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Le problème de la dualité du corps et de l'intelligence et le rôle de l'art chez Schopenhauer

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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HELENE HEBERT

LE PROBLEME DE LA DUALITE DU CORPS ET

DE L'INTELLIGENCE ET LE RÔLE DE L'ART

CHEZ SCHOPENHAUER.

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval dans le cadre du programme de Maîtrise en philosophie

pour l'obtention du grade de maître es arts (MA)

FACULTE DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL

QUÉBEC

2010

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Résumé

Le présent mémoire se veut une analyse des notions de corps et d'intelligence et de leur rapport, dans Le monde comme volonté et comme représentation. Mon argumentation vise à mettre en lumière comment l'assimilation de la volonté à la chose en soi et de la représentation au phénomène conduit Schopenhauer à radicaliser l'opposition entre le corps comme manifestation de la volonté d'une part, et l'intelligence comme capacité à construire le monde comme représentation, d'autre part. La connaissance de l'Être étant le principal objectif de sa philosophie, Schopenhauer explique comment y accéder soit par la voie du sentir pur, soit par la voie au penser pur. Si ces deux voies d'accès à la chose en soi sont diamétralement opposées, elles aboutissent néanmoins, toutes deux, à un dualisme entre le corps et l'intelligence, y compris dans l'art.

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Si l'on désire sentir immédiatement la supériorité de la connaissance intuitive, comme étant la première et fondamentale, sur la connaissance abstraite, et constater ainsi combien l'art est plus révélateur que toute science, on n'a qu'à en contempler, soit dans la nature, soit par l'intermédiaire de l'art, un beau visage humain plein d'Expression. Combien il nous fait pénétrer plus profondément dans l'Essence de l'homme, et même de la nature, que ne le font tous les mots et toutes les abstractions que ceux-ci désignent!

Schopenhauer, A., dans Esthétique et métaphysique (Parerga et paralipomena), trad, par Auguste Dietrich, revue et corrigée par Angèle Kremer-Marietti, Librairie générale française, coll. Le livre de poche, 1999, p. 172.

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Table des matières pages

Résumé I Exergue II Table des matières III

Introduction 1 Chapitre 1 - Libérer le sentir du penser 8

1.1 Le chemin le plus direct vers l'essence de l'homme passe par le sentir et non

par le penser 8 1.1.1 Rôle de l'intelligence intuitive et de l'intellect dans la perception sensible 9

- Le principe de raison suffisante comme fondement de la connaissance 9

Les conditions de possibilité de la connaissance 9 Les quatre racines du principe de raison suffisante 11

- L'intelligence de l'intuition sensible 12 La théorie kantienne de l'expérience 13

Schopenhauer 15 1.1.2 L'immédiateté de la connaissance 23

- La connaissance comme Erlebnis 24 - Le degré de médiateté des connaissances abstraite et intuitive 25

- Le donné 27 1.1.3 Métaphysique du sentiment - découverte de l'essence voulante de l'homme

par le sentiment de soi 29 - La métaphysique du sentiment de soi 30

Le sentiment de soi en réponse au cogito 31 Le corps comme un objet immédiat 32

Le corps comme volonté 34 - La volonté individuelle et le sentiment 37

La volonté comme motivation 38 Distinction entre sensation et sentiment 40

- Le sentiment du vouloir-vivre 42 - Détermination de l'intelligence (la représentation) par le

sentiment (la volonté) 45 Derrière la représentation se cache un désir d'objectivation 45

L'intuition généalogique 46 1.2 La volonté comme essence unique de tous les phénomènes 49

1.2.1 Extension de ma propre volonté aux autres phénomènes 49

- Problème du sollipsisme 52 1.2.2 Objectivation de la volonté dans les Idées 55

- L'individualité de l'homme 57 - La généralité de l'Idée 58

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1.2.3 Le paradoxe de la volonté comme un Ensoi désirant - l'absence de rapport

entre l'intelligence et la volonté 59 - La volonté est incausée sans être une cause première 60

- La volonté prend à la fois les traits de la transcendance (unité et indivisibilité)

et ceux de l'immanence (désir et souffrance) 62

Chapitre 2 - Libérer l'intelligence de la volonté, le penser du sentir 67

2.1 Sentir la volonté équivaut à pâtir 69 - L'absurdité de la souffrance 72 2.2 La connaissance ou l'intelligence pure et le génie 74

2.2.1 Une intelligence intuitive pure 75 2.2.2 Possibilité d'une émancipation de l'intelligence par rapport à la volonté 77

2.3 L'art et la contemplation esthétique libèrent le penser du sentir 80

2.3.1 Contemplation des Idées et la création artistique 80 2.3.2 Nature du plaisir esthétique et de la beauté 83 2.3.3 Hiérarchie des arts comme degrés d'objectivation de la volonté 88

2.3.4 Problèmes liés aux notions de représentation pure et de pensée pure 90 - Activité ou passivité du sujet dans la constitution des représentations pures... 91

- Problème d'une intelligence détachée de la volonté 92 - Critique nietzschéenne - nihilisme de la notion de pensée pure 95

2.3.5 EQ sentiment pur et la musique - l'exclusion de l'intelligence 99

- Le rapport de la musique à la représentation 99 - La musique comme expression du sentiment pur 102

- Le problème de la pureté 106

Conclusion 108 Bibliographie 110

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Introduction

Le rapport entre l'intelligence et la sensibilité est un des thèmes fondamentaux en philosophie. En vue d'expliquer l'expérience, Kant sera l'un des premiers à mettre l'accent sur l'interdépendance entre l'intelligence abstraite et la sensibilité plutôt que de concevoir ces deux dimensions dans l'optique d'un gouvernement absolu de la raison. L'esthétique transcendantale kantienne, en effet, ne s'en tient pas à analyser séparément les formes pures de la sensibilité et celles de l'entendement, mais elle vise, en plus, à en démontrer l'articulation. Schopenhauer s'appuiera fortement sur cette explication kantienne de l'expérience qui révolutionna la philosophie occidentale. Toutefois, plutôt que de mettre en lumière le rapport de complémentarité unissant le corps à l'intelligence comme l'a fait Kant, Schopenhauer cherche à démontrer la domination de l'un sur l'autre (En tant qu'il est la manifestation d'une volonté toute-puissante, le corps soumet l'intelligence de façon absolue). C'est ainsi que le philosophe annonce la fin d'un rationalisme qui croyait en la liberté et en l'indépendance de l'intellect. L'originalité de Schopenhauer réside dans le fait d'avoir fait la genèse de la pensée (consciente) en lui supposant une origine inconsciente. Avec sa philosophie de la volonté, Schopenhauer fut l'initiateur de la méthode généalogique qui sera développée plus tard par Nietzsche, Marx et d'autres. Il aura aussi jeté les bases de la psychologie freudienne de l'inconscient. Quoique la philosophie schopenhauérienne de la volonté soit suffisamment riche pour avoir engendré de nombreux courants de pensée pessimiste, irrationaliste et tragique, certains philosophes, par exemple Nietzsche, lui reprocheront, selon moi avec raison, d'avoir radicalise la séparation entre le corps et l'intelligence. En associant la volonté à la chose en soi et la représentation au phénomène, Schopenhauer rend le rapport réciproque entre F affect et l'intellect impossible. Suivant cette thèse, les fonctions affectives manifestant la volonté déterminent de façon absolue les fonctions intellectuelles responsables d'informer le monde comme représentation, de la même manière que la chose en soi détermine absolument le phénomène.

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Une nouvelle conception du sentir et du penser

Comme en témoigne le titre de son principal ouvrage, Schopenhauer porte son regard sur l'homme et sur le monde à partir de deux points de vue : Le monde comme volonté et le monde comme représentation. Du point de vue du monde comme représentation, sentir signifie intuitionner des objets à partir des formes pures de la sensibilité et penser signifie former des concepts abstraits, puis les lier entre eux. L'originalité de l'approche schopenhauérienne est d'avoir pensé la sensibilité comme intelligente, indépendamment de ce que Kant appelle les formes pures de l'entendement ou les concepts purs. Si le corps est intelligent, c'est parce qu'il est capable d'appliquer, par lui-même, la loi de la causalité. De façon plus ou moins consciente, en effet, il parvient à rapporter immédiatement les sensations éparses à l'objet qui agit sur ses sens. En somme, il est apte à former des représentations sensibles, sans que l'intelligence abstraite entre en scène. Cette dernière, en revanche, dépend entièrement de l'intuition sensible à laquelle elle emprunte tout son contenu. Elle décortique les représentations sensibles pour ne conserver que certains éléments utiles à la construction de nouvelles représentations dites abstraites, synonymes de concepts. Kant aurait fait fausse route en faisant intervenir ces deux sphères l'une dans l'autre.

