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ANALYSE ET IDÉOLOGIE CHEZ XENAKIS

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ANALYSE ET IDÉOLOGIE CHEZ XENAKIS

Makis Solomos

To cite this version:

Makis Solomos. ANALYSE ET IDÉOLOGIE CHEZ XENAKIS. Actes du 3ème Congrès Européen d’Analyse Musicale, 2001. �hal-02055214�

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A

NALYSE ET IDÉOLOGIE CHEZ

X

ENAKIS

Makis Solomos

in Analyse et création musicales, Actes du 3ème Congrès Européen d’Analyse Musicale, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 87-100

Le besoin du compositeur de prendre la plume pour s'exprimer sur la musique dans sa généralité, sur la théorie musicale, sur la pratique musicale, sur son oeuvre ou sur l'oeuvre des autres, n'est pas récent. Cependant, il s'est sans doute accentué au XXème siècle : un grand nombre de compositeurs de ce siècle nous ont laissé des écrits substantiels.

Nous voudrions nous pencher ici sur le cas de la génération de compositeurs où a culminé ce besoin : celle des créateurs nés dans les années 1920. Les écrits de Boulez, de Cage, de Pousseur, de Stockhausen, de Xenakis et, dans une moindre mesure, ceux de Nono, pour ne citer qu'eux, sont plus qu'abondants, à tel point qu'on pourrait parler d'un type particulier de compositeur, le compositeur-théoricien —auquel s'est substitué par la suite et pour simplifier à l'extrême, le compositeur-chercheur.

On sait que, lors des débuts de ces compositeurs —les années 1950-60, d'où provient la plus grande partie de leurs écrits— régna un climat polémique intense : polémique entre l'"avant-garde" et l'"arrière-garde" ; polémique, au sein de la première, entre sériels et non-sériels ; polémique enfin, même à l'intérieur du groupe le plus compact, les non-sériels. En outre et d'une manière beaucoup plus générale, cette génération a vécu tragiquement et, pouvons-nous dire aujourd'hui, héroïquement, le fait que, au XXème siècle, l'art n'allait plus de soi, qu'il avait perdu, pour nous référer à Adorno, "son caractère d'évidence"1.

Ce climat de polémique ainsi que cette situation de doute quasi existentiel conduisent, avec le recul, à poser la question suivante quant à la nature des écrits que nous ont laissés ces compositeurs : ne contiendraient-ils pas une forte dose d'idéologie, au sens que la tradition critique accorde à ce terme, pour désigner une fausse conscience, un discours qui, en grande partie, ne vise qu'à légitimer une pratique et qui, par conséquent, n'est pas en adéquation avec celle-ci (les oeuvres) ? Nous ne nous référons pas seulement aux déclarations les plus polémiques —la plus connue étant l'affirmation suivante du Boulez du début des années 1950 : "tout compositeur est inutile en dehors des recherches sérielles"2—, mais aussi et

surtout aux écrits théoriques et analytiques.

1Cf. Theodor W. ADORNO, Théorie Esthétique (trad. Marc Jimenez), Paris, Klincksieck, 1982, p.9.

2Pierre BOULEZ, "Schönberg est mort" (1952), repris dans Relevés d'apprenti, Paris, Seuil, 1966, p.271. C'est

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Par rapport à ce type d'écrits, la question peut être énoncée de la manière suivante : éclairent-ils ou bien obscurcissent-ils l'oeuvre proprement musicale ? Cette question est de taille pour l'analyste qui souhaite se départir du statut d'apologiste auquel, par le passé, il fut trop souvent limité lorsqu'il traitait de musique contemporaine. Bien entendu, la question ne peut être aussi tranchée ; aussi, il convient de se demander : quelle dose de distance faut-il prendre par rapport à ces écrits ?

Pour tenter de répondre à cette question, nous nous limiterons ici à Xenakis. Parce qu'il mit en oeuvre très tôt la pratique du "modèle" —précipitant ainsi le basculement vers ce qu'il est désormais convenu d'appeler "recherche"—, ses théories ont souvent été soupçonnées de contenir une forte dose d'idéologie.

