• Aucun résultat trouvé

Prothésis: étude sur les rites funéraires chez les Grecs et chez les Etrusques

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "Prothésis: étude sur les rites funéraires chez les Grecs et chez les Etrusques"

Copied!
71
0
0

Texte intégral

(1)

Article

Reference

Prothésis: étude sur les rites funéraires chez les Grecs et chez les Etrusques

GIOVANNINI, Adalberto

GIOVANNINI, Adalberto. Prothésis: étude sur les rites funéraires chez les Grecs et chez les Etrusques. Mélanges de l'Ecole Française de Rome , 2004, vol. 116, no. 1, p. 179-246

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:89051

Disclaimer: layout of this document may differ from the published version.

1 / 1

(2)

MÉLANGES

ELIANE BRIGGER ET ADALBERTO GIOVANNINI

PROTHÉSIS

ÉTUDE SUR LES RITES FUNÉRAIRES CHEZLESGRECSETCHEZLESÉTRUSQUES*

l. LA PROTHÊSIS

Le problème

Les Grecs appelaient prothésis l'exposition du défunt sur un lit après que ses proches aient procédé à la toilette funéraire. Dans le rituel funé- raire grec, la prothésis précédait le convoi du mort à sa dernière demeure, appelé ekphora, et la mise au tombeau.

Les représentations de la prothésis sont très fréquentes dans l'icono- graphie funéraire, alors que celles de la toilette du défunt et de l'ekphora sont tout au contraire très rares. Pour l'essentiel, la documentation est at- tique, allant du VIlle à la seconde moitié du ye siècle. S'y ajoutent quelques vases grecs de provenances diverses, un ensemble assez important de bas- reliefs étrusques provenant de Chiusi, datant des VIe_ye siècles, et quelques plaques peintes de sarcophages de Paestum datant du IVe siècle. Bien qu'elles soient étalées sur une période de plus de trois siècles, les représen- tations de prothésis attiques présentent une continuité, voire même un conservatisme tout à fait remarquable; et bien que les bas-reliefs de Chiusi appartiennent à un contexte culturel totalement différent de celui d'A- thènes, ils présentent avec les représentations attiques des similitudes tout aussi remarquables. Le défunt se trouve toujours au milieu de la scène, vu de profil, déposé sur un lit supporté par quatre pieds. Il est entouré d'un certain nombre de personnages, dont certains sont tout près de lui, en-

*Cette étude est issue d'un voyage d'études en Italie organisé en 1999 par le Département des sciences de l'Antiquité de l'Université de Genève. Nous en avons élaboré l'ensemble entièrement en commun, mais les pages 179-197 et 234-246, ont été rédigées par A. Giovannini, les pages 198-234 parE. Brigger. Nous remercions la photographe de notre Faculté Madame Viviane Siffert, pour l'excellente qualité des illustrations.

Eliane Brigger - Adalberto Giovannini, Département de sciences de l'antiquité, Université de Genève, 2 rue de Candolle, CH - 1211 Genève 4.

MEFRA, t. 116 2004 - 1, p. 179-248.

(3)

180 ELIANE BRIGGER ET ADALBERTO GIOVANNINI

dessus ou en-dessous du lit dans les représentations géométriques, ou derrière celui-ci dans les représentations plus tardives, tandis que autres sont alignés de part et d'autre de ce groupe central. Les femmes d'habitude les deux bras repliés au-dessus de la tête, les deux mains se joignant au sommet du crâne; parfois elles n'ont qu'une seule main sur tête, tenant l'autre bras tendu devant elles à la hauteur du buste. Chez hommes, le bras tendu à la hauteur du buste est l'attitude habituelle, bras étant abaissé le long du corps.

La recherche moderne est unanime à considérer la prothésis v v u u . u v

une cérémonie funèbre dont les participants, femmes et hommes, taient en chœur alterné des hymnes funèbres, les femmes en "-'-''-'v.'u~Ja­

gnant leur chant de gestes de chagrin ou de désespoir pouvant aller s'arracher les cheveux et se lacérer le visage. Cette interprétation de la thésis remonte au XIXc siècle; elle a été développée pour la première fois, semble-t-il, par O. Benndorf1Dans la première partie de cet ouvrage (p. 3- 17), Benndorf fait un commentaire détaillé de la plaque funéraire du peintre de Sappho (4.4, cf. fig. 8), représentation unique d'une scène de prothésis du fait que le peintre a indiqué à côté de chaque personnage son lien de parenté avec le défunt. Benndorf interprète (p. 3sq.) cette représen- tation de prothésis à partir de la scène des lamentations de la famille de Priam après que le corps d'Hector eut été ramené dans son palais (Il.

24,719 sqq.). La colonne dorique que l'on voit du côté gauche de la plaque du peintre de Sappho est selon lui une représentation symbolique de l'inté- rieur de la maison. Le groupe de femmes qui sont réunies autour du défunt dans la moitié droite et le groupe d'hommes qui se tiennent du côté gauche forment d'après lui deux chœurs qui chantent alternativement des hymnes funèbres. Il invoque ensuite un passage des Lois de Platon (12,947b) concernant les funérailles des 'redresseurs', où le philosophe prescrit que l'on remplacera les thrènes et les lamentations par des hymnes chantés par deux chœurs de quinze jeunes filles et de quinze jeunes gens. Enfin, Benn- dorf fait un inventaire des autres représentations de prothésis connues et constate (p. 7 sq.) que l'on retrouve partout les gestes de deuil décrits par les auteurs anciens : coups de poing sur la poitrine, mains sur la tête, par- fois manifestations plus violentes de douleur et de désespoir.

Cette interprétation de Benndorf a été reprise telle quelle par E. Pot- tier2 qui écrit (p. 14 sq.) : <<Une plaque archaïque ... nous donne, en effet, le curieux spectacle d'un chœur de femmes rangées autour du mort, s'arra-

1 Benndorf, Vasenbilder.

2 Pottier, Lécythes blancs.

(4)

LES RITES FUNÉRAIRES CHEZ LES GRECS ET CHEZ LES ÉTRUSQUES 181 chant les cheveux et attendant que le chœur d'hommes placé en arrière ait fini de chanter pour entonner à son tour l'hymne funèbre>>, et encore dans la conclusion (p. 80) : <<Les lamentations se font pendant la rrpô8:::mc; avec les chants alternés des femmes et des hommes; tous les assistants restent debout>>. On la retrouve ensuite chez Ch. Lécrivain dans l'article 'funus' du Daremberg-Saglio (II.2,1373), chez A. Mau dans l'article 'Bestattung' de la RE (III.1,335), qui parle de «leidenschaftliche Ausserungen des Schmer- zes>>) et chezE. Rohde dans son célèbre ouvrage Psyche3Elle a ensuite été développée et illustrée dans un long article par W. Zschietzschmann4Dans cet article constamment cité depuis par la littérature spécialisée, Zschietzschmann admet d'emblée (p. 17) que la prothésis se faisait à l'inté- rieur de la maison du défunt et que sa raison d'être était de pleurer le dé- funt en commun, par des lamentations ou des chants funèbres. Partant de ce postulat, il analyse dans l'ordre chronologique les représentations at- tiques, relevant ce qui confirme ou semble confirmer cette interprétation.

Dans les représentations géométriques (p. 20), les personnages représentés se lamentent (<<klagen>>), les femmes en s'arrachant les cheveux (<<raufen>>), les hommes en étendant le bras vers le défunt comme pour s'adresser à lui (<<Sie reden den Toten an>>). Pour les représentations du

vne

et du

vre

siècle

(p. 21-26), Zschietzschmann constate que les femmes se serrent autour du défunt en exprimant leur lamentation ( << Klage >>) avec des gestes vigoureux et désordonnés (<<wilde und heftige Gebiirde>>), tirant (<<zerren>>) et arra- chant ( <<raufen >>) leurs cheveux et poussant des clameurs de douleur (<<Schmerzenrufe>>). Il souligne le contraste de ces comportements avec l'attitude beaucoup plus posée des hommes, qui se dirigent vers le défunt en une véritable procession (<<eine regelrechte Prozession>>) et dont il inter- prète la position du bras tendu à la hauteur du buste comme un << Prozes- sionsgestus >>. Pour ce qui est enfin des lécythes à fond blanc du ye siècle (p. 29-31), il constate que seuls les proches du défunt y sont représentés et relève que leurs attitudes sont très différentes de celles des époques pré- cédentes, qualifiant les premières d'expression de profonde tristesse et les secondes de «leidenschaftliche heftigste Aktivitiit in Kèirper -und Hand- bewegungen>>. Plus loin encore (p. 35), il parle d'une évolution allant de la

<<ganz zeremonielle Massenklage>> au <<privates Betrauern>>, de <<wilde Kla- gen und Schmerzaüsserungen, (die) die Grenzen des Mèiglichen fast errei- chen>> et évoque la participation de pleureuses professionnelles ( <<Klage- weiber>> ). Zschietzschmann se représentait donc la prothésis comme une

3 E. Rohde, Psyche', Tübingen-Leipzig, 1903, I, p. 220-223.

4 Zschietzschmann, AM 1928, p. 17-47.

(5)

182 ELIANE BRIGGER ET ADALBERTO GIOVANNINI

cérémonie funèbre aussi bruyante que mouvementée, dont les acteurs au- raient été surtout des femmes, certaines d'entre elles payées à gage, qui au- raient exprimé leur douleur réelle ou simulée par un concert de lamenta- tions et de cris, en s'arrachant les cheveux, en se lacérant le visage ou en se frappant la poitrine à coups de poings.

