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Espaces publics, sciences sociales et démocratie

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Chanial Philippe. Espaces publics, sciences sociales et démocratie. In: Quaderni. N. 18, Automne 1992. pp. 63-73.

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ESPACE PUBLIC, ENTRE IDEOLOGIE ET METAPHORE T'

¦ La notion d'espace public fait partie de ces concepts étranges qui, ~^^-^ conçus au cur même du discours philosophique de la modernité, se sont depuis lors séparés pour être happés par l'investigation sociologique. En ce sens, ce concept est, en sciences sociales, d'importation. Ce qui n'est guère singulier si l'on songe par exemple aux notions - bien peu empiriques - que manie quotidie nnement le politiste. Mais cela pose néanmoins une difficulté particulière : en posant dans le monde social cette entité-là, le sociologue doit pointer ce à quoi ce concept d'importation réfère, il doit le nommer, le désigner, le figurer, l'inscrire dans des formes sociales et historiques concrètes, accessibles empiriquement, bref en attester l'existence. C'est ici que les difficultés commencent : en tentant d'objecti ver ce concept, ou plutôt cette famille de notions contiguës (espace public, public, publicité, voire même opinion publique...), d'en construire une représentation opérationnelle, le sociologue risque d'en perdre toute la teneur normative, pour l'abîmer en une simple catégorie descriptive.

Pire encore, s'il s'agit d'un concept d'importation, il faut ajouter que la marchandise acquise parles sciences sociales n'a guère supporté le voyage. Le sort d'un concept comme celui d'opinion publique - cette opinion générée par la discussion critique dans l'espace public * est, à ce titre, exemplaire : à peine les techniques empiriques ont-elles voulu s'y attaquer, rappelle HABERMAS (1978 :

13), à peine la sociologie s'en est-elle saisie, qu'il s'est «vengé de la discipline qui a expressément fait de l'opinion publique son objet», qu'il s'est «dissout». Bref, s'il a pu se plier à sa «liquidation psycho-sociologique», c'est qu'il était déjà moribond, vidé de son potentiel normatif, devenue pure et simple idéologie, comme l'espace public lui-même, subverti dans son principe et détourné de sa fonction critique.

En ce sens, cette centralité toute récente de l'espace public dans les r echerches des sciences sociales a alors, si l'on suit les analyses de HABERMAS en

1962, de quoi surprendre : on ne le scruterait, le soumettrait au regard objectivant du sociologue, aux projets des urbanistes, aux calculs des sondologues, que pour autant qu'il aurait disparu de fait dans nos sociétés modernes, qu'évincé, expulsé de notre réalité politique et sociale, il ne serait plus qu'une pure et simple idéologie (1). Faudrait-il en conséquence faire le deuil de ce concept, le ranger au rayon des

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antiquités, tant son incarnation historique exemplaire, au XVIIIème siècle, fut fugitive, et simplement déplorer que ses usages contemporains soit idéologiques, soit, au mieux, métaphoriques ?

L'un des objectifs que nous nous sommes fixés dans ce dossier est justement de refuser une telle alternative. Ce dilemme qui place les sciences sociales face à l'inévitable dégradation empirique de concepts qui semblent échapper à toute définition précise, opérationnelle, exige de clarifier, en premier lieu, cette pluralité de significations, provenant de différentes phases historiques, du terme public.

