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Communication indirecte, situation, et expression artistique

Chapitre I Analyse des concepts de primitivité et de subjectivité

Section 2 Communication indirecte, situation, et expression artistique

Ayant vu plus généralement comment Kierkegaard contourne les difficultés qu’il soulève lui-même concernant l’emploi de l’art pour transformer l’individu, nous pouvons étudier plus en détail comment Kierkegaard conjugue art et « communication de pouvoir » dans ses œuvres. Pour accomplir cette tâche, nous prendrons comme point de départ l’analyse que fait Peder Jothen de la critique kierkegaardienne des différents arts, analyse qu’on retrouve dans sa thèse Moral Moments : Søren Kierkegaard and Christian Aesthetics

437 S. KIERKEGAARD, Post-scriptum…, volume 2, p. 15. 438 S. KIERKEGAARD, Post-scriptum…, volume 2, p. 14. 439 S. KIERKEGAARD, Post-scriptum…, volume 2, p. 15.

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et dans son livre Kierkegaard, Aesthetics and Selfhood. Nous nous servirons de ce point de départ pour évaluer comment et dans quelle mesure Kierkegaard reprend en les modifiant les modes d’expression artistique qu’il critique au sein de sa propre production.

Jothen résume la critique kierkegaardienne des arts ainsi : « In short, artistic works use poetic words (i.e. poetry), sensuous beauty (i.e. visual art) or pure immediate sensual desire (i.e. music) to delude one’s passion away from becoming.440 » C’est par conséquent

sur ces trois formes d’art que sont la littérature, l’art visuel et la musique que nous concentrerons notre attention. Cependant, pour compléter le tout, nous ajouterons en complément des considérations tirées entre autres du livre de Carl S. Hugues Kierkegaard

and the staging of desire pour mieux voir dans quelles mesure l’œuvre de Kierkegaard

vient rejoindre les catégories des arts dramatiques, lesquels ont aussi une place d’importance chez Kierkegaard.

L’art littéraire

Dans un premier temps, considérer le rapport que l’œuvre de Kierkegaard entretient avec les arts littéraires semble aller plus ou moins de soi ; en effet, son œuvre emploie régulièrement divers types de formes et de procédés littéraires, tant et si bien qu’elle peut être considérée intégralement sous cet aspect. Pourtant, de prime abord, les textes de Kierkegaard semblent présenter une vision plutôt sombre de la poésie et de la littérature : selon Jothen « poetry expresses an ontological possibility that leads the self astray as it reveals only imaginative possibility and passionate disinterest.441 » Sa thèse Moral

Moments explicite davantage ce point en indiquant que dans l’œuvre de Kierkegaard, « the

poet presents life in an ideal form442 » éloignée de la réalité et qu’il conduit ainsi à adopter

un mode de vie dans lequel « a self may merely think about existing or contemplate poetic beauty443 » sans faire le lien entre ce qu’il contemple et sa propre existence. Nous avons

déjà vu que la notion de situation contribuait à résoudre cette difficulté; cependant, la question des moyens littéraires conduisant à établir une situation authentique restent à examiner. À ce propos, Vincent Delecroix a noté que Kierkegaard, par sa manière

440 P. JOTHEN, Kierkegaard, Aesthetics…, p. 207. 441 P. JOTHEN, Kierkegaard, Aesthetics…, p. 210.

442 Peder JOTHEN, « Moral Moments : Søren Kierkegaard and Christian Aesthetics », thèse de doctorat en philosophie, Chicago (Illinois), University of Chicago, p. 324

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d’introduire la littérature dans son discours, provoque déjà un véritable « bouleversement du régime de discours444 » philosophique habituel ; « fragmentation du Grand Discours et

singularisation vont de pair et la charge explosive placée au centre du discours philosophique, c’est la littérature elle-même.445 » Cet emploi de la littérature a pour effet de

modifier le rapport au texte en pathétisant le discours, en lui accordant une charge affective : « le passage du discours sous un régime strictement littéraire ou poétique suspend leur caractère strictement dénotatif et, d’une certaine manière, leur « objectivité », ils se chargent en revanche en puissance connotative bien propre à pathétiser le discours.446 » Le