Dix ans après l'article de Zschietzschmann paraissait la <<Disserta- tion>>, elle aussi souvent citée, de E. Reiner5Il s'agit d'une étude essen- tiellement philologique, consacrée principalement à l'analyse des mono- logues dans l'épopée et la tragédie de personnes frappées par la mort d'un proche, et du vocabulaire exprimant les différentes formes de lamenta- tions. Comme Zschietschmann, Reiner admet que les lamentations et les chants funèbres étaient la raison d'être de laprothésis (p. 41: «Sie war ur- sprünglich und eigentlich da fur die rituelle Totenklage>>) et renvoie au pas- sage déjà signalé de Rohde, dont l'influence apparaît dans l'ensemble de cet ouvrage. Lui aussi se représente les femmes s'arrachant les cheveux, se la- cérant le visage et se frappant la poitrine (p. 44 sq.).

La troisième étude qui a déterminé l'orientation de la recherche sur la prothésis est le très important article de J. Boardman6 Renvoyant à Zschietzschmann et à Reiner (p. 51, n. 1), Boardman admet comme eux que la prothésis était une cérémonie funéraire caractérisée principalement par des lamentations (p. 51 : «the laying out of the dead with the accompanying dirge>>), estimant toutefois, dans une note en bas de page, que ces la- mentations n'étaient pas la raison d'être de la prothésis et supposant, en ren- voyant à un passage des Lois de Platon et à d'autres textes, que l'exposition des défunts avait pour but de s'assurer que la mort était effective (p. 56, n. 36). Par ailleurs, une analyse minutieuse des plaques funéraires attiques a conduit Boardman à la conviction que la prothésis se faisait non pas à l'inté- rieur de la maison, mais devant celle-ci, interprétant ainsi d'une manière dif- férente une loi de Solon imposant de faire la prothésis à l'intérieur ( zvùov ).

Depuis lors, et malgré la réserve faite par Boardman, toutes les études pa- rues sur la prothésis, qu'il s'agisse d'études des représentations iconogra- phiques ou d'ouvrages sur les rituels funéraires grecs, sont unanimes à la considérer comme une cérémonie dont les participants, principalement des femmes, étaient réunis pour exprimer ensemble, par des chants, des la- mentations et des gestes parfois vîolents leur chagrin ou leur désespoir7

5 Reiner, Totenklage.

6 Boardman, BSA 1955, p. 51-66.

7 Cf. surtout Ahlberg, Prothesis, p. 131-132, 266 et 301-302, qui fait même la dis- tinction entre les pleureurs «professionnels» et les pleureurs «privés». Alexiou, The rituallament, p. 10-23; Garland, The Greek way of death, p. 29-31; Kurtz-Boardman,

(6)

LES RITES FUNÉRAIRES CHEZ LES GRECS ET CHEZ LES ÉTRUSQUES 183 Pourtant cette interprétation de la prothésis, pour unanime qu'elle soit, souffre d'un défaut majeur : de tous les textes invoqués par Benndorf, Roh- de, Zschietzschmann, Reiner et tous ceux qui les ont suivis, il n'y en a pas un, pas un seul, qui associe les lamentations, chants funèbres et autres ma- nifestations de chagrin ou de désespoir à laprothésis en tant que telle; il n'y en a aucun, pas un seul, qui dise ou laisse seulement entendre que la pro- thésis ait eu pour but spécifique de manifester en commun, par des la- mentations, des chants ou des gestes, le chagrin ou le désespoir ressenti. Ce qui ressort de tous ces textes, c'est que les proches et les moins proches ex- primaient de cette manière leurs sentiments dès le moment du décès et continuaient de le faire jusqu'à la mise au tombeau et même au delà. Nous en avons un exemple particulièrement émouvant dans le récit déjà men- tionné de la mort et des funérailles d'Hector à la fin de l'Iliade :la mère et le père d'Hector, ainsi que les habitants de Troie expriment leur désespoir dès qu'ils apprennent la mort du héros (Il. 22,405-409); lorsque le corps du hé- ros restitué par Achille est ramené à Troie sur un char tiré par des mules (Il. 24,704 sqq.), tous les Troyens sont pris d'un chagrin insupportable (àacrxzcov rcÉv8oç), Andromaque et Hécube s'arrachent les cheveux, se jettent sur le chariot et touchent la tête du défunt, et après que le corps d'Hector eut été déposé sur un lit à l'intérieur du palais, des aèdes placés auprès de lui entonnent des chants funèbres auxquels Andromaque et les autres femmes présentes répondent par des lamentations; et les pleurs continuent lors de l'ekphora et de l'incinération du héros (24,785 sqq.). Il n'y a, dans ce récit, aucun moment privilégié pour l'expression individuelle ou collective du chagrin ressenti. On observera par ailleurs que rien dans ce passage ne laisse entendre, comme l'affirme Benndorf, que la scène de lamentations qui se déroule dans le palais de Priam après que le corps d'Hector eut été déposé sur un lit, ait été une scène de prothésis.

Cette remarque vaut aussi et surtout pour la loi de Solon, constamment invoquée depuis Benndorf, interdisant de se lacérer le vi- sage, de chanter des lamentations <<composées>> et de participer aux la- mentations de défunts <<étrangers>> (Plut. Sol. 21,6). Rien, absolument rien dans le texte de Plutarque ne dit ou laisse seulement entendre que Solon ait spécifiquement visé la prothésis (le terme qu'il utilise est Ta<pai); pour un lecteur non prévenu, cet interdit visait d'une manière générale le deuil, de- puis le moment du décès juqu'à la mise au tombeau et même au delà.

Elle vaut également enfin pour le passage, invoqué fréquemment de-

Greek burial, p. 144; Shapiro, AJA 1991, p. 630 sq. et 635 sq.; Mommsen, Exechias I, p. 19-20.

(7)

184 ELIANE BRIGGER ET ADALBERTO GIOVANNINI

puis Benndorf, des Lois de Platon concernant les funérailles des 'redres- seurs' (12,947b). Platon prescrit pour la prothésis, l'ekphora et la mise au tombeau de ces redresseurs des funérailles différentes de celles des autres citoyens, où les gémissements et les lamentations seront remplacés par des chants, pendant la prothésis d'abord, pendant l'ekphora ensuite. Rien, abso- lument rien dans ce texte ne permet de supposer que pour les funérailles des citoyens ordinaires les gémissements et les lamentations aient été ré- servés à la prothésis; rien ne permet de supposer que ces lamentations et ces gémissements aient été la raison d'être de la prothésis.

Pour savoir ce qu'était en réalité la prothésis, il aurait fallu commencer par faire un inventaire complet et une analyse précise des textes antiques se référant explicitement à la prothésis en tant que telle, inventaire et ana- lyse qui n'ont jamais été faits jusqu'ici, ni par Benndorf ni par aucun des savants qui après lui se sont occupés de la prothésis. Pourtant ces textes existent; ils sont peu nombreux, mais ils existent. Le plus important d'entre eux est un passage de Thucydide introduisant le célèbre discours funèbre de Périclès, passage qui avait été cité par Ch. Lécrivain dans l'article funus du Daremberg et Saglio (II.2,1375), mentionné par A. Mau dans l'article Bestattung de la RE (III.1,335) et invoqué par A. Brueckner8 à propos d'un problème particulier sur lequel nous reviendrons (voir infra, p. 55 sq.), mais qui avait été ensuite étrangement oublié dans la littérature spéciali- sée9. Or Thucydide donne dans ce passage la seule description, à la fois claire et complète, de ce qu'étaient les funérailles à Athènes à l'époque clas- sique, et ce qu'il en dit est en totale contradiction avec tout ce qui a été écrit depuis le

xrxe

siècle sur la prothésis.

Il y a également de sérieux malentendus au sujet des chants, lamenta- tions et autres manifestations de deuil qui accompagnent les funérailles grecques. Les textes invoqués à ce sujet par les uns et par les autres n'ont jamais été analysés de manière systématique, ce qui a pour effet des inter- prétations erronées et même, chez certains savants, totalement fantaisistes.