***

Les écrits de Xenakis sont très nombreux. Jusqu'à ce jour, quatre livres ont paru. Le premier chronologiquement (Musiques formelles, 19633) est aussi le plus connu ; il est basé

en partie sur la réécriture d'articles parus dans les Gravesanner Blätter. Deux autres sont dans leur totalité des recueils d'articles4. Le dernier constitue l'enregistrement de la soutenance de

sa thèse5. Par ailleurs, un grand nombre de ses articles et de ses entretiens ne sont pas encore

regroupés sous forme de livre ; enfin, certains de ses textes (en général, des conférences), sont inédits. Une remarque d'ordre anecdotique, mais qui peut avoir son importance : de même que Varèse, Xenakis travaille souvent ses textes par collage, au grand dam de ses commentateurs, qui perdent beaucoup de temps pour retrouver la première version d'un texte !

Il serait déplacé, dans le cadre de cette étude, de nous lancer dans une étude de tous ces écrits. Nous nous limiterons aux analyses proprement dites, c'est-à-dire à ceux qui contiennent le plus d'informations quant à la complexion technique des oeuvres. Parmi l'ensemble des écrits de Xenakis, celles-ci sont plutôt rares. En ce qui concerne l'analyse d'oeuvres d'autres compositeurs, les choses sont très claires : Xenakis n'a procédé qu'à une seule analyse de ce type, d'un extrait de l'Appassionata de Beethoven6. Cette analyse

constitue la démonstration de la validité de la "logique symbolique", une théorie avec laquelle il composa en 1960-61 Herma. En ce sens, de même que ses contemporains, Xenakis

3Publié initialement dans la Revue Musicale n°253-254, 1963, 232p. (réédition: Paris, Stock, 1981, 261p.). 4Musique. Architecture, Tournai, Casterman, 1971, 176p. (nouvelle édition: Tournai, Casterman, 1976, 238p.) et Kéleütha, Paris, L'Arche, 1994, 143p. On ajoutera à cette liste Formalized Music, Stuyvesant NY, Pendragon

Press, 1992, qui constitue la traduction de Musiques formelles, de quelques chapitres de Musique. Architecture et de quelques autres articles.

5Arts/Sciences. Alliages, Paris, Casterman, 1979, 152p. 6Cf. Musiques formelles, op. cit., pp.194-200.

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envisage l'analyse des oeuvres des autres dans un but pratique, c'est-à-dire comme un moyen pour passer à la composition. Comme le constate J.-J. Nattiez lorsqu'il évoque ce type d'analyses : "Que fait le compositeur contemporain devant les oeuvres du passé ? Peut-être cherche-t-il à s'inscrire dans une filiation historique donnée. Sans nécessairement le vouloir, il nous renseigne sur les sources d'une certaine inspiration et surtout, il nous montre comment, dans l'atelier privé du compositeur, une musique d'un style totalement différent peut subir une alchimie aberrante et merveilleuse, pourtant à l'origine des oeuvres d'aujourd'hui"7. Plus que

Xenakis —puisqu'il ne publia qu'une seule analyse de ce type—, Boulez illustre parfaitement cette tendance : à l'affirmation varèsienne bien connue : "L'analyse est stérile par définition"8,

il a indirectement répondu en de multiples occasions que tel n'était pas le cas, à condition qu'elle aboutisse à un acte créateur9. Aussi, une première constatation s'impose : pour Xenakis

et sa génération, le discours sur la musique n'est pas purement théorique, il contient une forte dose d'incitation à la pratique ; en quelque sorte, il y a là un syncrétisme entre théorie et pratique ou, plus exactement, une soumission de la théorie à la pratique —soumission qui, comme on le sait, constitue depuis longtemps l'élément idéologique le plus prégnant. Par ailleurs, la raison pour laquelle Xenakis ne s'est pas adonné à l'analyse d'autres oeuvres que les siennes, est très connue : il est sans doute le compositeur qui a accentué le plus l'idéologie commune à sa génération, le credo à la création ex nihilo ; si il ne parle pas des autres compositeurs, c'est, pour reprendre en négatif la citation de Nattiez, afin de ne pas "s'inscrire dans une filiation historique donnée"10.