passage à la fiction, qui est constant dans l’œuvre de Kierkegaard (notamment par l’emploi de personnages fictifs comme pseudonymes), a pour effet d’offrir une « proposition de réel447 » à son lecteur au lieu d’une série de faits. De cette manière, Kierkegaard s’éloigne

de la « communication de savoir » philosophique habituelle où la dimension plus passionnelle et individuelle du lecteur est fort souvent ignorée. Cependant, ce premier élément ne répond pas à lui seul à la critique kierkegaardienne de la poésie, dans la mesure où celle-ci provoque elle aussi des passions (désintéressées) chez son lecteur. Il faut plus qu’un mélange entre philosophie et fiction pour qu’on aboutisse à une « communication de pouvoir ». En fait, on peut voir que c’est surtout le recours à certains procédés d’écriture spécifiques qui conduisent Kierkegaard à transformer les formes littéraires qu’il emploie de manière à transformer celui qui le lit. Parmi ces procédés, un des principaux est sans doute l’emploi du paratexte (des préfaces, avant-propos, etc.) au sein de son œuvre écrite. Dans le paratexte, Kierkegaard a régulièrement tendance à s’adresser directement à son lecteur d’une manière qui le positionne face à ce qui est enseigné : on peut remarquer en particulier dans le cas de ses « discours édifiants » qu’il va jusqu’à y développer une véritable pédagogie qui va dans le sens de sa conception de la situation. Le début de l’avant-propos à

Un discours de circonstance est sur ce point particulièrement révélateur :

Bien qu’il n’ait pas le bénéfice de la circonstance qui fait l’orateur et lui confère l’autorité, ni de celle qui fait le lecteur et lui donne qualité de disciple, ce petit livre peut néanmoins être appelé un discours de circonstance. Et bien qu’à l’égard de la réalité il soit une sorte de chimère et de rêve en plein jour, il n’est pas sans un espoir confiant d’être entendu. Il cherche cet homme à qui se donner entièrement et de qui il désire être reçu comme s’il était issu de son

444 V. DELECROIX, Singulière philosophie…, p. 143. 445 V. DELECROIX, Singulière philosophie…, p. 143. 446 V. DELECROIX, Singulière philosophie…, p. 147-8. 447 V. DELECROIX, Singulière philosophie…, p. 163.

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propre cœur : l’Individu qu’avec joie et reconnaissance j’appelle mon lecteur, l’Individu de bonne volonté qui lit lentement, reprend la page, à haute voix, pour lui tout seul. Si mon livre trouve cet Individu, sa compréhension est alors parfaite malgré la distance qui les sépare, à condition que l’Individu garde pour lui-même le contenu et la compréhension en se les assimilant intimement.448

On retrouve dans cet avant-propos pratiquement tous les éléments de la théorie kierkegaardienne de la situation : Kierkegaard se présente lui-même comme un maître « sans autorité » (auquel il ne faut donc pas s’attarder), il renvoie au contexte chrétien qui est celui de devenir disciple, puis il expose au lecteur son rôle face au message transmis qui est celui de l’appropriation, ou de « l’assimilation intime » du message reçu. À ce propos, on peut faire remarquer qu’une note substantielle a été consacrée par Kierkegaard à la fin du Point de vue explicatif de mon œuvre d’écrivain à la dédicace « à l’individu » qu’on retrouve sous diverses formes au début de ses écrits « édifiants », ce qui indique toute l’importance qu’il accordait à cet élément de son œuvre449. De nombreux autres exemples

semblables, tirés de l’œuvre pseudonyme, pourraient aussi être avancés pour montrer en quoi le paratexte tient chez Kierkegaard une place essentielle lorsqu’on tient à interpréter correctement ce qu’il dit. Comme le dit Finn Frandsen, « le paratexte est […] un phénomène à deux têtes, d’un côté il est « défini par une intention et une responsabilité de l’auteur » et de l’autre il est le lieu d’une véritable préparation ou manipulation du lecteur.450 » En somme, dans les préfaces de Kierkegaard, on peut reconnaître un « retrait

de l’instance de l’auteur » qui y est qualifié comme le « sans-autorité» et qui s’étend ainsi au livre et à son message, ainsi qu’une « mise en valeur de l’instance de réception451 » sur

lequel vient reposer le poids de l’appropriation du message. Et de plus, les paratextes de Kierkegaard servent aussi « à frayer des passages d’un texte à l’autre, d’une œuvre à l’autre. Ces seuils font circuler le lecteur dans l’ensemble de l’œuvre non pas simplement pour assurer une forme organique à l’ensemble, mais aussi pour que, dans ces passages, le lecteur se forme lui-même, devienne un « vrai » lecteur.452 »

448: S. KIERKEGAARD, Discours édifiants…, p. 9.