Nous allons donc reprendre cette question depuis le début, en partant des textes, et c'est à partir des textes que nous reprendrons l'interprétation des représentations figurées. Nous découvrirons ainsi qu'il y a concordance parfaite entre ces représentations figurées et ces textes, plus particulière- ment celui de Thucydide. Nous découvrirons aussi que la plupart des sa- vants qui se sont occupés de la prothésis depuis Zschietzschmann ont en

8 AA 1921, p. 245-246.

9 Kurtz-Boardman, Greek burial, le mentionnent à la p. 112 mais l'oublient dans la liste des références, pourtant relativement complète, qu'ils donnent à la fin du livre (p. 360).

---,

·.

(8)

LES RITES FUNÉRAIRES CHEZ LES GRECS ET CHEZ LES ÉTRUSQUES 185 fait entrevu ce que nous croyons être la bonne interprétation de la pro thé- sis, et que c'est la théorie préconçue héritée de Benndorf qui les a empê- chés de tirer les conséquences de leurs observations.

LES TEXTES

Nature et raison d'être de la prothésis

Nous allons commencer par le terme npô8:::mc; lui-même. Ce substantif dérive du verbe npmi8ru.n, qui signifie 'placer devant', 'exposer'. Dans le ri- tuel funéraire, la prothésis est donc l" exposition', la 'mise en évidence' du défunt. Mais ce n'est là qu'un emploi parmi d'autres de ce terme. Si l'on se réfère à l'article npô8:::mc; du Thesaurus d'Étienne, on constate que npô8:::- mc;, d'un usage assez fréquent, peut se dire notamment de l'affichage de do- cuments officiels (p. ex. Arist. Pol. 1322a9), ou peut désigner la partie d'un discours consacrée à l'exposition des faits (p. ex. Arist. Rh. 1414b7-8 et pas- sim). Le mot npô8:::mc; n'a donc en tant que tel aucune connotation funé- raire ni même religieuse; il n'évoque ni l'idée de cérémonie ni celle de chants ou de lamentations. En tant que telle, la prothésis n'est que l'exposi- tion d'un objet ou d'une idée, exposition destinée à <<faire voir>> ou à <<infor- mer>>. La prothésis implique donc a priori la participation d'un public invi- té à <<Voir>> ou à <<entendre>> ce qu'on veut lui montrer ou lui exposer.

Voyons maintenant les textes se référant explicitement à la prothésis en.

tant que telle. Nous allons les examiner dans l'ordre chronologique, à l'ex- ception de celui de Thucydide que nous réserverons pour la fin.

Antiphon 6,34 : <<Ni le premier jour, celui où mourut le jeune homme, ni le second, où le corps fut exposé

(n

npohnro), eux-mêmes ne jugèrent à propos de m'accuser de la moindre faute dans l'affaire ... C'est seulement le troisième jour, celui de l'enterrement

(n

sé,:::cpÉnno ô nu'tc;) ... qu'ils se mirent en devoir d'intenter une accusation>> w.

Commentaire : On retiendra de ce texte que la prothésis n'a pas lieu le même jour que l'ekphora, mais que les deux parties du rituel funéraire sont séparées par une nuit.

Lysias 12,18 : <<Une fois mort, ils l'emportèrent hors de la prison; mais au lieu de laisser le convoi partir (sé,:::v:::x8f\vm) d'une des trois maisons qui

10 Ouwt yàp tf\ iJÈV npcinn TtllÉPt;L

fi

àn:':8avev 6 naJç, Kat tf\ \Jcrtepaig

fi

npo:':ntw, o\J8' m)toi i]Çioov ainàcr8at ÈiJÈ [o\J8'] à8tKEtv !':v téiJ npay11an w\Jtcp ou8:':v, àUà crovfj- crav ÈiJOt Kat 8teHyovw· rfj 8!': tpitn iJl']iJÊPQ.

fi

!':ÇecpÉpeto 6 naiç, ta0tn ... napwKeoa- Çono ainàcr8at. La traduction, comme les suivantes, est tirée des Belles Lettres.

(9)

186 ELIANE BRIGGER ET ADALBERTO GIOVANNINI

nous appartenaient, ils louèrent un hangar pour y exposer (rcpou8svto) le corps>>11

Commentaire : Ce texte où Lysias évoque l'exécution de son frère par les Trente montre que normalement la prothésis du défunt aurait dû se faire chez lui, et que c'est de là que le convoi funèbre aurait dû l'emmener vers sa dernière demeure.

Platon, Lois 12,947b : <<Une fois morts, leur exposition (rcpô8smç), leur convoi (sK<popa) et leur sépulture (ta<pi]) seront autres que pour le reste des citoyens; on n'y portera que des vêtements blancs; il n'y aura ni gémisse- ments ni lamentations; un chœur de quinze jeunes filles et l'autre, de quin- ze jeunes gens, se tiendront de chaque côté du lit funèbre, chantant tour à tour, en guise d'hymne, un éloge composé en l'honneur des prêtres, dont ils célèbreront le bonheur pendant tout le jour. Le lendemain, à l'aurore, le lit funèbre sera porté jusqu'au tombeau, escorté de cent jeunes gens, choisis par les parents du mort parmi ceux qui fréquentent les gymnases ... Autour du lit funèbre viendront en premier lieu, les garçons, chantant leur chant national; à leur suite, derrière le lit, les jeunes filles et toutes les femmes qui ont passé l'âge d'avoir des enfants»12

Commentaire : Platon ne décrit pas ici des funérailles réelles, mais les funérailles qu'il faudra réserver dans sa cité idéale aux 'redresseurs'. Il rap- pelle néanmoins que dans les funérailles des citoyens ordinaires, la céré- monie était accompagnée de gémissements et de lamentations, sans laisser cependant entendre que la prothésis ait été le moment privilégié pour ces gémissements et ces lamentations. On relèvera par ailleurs que dans le ri- tuel décrit par Platon, l'ekphora a lieu, comme dans le texte d'Antiphon, le lendemain de la prothésis.

Platon, Lois 12,959a : «L'exposition (rcpô8smç) à l'intérieur (€voov) ne devra pas se prolonger au delà du temps nécessaire pour savoir s'il y a lé-

11 Kai Ènt:toi] ànEq>Épt:w ÈK wîl Ot<Jflül1T]pîou TE8vt:ciJç, cptéi\v TtfltV oiKtéOv o0créi\v o0o · ÈK fltàç ti:acrav ÈÇEVEX8fivm, èûclcà KÀEwîov fltcr8wmiflEVot rrpo68t:vw a016v.

12 Tt:ÀW11l0"ŒO"t oi:; rrpo8ÉO"EtÇ Kai ÈKq>opàç Kai 8ytKŒÇ Otaq>6pouç dvat céOV aÀÀülV rroÀnéi\v· ÀWKTJV flSV 1TJV O"'WÀTJV EXEtV rràcrav, 8pytVülV oi:; Kai 00\Jpfléi\V xwpiç yîyvw8at, Küpéi\V oi:; XOPOV ITEV1EKŒÎOEKŒ KŒt àppÉVülV E1EpüV ITEptt0"1ŒflÉVO\JÇ T'fi KÀiVTI ÉKŒ1Épü\JÇ ofov Of-lvov rrt:rrotT]flÉVov 8rrmvov tiç wùç it:pÉaç Èv flÉpEt ÉKacÉpouç (i.oEtv, E00atflOVi- l.;ovmç c[lofi otà ITUO"T]Ç Tfiç TtflÉpaç· Sül8Ev 0, Eiç 1TJV 8ytKT]V q>ÉpEtV ŒD1TJV flSV 1TJV KÀÎVT]V ÈKŒTov 1é0v vÉwv 1éOV ÈV w1ç yuf-!vacriotç, oilç àv oi rrpocrytKOVTEÇ wîl TEÀE\JTytcravwç ÈITtO\IfülV1at ... rratoaç oi:; rrt:pi ŒD1TJV n'lv KÀÎVT]V EfliTpocr8t:v 10 rrénptOV flÉÀOÇ Èq>\JflVEtV, Kat K6paç ÉITOflÉvaç i;Ç6mcr8Ev éScrat ,· àv yuvatKEÇ cfiç rrmoorrotytcrt:wç àmlÀÀŒYflÉVat 1uyxavwm v.

---,

. .

(10)

LES RITES FUNÉRAIRES CHEZ LES GRECS ET CHEZ LES ÉTRUSQUES 187 thargie ou mort réelle; ainsi, à en juger humainement, le jour convenable pour la translation au tombeau (sK<popa) serait le troisième>>13

Commentaire : Selon les savants modernes, qui le citent souvent, Pla- ton aurait voulu dire ici que le but de la prothésis était de s'assurer que le.

défunt était effectivement décédé14. Mais ce n'est pas ce que dit le philo- sophe, dont l'objectif dans sa législation sur la cité idéale est de limiter au minimum nécessaire la durée de la prothésis. Il ne prétend nullement que c'est pour cette raison que l'on exposait les défunts. Mais quoi qu'on puisse penser de cette explication, celle-ci montre que la prothésis avait pour but de <<montrer» le défunt. On relèvera également qu'ici encore l'ekphora n'a pas lieu le même jour que la prothésis, mais le lendemain.