LES FORMES DU PUBLIC

L'opposition entre ce qui est public et ce qui est privé renvoie tout d'abord à l'avènement de la cité grecque. Comme le rappelle Hannah ARENDT (1983 : 61), citant Werner JAEGER, «désormais chaque citoyen appartient à deux ordres d'existence ; et il y a dans sa vie une distinction très nette entre ce qui lui est propre (idion) et ce qui est commun (koinon)». La cité (koinonia politike) figure cette sphère publique hellénique, comme sphère de la parole et de l'action-en- commun, pour s'opposer à la sphère privée de Yoikos, de la famille et de la maisonnée. Sous l'empreinte romaine, ces termes s'inscrivent, au moyen âge, dans le vocabulaire européen à travers l'identification entre public et bien commun, corps politique (res publica). A la différence de la distinction grecque, la sphère publique apparaît moins comme un domaine propre que comme une modalité de représent ation - publique - du pouvoir. Elle n'est que le signe caractéristique d'un statut particulier, celui du seigneur, du noble, qui, dans sapersonne publiquement visible, ses insignes, son allure, son attitude, sa rhétorique, représente le pouvoir devant le peuple, incame l'autorité supérieure. Mais avec la Renaissance, le code d'honneur de ce monde chevaleresque et seigneurial perd de sa force de représentation, «l'homme de cour, formé par l'humanisme, supplante le chevalier chrétien» (HABERMAS, 1978 : 21). Le public devient alors un domaine de sociabilité particulier, d'abord propre à ces élites de la cour et à ses fastes, puis s'ouvrant à des réseaux de sociabilité indépendants du contrôle royal, parcs, cafés, théâtres, opéras, salles de lecture et de concerts, musées, tous ces lieux des plaisirs de la ville,

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n'accueillant plus seulement ce petit cercle élitaire mais également un large public de citadins, d'origine bourgeoise. Comme le souligne SENNETT (1979 : 26-27), «le mot public désignait alors une vie passée hors du cercle de la famille et des amis intimes ; dans la diversité du domaine public, des groupes sociaux complexes devaient inéluctablement entrer en contact. Le foyer de cette vie publique était la grande ville». Si la cour et la ville ont bien constitué, concurremment, ce premier public de lecteurs, de spectateurs, d'auditeurs, destinataires privilégiés des uvres culturelles, c'est la ville qui peu à peu va assumer les fonction culturelles de la cour.

Ainsi, la sphère publique littéraire qui s'y forme va rompre ses attaches avec cette sphère publique représentative dont la cour était le support, pour se l'approprier et la subvenir en une sphère où la critique s'opère non seulement sur l'art et la littérature, mais aussi contre le pouvoir d'Etat. A travers cette «subversion de la conscience publique littéraire» (HABERMAS, 1978 : 61), l'homme public n'est plus seulement celui qui mène une vie publique, fréquente ces lieux publics. Il participe avant tout de ce public des hommes faisant usage de leur raison. L'émergence du public comme instance supérieure du jugement, autant esthétique que politique, se manifeste par l'apparition de la notion d'opinion publique, cette «opinion vraie, régénérée par la discussion critique dans la sphère publique» (ibid. :

105). Cette notion renvoie au principe qui fonde la critique des Lumières, tel qu'il est formulé par KANT, le principe de Publicité '.public renvoie ici à l'usage public de la raison, qui consiste à rendre public ses opinions, ses réflexions, à les donner en partage en les communiquant à tous, à s'exposer à l'épreuve d'un libre et public examen.

DU PUBLIC, DU VISIBLE ET DU COMMUN

De ce parcours généalogique trop simplifié, il nous semble que l'on peut dégager deux significations distinctes de public, auxquelles deux formes d'espaces publics peuvent être affiliées. La première lie le public au visible et renvoie au modèle historique de la sphère publique représentative et à la métaphore théâtrale au cur des analyses de R. SENNETT : l'espace public réfère à ces lieux publics au sein desquels les acteurs sociaux se donnent en représentation, se rencontrent les uns les autres tout en se tenant à distance, se mettent en scène devant

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un public d'inconnus, y tiennent leurs rôles publics. Dans ce modèle, résume SENNETT, «jouer les manières, les conventions, les gestes rituels - telle est l'essence des relations publiques» (1979 : 35). La seconde signification associe le public au commun, le rendre public à une mise en commun. U renvoie au modèle de la sphère publique bourgeoise, modèle normatif au centre des travaux de HABERMAS : l'espace public désigne ce lieu abstrait de formation des opinions et des volontés politiques, ce lieu de débat, garant de la légitimité du pouvoir.

