoi elle est « possibilité de l’esprit » ; elle est tout au plus caractérisée comme le propre de celui qui devient ou est devenu « esprit ».

Pour en venir à notre propre analyse, il faut dire que la section du Post-scriptum intitulée « le devenir subjectif » rejoint la distinction que pose David R. Law entre les deux types de « subjectivités ». Pour Climacus en effet, « subjectivité » n’est pas nécessairement un synonyme de « sujet » ; bien au contraire, elle semble aussi entendue par lui comme une certaine qualité ou aptitude du sujet dont celui-ci est sans cesse porté à vouloir se dépouiller : « tout homme est par nature fortement enclin à devenir autre chose et plus qu’il n’est.79 » À l’inverse de cette tendance, Climacus affirme que chacun de nous devrait

s’efforcer de ne pas prendre pour acquis qu’il est un sujet ; au contraire, nous devrions tous chercher à devenir pleinement des sujets, à « devenir ce que l’on est par nature80 ».

76 S. KIERKEGAARD, L’école…, p. 123.

77 D. R. LAW, Kierkegaard as Apophatic…, p. 115. 78 D. R. LAW, Kierkegaard as Apophatic…, p. 117. 79 S. KIERKEGAARD, Post-scriptum…, volume 1, p. 122. 80 S. KIERKEGAARD, Post-scriptum…, volume 1, p. 122.

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