Démosthène 43,63 sq. : «la loi ne permet donc à aucune autre femme qu'aux parentes jusqu'aux filles de cousins de pénétrer dans la maison mor- tuaire (sùnÉvm) ou, aussi bien, de suivre le convoi jusqu'au tombeau (rcpoc;

tèl f.tYf\f.tŒ àKoÀou8s1v) ... Ces parentes-là sont de celles à qui la loi permet d'assister à l'exposition (rcaps1vat til rcpo8Écrst) du mort et de suivre son convoi (srci tèl f.tVf\f.tŒ àKoÀou8s1v)>>15

Commentaire : Cette loi de Solon réserve aux proches parentes du dé- funt le droit de se tenir auprès de lui (rcaps1vat) pendant la prothésis et de l'accompagner (àKoÀou881v) à sa dernière demeure. En même temps, elle en exclut les femmes qui ne font pas partie du cercle restreint des parents les plus proches. Par contre, ce texte ne nous apprend rien sur la nature de la prothésis elle-même.

Pollux 8,65 : «les prothéseis avaient pour but de montrer que le défunt n'avait pas subi de violence>>16

Commentaire : Cette interprétation de la prothésis n'est pas très cré- dible et a été mise en doute avec raison par Rohde et la majorité des sa-

13 Tàç oi; rcpo8ÉcrEtÇ rcpéüwv flÈY fl'ij flŒKpOtEpov xp6vov svoov yiyvEŒ8at wil ÙTJÀOilvwç t6v tE ÈKTE8vEéüm Kai tàv ovtroç tE8YT]K6ta, dT] 8 'ii v crxEo6v, ciJ tàv8pciJrctVa, flÉtpOV SXOUCJŒ tptta{a rcpàç tà flY'i'jflŒ ÈK<popci.

14 Cf. p. ex. Rohde, Psyche, p. 220; Zschietzschmann, AM 1928, p. 36; Board- man, BSA 1955, p. 56, n. 36.

15 ÜÙK È(i ELŒlÉVat OU !iv TI 6 tEtEÀEU'l:T]KÛlÇ OÙOEfltŒV yuvatKŒ èiÀÀT]V Tj tÙÇ TCpOŒT]- KOUCJŒÇ flÉXPl àYEIJitOtT]WÇ, Kai rcpàç tà f1Vi1fla àKoÀou8EtV tàç aùtàç mutaç ... tautaç KE- ÀEUEl tÙÇ rcpOŒT]KOUCJŒÇ Kat rcapEtVat tf\ rcpo8ÉCJEl toil tEtEÀEUtT]KOWÇ KŒl ÈTCl tà flYfiflŒ àKoÀou8Etv. Je n'ai pas pris en considération le texte de la loi de Solon cité au § 62, parce que ces citations de lois ou de témoignages dans les discours des orateurs sont en général des interpolations tardives.

16 Ai rcpo8ÉcrEtÇ ÙÉ ùtà wilw tyivovw, cùç 6pé(no 6 VEKp6ç, flf] n ~wiroç rcÉrcov8Ev.

(11)

188 ELIANE BRIGGER ET ADALBERTO GIOVANNINI

vants. Mais quoi qu'on puisse en penser, cette explication implique à nou- veau que le but de la prothésis était de «montrer» le défunt.

Photius, s.v. rrp68t:cnç; : «<ls exposent les défunts devant les portes (rrpo c&v 8up&v) afin de montrer qu'ils n'avaient pas été victimes d'une agres- sion»17.

Commentaire : Photius ne fait que reprendre l'interprétation de Pollux.

Nous pouvons en venir maintenant au texte de Thucydide. Pour intro- duire le célèbre discours que Périclès prononça en hiver 431/0 pour rendre hommage aux soldats tués pendant la première année de la guerre du Pélo- ponnèse, il commence par décrire ainsi les funérailles elles-mêmes (2,34,1-6) :<<Au cours du même hiver, les Athéniens, selon l'usage tradition- nel chez eux (np rracp{cp VOJ.lQl XPCÛJ.lEVüt), firent des funérailles officielles aux premiers morts de la guerre. Voici comment ils procèdent. Les osse- ments des défunts sont exposés (rrpoci8Evcat), deux jours à l'avance, sous une tente que l'on a dressée; et chacun (iixacnoç;) apporte, à son gré, des of- frandes à qui le concerne (céi\ atnoù). Puis, au moment du convoi (l':K(jlop<i), des cercueils de cyprès sont transportés en char, à raison d'un par tribu : les ossements y sont groupés, chaque tribu à part; et l'on porte un lit vide, tout dressé :celui des disparus, dont on n'a pas trouvé les corps pour les re- cueillir. À ce convoi participent librement citoyens et étrangers; et les femmes de la famille sont présentes, au tombeau, faisant entendre leur la- mentation (rr<ipEtcnv ai rrpocrijxouc>at l':rri cOY cU(jlOV ÜAO(jlupÜJ.lEVat). On confie alors les restes au monument public, qui est situé dans le plus beau faubourg de la ville et où l'on ensevelit toujours les victimes de la guerre .. . Une fois que la terre a recouvert les morts, un homme choisi par la cité .. . prononce en leur honneur un éloge approprié; après quoi, l'on se retire>>18

17 rrp68r:cnç· '1:0 cOY VEKpOV rrpo8Eî:Vat·TCpOEci8EcrŒV oi; TCpO céOV 8upéOV cDCfcE (jlŒVEpOV yivw8at on OÙK èé, ÉTCl~O\JÀf\Ç ctvOÇ ÙVTJP'f]'l:at.

18 'Ev oi; cQJ ŒÙcQJ XElJ.léûVt 'A8T]VŒÎ:Ol cQJ TCŒcpic:p VOJ.lQJ XPcOJ.li>VOl OT]J.lOCfÎ(,t cacpàç èrroti)cravw céùv ÉV cQJOE cQJ rroÀÉJ.lQJ rrpc:Ocmv àrro8av6vcmv cp6rrc:p wté()or:· J.li:V 6crcà rrpoci8t:Vcat céOV àrroyEVOJ.lÉVûlV rrp6cpt1Œ CfKTJVTIV TCoti)cravct:ç, KŒl èmcpÉpt:t cQJ ŒÙWÙ EKacrwç Tjv n ~OUÀT]cat· èrrt:toàv oi; il ÉK<popà

n.

M:pVŒKŒÇ K\JTCŒptcrcrivaç èiyoucrtv UJ.lŒ- é,at, (jl\JÀi'jç ÉKUCf1T]Ç J.lÎŒV· EVEcrn ûi; 6crcà EKŒCfcOÇ ~v (jl\JÀi'jç. J.lÎŒ oi; KÀÎVT] Kt:V'ij cpÉ- pEcat ÈcrcpûlJ.lÉJ.lT] céOV Ù(jlŒVéOV, Ol ÙV J.lll EDpE8éùcrtV ÈÇ ÙVŒÎpEcrtv. é,tJVEK(jlÉpEt oi; 6 ~0\J­

ÀOJ.lEVOÇ KŒl àcrcéOV KŒl é,ÉVûlV, KŒl Y\JVUÎ:Kt:Ç TCUpEtCHV ai rrpocrijKO\JCfat Ècl cOV cU(jlOV 6/co- Cfl\JpOJ.lEVŒl. n8Éacrtv oov i';ç cO OT]J.lÜcrtov cri'jJ.lŒ, 6 i';crnv i':rri wu KaÀÀicrwu rrpoacrciou cf\<;

rr6/c~c:mç Kai aid l': v a0cé() 8arrwucrt wùç ÈK céùv rroÀÉJ.lûlV ... i':rrr:tûàv oÈ Kp0\jfmcrt yfj, àv'ijp TIPTJJ.lÉVoç 0rro cf\<; rr6/cr:mç oç àv yvc:OJ.ln cE ooKfj J.lll àé,0v~c:wç d'vat Kai àé,tc:Ocrn rrpoi)Kn,

--,

1

(12)

LES RITES FUNÉRAIRES CHEZ LES GRECS ET CHEZ LES ÉTRUSQUES 189 Il faut ajouter, pour compléter cette description, la dernière phrase que Thucydide fait prononcer à Périclès (2,46,2) : <<Maintenant, après une ul- time lamentation (àrcoÀo<pupa!lEYot) donnée à ceux qui vous touchent per- sonnellement, il faut vous retirer»19

Commentaire : Comme nous l'avons dit, ce texte de Thucydide est la seule description à la fois précise et complète, faite par un contemporain, du déroulement des funérailles à Athènes à l'époque classique. Il est vrai qu'il s'agit ici de funérailles publiques, mais Thucydide s'exprime au présent du début jusqu'à la fin de sa description (rcpmi8Evcat, f:rct<pÉpEt etc.) pour bien marquer qu'il s'agit d'un rituel traditionnel et fixe, conforme aux traditions ancestrales (rcacptot VÔ!lüt) qu'il mentionne au début du passage. Et l'on ima- gine difficilement que les rites ancestraux des funérailles publiques aient été fondamentalement différents de ceux des funérailles privées.