449 Voir S. KIERKEGAARD, Point de vue explicatif…, p. 81-88.

450 Finn FRANDSEN, « Préfaces : le paratexte kierkegaardien », dans Les cahiers de philosophie, nos. 8-9 (1989), p. 228.

451 F. FRANDSEN, « Préfaces… », p. 238.

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Le paratexte, pour important qu’il soit chez Kierkegaard, n’est pourtant pas le seul mécanisme littéraire qui vient situer son discours. Parmi eux, on peut aussi compter les diverses occasions où Kierkegaard s’adresse directement à son lecteur au sein même d’un de ses textes, comme là encore dans Un discours de circonstance :

Pour en prendre conscience, le discours, en plus de la collaboration qu’il a jusqu’ici demandée à l’auditeur, doit à présent mettre celui-ci en demeure d’apporter sans réserve une part d’activité personnelle et décisive dont tout dépend. Ainsi, mon cher lecteur, médite maintenant le sujet ; et tandis que la conscience du péché accuse le besoin de la seule chose nécessaire, tandis que le sérieux du sanctuaire donne à la volonté la force de prendre une sainte résolution, tandis que la présence de Celui qui sait tout rend impossible l’illusion sur soi-même, songe à ta propre vie.453

Comme le fait ressortir ici encore Vincent Delecroix, dans l’œuvre de Kierkegaard « un « Je » parle à un « Tu ». C’est l’indice le plus visible de la réorientation du discours. […] Comme malgré lui, le lecteur singulier se voit inscrit dans le corps même du texte.454 » À

cela viennent s’ajouter tous les « pactes romanesques » « où le lecteur est invité à croire à la véracité de ce qu’il lit, dans une « illusion consentie », pour assurer le fonctionnement immédiat de la fiction, et des pactes contraires démentant l’illusion afin d’assurer un autre type de lecture455 » (l’« entente avec le lecteur » du Post-scriptum est ici un bon exemple de

ce démenti du pacte littéraire originel au profit d’un rapport plus fondamental au texte). Enfin, on peut considérer toutes les fois où l’auteur, réel ou fictif, vient lui-même s’introduire dans le texte lui-même, où le « « Je » universel de l’argumentation philosophique456 » est interrompu par l’individu concret qui se met alors à parler en tant

qu’individu singulier et signaler tel ou tel aspect de sa propre existence. Tous ces éléments de l’écriture kierkegaardienne ont pour effet de mettre en évidence la présence d’un émetteur et d’un récepteur dans la communication, de personnaliser celle-ci et de modifier le rapport habituel que nous entretenons avec un contenu littéraire ou philosophique ; de cette manière, ils permettent de situer le lecteur et de susciter son activité en vue d’un authentique devenir chrétien. En dépassant tout en les conservant les formes de la stricte représentation esthétique ou conceptuelle, Kierkegaard conduit l’individu à recentrer ce qu’il lit vers sa propre existence et à s’engager en fonction de ce qu’il lit. Comme Vincent

453 S. KIERKEGAARD, Discours édifiants…, p. 119-120. 454 V. DELECROIX, Singulière philosophie…, p. 176. 455 V. DELECROIX, Singulière philosophie…, p. 178. 456 V. DELECROIX, Singulière philosophie…, p. 196.