Du point de vue du monde comme volonté, sentir dans son corps équivaut à vouloir et penser équivaut à former des motifs pour la volonté. Qu'est-ce essentiellement que ce corps qui sent? À cette question, le philosophe répond qu'il est la manifestation ou l'objectivation de la volonté. S'il est possible de nous représenter notre propre corps comme un objet, c'est-à-dire de prendre une certaine distance objective par rapport à lui, on le sent toujours d'abord et directement comme volonté. Avant même de recevoir des impressions et de former des représentations sensibles, nous nous sentons physiquement vouloir. De même, tout ce que nous pensons est voulu (Le monde comme représentation est un monde voulu). Que nous nous représentions les objets uniquement à l'aide de notre sensibilité ou que nous les pensions, c'est toujours la volonté qui nous motive à le faire. Quant aux sentiments, ceux-ci expriment les mouvements de la volonté entre le plaisir et le déplaisir, selon le degré de satisfaction de cette dernière.

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La volonté schopenhauérienne n'a donc rien à voir avec la conception traditionnelle que l'on se fait de la volonté, c'est-à-dire qu'elle n'est pas la capacité à déterminer nos actions de façon consciente et réfléchie. En réalité, le penser s'illusionne sur son autonomie et sur sa liberté. Effectivement, c'est toujours la volonté qui dirige secrètement le cours de nos pensées, portant notre attention sur tel ou tel objet, sans qu'on s'en rende compte.

Volonté individuelle et volonté universelle

Chez Schopenhauer, vouloir et faire sont une seule et même chose, puisque le corps n'est rien d'autre que la phénoménalisation de la volonté. D'ailleurs, au moment où l'on veut un acte, celui-ci apparaît aussitôt dans un mouvement corporel. Au final, les actions des individus ne sont pas commandées par la raison mais elles sont motivées par les intérêts et les besoins de la volonté.

Une fois que l'on a pris conscience de notre propre essence voulante, on ne voit plus les êtres et les choses de la même manière. On refuse, dès lors, de croire que ceux-ci ne sont que pure représentation. Ils doivent, comme nous, posséder une face subjective et voulante. Le monde phénoménal semble, en effet, être traversé par une seule et même pulsion désirante. Cette dernière incite les hommes et les animaux à convoiter sans relâche une foule d'objets et pousse les différentes forces présentes dans l'univers à se mesurer les unes aux autres pour obtenir le gouvernement de la matière. Dans tous les corps, on peut voir une affinité, une tendance, un désir et une passion qui incitent hommes et les animaux à se reproduire, les plantes à croître et le monde inorganique à tendre vers un but (la gravitation, par exemple). Ces différentes manifestations se rapportent toutes à une même volonté de vivre qui nous fait craindre la mort et nous fait aveuglément désirer une vie qui n'est que souffrance. La ruse de la volonté de vivre consiste à nous cacher que la lutte n'aura jamais de terme et que les désirs ne trouveront jamais de satisfaction définitive. Si la vie est aussi absurde, c'est que son essence est irrationnelle, inconsciente et qu'elle n'a pas de but - elle est grundlos. Cela signifie qu'en

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dépit de l'ordre apparent que l'on croit apercevoir dans le monde, la finalité que semble posséder ce dernier n'est qu'une illusion qui nous aide à supporter la vie.

En résumé, nous avons beau poursuivre des buts particuliers dans le temps, l'espace et le monde causal, nous sommes, en dernière instance, motivés par une volonté universelle qui dépasse les limites de notre individualité. Sans s'individuer elle-même dans le phénomène, elle y apparaît sous les traits d'une volonté de vivre généralisée.

Une chose en soi pulsionnelle plutôt que rationnelle

Ces observations sur l'essence désirante de l'homme et du monde mènent Schopenhauer à élaborer sa théorie des Idées comme premières objectivations de la volonté. Suivant cette dernière, une essence voulante unique serait à l'origine des Idées, lesquelles engendreraient, à leur tour, les phénomènes. Dans un premier temps, la volonté projetterait des images d'elle-même, les Idées, afin de se contempler en elles comme dans un miroir. Dans un deuxième temps, les Idées, se démultiplieraient dans le monde phénoménal. Le philosophe présente ces dernières tant comme des forces immanentes que comme des formes transcendantes. D'un côté elles sont nécessairement liées au monde qu'elles habitent effectivement, de l'autre, elles sont les modèles uniques des phénomènes, des schemes originels, indivisibles et éternels. Il y a donc trois degrés dans l'échelle de l'Être: le phénomène tout en bas, les Idées au milieu et la volonté tout en haut. Alors que les Idées doivent absolument s'objectiver dans le phénomène, la volonté échappe totalement à la représentation et à l'intelligence en général. Nous verrons que si les premières peuvent être approchées par la contemplation, la seconde, en revanche, demeure inconnaissable.

La notion de volonté est encore plus paradoxale que celle d'Idée. En un sens, la volonté est l'immanence même, puisque qu'elle est immédiatement sentie dans le corps, avant toute intervention de l'intelligence. Elle est la substance même du corps qui désire et qui souffre, soutenant la conscience et la raison. Mais la volonté est aussi conçue comme Y Un originaire, l'unité qui engendre le phénomène (dont l'homme) et qui transcende ce dernier. En observant la nature, on constate, en effet, qu'une volonté de

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vivre unique, traverse l'univers. La lutte, le conflit et le tourment que l'on trouve partout s'explique par la nature souffrante de cette unité originaire qui, bien qu'elle échappe à la multiplicité du devenir, est tout de même divisée intérieurement par un immense désir d'elle-même. Encore plus transcendante que les Idées, la volonté ne se manifeste dans le monde qu'indirectement, par l'intermédiaire de ces dernières, et pourrait très bien subsister sans lui.

Avec la notion de volonté, Schopenhauer essentialise, en quelque sorte, le désir ou la pulsion. L'Un originaire est comparable à la chose en soi kantienne qui ne tolère aucun mélange avec le phénomène et qui ne peut, elle-même, devenir un objet pour l'intelligence. Toutefois, la volonté schopenhauérienne n'est pas rationnelle, mais bien pulsionnelle et désirante. Elle est une force plutôt qu'une raison. En somme, elle est à cheval entre la pulsion la plus pure et l'essence la plus transcendante. Le substratum métaphysique inexplicable du monde, son point d'ancrage par-delà les variations du devenir, est pur désir. À l'encontre de Schopenhauer, on est tenté, toutefois, de se demander si cette notion contradictoire et mystérieuse de désir en soi est possible ou s'il ne s'agit que d'un beau concept agréable à la raison.

Connaissance de la chose en soi et délivrance de la souffrance

Avec Kant, Schopenhauer reconnaît que la chose en soi est inconnaissable par la représentation et par la raison. Le (pur) sentir semble, par conséquent, être la seule voie d'accès à la volonté. En se concentrant uniquement sur le sentiment de la volonté, on parvient à transgresser les frontières de notre individualité pour arriver à vouloir à l'unisson avec la nature entière. C'est ainsi que le je devient nous. Schopenhauer appelle cette forme de connaissance immédiate et sentie le sentiment de soi. Ce dernier se définit comme l'expérience immédiate de la volonté dans notre propre corps. Précédant, même, l'intervention du principe de raison suffisante, le sentiment de soi est indépendant de nos intérêts et de nos désirs individuels. C'est lui qui donne la clé de compréhension de l'essence voulante du monde.

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Bien que cette première étape dans la connaissance de l'être nous permette de dépasser, pendant un instant, les limites de notre propre volonté, elle ne nous libère pas de la souffrance du sentir. Individuelle ou universelle, en effet, la souffrance est intrinsèque à la volonté car celle-ci est nécessairement en contradiction et en conflit avec elle-même. Sentir, c'est, pour ainsi dire, subir ou pâtir. Tant qu'on ne s'éloigne pas de la volonté, tant qu'on demeure dans le sentir, elle souffre à travers nous et nous souffrons en elle. Si le premier objectif du Monde comme volonté et comme représentation est de démontrer que la connaissance de la chose en soi est possible à travers la notion de volonté, le second but est la libération de la souffrance que cette dernière nous cause. Par conséquent, il faut que la connaissance se libère de la souffrance du sentir.