Comme dans les funérailles préconisées par Platon pour sa cité idéale, les funérailles réelles décrites par Thucydide se divisent en trois parties bien distinctes, qui ont chacune sa spécificité et sa fonction _gropre, la prothésis, l'ekphora et la mise au tombeau. Lors delaprothésis, chacun (i:Kamoç;) qui le souhaite (ijv n po0ÀT]cat) peut venir faire des offrandes à celui qui le concerne; il n'est question ici ni de lamentations ni de chants funèbres, ce n'est pas une cérémonie collective où les participants expriment en commun leur chagrin ou leur désespoir, mais d'une série d'actes individuels où cha- cun exprime, à la manière qu'il juge appropriée, l'affection réelle ou simulée qu'il éprouve pour le défunt. Vient ensuite l'ekphora, pour laquelle les osse- ments des défunts ont été réunis dans des cercueils déposés sur des chars, ce qui implique qu'un certain laps de temps, probablement une nuit, se soit écoulé entre la fin de la prothésis et le convoi funèbre. La cérémonie se ter- mine par la mise au tombeau proprement dite : conformément à la loi de Solon citée par Démosthène, les proches parentes du défunt sont présentes (rcapEtcn ai rcpocnîKouaat f:rci cOY ni<pov) et manifestent leur chagrin par des lamentations (àÀo<pupÔ!lEYat). Une fois les morts recouverts de terre, un homme choisi par la cité fait l'éloge des défunts, après quoi les proches ex- priment par une ultime lamentation leur tristesse ( àÀo<pu pa~-tEVOt).

Dans le rituel funéraire décrit par Thucydide, ce n'est donc pas lors de laprothésis, comme on l'a toujours soutenu depuis le

xrxc

siècle, mais au moment de la mise au tombeau que les proches du défunt expriment leur chagrin par des lamentations. La fonction de la prothésis y est fonda- mentalement différente de ce qu'on a toujours dit : elle doit permettre à

19 Nùv OÈ àrrOÀO<pllpU)lEVOt 6v rrpocrfjKEt i':KU<J1:Ql arrt1:8.

(13)

190 ELIANE BRIGGER ET ADALBERTO GIOVANNINI

chacun des proches et moins proches de venir rendre un dernier hommage au mort. La prothésis décrite par Thucydide a donc exactement la même fonction que les veillées funèbres des funérailles d'aujourd'hui.

La description des funérailles athéniennes par Thucydide est de plus confirmée par le règlement de la phratrie des Labyades de Delphes, qui est de la même époque, dont l'article 19 consacré aux funérailles impose le si- lence pendant l'ekphora et réserve les lamentations au moment de la mise au tombeau20, ainsi que par la loi funéraire de Ioulis, qui impose elle aussi le silence pendant l'ekphora jusqu'à l'arrivée au monument (Sylf3. 1218, § 4).

Chants funèbres et lamentations

Comme nous l'avons dit, la recherche moderne est unanime à considé- rer la prothésis comme une cérémonie funèbre, dont les participants, femmes et hommes, chantaient en chœur alterné des hymnes funèbres; les femmes en accompagnant leur chant de gestes de chagrin ou de désespoir pouvant aller jusqu'à s'arracher les cheveux. O. Benndorf, qui est à l'origine de cette théorie, écrit à propos de la plaque du Peintre de Sappho (4.4, fig. 8) : «Bemerkenswerth ist in dieser Hinsicht die auffallige Scheidung der Geschlechter, die nach solonischem Gesetz auch im Leichenzug statt- fand: vereinigt stehen die Frauen in unmittelbarer Nahe des Todten, wei- ter entfernt die Manner zu seinen Füssen. So bilden sie zwei getrennte Chore, zwischen denen die Klage im Wechselgesang erfolgt; denn die Frauen sind deutlich schweigend dargestellt, wahrend die Manner singen, wie ihr erhobener Kopf, der geèiffnete Mund und die den Vortrag gleich- sam begleitende Bewegung des vorgestreckten Arms unverkennbar an- zeigt»21. Benndorf fonde son interprétation sur quatre textes, soit trois scènes de l'Iliade dont les funérailles d'Hector et le passage des Lois de Pla- ton déjà examiné plus haut. Je vais les reprendre un à un.

Il. 24, 719-724 : «<ls ramènent Hector dans sa noble demeure, ils le dé- posent sur un lit ajouré. À ses côtés, ils placent des chanteurs (àotoo{), chanteurs experts à entonner le thrène (8pijvmv 8Çapxot) qu'ils chantent eux-mêmes en accents plaintifs, tandis que les femmes leur répondent par des sanglots (mcvuxov'Co). Puis c'est Andromaque aux bras blancs qui, aux

2

°

Cf. Corpus des inscriptions de Delphes I, no 9, avec le commentaire de G. Rou- gement aux p. 51-57. Rougement donne une série de parallèles allant dans le même sens.

21 Benndorf, Vasenbilder, p. 5.

--,

. 1

(14)

LES RITES FUNÉRAIRES CHEZ LES GRECS ET CHEZ LES ÉTRUSQUES 191 femmes, à son tour, donne le signal des plaintes funèbres (yôoc;). Elle tient entre ses mains la tête d'Hector meurtrier»22

Commentaire : Benndorf fait ici une première confusion. Dans la plaque du Peintre de Sappho, le groupe des hommes est constitué des proches parents de la défunte, soit son père et ses frères, alors que dans ce passage de l'Iliade les hommes qui chantent des thrènes sont des aèdes, c'est-à-dire des chanteurs professionnels et entraînés, faisant partie de la classe sociale des demiurgoi 'que l'on va chercher au loin' (Od. 17,382-386) pour toutes sortes de circonstances joyeuses ou tristes :l'aède peut chanter des épisodes épiques après le banquet (Od. 1,150 sqq. et 325 sqq.; Od. 8,43- 45 et 485 sqq.); il peut aussi accompagner de son chant des jeunes gens qui dansent (Od. 8,261-264 et Il. 18,561 sqq.). C'est donc en raison de leur art, de leur aptitude à exécuter un chant comportant un texte, un mètre et un rythme, avec un accompagnement instrumental, que les aèdes ont été ap- pelés à participer aux funérailles d'Hector. Les femmes qui répondent au thrène des aèdes par leurs lamentations sont au contraire les proches pa- rentes d'Hector et les femmes de sa maison. En tant que dépendantes, comme servantes ou comme esclaves, ces dernières ont pour tâche de pleu- rer le mort durant la cérémonie funèbre. Elles ne chantent pas et n'ont donc rien à voir avec des chœurs23.

Il. 18,314-318 : <<Les Achéens, eux, toute la nuit gémissent et pleurent (àvs<nsvâxovco yo&vcsc;) sur Patrocle. Et le fils de Pélée entonne une longue plainte ( yôoc;), en posant ses mains meurtrières sur le sein de son ami. Il sanglote (<nsvâxmv) sans répit>>24Et plus loin (338-342), Achille s'a- dresse aux Myrmidons, avec de lourds sanglots (papù <nsvâxmv) : «Jusqu'à ce jour-là tu resteras gisant, comme tu es, près des nefs recourbées, et, au- tour de toi, jour et nuit, se lamenteront en pleurant (KÀUDCYOV'Lat 8âKpu XÉO\JCYat), les Troyennes, les Dardaniennes au sein profond que nous avons péniblement conquises par notre force et notre longue pique, en ravageant les riches cités des mortels>>25

22 Oi 8 · i:rr10t Eicniyayov KÀm:à 8ÔlflŒ'W, tàv flÈV (;reEt ta tpT]toî:ç i:v ÀIOXÉ!OcH:n 8écmv, TCapà 8' ElCJaV àot80ÙÇ 8pijVWV i:Ç<ipXO\JÇ, Ot t!O CHOVOECfO'ŒV àot81'jv Ot flÈV èip' i:8pijVIOOV, i:rr1 81: crt!Ov<ixovto yuvaî:KIOÇ.

23 Alexiou, Rituallament, p. 11 sq. a très bien vu la différence entre les aèdes qui chantent et les servantes qui se lamentent, mais pense néanmoins que thrène et lamentations sont fondamentalement synonymes (p. 11 et 102 sq.).