C'est au regard de cette double dimension de l'espace public, comme espace de visibilité et comme espace de mise en commun, que l'on peut reconstruire la topologie du questionnement sociologique ouvert par ce concept. Deux objets sont ainsi désignés, que la science vient découper dans le monde social. Ce sont, d'une part, ces espaces physiques, lieux publics, que l'on nomme à la suite des travaux pionniers de l'Ecole de Chicago les espaces publics urbains, c'est-à-dire des espaces rattachés à la réalité topologique de lieux d'actions et d'interactions spécifiés par leur caractère public : pleine visibilité et accessibilité à autrui, impersonnalité, anonymat et indétermination des rapports interpersonnels. Il s'agit, d'autre part, de cet espace immatériel, mais efficace, où sont débattues contradic- toirement les grandes questions du moment, espace symbolique aujourd'hui peuplé par les acteurs et institutions des médias. Sous ces deux acceptions, l'espace public existe, il est là, prêt à être soumis à l'analyse du sociologue. Une fois ces espaces circonscrits, l'investigation sociologique consistera à analyser comment ils sont habités. Soit, dans la première perspective, comment, dans ces lieux publics, grandes avenues, places, métros..., les interactions ordinaires sont régulées. Et, dans la seconde, si l'espace public, même détaché d'une quelconque réalité topographique, est habité démocratiquement, s'il est, et de quelle manière, corrom pu - ou sauvé - par les médias ?

AU-DELÀ DE LA MÉTAPHORE ET DE L'IDÉOLOGIE : UNE DOUBLE PERSPECTIVE DE RECONSTRUCTION

Cette topologie, un peu caricaturale certes, de l'espace des question nements ouverts par ce thème en sciences sociales n'est guère satisfaisante. D'une part, le soubassement à la fois normatif et ontologique de la notion d'espace public,

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le concept et principe de Publicité, est écarté alors que c'est de celui-ci, nous semble- t-il, que l'on peut attendre un renouvellement du questionnement en sociologie. D'autre part, la dégradation empiriste de la notion d'espace public conduit à le saisir comme étant toujours déjà là, en attente d'être rempli - par les passants sur la place publique, parles citoyens sommés de s'informer, de discuter, d'opiner sur les choses publiques * sans que jamais on ne s'interroge sur les formes pratiques de la constitution de cet espace. Ce concept risque ainsi, si l'on n'y prend garde, de n'être l'objet que d'un usage idéologique, dans la démarche des sciences du politique et de la communication, ou simplement métaphorique. ,

L'objet de ce dossier est de contribuer, à sa mesure, à la reconstruction de ce concept contre cette double réduction. Au service d'un tel projet, une double perspective nous paraît pouvoir être proposée. La première est celle ouverte ici par HABERMAS lui-même. Elle oppose à la réification et l'idéologisation de ce concept sa nature normative, mais en même temps elle se refuse de donner à l'espace public une représentation concrète unitaire, pour en souligner les formes plurielles et inachevées d'incarnation. La seconde se situe davantage dans le sillage de la phé noménologie d'H. ARENDT. Contre son usage métaphorique, elle inscrit ce concept dans une ontologie de la Publicité. L'espace public constitue alors ce milieu sensible, espace de visibilité, dans lequel les actions et les paroles, les agents et les événements accèdent à leur être véritable, acquièrent leurs traits identifiants, leur déterminité et s'ouvrent au jugement public.

LA RECONSTRUCTION HABERMASSIENNE : NORMATIVITÉ ET PLURALITÉ Cette première alternative, HABERMAS la dessine dans la nouvelle préface (2), que nous publions dans ce numéro, rédigée par l'auteur en 1990 pour la 17ème édition allemande de L'Espace Public. L'uvre-maîtresse de l'auteur, qui est en fait sa thèse de doctorat de sociologie, y est ici reprise, critiquée et révisée dans la perspective des nombreux textes rédigés depuis 1962, et principalement à la lumière de sa Théorie de VAgir Communicationnel. Cette préface constitue un texte important, bien que difficile, et nous ne prétendons pas ici en épuiser la richesse, mais simplement en systématiser l'un des arguments. HABERMAS tente de dépasser le dilemme qui était le sien en 1962, déchiré entre le constat objectif de