Alors que le premier mouvement consistait à exclure la représentation de la volonté afin de « connaître » cette dernière immédiatement, c'est-à-dire de l'intérieur, le second mouvement consiste, au contraire, à se réfugier dans une représentation pure du monde pour se dérober à la volonté. La connaissance suprême, celle qui est au fondement de la philosophie, de l'art et de la science, s'acquiert par la contemplation, non pas de la volonté elle-même, mais de ses premières objectivations, les Idées. C'est de cette façon, en effet, que l'on parvient à se représenter les phénomènes dans leur essence, par exemple l'espèce à laquelle se rapporte tel animal, tout en se détachant de l'Être unique qui est à l'origine de tous nos maux. La raison comme capacité à former des représentations se détache alors de la volonté et prend sa revanche sur elle. Le contemplateur s'est oublié lui-même (comme volonté) au point qu'il se confond avec l'objet contemplé et qu'il devient, pour ainsi dire, «objectif». Schopenhauer qualifie celui qui arrive ainsi à contempler les Idées des choses indépendamment de la volonté, de sujet connaissant pur.

En somme, la connaissance de l'être se fait soit en épurant le sentir (le sentiment pur), soit en épurant le penser (la représentation pure) qui, par surcroît, nous délivre de la souffrance. Dans les deux cas, la démarche schopenhauérienne vise à les purger l'un de l'autre plutôt que de chercher le possible rapport qui pourrait les unir. Tout au cours de ce mémoire, nous nous demanderons si la négation de la volonté et de la souffrance

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n'appauvrissent pas l'expérience vécue et la connaissance plutôt que de les enrichir, comme l'affirme Schopenhauer.

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Chapitre I - Libérer le sentir du penser

Dans sa quête pour connaître la chose en soi, Schopenhauer identifie deux formes d'intelligence et de connaissance. La première est intuitive et repose sur la sensation et le sentiment (le sentir) tandis que la seconde est abstraite et repose sur les concepts (le penser). Étant vécu intérieurement, donc plus directement, le sentir doit avoir plus de valeur que l'intelligence abstraite et même déterminer celle-ci. Schopenhauer va encore plus loin : non seulement le sentir a-t-il la primauté sur le penser, mais il est totalement libre par rapport à ce dernier. L'essence de l'homme et du monde, en effet, est voulante et désirante et la raison n'est qu'un organe qui se greffe au sentir. Ea capacité humaine à former des concepts et à raisonner est donc facultative. Ces observations sur la nature de l'homme et du monde mènent Schopenhauer à développer sa thèse d'une volonté unique à l'origine de l'univers. Nous verrons que cette théorie d'une essence voulante, qui combine la thèse de la chose en soi et celle d'une force irrationnelle et désirante, a pour conséquence d'accentuer le fossé entre le corps et la pensée.

1.1 Le chemin le plus direct vers l'essence de (l'homme) est celui du sentir et non du penser.

D'abord, Schopenhauer affirme l'entière autonomie de l'intuition sensible par rapport à la pensée conceptuelle ou abstraite. L'intuition sensible est, en quelque sorte, intelligente, indépendamment des concepts, y compris ceux qui ont été identifiés par Kant comme les concepts purs. Selon Schopenhauer, l'application de la loi de la causalité se fait spontanément et inconsciemment, bien avant l'intervention de la pensée. C'est uniquement le principe de raison suffisante, c'est-à-dire la capacité à se représenter les choses dans le temps, l'espace et la causalité, qui rend possible la sensation. Poursuivant sa quête d'une intelligence intuitive et intérieure, d'une Erlebnis, le philosophe nous présente finalement le sentiment immédiat de notre volonté comme la plus sûre et la plus essentielle de nos connaissances. En définitive, nous verrons que le sentiment de soi prend la place du cogito cartésien. Le point de départ de toute la connaissance et notre seule certitude est le sentiment que nous sommes essentiellement voulants.

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1.1.1 Rôle de l'intelligence intuitive et de l'intellect dans la perception sensible

Où placer les limites de notre capacité à connaître le monde? Le monde est ma représentation affirme Schopenhauer, à l'instar de Kant . Si Schopenhauer adhère presque sans réserve à l'esthétique transcendantale kantienne, il entreprend toutefois de réformer en profondeur sa logique transcendantale. C'est sur le rôle de l'entendement dans l'intuition sensible que Schopenhauer se dissocie nettement de son prédécesseur. Alors que l'un voit la sensibilité comme pure réceptivité d'un donné, c'est-à-dire comme passive et dépendante des catégories de l'entendement, l'autre la conçoit comme intelligente, active, et spontanée. L'intelligence intuitive ou sensible est la capacité qu'ont les hommes et les animaux à former des représentations sensibles dans le temps et l'espace qu'ils lient immédiatement et inconsciemment aux objets selon la loi de causalité. Quant à elle, l'intelligence abstraite forme des représentations abstraites, des concepts, à partir des représentations sensibles. Elle dépend de l'intuition sensible. Il y a donc deux formes d'intelligence, l'une intuitive, l'autre abstraite, toutes deux soumises au principe de raison suffisante, qui permettent au sujet de constituer le monde comme représentation.

Le principe de raison suffisante comme fondement de la connaissance

Toute connaissance repose sur la capacité du sujet à former des représentations et implique la notion de causalité. Elle suppose que l'on puisse lier les représentations dans le temps et l'espace selon la cause et l'effet. C'est à l'aide du principe de raison suffisante, que l'on parvient à effectuer cette opération. Voyons comment Schopenhauer rend compte de ce principe.

-Les conditions de possibilité de la connaissance

La première condition de possibilité de la connaissance, est la capacité de la conscience à se décomposer en sujet et en objet. Le sujet projette les représentations devant lui comme des objets. Les représentations ne sont jamais données au sujet, mais

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toujours construites par lui. Dans le passage suivant, Schopenhauer établit une équivalence entre les notions d'objet et de représentation: « Etre objet pour le sujet et être notre représentation, c'est la même chose. Toutes nos représentations sont objets du sujet et tous les objets du sujet sont nos représentations » . Les représentations sont ob-jets en ce sens qu'elles font face au sujet transcendantal de la connaissance; elles sont des Vor-stellungen.

La seconde condition de possibilité de la connaissance est la liaison de toutes ces représentations ou objets entre eux. On ne peut, en effet, expliquer la science comme système de connaissances, si on ne postule pas l'hypothèse suivante : tout a une raison, une cause ou un motif a priori. Suivant cette loi, rien n'existe pour soi, indépendamment du sujet et des autres objets. C'est en vertu de ce principe que l'homme tente de relier les effets qu'il observe dans le monde à des causes. C'est ce principe a priori qui le pousse à s'interroger sur les raisons pour lesquelles les choses sont telles qu'elles sont et qui lui permet de les situer les unes par rapport aux autres. Malheureusement, affirme le philosophe, Yapriorité de la causalité dans toute connaissance est, elle-même, indémontrable. Pour démontrer ce principe, il faudrait trouver une cause à la causalité. Par conséquent, ce serait en même temps l'appliquer.

Tant dans les jugements que dans l'intuition sensible, le principe de raison suffisante comprend toutes les causes (les raisons) ou les motifs possibles . Il y a, selon

Schopenhauer, deux grands usages au principe de raison suffisante. Premièrement, il sert à trouver une cause aux modifications des objets réels et deuxièmement, il justifie nos jugements. Le premier usage concerne la classe de représentations dites intuitives,

complètes et empiriques. Dans celle-ci, l'objet réel ou empirique passe successivement d'un état à un autre, selon la relation de cause à effet, dans le temps et l'espace. Le second usage du principe de raison suffisante consiste à lier les jugements, c'est-à-dire les représentations abstraites, entre eux. Défini comme un rapport entre des concepts, le

" Schopenhauer, A., De la quadruple racine du principe de raison suffisante, quatrième édition, trad, par Gibelin, J., Vrin, 1983, §16, p. 36. Le caractère idéaliste de cette affirmation sera toutefois relativisé dans Le monde comme volonté et comme représentation.

J Voir Schopenhauer, A., De la quadruple racine du principe de raison suffisante, quatrième édition, trad,

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jugement doit lui-même se rapporter à une raison autre pour recevoir l'attribut de vrai. C'est précisément ce que permet de faire le principe de raison suffisante.