24 Aùtàp 'Axaw1 rravvuxwt II<itpoKÀov àvem10v<ixovto yomvt!OÇ toî:crt 81: ITTJÀIOÎÙTJÇ à8tvo0 i':Çf1px!O y6oto, X!Oî:paç i:rr' àv8po<p6vouç 8éf110Voç crti]810crcrtv étaipou, rruKvà flUÀa O"t!OVUXWV.

25 T6<ppa 8é flOt rrapà VT]Ilcrt Koprovicrt K!Oicrwt ai5troç, àfl<pl 81: cri: TpQJai Kai flap8a-

(15)

192 ELIANE BRIGGER ET ADALBERTO GIOVANNINI

Commentaire : Contrairement aux aèdes dans le texte précédent, les Achéens et Achille ne manifestent pas leur deuil par des chants funèbres (thrènes), mais par des sanglots, ce qui est tout autre chose. Comme dans le passage précédent, les femmes qui se lamentent sur la mort de Patrocle font partie, en tant que prises de guerre, de la maisonnée et doivent pleurer le défunt par servitude. À nouveau rien à voir avec des chœurs.

Od. 24,58-61 : <<Et l'on vit se dresser autour de toi les filles du Vieillard de la Mer, qui pleurant et criant, revêtirent ton corps de vêtements divins.

Puis, de leur belle voix, les neuf Muses ensemble te chantèrent un thrène en couplets alternés>> 26

Commentaire: La scène décrite se rapporte à la mort d'Achille et est tout à fait semblable à celle de la mort d'Hector. Nous avons d'une part les proches parentes du défunt- ici les Néréides, sœurs de Thétis- qui font la toilette du mort tout en criant et pleurant (otnp' àÀoqmpÜflEVat), et d'autre part les Muses, qui n'ont aucun lien de parenté avec Achille et jouent ici le rôle des aèdes en chantant de leur belle voix un chant funèbre ( àrri KaÀ f\ 8pi]- vwv). Les Muses ont été engendrées par Zeus dont elles réjouissent le cœur de leurs chants mélodieux (Res. Théog. 35 sqq.) et, comme les aèdes chez les humains, elles accompagnent de leurs chants les repas des dieux (Il. 1,604).

Les Muses ne pleurent pas et ne se lamentent pas, elles chantent27 Platon, Lois 12,947b : «<l n'y aura ni thrènes ni lamentations (8pfjvot Kai à8upfloi); un chœur de quinze jeunes filles et l'autre, de quinze jeunes gens, se tiendront de chaque côté du lit funèbre, chantant tour à tour, en guise d'hymne (iî[lvoç), un éloge composé en l'honneur des prêtres, dont ils célèbreront le bonheur pendant tout le jour»28

Commentaire : Cette alternance des chœurs (xorrpoi) rappelle éton- namment le chant alterné des Muses à la mort d'Achille, à tel point qu'on peut supposer que Platon se soit inspiré d'Homère. Mais ce qui est détermi- nant, c'est que ces chœurs qui chantent (g8Etv) ne sont pas composés de parents du défunt, mais de jeunes citoyens et citoyennes. Il en va de même pour les cent jeunes gens qui, lors de l'ekphora, accompagneront le mort en chantant (f:cpuflVEî:v) l'hymne national.

vi8Eç Pu8ûKoÀnot KÀaûaovmt VDKHXÇ TE Kat ijJ.WTa 8âKpu xtouam Tàç m'nol TŒf.!OflE<J8a PiTJ(jli TE 8oupi TE flŒKpQ}, mEipaç ntp8ovTE n6ÀEtÇ f.!Ep6nwv àv8pcimwv.

26 'Aj.L(jlt liÉ a' E<JTT]<JŒV KOÙpat aÀiow ytpovwç OlKTp' OÀO(jlDpOj.LEVat, nEpi 8' ii[l- ppoTa Etf.!Œta Eaaav. Moùam 8' 8vvta nàam àj.LEtP6f1EVat 6ni KaÀf\ 8pijvEov.

27 Ici également Alexiou, Ritual lament, p. 12 a bien vu la différence entre le chant des Muses et les cris et les sanglots des Néréides.

28 Pour le texte grec, cf. supra, note 12.

(16)

LES RITES FUNÉRAIRES CHEZ LES GRECS ET CHEZ LES ÉTRUSQUES 193 Benndorf fait ensuite un inventaire des représentations alors connues de prothésis, et termine par le constat (p. 7 sq.) : << Unermüdlich wiederho- len sich dieselben Bewegungen, die von den Dichtern geschildert werden, das Schlagen an die Brust, die Führung der Hand an den Kopf, zuweilen auch heftigere Aeusserungen des Schmerzes, die das solonische Gesetz umsonst verboten hatte>>. Il donne un exemple concret, un passage de l'Hé- cube d'Euripide :

Eur. Héc. 652-655 : «Sur sa tête chenue une mère, pleurant ses enfants morts, abat sa main; elle déchire sa joue, qu'elle lacère d'un ongle san- glant>>29.

Commentaire : Benndorf commet ici une autre confusion, qui a eu des conséquences fatales sur les interprétations qu'on a fait depuis lors de la prothésis. Il n'a pas pris en considération que la personne qui manifeste ici son deuil de cette façon extrême est la mère des défunts, et qu'elle est donc la plus profondément affectée par leur mort. Il en va de même dans les poèmes homériques, où les personnes qui s'arrachent les cheveux ou se la- cèrent le visage sont soit le père (Il. 22,77 sq.), soit la mère et l'épouse (Il. 22,405 sq. et 24,709 sqq.), soit encore un ami très intime (Il. 18,26 sq,P0 Les autres membres de la famille, les domestiques et les compatriotes du défunt manifestent leur deuil par des pleurs et des lamentations ( Od.

24,58 sq.; Il. 18,28 sqq. et 338-342; 24,408 sqq., 707 sqq. et 786 sq.), parfois en se frappant la poitrine, ce qui n'est bien évidemment pas du tout la même chose que s'arracher les cheveux ou se lacérer le visage (Il. 18,26 sqq.). Il semble bien que l'arrachage des cheveux et la lacération du visage aient été des manifestations extrêmes d'une douleur réelle et elle-même extrême, im- pliquant une relation affective particulièrement forte avec le défunt. Nous n'avons trouvé aucun exemple de groupes de personnes manifestant ainsi de manière anonyme une douleur réelle ou simulée31

Zschietzschmann est allé encore plus loin que Benndorf en affirmant que les personnages représentés dans les scènes de prothésis devaient être des pleureuses32Il justifie son interprétation, qui a connu un certain suc- cès, en renvoyant à quatre textes :

29 lloÀlÛV 1:' ÈTCÎ Kpii'ta J-LÛ'tT]p TéKWDV 8aVÔV'tOlV Ti8ETŒl Xépa OpD1t'tETŒt TE napElÛV, oiatJ-LOV ovuxa n8EJ-Léva cmapayJ-Loiç.

30 On peut ajouter encore l'exemple d'Agamemnon qui s'arrache les cheveux de désespoir devant la situation où se trouvent les Achéens depuis le retrait d'Achille (Il. 10, 15 sq.) et se comporte ici comme un père.

31 Les compagnons d'Ulysse s'arrachant les cheveux de désespoir lorsqu'il leur apprend qu'ils devront se rendre dans l'Hadès (Od. 10, 567 sq.) ne sont une exception qu'en apparence : en réalité chacun se lamente sur son propre sort.

32 Zschietzschmann, AM, 1928, p. 35.

MEFRA 2004, 1 13

(17)

194 ELIANE BRIGGER ET ADALBERTO GIOVANNINI

Plat. Leg. 7, 800d-e: <<S'il faut vraiment que, à certaines dates, les ci- toyens entendent de pareils gémissements, non pas en des jours purs, mais en des jours néfastes, il faudrait alors faire plutôt venir du dehors des chœurs de chanteurs à gages (xopoi !1E!ltcY8ffi!lÉVOt 4J8oi), comme les gens qu'on loue aux funérailles pour escorter (n:pon:É!l7WD<Jtv) les morts aux ac- cents de leur muse carienne (KuptKTj !lOD<JT])>> 33.

Commentaire : Une lecture attentive de ce passage montre que Zschietzschmann commet lui aussi une grave confusion. Platon parle ici de chœurs chantant des hymnes (xopoi 4J8oi) et de 'muse carienne'. Ces termes font évoquer les Muses qui chantent un thrène d'une voix harmonieuse lors des funérailles d'Achille, ainsi que le passage des Lois déjà examiné plus haut où Platon décrit les funérailles idéales des 'redresseurs', avec des chœurs de jeunes gens et de jeunes filles chantant des hymnes. Tout cela implique l'exécution harmonieuse et élaborée de chants comportant un texte, un rythme et en général un accompagnement instrumental, ce qui n'a rien de commun avec les cris et les lamentations des pleureuses à gage.