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l'irrévocabilité d'un destin historique et l'ambiguïté d'une posture critique, attachée à un principe qui ne serait plus reconnu, ou presque, que par le théoricien. Il reconstruit le concept d'espace public en en soulignant à la fois la dimension plurielle et en en répudiant toute dimension totalisante. En effet, l'espace public était alors saisi comme un macro-sujet, centre auto-réflexif permettant à la société de développer une connaissance, une compréhension de soi, et d'exercer une action sur elle-même à l'aide d'un système exécutif agissant en son nom. Cette perspective, redevable d'une pensée totalisante, attachée à des concepts sociaux holistes, l'auteur reconnait aujourd'hui qu'elle doit être écartée, au motif qu'elle reconduit l'illusion

d'une maîtrise de la société par et sur elle-même, depuis son centre réflexif, l'espace public politique. Or, l'abandon de ce modèle «hegeliano-marxiste», sous l'influence notamment des théories systémiques de LUHMANN, ne saurait avoir pour consé quence l'adoption d'une posture exclusivement critique face à cet espace public contemporain, préstructuré et dominé par les médias, vassalisé par le pouvoir. Si, selon le terme de l'auteur, l'innocence du principe de Publicité y a été ainsi ravie, les exigences d'une Publicité critique doivent être saisies à un niveau plus fonda mental. Tel est le sens de sa recherche menée dans la Théorie de VAgir Communica tionnel. Ce potentiel normatif doit être dégagé et justifié, au-delà de son incarnation dans les institutions d'une période spécifique, celles de la sphère publique des Lumières, à partir du potentiel, plus diffus, de rationalité inhérent à la pratique communicationnelle quotidienne. Si les sociétés modernes ne disposent plus d'aucune instance centrale et systématique d'auto-réflexion et de régulation, c'est dans cette pratique quotidienne, dans l'usage public de la raison argumentative, qu'elles préservent un centre virtuel de compréhension d'elles-mêmes. Dans cette perspective renouvelée, à la figure unitaire et totalisante de l'espace public se substitue celle d'un réseau fragile d'espaces publics pluriels et autonomes, qui n'ouvre à un espace commun, à la conscience diffuse de la communauté, que par les structures de la discussion qui leur sont propres. Ces espaces pluriels, lieux de la production discursive du sens et des identités, de la critique et de la réinterprétation des normes sociales, lieux d'expression et de réalisation de ce devenir-réflexifdGS traditions culturelles, dans le flot de communications publiques spontanées qu'ils génèrent, hors de tout pouvoir, renvoient néanmoins à un espace public global, à un centre, mais qui ne constitue plus qu'une projection. En ce sens, assurant la

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production et la diffusion de convictions pratiques, ils participent chacun à leur mesure, à l'institution publique d'un commun.

Les conséquences de ce modèle pluraliste pour une théorie de la Démocratie sont d'importance. Elles sont au cur de sa reconstruction du concept de souveraineté populaire, recoupant partiellement les analyses de Claude LE- FORT, et de l'interprétation politique qu'il propose de la distinction entre Système et Monde Vécu, interprétation qui ouvre des perspectives de recherches d'une extrême richesse pour une sociologie des mouvements sociaux et une reformula tion critique du thème de la société civile (3). ;

Ce mouvement de pluralisation du concept d'espace public, que nous avons à peine esquissé, est développé et exemplifié par Laurence ALLARD («Pluraliser l'Espace Public : Esthétique et médias»). Rappelant le lieu originaire de formation historique de l'espace public moderne, la sphère publique littéraire, elle montre qu'un certain nombre de diagnostics chagrins sur l'esthétique et la culture contemporaine reposent justement sur cette conception statique et unitaire de l'espace public. Elle leur oppose, suivant HABERMAS, un modèle sensible à la constitution d'une pluralité d'espaces publics, qui, dans leurs pratiques et leurs productions culturelles, remettent en cause les frontières qui séparent la sphère autonome de l'Art légitime de la culture de masse, participant ainsi, chacun à leur mesure, à la démocratisation de la culture.