-Les quatre racines du principe de raison suffisante

Schopenhauer identifie quatre classes de représentations qui comprennent tout ce qui peut devenir objet pour un sujet. La principale et première racine, le principe de raison suffisante du devenir, concerne le monde physique et est impliquée dans toutes les autres. L'univers empirique étant le théâtre d'une succession infinie de changements d'états dans l'espace mais surtout dans le temps, on peut dire qu'il est causalité de part en part. Tout ces changements, que ce soit dans le monde inorganique ou organique, reposent sur une nécessité qui les lie entre eux. Cette dernière sous-tend toutes les autres formes de nécessité, logique, mathématique et morale. Dans le monde inorganique, la cause préside aux changements. Dans la vie végétale et animale, c'est Vexcitation qui produit les changements. Dans la motivation, finalement, l'homme et l'animal arrivent à agir consciemment à partir de motifs, en vue d'une fin. Schopenhauer définit le principe de raison suffisante du devenir en ces termes :

(...) le principe de raison suffisante apparaît comme loi de la causalité et, en tant que tel, je l'appelle principe de raison suffisante du devenir, prindpium rationis sufficientis fiendi. Tous les objets qui se présentent dans la représentation totale, constituant l'ensemble de la réalité empirique, sont, en ce qui concerne le commencement et le terme de leurs états, donc dans la direction du cours du temps, rattachés par ce principe les uns aux autres

La seconde racine, le principe de raison suffisante de la connaissance, a pour fonction de lier les représentations abstraites entre elles, selon la logique formelle, celle de la pensée et du langage. La troisième racine est le principe de raison suffisante de l'étant qui permet au sujet de se représenter le temps et l'espace eux-mêmes, hors de toutes les déterminations particulières relatives aux représentations complètes. Grâce à elle, la forme du sens interne (le temps) et celle du sens externe (l'espace), sont appréhendées intuitivement, a priori, et reliées les unes aux autres par la loi de la causalité : succession dans le temps et situation dans l'espace. La quatrième et dernière

Schopenhauer, A., De la quadruple racine du principe de raison suffisante, quatrième édition, trad, par Gibelin. J., Vrin, 1983, §20, p. 44.

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racine, le principe de raison suffisante de la motivation, ne comprend qu'un seul objet, à savoir le sujet du vouloir. Dans cette classe de représentations, la causalité suppose que toute action du sujet voulant doit être déterminée à l'avance par un motif.

Il y a deux choses à retenir du raisonnement de Schopenhauer concernant le principe de raison suffisante : d'abord, tous les objets sont des représentations du sujet. Ensuite, la racine de la connaissance est cette liaison que notre intelligence opère entre les différentes représentations. Mais à partir de quel moment peut-on parler de connaissance? Ce lien causal permettant au sujet de connaître les objets et de constituer le monde comme représentation entre-t-il en action dès la captation du donné dans nos sens ou seulement dans un deuxième temps, avec l'intervention des concepts purs de l'entendement?

L'intelligence de l'intuition sensible

Selon Schopenhauer, l'intuition sensible ne peut s'expliquer que par l'application immédiate de la loi de la causalité aux données des sens. L'usage de cette loi, unie aux formes pures de la sensibilité, suffit au sujet pour faire le passage de la sensation subjective à l'intuition objective. En somme, l'intuition sensible détient une intelligence causale qui lui est propre. Le philosophe identifie, effectivement, deux formes de connaissance et de représentation : la première est dite intuitive ou sensible, immédiate et supérieure. La seconde est, au contraire, abstraite et médiate, c'est-à-dire qu'elle dépend de la première. En séparant les deux notions une fois pour toutes, Schopenhauer prétend corriger l'erreur commise par Kant qui aurait, selon lui, confondu le domaine de l'intuition sensible avec celui de la pensée abstraite.

Cette partie de notre étude portant sur l'intelligence dans l'intuition sensible, débutera par un bref survol de la théorie kantienne de l'expérience. Cela nous aidera à mieux comprendre, par la suite, comment cette théorie constitue le point de départ de la réflexion de Schopenhauer sur l'expérience et comment il s'en écarte pour penser l'intuition sensible comme indépendante des catégories de l'entendement. Nous verrons

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que c'est en réaction à Kant que Schopenhauer en vient à exclure la pensée par concepts de l'intuition sensible.

-La théorie kantienne de l'expérience

Telle que conçue par Kant, la connaissance dépend toujours de l'intuition sensible et ne peut dépasser celle-ci pour arriver à l'en soi des choses. Tous les objets de l'intuition se rapportent à des formes pures qui se trouvent a priori dans le sujet et qui structurent sa connaissance. Celui-ci reçoit, du dehors, un donné qu'il capte dans les formes a priori de sa sensibilité (le temps et l'espace) et qu'il ordonne dans les formes a priori de son entendement (les catégories). Autant l'expérience est impossible sans un donné provenant du dehors, autant elle est impossible si l'une ou l'autre des formes pures internes au sujet fait défaut. Dans la connaissance empirique, les formes pures de la sensibilité et celles de l'entendement sont aussi indissociables les unes des autres que le sont la matière et la forme à l'intérieur d'un objet.

La première étape de l'esthétique transcendantale kantienne, consiste à isoler l'intuition sensible qui est la matière de la connaissance, de l'entendement qui est la forme de la connaissance. Bien que l'intuition chez Kant soit toujours dite sensible, celle-ci est possible autant a priori qu'a posteriori; elle peut être soit pure soit empirique '. En effet, toute intuition empirique (perception sensible) prend nécessairement racine dans l'intuition pure qui se trouve a priori dans l'esprit. On peut découvrir l'intuition pure en séparant, de la représentation sensible, tous les prédicats de la sensibilité. C'est ainsi qu'on dégage le fondement formel des sensations, leur condition de possibilité, dont les deux formes sont le temps et l'espace. S'il est possible de se représenter le temps sans les événements et l'espace sans les corps, l'inverse est, en revanche, impossible. Pas de phénomènes sans le temps et pas de corps sans l'espace. Aussi, espace et temps sont bel et bien des intuitions a priori.

L'entendement a pour fonction d'ordonner les sensations (les intuitions sensibles) de l'expérience, à partir des catégories. Il est défini par Kant comme la faculté a priori

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d'unir et de grouper le divers de la sensation. Son rôle est d'organiser et de lier les représentations données sous l'unité de l'aperception. Pourtant, si l'expérience n'est possible que grâce aux catégories de l'entendement qui introduisent l'unité dans l'intuition, Kant ne considère celles-ci que comme la forme du phénomène, c'est-à-dire comme «(...) ce qui fait que le divers est coordonné dans l'intuition selon certains rapports» 6. L'expérience et la connaissance doivent nécessairement, de façon directe ou indirecte, se rapporter à la sensibilité, qui est la matière de l'expérience. Toute pensée est dirigée vers cette intuition empirique donnée, doit s'y rapporter, et ne constitue qu'un moyen vers ce but.

Dans La Critique de la raison pure, Kant explique comment s'imbriquent l'un dans l'autre l'intuition sensible et l'entendement, pour former l'expérience et la connaissance: « La capacité de recevoir (réceptivité) des représentations grâce à la manière dont nous sommes affectés par les objets se nomme SENSIBILITÉ. Ainsi, c'est au moyen de la sensibilité que des objets nous sont donnés, seule elle fournit les intuitions; mais c'est l'entendement qui pense ces objets et c'est de lui que naissent les concepts » 7. Dans ce passage, Kant affirme clairement que le sujet reçoit les représentations sensibles. Selon cette définition, l'intuition sensible est entièrement passive, c'est-à-dire pure réception d'un donné provenant du dehors, au contraire de l'entendement qui organise et ordonne activement ces représentations données . Au stade de la sensation, le sujet est affecté, du dehors, par des impressions (Wirkungen) qu'il reçoit et qui sont mises en ordre selon les formes pures de sa sensibilité (dans le temps et dans l'espace) : « Mais cette intuition n'a lieu qu'autant que l'objet nous est donné; ce qui n'est possible à son tour [du moins pour nous autres hommes] qu'à la condition que l'objet affecte d'une certaine manière notre esprit (das Gemùthe)» . Au moment de penser le donné, la faculté de recevoir des impressions cède le pas à la faculté de connaître les objets à partir de ces représentations. Alors que la sensation était réception passive des impressions, l'entendement est la formation spontanée de concepts à partir

Kant, E., Critique de la raison pure, trad, par Tremesaygues, A. et Pacaud, B., PUF, 2001, p. 52. Kant, E., Critique de la raison pure, trad, par Tremesaygues, A. et Pacaud, B., PUF, 2001, p. 52. Schopenhauer critiquera vivement ce passage où Kant présente l'impression comme une représentation déjà constituée.

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des catégories et des concepts purs. En définitive, autant l'intuition sensible a besoin des catégories de l'entendement pour prendre forme, autant la pensée tourne à vide sans l'intuition sensible. Les deux sont unies dans l'expérience.