LPL Leg. 7, 800e: <<Carienne: qui chante le thrène. Il semble que les Cariens soient des chanteurs de thrènes et qu'ils chantent contre rémuné- ration (sni !lt<J80) les thrènes de défunts 'étrangers'. Certains ont interprété ce mot dans le sens 'barbare', 'peu clair', du fait que les Cari ens parlent une langue barbare>> 34.

Commentaire : Cette glose de la scholie confirme notre interprétation du texte de Platon. Comme les aèdes et les Muses chez Homère, les chœurs dont parle Platon chantent des hymnes funèbres. Nous sommes dans le do- maine de la lyrique chorale, bien connue par Simonide et surtout Pin- dare35. Comme les aèdes d'Homère, les chœurs pouvaient être engagés à chanter des hymnes en toutes sortes de circonstances joyeuses ou tristes, et comme chez Homère, les chants funèbres s'appelaient thrènes. Ces hymnes joyeux ou tristes comportaient un texte, un mode musical et un accompa- gnement instrumental, de sorte que l'exécution de ces hymnes impliquait la

33 Et no,· apa OEt Totot'mnv o1umv yiyvr;cr9at wùç noldcaç 8nT]K6ouç, 6n61:av TtflÉ-

pat !lTJ Ka9apai TtYEÇ àUà àno<ppâOEÇ ID<Jtv, T69' ijKEtv OÉOV

av

ElT] flÙÀÀOV xopoûç nvaç f:Çm9r;v f1Ef1tcr9mf1ÉVouç cpooûç, o1ov oi nr;pi wùç TEÀEDTytcravTaç f1tcr9oûf1EVOt KaptKfi n- vt flOÛ<JTI nponÉflnOD<Jl TOÙÇ TEÀEDTll<JaVTaç.

34 KaptKfi· Tfi 9pT]VCÛOEt· OoKoùcrt yàp oi Kàpr;ç 9pT]V<pOoi TtvEÇ dvat Kat àAÀo- Tpiouç VEKpüÙÇ sni fll<J9i'j) 9pT]YEtV. TtYÈÇ OÈ 8ÇllKOtJ<JaV Tfi ~ap~âp<p Kat Ù<Ja<pEt, SnElOTJ

oi Kàpr;ç ~ap~ap6<pmvot.

35 Cf. A. Lesky, Geschichte der griechischen Literatur3, Berne-Munich, 1971, p. 214-243, aux p. 221 sq. pour les thrènes de Simonide et 232 pour ceux de Pindare.

(18)

r

1

LES RITES FUNÉRAIRES CHEZ LES GRECS ET CHEZ LES ÉTRUSQUES 195 mémorisation des textes et un entraînement choral important. Les cho- ristes devaient donc être comme les aèdes d'Homère des professionnels ou des semi-professionnels qu'il fallait payer pour leur prestation. Il faut le ré- péter : tout cela n'a rien à voir avec des pleureuses.

Hésychius (s.v. (Kapl:vat) : <<Karinai :chanteuses de thrènes, accompa- gnant les défunts vers la sépulture et la cérémonie funèbre. C'étaient les femmes de Carie qui accompagnaient les défunts»36

Commentaire :L'explication d'Hésychius est identique, pour l'essentiel, à celle de la scholie, sauf pour l'origine du qualificatif 'carie n'. L'expression 8pYJvcpooi f!OUcnKai utilisée par Hésychius montre qu'il s'agit de chants 'ins- pirés des Muses' et non pas de lamentations.

Ath. Deipnosophistae 14,619b: «Tryphon énumère ainsi les variétés de chants suivantes : [ ... ] Le chant chanté à l'occasion de décès ou de mo- ments d'affliction est appelé olophyrmos » 37

Commentaire : Cette phrase fait partie d'une longue énumération des différentes sortes de chants (<PoT]), chants de métier, de circonstances etc.

Ici encore, il s'agit toujours de chants comportant un texte et en général un accompagnement instrumental.

Aux textes cités par Zschietzschmann il faut encore ajouter un frag- ment de l'auteur comique Platon et une autre glose d'Hésychius :

Plat. Corn. Fr. 71,12 sq. Kassel Austin : «Une jeune joueuse de flûte jouera pour les convives un air carien»38

Commentaire : Les termes 'air carien' (KaptKov f!ÉÂoç) montrent à l'évidence que nous sommes dans le domaine de la musique, qui plus est, dans le cas présent, dans un contexte joyeux 39

Hésychius, s.v. KaptKà f!ÉÂTJ : «Ün appelait rythme carien un rythme composé de trochées et de iambes>>40

36 Kap'lvm· 8pT)vcp8ot f-10\JcrtKai, ai wùç V€Kpoùç réi\ 8pijvcp rcapaTCÉf-11WtJcrm rcpoç ràç raq>àç Kat Ki]8T]. rcap€/caf.!Pavovro 88 ai àrco Kapiaç ytJva'lnç.

37 'H 8' ÈTCt rotç eavawtç Kat Àurcmç 081'] OÀO(jJtJpf.!OÇ KaÀ€tmt.

38 Aùlcoùç 8' ÈXOtJcra nç KopicrKT] KaptKov f.IÉÀoç f-1€ÀiÇ~>rat wtç CJ\Jf.ITC6ratç.

39 C'est sans doute dans le même sens qu'il faut comprendre le KaptKOV a\5ÀT]f.!a chez Aristoph. Ran. 1302.

4

°

KaptKà f.IÉÀT]· èlcéy~>r6 nç KaptKOÇ (JtJ8f.!OÇ èK rpoxaiou Kat iuf.!PotJ crtJyKdfl~>Yoç.

(19)

196 ELIANE BRIGGER ET ADALBERTO GIOVANNINI

Commentaire : Cette glose confirme notre interprétation du de Plato comicus. Le qualificatif 'carien' désigne un mètre composé iambes et de trochées, mètre qui peut être utilisé aussi bien pour des cir- constances agréables que tristes. Nous sommes encore et toujours dans le domaine de la musique.

On terminera cet inventaire par un texte d'Hérodote cité par M. Alexiou41 :

Her. 6,58,2-3 : «Lorsque, en effet, un roi des Lacédémoniens est mort, c'est une obligation que de tout pays, en-dehors des Spartiates, des périè- ques en nombre déterminé se rendent aux funérailles; et quand ces périè- ques, avec les hilotes et les Spartiates eux-mêmes, sont réunis par milliers au même lieu, les hommes mêlés aux femmes, ils se frappent le front avec ardeur et poussent des gémissement infinis (oiJ-Lmyfj 8uxxpÉmvTat) déclarant que le roi qui est chaque fois le dernier trépassé, celui-là était le meil- leur>>42.

Commentaire : Comme les servantes et les Troyens à la mort d'Hector, les Spartiates, les périèques et les hilotes pleurent la mort du souverain dont ils étaient les sujets. Une fois encore rien à voir avec des pleureuses à gage.

Il ressort de cette analyse que l'interprétation généralement admise de- puis Benndorf des représentations de prothésis repose sur une double confusion : confusion d'abord entre les personnes concernées par le deuil, à savoir la parenté, les gens de la maison et les connaissances d'une part, et les personnes extérieures appelées à participer contre rémunération au ri- tuel funéraire d'autre part; confusion ensuite entre les manifestations

41 Alexiou, Ritual lament, p. 10.

42 'Eneàv yàp àrco8âvn ~am?ceùç AaKe8aq.wvimv, l':K rcâ<JT]Ç 8ei Aan8aiJ.-Lovoç, xmptç LrcapnTJTÉmv, àpt8J.-Léii TillY rcepwiKmY àYayKa<Jwùç l':ç 1:0 Kf\8oç iÉYat. wûTmY cOY Kat TillY eiÀmTÉmY Kat a\nroy LrcapnT]TÉmY l':rceàY <JuÀ/cex8Émmy l':ç TÛlUTO rco?c/cat xütâ- 8eç, <JIÎ)l)ltyya Ti'\<Jt yuvatt,t KOTC'tOY'tat TE Tà )lÉTmrca rcpo81Î)lffiÇ Kat OtJ.lffiYi'\ 8taXPÉffiY'tat ànlcÉTC[l, cpâJ.-LEYOt TOY i5<JTa'tOY alet àrcoyev6)lEYOV Tffiv ~amHaw, wiSwy 8T] yeYÉ<J8at èipt<JTOY. Au sujet des hilotes contraints de participer aux funérailles de leur maître, voir Tyrt. frg. 5 Diehl.

(20)

LES RITES FUNÉRAIRES CHEZ LES GRECS ET CHEZ LES ÉTRUSQUES 197 spontanées et désordonnées de chagrin ou de désespoir (cris, lamentations avec parfois arrachage des cheveux) d'une part, et l'expression élaborée et harmonieuse, inspirée des Muses, du chagrin par des chants d'autre part.