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Delecroix le rappelle, « la relation au lecteur devient ainsi le foyer à partir duquel l’œuvre de Kierkegaard prend son sens et son essor457 », si bien que « la littérature » devient

une forme d’organisation de la relation, un espace, et correspond à cette espèce paradoxale de dialogue dont Kierkegaard avait fixé les principes dans l’exercice du philosopher. Elle constitue le seul milieu adéquat pour établir une relation indirecte où l’on parle de singulier à singulier et où chacun demeure dans sa propre singularité. Une communication « d’homme à homme. »458

L’art visuel

Ceci dit, à cette dimension littéraire de l’œuvre de Kierkegaard vient s’adjoindre une dimension qui relève davantage des arts visuels, dans la mesure où l’écriture de Kierkegaard est aussi évocatrice de différentes images. À ce propos, Jothen dit que la critique que Kierkegaard adresse aux arts visuels comporte deux aspects : d’abord « as idealizing, visual art is unable to present the reality of the ontological demands of redoubling Christ. This imitation actualizes a life of love, even amidst the ugliness of worldly sufferings.459 » Ainsi, en lui-même, l’art visuel aurait tendance à idéaliser ce qu’il

représente et ainsi à détourner de l’actualité. Puis, « secondly, viewing or creating a painting or sculpture lulls the self’s passion into mere disinterested admiration rather than subjective redoubling460 », l’image artistique séduisant l’imagination et la détournant de

l’existence. Cependant, malgré cette critique, la dimension fortement visuelle de l’œuvre de Kierkegaard a été récemment mise en lumière par Christopher B. Barnett dans From

Despair to Faith : the Spirituality of Søren Kierkegaard. Ce dernier rapproche dans ce texte

l’esthétique à l’œuvre dans les créations littéraires de Kierkegaard de la philosophie de l’icône de Jean-Luc Marion461, en prenant pour appui l’usage que Kierkegaard fait dans son

œuvre de la notion de Billede (qui signifie « tableau », « image » ou « reflet »462). D’après

Barnett, il y aurait dans l’oeuvre de Kierkegaard une considération positive du potentiel que peut receler certaines images pour manifester et conduire à l’appropriation des vérités de la foi ; ce dernier, « particularly in his upbuilding discourses […] is inclined to describe

457 V. DELECROIX, Singulière philosophie…, p. 171 458 V. DELECROIX, Singulière philosophie…, p. 173. 459 P. JOTHEN, Kierkegaard, Aesthetics…, p. 217. 460 P. JOTHEN, Kierkegaard, Aesthetics…, p. 217.

461 L’auteur de cet ouvrage se réfère pour sa comparaison entre Kierkegaard et Marion aux analyses qu’on retrouve dans le livre de Marion Dieu sans l’être. Voir à ce propos Jean-Luc MARION, Dieu sans l’être, 2e édition revue et augmentée, Paris, PUF (coll. Quadrige ; 129), 2002, p. 15-37.

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certain biblical heroes as « images ». Indeed, he does not just call them images but uses his pen to sketch them in rich, pictorial language.463 » Barnett ajoute :

[…] even an ideal form – such as Christ’s – can be approached in the wrong fashion. Nevertheless, Kierkegaard insists that the image of worship signifies the content of faith, including, paradoxically, the very object of faith. […] To see a human being worship God is to see a reflection of God himself. This is Kierkegaard’s reformulation of the ancient doctrine of

analogia entis, which, among other things, states that human beings – as creatures – stand in a

proportional relationship with their creator.464

Des images utilisées très couramment par Kierkegaard, telles que celles du lis et de l’oiseau, pourraient par là conduire à une plus profonde appropriation de la vérité chrétienne. Selon lui, « Kierkegaard distinguishes between staring at the lilies and the birds and surrendering to them. […] to see aright is to let one’s eyes move, to give oneself over to that which presents itself to vision.465 » Faisant référence aux passages de La maladie à

la mort traitant de l’imagination et de son usage bon ou mauvais, Barnett fait remarquer que

l’importance qu’ont les images et l’imagination en général pour la formation du moi (pour le « devenir esprit ») de l’individu laisse la porte ouverte pour un usage régulé de l’esthétique dans la vie. « In other words, the issue is not whether the aesthetic has a role in human life and in the development of the self. It is how one relates to the aesthetic that is decisive.466 » À cause de cela Kierkegaard aura pour tâche dans son œuvre de faire que les

différentes images qu’il évoque dans l’esprit de ses lecteurs mènent à une vérité qui dépasse ces mêmes images et engendre une appropriation qui débouche sur un engagement dans l’existence concrète de tous les jours. La question reste pourtant de savoir comment un tel processus est possible, comment une image devient proprement « édifiante ». À ce niveau, Barnett semble surtout dire que les différents « icônes de la foi » qu’on trouve dans l’œuvre de Kierkegaard, « far from reducing the divine to human categories, […] depict the great distance between human beings and God – a distance that is « closed » only through the paradox of worship, in which the person comes to recognize that he is beheld by the mysterious other467. » Ainsi, la manière par laquelle Kierkegaard emploierait un langage

imagé dans son œuvre aurait pour effet de représenter le divin et ce qui s’y rapporte d’une