-Schopenhauer

Selon Schopenhauer, Kant fait erreur en considérant l'intuition sensible comme passive, c'est-à-dire comme une pure réceptivité, privée d'intelligence, qui dépend des catégories pour connaître les objets. Quel est donc ce donné dont parle Kant? Peut-on vraiment recevoir du dehors des représentations déjà constituées dans les formes pures de notre sensibilité?

a) La représentation sensible n'est pas donnée

Il est vrai que la sensation dans les organes donne l'illusion que les représentations nous sont immédiatement données :

(...) comme l'oeil est capable de percevoir avec la plus grande délicatesse, et cela en un instant, toutes les nuances de lumière et d'ombre, la couleur et le contour, de même que les données d'après lesquelles l'entendement évalue la distance de l'objet, alors, dans le cas de la vision, l'opération intellectuelle se produit avec une rapidité et une sûreté telles que nous n'avons pas plus conscience de cette opération que l'épellation pendant la lecture; ainsi naît l'illusion qui nous fait croire que la sensation nous donne immédiatement les objets10.

Pourtant, comme Schopenhauer le suggère dans le passage ci-haut, la perception sensible suppose nécessairement une opération intellectuelle immédiate de la part du sujet, dès la réception du donné. Kant prétend que la représentation est le caractère commun et unificateur des deux modes de la connaissance (l'intuition et la pensée) : dans l'intuition sensible, le représenté est posé devant soi en tant qu'il vient lui-même à notre rencontre; c'est ainsi qu'on le perçoit. Dans la pensée, le représenté est amené devant soi par le sujet, de façon active et spontanée. Schopenhauer pense, au contraire, que les re-présentations (Vorstellungen), qu'elles soient intuitives ou abstraites, sont toujours le fruit

10 MCVCR, Supplément au livre premier, chap. II, p. 695-696. Sur l'intellectualité de l'intuition, voir aussi

Schopenhauer, A., Sur la vue des couleurs, chap. I, dans Textes sur la vue et sur les couleurs, trad, par Élie, M., Vrin, 1986, p. 39-51.

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d'un sujet actif qui pose un ob-jet devant lui. Toutes les représentations sont nécessairement une détermination active de l'esprit. Le monde ne peut pas être d'emblée donné ". Il ne peut pas pénétrer déjà constitué en représentation dans notre tête. Selon Schopenhauer, Kant se serait fourvoyé en cédant à l'illusion que les objets nous sont immédiatement donnés par la sensation. En se contentant de dire que la représentation sensible nous est donnée du dehors, Kant éviterait d'expliquer la manière dont sont formées les représentations dans le temps et dans l'espace.

b) La causalité comme condition de possibilité de l'intuition sensible

Dans Sur la vue et les couleurs, Schopenhauer explique bien comment sont formées les représentations dans l'intuition sensible. D'abord, la sensation se localise dans les organes qui reçoivent des impressions, des données. À ce stade, ces dernières ne sont pas encore des représentations, mais de simples modifications dans un organe sensoriel n. On ne ressent, à ce stade, que de sourdes et nébuleuses impressions correspondant, dans la vision par exemple, aux affectations de la rétine, mais on ne perçoit pas encore un objet. On peut peut-être voir mais pas percevoir, comme l'explique Philonenko : « Voir n'est pas seulement recevoir des impressions lumineuses. C'est aussi les organiser, en opérer la synthèse, en un mot percevoir (en latin « per » signifie à travers et « cipere » - pour « capere » - veut dire « prendre »; en allemand « wahrnehmen », prendre pour vrai). Considérant cela, Schopenhauer écrit : En fait toute intuition est intellectuelle et non pas seulement sensible » n.

Pour qu'une intuition sensible devienne possible, il faut que le sujet arrive à rapporter les impressions éparses à l'objet qui agit sur ses sens. Il ne s'agit pas d'opérer une synthèse de la pluralité de l'intuition à l'aide des douze catégories kantiennes, mais il

" En imaginant un donné et des représentations que l'on reçoit du dehors, Kant redouble les choses d'une objectivité, une objectivité en soi, qui n'a pas été construite par le sujet. Pour Schopenhauer, il n'y a pas d'autre objectivité que celle que construit le sujet. La perception empirique est d'emblée objective. Elle constitue l'objet plutôt que de le recevoir. La thèse du donné comme objet conduit à une conception de la chose en soi comme une causalité inconditionnée : la chose en soi devient un objet en soi. Pour Schopenhauer, la chose en soi n'a pas plus de rapport avec la causalité qu'elle n'en a avec le temps ou avec l'espace.

" Schopenhauer, A., Sur la vue des couleurs, dans Textes sur la vue et sur les couleurs, trad, par Elie, M., Vrin, 1986, §2-5, p. 53-66.

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faut supposer que la causalité agit a priori dans la sensation, dès la réception du donné dans les formes pures de la sensibilité. On ne peut parler d'intuition sensible si l'on ne parvient pas à rapporter immédiatement nos impressions à une cause pour former un objet dans le temps et l'espace: «(...) il faut que notre intellect fasse intervenir l'entendement - c'est-à-dire la loi de la causalité - plus l'espace et le temps, formes de l'intuition, pour transformer cette simple sensation en une représentation, laquelle désormais existe dans l'espace et le temps à titre d'objet » '4. Le rôle de la causalité est prépondérant dans l'intuition sensible, puisqu'elle assure le passage de la sensation à la représentation sensible ou la perception sensible. Grâce à celle-ci, nous pouvons remonter à l'intuition d'un seul et même corps, une cloche par exemple, à partir des diverses impressions qu'elle produit sur nos différents sens. Les impressions du jaune pour la vue, celle du poli pour le toucher ou celle du son pour l'ouïe seront toutes rapportées à un même objet : la cloche. Si le temps et l'espace comme tout ce qui y est représenté nous apparaissent comme continus, c'est grâce à cette causalité qui agit a priori dans la sensation.

c) Une nouvelle façon de définir l'entendement

Alors que Kant regroupe sous la notion d'entendement douze concepts purs ou catégories, Schopenhauer ne conserve, sous cette même notion, que la seule catégorie de causalité. L'entendement n'est plus, comme l'affirmait Kant, une faculté d'unir a priori et de grouper la multiplicité des représentations sous l'unité de l'aperception, selon les catégories ou concepts purs. Dorénavant, l'unique opération de l'entendement consiste à aller de l'effet à la cause:

En réalité, il ne faut voir là [dans la reconnaissance d'un seul et même corps comme cause de nos impressions; H.H] qu'un résultat de la connaissance a priori du lien causal; cette connaissance est la fonction réelle et unique de l'entendement; grâce à elle, étant données les différentes impressions reçues par les organes de nos différents sens, nous remontons cependant à une cause unique, commune à toutes ces impressions, et cette cause n'est autre que la constitution du corps qui se trouve devant nous, de telle sorte que notre entendement, malgré la diversité et la pluralité des effets, saisit néanmoins l'unité de la cause

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sous la forme d'un objet un et qui grâce à son unité même se manifeste intuitivement .

Ici, il ne s'agit encore que de connaître intuitivement l'objet que l'on forme et non de le penser de façon abstraite. Étant inconscient, immédiat et irréfléchi, le travail de

l'entendement ne se laisse pas facilement déceler. Schopenhauer tente tout de même une description du travail de l'entendement sur les sensations pour comprendre comment il transpose les impressions sensibles. C'est surtout à partir de la vision que le philosophe approfondira sa thèse. Sans mobiliser la raison, la vision, l'entendement responsable de la vision, arrive à renverser l'impression de l'objet sur la rétine et à extérioriser cette impression interne en image. De plus, il unifie la sensation des deux yeux et elle introduit une troisième dimension à cette image.

En somme, en plaçant la causalité ou l'entendement du côté de l'intuition sensible plutôt que de celui des catégories kantiennes rationnelles, Schopenhauer émancipe la sensation de la pensée par concepts. Douée d'entendement, l'intuition sensible est qualifiée d'intelligente et constitue, nous le verrons encore plus loin, une forme de connaissance à part entière.

d) Deux domaines distincts dans l'expérience

Selon Schopenhauer, Kant confond les lois de l'entendement, celles qui permettent la connaissance intuitive ou le sentir, avec les lois de la raison qui sont relatives à la connaissance abstraite, le penser. La contradiction de Kant est d'affirmer que la sensibilité et l'entendement sont deux sphères séparées tout en les faisant intervenir l'une dans l'autre. En ce sens, l'objet de l'expérience kantien n'est ni totalement une représentation intuitive ni totalement un concept abstrait, mais un composé des deux . Schopenhauer estime que Kant aurait dû trancher sur la question de l'expérience. Il faut savoir si l'objet de l'expérience, c'est-à-dire l'objet de la connaissance, est une intuition sensible dans le temps et dans l'espace ou s'il est un concept. En faisant intervenir la pensée abstraite dans l'intuition sensible, Kant aboutit à

15 MCVCR, Appendice, Critique de la philosophie kantienne, p. 561.

1 C'est l'imagination, chez Kant, qui fait le pont entre la sensibilité et l'entendement. Nous aborderons

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une conception de l'expérience que Schopenhauer qualifie d'intermédiaire et de flottante qui mélange la représentation intuitive et le concept abstrait:

Il [Kant; H.H] déclare que l'intuition, prise en soi, n'a aucun des caractères de l'entendement, qu'elle est purement sensible, par suite tout à fait passive, et qu'il ne faut rien moins que la pensée (les catégories de l'entendement) pour qu'un objet puisse être conçu; c'est ainsi qu'il fait intervenir la pensée dans l'intuition. Mais alors l'objet de la pensée redevient un objet particulier, réel; et par le fait la pensée perd son caractère essentiel de généralité et d'abstraction; au lieu de concepts généraux, elle a pour objet des choses particulières, et ainsi l'intuition est amenée à son tour à intervenir dans la pensée. C'est de là que résulte la confusion irrémédiable dont j'ai parlé, et les suites de ce premier faux pas se font sentir dans toute la théorie kantienne de la connaissance [...] cette confusion aboutit à une notion intermédiaire que Kant nous déclare être l'objet de la connaissance réalisée par l'entendement et ses catégories - il donne à cette connaissance le nom d'expérience .

e) Deux formes d'intelligence ou de connaissance, l'une intuitive, l'autre abstraite Après avoir bien distingué les deux domaines de l'expérience, Schopenhauer attribue à chacun une forme de connaissance propre. D'un côté, l'intuition sensible produit une connaissance dite intuitive, qui relève de l'entendement au sens décrit précédemment. De l'autre, les concepts sont à l'origine d'une connaissance dite abstraite, qui relève de la raison. Alors que la connaissance abstraite est entièrement déterminée par l'intuition sensible, la connaissance intuitive n'est aucunement déterminée ou affectée par les représentations abstraite; elle les exclut absolument. Aussi, on ne peut pas parler, comme Kant, de rapport entre l'expérience sensible et la pensée abstraite.

Schopenhauer prétend se rapprocher des théories classiques de l'intuition qui définissent généralement celle-ci comme un mode non discursif de connaissance, fondant l'évidence et la certitude de toute déduction. Elle doit être une connaissance immédiate et complète. Chez Descartes, l'intuition est formée à partir d'éléments saisis par le seul regard de l'esprit. Chez Locke, elle est plutôt formée à partir d'éléments sensibles. De son côté, Schopenhauer conçoit l'intuition sensible comme intelligente, c'est-à-dire,

' MCVCR, Appendice, Critique de la philosophie kantienne, p. 550. Dans ces pages, Schopenhauer fait une analyse et une critique de la notion kantienne d'entendement.

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comme nous l'avons vu, douée d'entendement. En un éclair, coïncident en elle la sensation brute et son élaboration dans le cerveau pour former la connaissance intuitive d'un objet.

Dans De la quadruple racine du principe de raison suffisante, Schopenhauer définit la notion de raison (Vernunft) par opposition à celle d'entendement (Verstand). Selon lui, les philosophes du passé ont toujours défini la raison comme la faculté de penser et d'examiner par réflexion et par concepts, à partir du langage: « [la raison; H.H] est la faculté de penser et de délibérer à l'aide de la réflexion et des concepts » l8. De son côté, Kant définit la raison comme la faculté des principes et le pouvoir d'inférer. Selon Schopenhauer, Kant aurait ouvert la porte à une certaine confusion en introduisant la notion d'entendement dans la raison. Avant lui, intelligent et raisonnable avaient toujours été distingués et renvoyaient à deux facultés complètement différentes. L'intelligence (l'entendement) était associée à l'intuition empirique, à la sensation ou la perception immédiate, tandis que la raison était considérée comme une opération qui ne vient qu'ensuite, médiatement, et qui procède à partir de concepts abstraits.

Pour Schopenhauer, la connaissance que procure l'intuition sensible se limite à une seule classe d'objets : les représentations intuitives, empiriques et complètes. Ces dernières sont qualifiées d'intuitives, parce qu'elles s'opposent aux concepts qui sont uniquement pensés, d'empiriques, parce qu'elles ont leur origine dans une excitation sensible, et de complètes parce qu'elles renferment en elles à la fois l'élément formel et l'élément matériel du phénomène, contrairement aux représentations abstraites. Les représentations intuitives sont constituées à partir des formes pures de la sensibilité du sujet et du principe de raison suffisante qui rattache les objets et leurs états les uns aux autres dans le temps.

Comme nous l'avons vu. percevoir est déjà connaître, c'est-à-dire lier immédiatement ce que l'on reçoit dans nos sens, la matière de la connaissance, à une

18 Schopenhauer, A., De la quadruple racine du principe de raison suffisante, quatrième édition, trad, par

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cause dans le temps et l'espace, la forme de la connaissance. Selon Schopenhauer, la matière ou le donné que nous captons dans les formes pures de notre sensibilité est, par essence, activité pure, pur changement. C'est d'ailleurs grâce à cette nature active qu'elle arrive à remplir le temps et l'espace. L'action de la matière sur mon corps se traduit, comme nous l'avons vu, par une modification dans mes sens que je relie immédiatement à une cause pour produire une perception sensible. Les sens fournissent la matière brute et la loi de la causalité transforme celle-ci en une intuition empirique bien déterminée. La perception sensible doit donc être considérée en tant que forme de connaissance à part entière, immédiate et complète. D'ailleurs, comme l'homme, l'animal est capable de cette sorte de connaissance, c'est-à-dire qu'il arrive à construire des représentations intuitives et qu'il peut voir les liens causaux. Par conséquent, Schopenhauer affirme qu'il est doué d'entendement: « L'entendement est le même dans les animaux et dans l'homme; il présente partout la même essence simple : connaissance par les causes, faculté de rattacher l'effet à la cause ou la cause à l'effet, et rien de plus » '9. Comme le philosophe l'explique par la suite, l'entendement humain ne se distingue de celui de l'animal que par son intensité d'action et par l'étendue de sa sphère. Tout est là, en somme, dans l'intuition sensible, autant du point de vue de la matière que de celui de la forme, pour constituer une connaissance : temps, espace et causalité.

En revanche, la raison (Vernunft) est l'apanage unique de l'homme. Celle-ci opère à partir de concepts, de représentations abstraites, qui sont elles-mêmes tirées de représentations intuitives. La raison construit les concepts de la façon suivante : elle découpe les représentations intuitives complètes en parties, pour n'en conserver que quelques-unes dont elle a besoin:

La raison doit nécessairement, quand elle pense, emprunter le contenu matériel, à l'extérieur, c'est-à-dire aux représentations intuitives, créées par l'entendement. Sur celles-ci elle exerce ses fonctions, en éliminant, pour former tout d'abord des concepts, quelques-unes des propriétés des choses, et en en conservant d'autres qu'elle unit alors en concepts. Ainsi, toutefois les représentations perdent leur valeur intuitive, mais gagnent en revanche sous le rapport de la clarté de l'ensemble et deviennent d'un maniement plus aisé [...] - C'est cela et

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cela seulement qui constitue l'activité de la raison. Par contre, il lui est absolument impossible de fournir une matière par ses propres ressources. - Elle ne possède que des formes : elle est de nature féminine, elle conçoit seulement, elle ne procrée pas 20 .

Les concepts ne sont toujours que des interprétations indirectes qui n'ont de sens que par rapport à l'intuition dont ils empruntent leur contenu. Plus le concept abandonne de données de l'intuition sensible, plus cela facilite la pensée. Les concepts, en effet, sont d'un maniement plus facile que les représentations sensibles étant donné qu'ils ont un contenu moindre. Leur caractère général permet de sortir du cas particulier pour donner une vision d'ensemble. Par contre, dans le cas où ils s'éloignent trop de l'intuition sensible, ils se vident du contenu qui, seul, leur donne un sens. En résumé, plus les concepts gagnent en généralité, plus ils s'éloignent de la seule chose qui leur procure une signification : la sensibilité. Même collés au réel, les concepts et les mots ne sont toujours que des redoublements des représentations sensibles dont ils sont abstraits 21. La pauvreté intuitive des mots, ajoute le philosophe, est encore plus grande que celle des concepts. Si les concepts sont des représentations de représentations, les mots sont des concepts de concepts, des notions abstraites d'une raison qui se parle à elle-même. Ils contraignent les concepts à entrer dans le carcan de leur forme fixe et étroite.