Dans les textes examinés, la distinction entre les deux genres est pourtant . parfaitement claire et logique :

- Les personnes effectivement concernées par le deuil, parenté, domes- tiques et connaissances, expriment leur chagrin par des lamentations, des sanglots et parfois, pour les plus proches parents du défunt, par des gestes de désespoir tels l'arrachage des cheveux ou la lacération du visage. Le substantif normalement utilisé pour exprimer ces manifestations sponta- nées de douleur est y6oc;43, les verbes correspondants sont G1:ÉVctv, cnsv<i- Çstv, cnsv<ixsw, oÀo<p0psG8 etc. Comme il est naturel dans toutes les socié- tés, les personnes effectivement concernées par le deuil manifestent leur chagrin dès le décès de la personne aimée et le manifestent jusqu'à l'ense- velissement et même au delà. Ces personnes effectivement concernées par le deuil ne chantent jamais.

- Les personnes extérieures appelées contre rétribution à participer au rituel funéraire font exactement le contraire : leur fonction essentielle et apparemment unique est d'accompagner le rituel funéraire de chants fu- nèbres appelés thrènes, le verbe correspondant étant 8p'f1Vctv; et c'est en rai- son de leur aptitude à exécuter de manière harmonieuse des chants comportant des textes rythmés et un accompagnement instrumental qu'on a fait appel à eux. Il en est ainsi chez Homère et il en est encore ainsi au temps de Pindare et de Platon. Ces personnes extérieures n'interviennent qu'à un moment précis du rituel funéraire : chez Homère, les aèdes ou les Muses chantent le thrène pendant ou après la toilette du défunt, à l'inté- rieur de la maison; dans l'Athènes classique, les termes n:pon:Éfl1tctv et n:a- pan:Éflltctv utilisés par Platon et Hésychius donnent à penser que les chœurs chantaient le thrène lors de l'ekphora et de la mise au tombeau. Les Muses, les aèdes, les chœurs ne se lamentent jamais, jamais on n'utilise à leur pro- pos les termes utilisés pour les personnes effectivement concernées par le deuil. Rien non plus ne permet de supposer que les aèdes, les Muses ou les chœurs de l'époque classique aient accompagné leur chant de gestes expri- mant le chagrin ou le désespoir. La fonction de ces chœurs correspond donc exactement à celle des chorales dans les funérailles d'aujourd'hui.

On ne trouve, dans la littérature grecque d'Homère à Platon, aucune trace de pleureuses à gage44

43 Cf. le matériel réuni par Reiner, Totenklage.

44 Il faut relever qu'il n'est pas davantage question de pleureuses à gage dans le traité souvent cité de Lucien, De luctu (L). Dans ce traité, Lucien critique les la-

(21)

198 ELIANE BRlGGER ET ADALBERTO GIOVANNINI LES REPRÉSENTATIONS ICONOGRAPHIQUES

Les descriptions données par les sources littéraires permettent d'éta- blir les différents critères identifiant une scène de prothésis. Ainsi, nous pouvons considérer comme scène de prothésis toute scène où le défunt - respectivement la défunte - est exposé sur un lit, entouré de personnages dont le nombre varie de deux à une vingtaine et qui manifestent leur deuil.

Inventaire

D'après ces critères, nous avons pu recenser onze catégories de docu- ments où apparaissent des scènes de prothésis, géographiquement répar- ties entre le monde grec et italique, et chronologiquement du milieu du VIlle au dernier quart du IVe siècle av. J.-C. Alors que la plupart de ces caté- gories de documents ont fait l'objet d'analyses particulières, dont certaines très approfondies, il n'existe aucune étude de synthèse sur l'ensemble des représentations de prothésis dans l'art attique et italique. Pour réunir le corpus de documents sur lequel nous avons basé les observations qui vont suivre, nous sommes partis de la liste des représentations dressée par W. Zschietzschmann45que nous avons complétée et mise à jour.

1. La céramique géométrique

En ce qui concerne les représentations de prothésis sur les vases géo- métriques, nous avons utilisé le corpus de documents réuni par G. Ahlberg dans son étude monographique consacrée à la prothésis et l'ekphora dans l'art géométrique grec46Parmi la cinquantaine de vases catalogués qui, à quelques exceptions près, sont tous attiques47, nous avons retenu trois exemples:

mentations et autres manifestations de chagrin lors des funérailles, estimant que la mort n'est pas forcément un mal. Et pour illustrer son propos, il prend l'exemple d'un vieux père qui s'arrache les cheveux devant la dépouille de son fils, c'est-à-dire exactement ce que fait dans l'Iliade Priam à la mort d'Hector. Les remarques que nous avons faites à propos des manifestations de deuil chez Homère s'appliquent donc aussi à Lucien.

45 Zschietzschmann, AM, 1928, p. 37-47.

46 Ahlberg, Prothesis, p. 25-219. À notre connaissance, les seuls exemplaires sup- plémentaires de scène de prothésis parus depuis sont le cratère Athènes, MN 806 (cf.

A. Kauffmann-Samaras, ADelt 28, 1973, p. 235-240) et un fragment de la 3' Ephorie (ibid.' p. 240, pl. 127b ).

47 Pour les deux exemplaires autres qu'attiques, voir Ahlberg, Prothesis, p. 214- 219.

(22)

1

1

LES RITES FUNÉRAIRES CHEZ LES GRECS ET CHEZ LES ÉTRUSQUES 199

1.1 Amphore Athènes, MN 804 (fig. 1)48

1.2 Amphore Sèvres, Musée National de Céramique (anciennement Louvre A 516) (fig. 2)49

1.3 Cratère New York, MMA 14.130.15 (fig. 3)50

Les trois exemples que nous avons retenus (1.1; 1.2; 1.3) présentent des caractéristiques qui sont également valables pour l'ensemble des docu- ments du corpus d'Ahlberg. Sur les représentations géométriques, le mort est entièrement visible et occupe toujours le centre, exposé sur un lit. Au- dessus du défunt se trouve dans presque tous les cas un grand damier, dont le type le plus courant comporte une importante partie centrale qui tombe juste au-dessus du défunt, et deux pans latéraux (1.1; 1.2)51Sous le défunt - et parfois au-dessus - se trouve un premier groupe de personnages qui est caractérisé par son attitude, généralement assise (1.1; 1.2; 1.3), parfois agenouillée (1.1) et plus rarement debout (1.2), ainsi que par sa gestuelle - les personnages portent les deux mains sur leur tête ou tendent leur bras droit en avant. De ce premier groupe, assemblé autour du défunt, se dis- tingue un second groupe de personnages alignés en file de part et d'autre du défunt. Les personnages sont toujours debout et présentent tous le même geste : ils posent généralement leurs deux mains sur la tête. De cette

Fig. 1- Amphore Athènes, NM 804. D'après Ahlberg, Prothesis, fig. 2b.

48 Ahlberg, Prothesis, p. 25, no 2, fig. 2a-c.

49 Ibid., p. 25, no 3, fig. 3a-c.

50 Ibid., p. 27, no 22, fig. 22a-i; p. 240-252; Marwitz, A&A 1961, p. 12.

51 Ahlberg, Prothesis, p. 51-52, type a.

(23)

200 ELIANE BRIGGER ET ADALBERTO GIOVANNINI

Fig. 2 Amphore Sèvres, Musée de la Céramique. D'après Ahlberg, Prothesis, fig. 3.

Fig. 3- Cratère New York, Metropolitan Museum 14.130.15. D'après Ahlberg, Prothesis, fig. 22c.

---,

1

Références

Documents relatifs

Pour une analyse plus nuancée de l’usage du couple conceptuel « actif / passif » chez Foucault, voir Renaut (2016b).. 221 sexualité d’une part pour qui le discours est une

LORCERIE, Françoise, (sous la direction de), La politisation du voile en France, en Europe et dans le monde arabe, Paris, L’Harmattan 2005, 263 p.. LORCERIE, Françoise, A l’assaut

- on prend en compte les impédances de H 2 dans le calcul de H 1 : on voit alors le montage comme un seul quadripôle (un seul filtre) et non une mise en cascade.. Cela est facile

Mais Vernant essaie de dégager la logique qui domine les expériences et les limites de la pensée technique hellénistique. Le blocage de cette pensée ne s’explique pas par des

Mathématiques Devoir n°1:. les complexes et les

Oui, ils nous demandent à nous qu’est-ce qu’il faut faire, parce que, je pense que c’est pas forcément mauvais, mais que l’appartenance à une église, l’appartenance à

 Dans le traité « Éléments » d’Euclide, un nombre entier était figuré par un segment divisé en segments de même longueur... Les nombres premiers sont toujours

La société occidentale ne nous aide pas ; elle nous demande de rester digne dans la douleur, de ne pas nous plaindre, de vite redevenir « comme avant » et « en forme ».Or il