LA PUBLICITÉ COMME PARADIGME : DE H. ARENDT A L'ETHN OMÉTHODOLOGIE

Notre seconde alternative, construite notamment dans le sillage des travaux de H. ARENDT mais aussi dans la perspective de l'ethnométhodologie, est ici défendue et systématisée par Louis QUERE («L'Espace Public : de la théorie politique à la métathéorie sociologique»). Reconnaissant, avec HABERMAS, que l'espace public constitue bien un concept normatif, à l'aune de laquelle ses formes de concrétisation historique peuvent être évaluées, il en critique néanmoins l'analyse, au motif qu'elle négligerait sa dimension phénoménale, qu'elle s'interdi rait de prendre en compte les formes pratiques d'institution de cet espace. Au modèle pragmatique du philosophe allemand, l'auteur oppose celui, esthétique de

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H. ARENDT. Il s'en distingue notamment par l'attention qu'il porte à la dimension sensible et visible de cet espace : celui-ci constitue moins un espace dialogique qu'une scène publique, qu'une scène d'apparition. Si toute vie est le spectacle d'une vie, elle suppose une scène où s'offrir à être vue, elle suppose donc aussi des spectateurs, un public doté d'une capacité de jugement et d'action face à ce qui s'y manifeste. Cet «espace public d'apparition» est alors ce lieu d'un devenir-public - au double sens d'une mise en visibilité et d'une ouverture au jugement - des actions, des agents, des événements (ainsi que des uvres et des pratiques culturelles, comme l'a montré L. ALLARD). Plus précisément, cet espace émerge, dans sa réalité sensible, de ces multiples opérations pratiques de publicisation. L. QUERE retrouve ainsi la dimension ontologique du concept de publicité, dont il systématise la portée pour la métathéorie sociologique dans la perspective d'une «anthropolog ie de l'espace public». L'espace public y constitue alors le milieu général dans lequel s'accomplit la mise en forme, la mise en sens et la mise en scène du social. L'individuation des actions, des événements, etc. . . est corrélative de leur configu ration sur une scène d'apparition. Ainsi s'ouvre un programme de recherche sociologique inédit, visant à explorer et à décrire ces opérations ordinaires par lesquels nous identifions en commun ces actions, situations... , ces processus d'organisation des perspectives singulières qui sous-tendent la perception d'un monde commun.

Ce second modèle nous semble être à l'uvre, dans sa perspective propre, dans l'article de Patricia PAPERMAN («Les Émotions et l'Espace Public»). Soulignant le caractère public des émotions, elle montre non seulement que celles- ci sont visibles, donc compréhensibles et descriptibles par quiconque sans qu'il y ait à inférer prioritairement des états de conscience internes, mais surtout que leur expression publique ouvre un espace de communication, de jugement commun, incarnant une dimension morale de la réalité commune. Ainsi les émotions sont- elles, comme la parole ou l'action, une façon d'apparaître aux autres, et participent ainsi à la constitution de cet espace public d'apparence cher à H. ARENDT.

Néanmoins, comme le montre l'article de Renaud DULONG («Dire la réputation, accomplir l'espace»), si l'espace public apparaît ou se constitue au travers des jugements qui s'y manifestent, il faut être sensible à la structure des espaces ainsi produits et des formes de sociabilité qu'ils engendrent. Son analyse,

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à la fois empirique et normative, des modalités de construction des «espaces urbains», montre en effet comment la réputation - ici la réputation d'insécurité de quartiers périphériques - produit une topologie qui lui est propre, une topologie duale, au service d'une communauté exclusive, opposant un nous-ici à un eux-là- bas. L'auteur souligne ainsi l'irréductibilité de cette mise en forme communautaire de l'espace, qu'exprime bien ce manichéisme de la réputation, à une autre modalité, publique, de constitution de l'espace, à une autre topologie, non plus duale mais intervallaire, ouverte, comme le souligne H. ARENDT à l'altérité, et condition de l'institution d'une société plurielle.

Cette dimension constituée et constitutive de l'espace public mérite d'être systématisée. C'est ce que propose Michel BARTHELEMY («Evénement et Espace public : l'Affaire Carpentras») dans la reconstruction qu'il offre, à travers une analyse des événements publics de cette figure classique de l'espace public politico-médiatique. Il montre en effet que celui-ci doit moins être conçu comme un espace institué de débat sur des problèmes d'intérêt général, en dehors ou préalablement à toute situation d'action publique, mais davantage sur le mode d'un accomplissement, d'une émergence, dont la visibilité publique résulte des pratiques sociales de sa production et de sa reconnaissance.