Tantôt qualifiée par Schopenhauer de discursive, tantôt appelée raison, la connaissance abstraite procède en comparant les différentes représentations extraites de l'intuition. Cette comparaison appelée jugement, est assurée par le principe de raison suffisante de la connaissance. Les jugements, pris en eux-mêmes, n'ont pas de valeur de vérité; ils ne peuvent constituer une connaissance. Sont qualifiés de vrais seuls les jugements que l'on peut relier à autre chose, soit à un autre jugement, soit à une représentation intuitive ou simplement à ses formes pures, soit aux principes formels de toute pensée : principe d'identité, de non-contradiction, du tiers exclus et de raison suffisante. Toute la valeur du concept et de la pensée par concepts réside dans cette notion de rapport.

20 Schopenhauer, A., De la quadruple racine du principe de raison suffisante, quatrième édition, trad, par

Gibelin, J., Vrin, §34, p. 120.

21 Schopenhauer, A., De la quadruple racine du principe de raison suffisante, quatrième édition, trad, par

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Comme la régression des causes à l'infini est impossible, le jugement s'appuie toujours, en définitive, sur une représentation intuitive. La raison ne crée pas; elle ne fournit pas de matière par ses propres ressources. Elle ne contient que des formes vides, la partie formelle de la connaissance. Si la raison met en rapport les concepts entre eux, elle ne peut espérer aucun rapport direct avec la sensibilité. Étant absolument déterminée par cette dernière, ne participant même pas à la formation de la perception sensible, la raison n'a aucun impact sur la sensibilité. Jamais un concept n'arrivera à produire une intuition sensible ou même à affecter la sensibilité.

En somme, cette première partie de notre étude nous a permis de voir que, contrairement à la démarche kantienne visant à unir la sensation et la pensée abstraite, celle de Schopenhauer aboutit à une exclusion de la pensée abstraite dans la sensation. L'intelligence ou la connaissance intuitive détermine la pensée abstraite de façon absolue et n'a aucunement besoin d'elle. Tout ce dont nous avons besoin dans l'expérience, c'est de la capacité à former des représentations sensibles et à relier immédiatement et inconsciemment la cause à l'effet. Le monde comme représentation se fonde sur le principe de raison suffisante dans sa plus simple expression : temps, espace et causalité. La pensée abstraite ne se greffe à lui qu' a posteriori.

1.1.2 L'immédiateté de la connaissance

L'une des raison pour lesquelles Schopenhauer exclut ainsi la pensée abstraite de la sensation, est que, contrairement à Kant, il n'a pas abandonné l'espoir de la possibilité d'une certaine connaissance de la chose en soi. Comme Kant l'a bien démontré, on n'atteint pas la chose en soi par la raison qui est limitée à connaître le monde phénoménal. En repensant l'expérience indépendamment de la pensée abstraite. Schopenhauer veut démontrer la portée métaphysique de la sensation. Étant plus près du donné, plus immédiate, celle-ci ouvre une porte sur le monde tel qu'il est en lui-même.

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La connaissance comme Erlebnis

La philosophie moderne utilise deux termes pour distinguer deux acceptions différentes de l'expérience : le premier, VErlebnis, est une forme d'expérience plus intérieure et passive. Ce terme contient la particule -er qui marque la réflexivité et le verbe leben qui veut dire vivre ou sentir. Le second, YErfahrung, désigne une forme d'expérience plus active et plus objectivante. L' Erfahrung renvoie à l'idée de voyager, parcourir ou traverser et aussi à l'idée de danger. La conception schopenhauérienne de l'expérience sensible se rapproche de YErlebnis, en ce sens qu'elle est intérieure et vécue, mais elle emprunte tout de même un trait important à Y Erfahrung puisqu'elle construit activement les représentations.

Avant Schopenhauer, Descartes érige déjà l'expérience vécue au rang d'expérience fondamentale. Le cogito cartésien, en effet, est aussi une Erlebnis, un vécu subjectif et intérieur, qui s'éprouve dans l'immédiateté du rapport à soi. Pour Descartes, la connaissance la plus essentielle doit nécessairement être la plus immédiate que nous ayons: la conscience de soi-même comme étant pensant. Le cogito n'est pas une déduction logique ou une pensée rationnelle. Il n'est pas même une expérience objectivante. Il s'agit, au contraire, d'une certitude entièrement subjective, vécue intérieurement et pensée sur le mode du présent. C'est en ce sens qu'il faut comprendre l'immédiateté du cogito. Kant, de son côté, ne cherche pas à remonter à l'expérience la plus originaire ou à la connaissance la plus sûre à partir de l'intérieur. Son but est plutôt de déterminer, le plus objectivement possible, quelles conditions rendent possibles l'expérience et la connaissance du monde. Il en retourne du rapport du sujet à un monde objectif ainsi que de la validité de la connaissance que nous pouvons en avoir. Si Kant pousse la faculté de connaître à s'étudier elle-même, c'est toujours en vue de mieux saisir le monde objectif. Bref, la réflexion transcendantale de Kant n'a de sens qu'en vue de l'expérience des objets, Y Erfahrung. Descartes, au contraire, retourne le sujet sur lui-même pour trouver une certitude plus immédiate, plus intérieure, une Erlebnis.

Cette immédiateté, pour Schopenhauer lui aussi, est un critère qui détermine la valeur d'une connaissance. Moins il y a d'intermédiaire entre le sujet et le donné d'un

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objet, plus la connaissance de ce dernier sera adéquate à celui-ci. Plus il y de couches d'objectivation entre le sujet et l'objet, moins la connaissance que le sujet a de l'objet est sûre. Voyons maintenant comment Schopenhauer justifie le degré de médiateté des connaissances abstraite et intuitive.

Le degré de médiateté des connaissances abstraite et intuitive

Selon Schopenhauer, le rapport de la raison au temps démontre la médiateté de la forme de connaissance qu'elle produit. Quand nous pensons les objets, la raison parvient à nous arracher à l'immédiateté du moment présent et nous fait voyager en images dans le temps, par-delà les impressions ou les sensations fugitives. Sans elle, nous ne serions pas en mesure de réfléchir sur le passé ou de prévoir nos actions futures 22. En d'autres termes, elle nous donne une connaissance différée, détachée du temps et des objets immédiats. Le paradoxe de la raison est le suivant : d'un côté, elle tire toute sa substance du moment présent, du réel et de la sensation, et de l'autre, elle tente de s'en extraire pour le connaître de l'extérieur. Comment peut-elle arriver à prendre une telle distance par rapport à ce qui fait sa substance? Comme nous l'avons vu, la raison objective les sensations en concepts et les pose devant elle comme des objets, comme si elle pouvait arriver à se détacher des phénomènes. Son rôle est de former un second degré d'objectivation à partir des représentations sensibles. Elle implique plus d'intermédiaires entre le sujet et l'objet : non seulement il y a le temps, l'espace et la causalité mais aussi tous les concepts purs de la raison.

Tout comme la pensée abstraite, l'intuition sensible est prisonnière du principe de raison suffisante qui nous maintient dans F individuation. Même intelligente, elle ne permet pas de connaître directement les choses en elles-mêmes mais uniquement sous une forme objective, dans les représentations sensibles. Il faut se garder de confondre l'intuition intelligente ou intellectuelle de Schopenhauer avec la théorie de l'intellect intuitif de Descartes ou de Kant. Tandis que Schopenhauer parle d'une sensibilité intelligente, Descartes parle, lui, d'une intuition intellectuelle complètement détachée des

" Malheureusement, la conscience qu'implique la raison, l'arrachement à soi-même et au présent, cause une prodigieuse souffrance pour l'homme. Ce dernier est le seul animal à souffrir non seulement du présent mais aussi de la conscience du passé, de l'avenir, et donc aussi de sa finitude et de sa vulnérabilité.

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sens, d'une puissance strictement spirituelle, à la source de son objet. Selon Descartes, les idées de l'entendement ne sont que des rapports intelligibles, exempts de toute représentation corporelle ou figurée. De plus, contrairement à Schopenhauer, il voit l'entendement comme un mode de connaissance purement passif: le sujet perçoit passivement les idées qu'il contemple comme des objets reçus du dehors. Kant, en ce qui le concerne, ne maintient la possibilité d'un intellect intuitif que chez Dieu. Or, selon Schopenhauer, certains héritiers de Kant, en particulier Hegel, auraient profité de l'introduction kantienne de l'entendement dans la raison pour faire de cette dernière une faculté de connaissance immédiate du suprasensible, au-delà de toute possibilité d'expérience. Cela équivaudrait, affirme-t-il, à voir l'homme comme un être rationnel organisé en vue d'une métaphysique qui se manifeste à la façon des oracles 23.