463 C. B. BARNETT, From Despair to Faith…, p. 73. 464 C. B. BARNETT, From Despair to Faith…, p. 74-75. 465 C. B. BARNETT, From Despair to Faith…, p. 109. 466 C. B. BARNETT, From Despair to Faith…, p. 78. 467 C. B. BARNETT, From Despair to Faith…, p. 84.

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façon qui mettrait en lumière le rapport que la vérité divine entretiendrait avec l’existence concrète des individus, ce qui conduirait plus aisément à l’appropriation de cette vérité. À ce propos, l’exemple paradigmatique de cette mise en lumière est sans doute la présentation dans L’école du christianisme d’un enfant et d’un homme montrant à cet enfant l’image de différents grands personnages, dont à la fin celle du Christ en croix. Ce récit, où se trouvent décrits les processus psychologiques qui se produisent alors en l’enfant, montre comment l’imagination et la passion de celui-ci sont éveillés par l’image en question et par le récit que fait à son sujet l’homme qui la lui montre. Ainsi, déjà par cette évocation, un pont est fait entre la perception de la figure du Christ et l’existence concrète du chrétien qui est appelé à s’y rapporter de manière passionnée et engagée. Mais le récit ne s’arrête pas là ; après avoir décrit ce qui arrive en l’enfant, Anti-Climacus demande à son lecteur : « si la vue de Christ dans l’abaissement peut ainsi émouvoir, ne saurait-elle aussi te toucher de la même manière?468 » Dans ce passage précis de son oeuvre on peut dire que Kierkegaard «

is imaginatively intertwining the child’s story with the imagination of the reader, asking if this Christian seeing can re-form the reader’s own self-reflection about one’s existing self.469 » Ainsi, par sa mise en relation d’images diverses avec les procédés littéraires

analysés plus haut, nous pouvons voir que la dimension visuelle ne conduit pas Kierkegaard à simplement représenter des objets divers dont on peut par la suite jouir à loisir ; au lieu de cela, il semble plutôt exploiter par des images les ressources que recèlent l’imagination et la passion de ses lecteurs pour rapprocher ce qui est représenté de leurs existences. Plutôt que de simplement contempler une représentation visuelle, le lecteur devient lui-même « travaillé » par des images.

L’art musical

Aborder la dimension visuelle de l’art littéraire de Kierkegaard ne saurait suffire ; il y manque aussi la dimension musicale : la littérature, et en particulier la poésie, est aussi affaire de musique, de sonorités, et cette dimension est aussi bien présente dans l’œuvre de notre auteur. Billeskov Jansen note d’ailleurs à propos de certains passages de L’alternative que « Kierkegaard crée une langue musicale par l’emploi conscient du rythme des mots et

468 S. KIERKEGAARD, L’école…, p. 160. 469 P. JOTHEN, Kierkegaard, Aesthetics…, p. 222.

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des phrases470 », si bien que son « savoir stylistique […] a aboli les frontières entre les

arts.471 » Néanmoins on retrouve chez Kierkegaard une critique voilée du caractère

irréligieux de la musique ; cette critique se base sur l’idée que dans la musique il n’y aurait aucune « actualizable reflective possibility472 » que pourrait saisir l’individu pour la réaliser

dans l’existence. Cette forme d’art serait à cause de cela fondamentalement « connected to sensuality, rather than reflection.473 » Cette compréhension de la musique comme d’un art

porté à exprimer uniquement la sensualité est exprimée surtout dans l’œuvre de Kierkegaard par l’esthète A dans L’alternative ; cependant, comme le fait remarquer William Mcdonald, « nothing Kierkegaard or his other pseudonyms says elsewhere contradicts the views of A.474 » Cette vision de la musique n’a pourtant pas empêché une

interprète telle que Nelly Viallaneix, dans Écoute, Kierkegaard : essai sur la

communication de la parole, d’étudier la dimension « musicale » de l’œuvre de notre

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