L'ESPACE PUBLIC COMME PARADIGME ET COMME PROJET

Pour conclure, il convient de s'interroger sur la compatibilité entre ces deux aspects de l'alternative proposée. Ce questionnement traverse implicitement les analyses ici rassemblées. Quant à nous, si cette continuité reste encore effect ivement problématique, il nous paraît urgent d'en établir les conditions de possibil

ité. Le concept d'espace public ne saurait en effet être dissocié de son inscription dans la sémantique du discours démocratique moderne au nom d'une ontologie ou d'une anthropologie fondamentale. Comme le reconnaît L» QÛERE, l'analyse des lieux publics présuppose déjà une façon de se rapporter aux autres, un mode d'institution du social propre à un régime politique démocratique, qui permet de fonder la reconnaissance d'autrui comme une personne libre, égale..., donc un langage partagé, qui n'est rien d'autre que ce vocabulaire moderne de l'égalité et de la liberté. Mais cette présupposition elle-même, montre Renaud DULONG, est sans

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cesse menacée par des formes multiples de distanciation, de stigmatisation. Ce n'est donc pas seulement la terreur totalitaire qui vient détruire l'espace entre les hommes, leur capacité de s'y mouvoir (ARENDT, 1972 : 212) La possibilité pour chacun d'apparaître dans un espace public peut être aussi déniée parle travail de la réputation, mais plus profondément encore par les formes plus systématiques d'exclusion produites par les bureaucraties modernes ou par l'expansion de la logique marchande. Décrire les processus du devenir-public des actions, des paroles, des événements (M. BARTHELEMY), mais aussi des uvres et des pratiques culturelles (L. ALLARD) ou mêmes des luttes sociales, exige aussi d'être sensible à ces mécanismes, également descriptibles, qui s'opposent à cette publicisation. En ce sens, la constitution d'espaces publics pluriels, politiques, esthétiques, culturels, locaux,... participe à la démocratisation de la société, à l'institution même de la Démocratie, bref à ce projet, inachevé, rappelle HABERMAS, de la Modernité.

1 . D en serait de l'espace public comme de cet «objet local», scruté par Lucien SFEZ et les participants aux colloques qu'il dirigeait en 1975, alors même qu'il finirait par perdre toute existence, et que les discours sur sa défense ne serait, rappelle l'auteur, que «l'instrument du central pour se perpétuer et se renforcer» («Préface», m. L'Objet Local, SFEZ L. (éd.), UGE 10/18, 1977 : 12).

2. Mais aussi dans des textes antérieurs, notamment le dernier chapitre du Discours Philosophique de la Modernité, Gallimard, 1988 : 397-454, et son article d'une extrême richesse, qu'il faut lire en complément du texte que nous publions ici, «La souveraineté populaire comme procédure. Un concept normatif d'espace public», traduit et présenté par Mark Hunyadi in Lignes, n°7, 1989 : 29-58. 3. Voir, dans cette perspective, les nombreux articles publiés par Jean COHEN et Andrew ARATO, repris et réarticlés dans leur magistrale synthèse, malheureusement non traduite en français, Civil Society and Political Theory, MIT Press, 1992.

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BIBLIOGRAPHIE

ARENDT H. , 1972, Le Système Totalitaire, Seuil. 1983, La Condition de l'Homme Moderne, Calmann-Levy.

HABERMAS J. ,1978, L'Espace Public, Payot. 1987, Théorie de l'Agir Communicationnel. 1988.L* Discours Philosophique de la Modernité, Gallimard. 1989, «La Souveraineté populaire comme Procédure», in Lignes n°7. 1990, Préface à la nouvelle édition de Strukturwandel der Offentlichkeit, Suhrkamp (traduction française dans ce volume)

SENNETT R. , 1979, Les Tyrannies de l'Intimité, Seuil.

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