Bien qu'il soit impossible de connaître directement la chose en soi par intuition intellectuelle, Schopenhauer veut montrer qu'en affranchissant l'intuition sensible du lourd attirail des catégories de la raison, on obtient la possibilité d'une forme de connaissance plus complète en ce sens qu'elle est un peu plus près du donné ou du contenu du phénomène. D'un côté, donc, il y a une raison subordonnée à la sensation qui, sans élargir la connaissance, permet de dépasser le cas particulier. De l'autre, il y a une sensation autonome et douée d'entendement qui capte directement le donné dans ses formes et qui le rapporte immédiatement à un objet particulier. Comme mentionné déjà, la première forme de connaissance est médiate, contrairement à la seconde qui est immédiate.

Le donné

Mais qu'est-ce que ce donné qui est censé provenir de l'extérieur du sujet et que ce dernier objective dans l'intuition sensible? D'un point de vue subjectif, le donné est la matière, cette substance à partir de laquelle nous formons les représentations sensibles et abstraites. Il s'agit d'un point de vue subjectif au sens où la matière n'existe que par un entendement qui la pense et ne peut, par conséquent, devenir objet d'intuition. C'est bel et bien l'entendement qui projette la causalité au dehors et qui la pense comme objet.

""' Voir Schopenhauer, A., De la quadruple racine du principe de raison suffisante, quatrième édition, trad, par Gibelin, J., Vrin, §34, p. 120.

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comme matière 24. Est-ce à dire que la causalité qui m'apparaît présente partout dans la nature et que je pense comme matière n'est qu'une projection de mon entendement? Nous verrons plus loin que Schopenhauer explique la causalité à l'oeuvre dans la nature et dans notre esprit en supposant qu'une essence active, une force pulsionnelle nous pousse à agir et à penser 25.

D'un point de vue objectif, ce qui est donné est précisément cette force de mouvement. Le philosophe va plus loin : en définitive, c'est la volonté qui, sous différentes formes objectivées, est donnée dans l'intuition sensible. Mieux, cette volonté est la chose en soi. Les concepts que nous formons sont, quant à eux, une seconde objectivation, une transposition abstraite de l'intuition sensible. Aussi, bien qu'on ne puisse connaître directement l'en soi du monde, étant donné qu'il ne se manifeste lui-même que sous une forme objectivée, l'intuition sensible s'avère tout de lui-même le chemin le plus direct vers celui-ci.

Mais ce donné présent dans toute chose agit-il comme une cause extérieure au sujet? Le problème du donné comme chose en soi ou comme volonté est difficile. Pour le moment, contentons-nous de voir clairement comment Schopenhauer prétend se distinguer de Kant à ce propos. À ses yeux, Kant présente le donné comme une chose en soi inconditionnée affectant le sujet par des impressions et des représentations sensibles. Cette thèse aurait pour effet d'introduire la causalité dans la notion de chose en soi. D'un côté, Kant refuserait l'idée d'une chose en soi accessible par la représentation et, de l'autre, il la rendrait capable de nous affecter comme si elle prenait part au monde

~ La matière est ce qui subsiste lorsque l'on dépouille les objets de la perception de leurs qualités spécifiques dans le temps et dans l'espace. Ce qui demeure alors est identique dans tous les objets; c'est l'activité en général. Voir Schopenhauer, A., De la quadruple racine du principe de raison suffisante, quatrième édition, trad, par Gibelin, J., Vrin, §21, p. 99. La catégorie de la substance qui assurait chez Kant la permanence de la matière est, chez Schopenhauer, sacrifiée à la causalité. La matière n'est plus substance mais causalité pure. Le philosophe considère la catégorie de la causalité assez riche pour suppléer aux fonctions de la substance.

25 Nous verrons comment Schopenhauer arrive à cette thèse dans la partie 1.2 de notre étude intitulée La

volonté comme essence unique de tous les phénomènes. En résumé, le philosophe affirme qu'une volonté unique met en mouvement et anime tous les corps. Dans la nature, cette volonté se manifeste sous la forme d'une force qui soumet les objets à la nécessité du devenir. Dans ma faculté de connaître, elle se manifeste comme volonté d'individuer le monde en représentations conformément au principe de raison suffisante.

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phénoménal . Schopenhauer prétend s'opposer à Kant en séparant aussi radicalement que possible les domaines du phénomène et de la chose en soi. La chose en soi ne peut être la cause de mes représentations puisqu'elle ne connaît pas la loi de la causalité et qu'elle ne lui est pas soumise.

Tel un gant que l'on retournerait, l'être possède deux faces : à l'extérieur, la face objectivée, et, à l'intérieur, la face intime. Le recto est ma représentation, celle que je produis activement, tandis que le verso est le donné, la chose en soi. Si Kant mélange les deux domaines en introduisant la causalité dans la chose en soi, Schopenhauer insiste sur l'abîme qui les sépare l'un de l'autre. Il n'y a qu'une seule forme d'être mais on peut regarder celui-ci à partir des points de vue soit subjectif ou objectif. La chose en soi correspond à la réalité « subjective » des choses, une forme d'être non-objectivable et irreprésentable. Le phénomène correspond à la réalité objective des choses. En somme, il n'y a qu'une seule forme d'être mais toujours deux points de vue, comme le conclut Lefranc : « (...) il s'agit toujours de distinguer la surface des choses, leur extériorité, et leur être propre et intime; le rapport du phénomène et de l'en soi est celui du dehors au dedans; la connaissance objective reste une connaissance de l'extérieur, enclose dans le monde de la représentation » 27.

1.1.3 La métaphysique du sentiment - découverte de l'essence voulante de l'homme par le sentiment de soi

Récapitulons : en inversant l'ordre entre la sensation et la conceptualisation, c'est-à-dire en subordonnant la seconde à la première, et en autonomisant la sensation de l'abstraction, Schopenhauer libère le sentir du penser. Nous avons vu que, selon le philosophe, plus une connaissance est immédiate plus elle a de valeur. Contrairement au

26 Cette erreur aurait pavé la voix à l'idéalisme absolu. À titre d'exemple, Fichte est allé jusqu'à affirmer

que la chose en soi, la matière, ainsi que tout le contenu de la représentation, pouvaient être déduits entièrement a priori du sujet connaissant, au même titre que les formes de la sensibilité et de l'entendement. L'idéalisme transcendantal de Kant, par contre, est plus modéré car il persiste à distinguer l'idéal du réel. La pensée procède toujours de l'intuition sensible, d'où elle tire ses concepts par abstraction. Ainsi conçue, la pensée ne peut être confondue avec l'être ou l'existence en soi. Affirmer l'identité de l'idéal et du réel revient à enfermer le sujet dans le monde clos de la représentation. À l'instar de Kant, Schopenhauer se l'interdit (voir MCVCR, Supplément au deuxième livre, XVIII, p. 890).

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penser qui s'éloigne forcément de l'objet pour le connaître, le sentir capte beaucoup plus directement le donné : il permet une perception des choses qui est bien plus fidèle à ce qu'elles sont essentiellement. Mais qu'en est-il du sujet qui perçoit? Comment peut-il arriver à connaître sa propre essence? Schopenhauer propose de passer par la voie du sentir plutôt que par celle du penser. Avant de se faire une représentation sentie ou pensée de soi-même et du monde, nous avons toujours une sensation ou un sentiment physique notre propre volonté. Ce que nous sentons alors, c'est notre corps qui veut, indépendamment de tous les objets et de toutes les représentations particulières qui pourraient le motiver.

Cette métaphysique du sentiment de soi comme volonté réalise deux grands buts de la philosophie de Schopenhauer. Il s'agit d'abord de montrer que le chemin vers l'essence de l'homme est possible. Nous arrivons, dans une certaine mesure, à connaître l'en soi par le sentiment immédiat de notre propre volonté, préalablement à toute individuation du monde en phénomènes par l'intelligence. De la sensation au sentiment de soi comme volonté, on glisse progressivement du monde comme représentation au monde comme volonté ou à la chose en soi. Ensuite, il s'agit de démontrer que la vie psychique comprend deux zones. La première, obscure, inconsciente et toute puissante, est celle des fonctions affectives, de la volonté et du sentiment. La seconde, entièrement déterminée par la première, est celle de la représentation, de la pensée et de la conscience. Cette distinction constitue probablement le principal apport de Schopenhauer à la philosophie.

La métaphysique du sentiment de soi

La démarche schopenhauérienne consiste à remonter de l'expérience la plus objective à la plus subjective, c'est-à-dire de la pensée par concepts à l'expérience intérieure et immédiate de la chose en soi. Lorsque le sujet forme des représentations, il est contraint, par le principe de raison suffisante, à intuitioner le monde comme fractionné en une multitude d'objets individuels. Mais la force qui parcourt tous les vivants et qui constitue leur essence échappe entièrement à ce principe responsable de l'individuation. Le seul moyen de connaître les objets ou les phénomènes en eux-mêmes,

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