Focalisons nous à présent sur les auto-analyses de Xenakis, c'est-à-dire sur les écrits qui se réfèrent directement à la complexion technique de ses propres oeuvres, dont voici la liste exhaustive11 :

-1954 : analyse quasi intégrale de Metastaseis (1953-54) (inédit) ;

-1956 : analyse des mes. 52-59 de Pithoprakta (1955-56), composées à l'aide du calcul des probabilités12 (et qui, pour cette raison, ont donné le titre à l'oeuvre : "actions dues aux

probabilités") ;

7Jean-Jacques NATTIEZ, Musicologie générale et sémiologie, Paris, Christian Bourgois, 1987, p.229.

8Edgar VARÈSE,Ecrits (traduits réunis et présentés par Louise Hirbour), Paris, Christian Bourgois, 1983, p.37. 9Cf. Pierre BOULEZ,"Quoi ? Quand ? Comment ?" dans Tod MACHOVER (éd.), Quoi ? Quand ? Comment ? La recherche musicale, Paris, Christian Bourgois, 1985, p.275.

10Signalons une exception notable, que nous ne mentionnons pas dans le texte principal car elle ne concerne pas

à proprement parler une analyse: l'analyse des structures tonales de l'Antiquité grecque et du chant byzantin (cf. "Vers une métamusique" (1967), repris dans Musique. Architecture, op. cit., pp.38-70) —mais il serait facile de démontrer qu'il s'agit d'une filiation imaginaire ou, du moins, hautement choisie, qui releverait en quelque sorte de l'idéologie !

11Nous ne mentionnons ici que les textes à caractère véritablement analytique et non ceux purement théoriques

ou à caractère général. Par ailleurs, les dates des analyses correspondent à celles des premières publications, sauf pour Metastaseis dont l'analyse est inédite.

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-1958 : analyse des principes généraux d'Achorripsis (1956-57), fondé sur le calcul des probabilités et analyse d'une section particulière de cette oeuvre13 ;

-1960-61 : analyse des principes généraux d'Analogique A et B (1958-59), basés sur la "stochastique markovienne" et analyse d'une section particulière d'Analogique A 14 ;

-1963 : analyse des principes généraux de Duel (1959-60) et de Stratégie (1956-62), composés selon la "théorie des jeux"15 ;

-1963 : analyse des principes généraux des oeuvres ST (1956-62) (et plus particulièrement de

ST/10), entièrement informatisées16 ;

-1963 : analyse des principes généraux de Herma (1960-61), qui utilise, comme il a été dit, la "logique symbolique"17 ;

-1968 : analyse des principes généraux de Nomos alpha (1966), fondé sur la "théorie des groupes" et d'une section particulière de l'oeuvre par un élève de Xenakis, F. Vandenbogaerde18 ; soulignons le fait qu'il s'agit là de l'auto-analyse de Xenakis la plus

étendue et c'est pourquoi, dans ce qui va suivre, nous nous y référerons souvent.

Pour commencer l'analyse de ces auto-analyses, voici une première constatation. On sait que les manies de chaque compositeur peuvent être très révélatrices. Boulez, dans son Penser

la musique aujourd'hui, dissémine des exemples extraits de ses oeuvres sans donner leur

référence, ce qui agace l'analyste et lui procure une joie infinie lorsque, à force de travail laborieux, il parvient à retrouver ces exemples sur les partitions ! Il est évident que, de la sorte, Boulez cultive l'image du pur théoricien. Xenakis, quant à lui, cultive la même image, mais d'une manière différente : il fournit les références à ses oeuvres, mais il ne se soucie pas de leur exactitude, c'est-à-dire de leur adéquation avec l'oeuvre réalisée, sans doute parce qu'il ne s'attend pas à ce que des gens très spécialisés fassent le travail pénible de la comparaison !

12Cf. "Wahrscheinlichkeitstheorie und Musik", Gravesanner Blätter n°6, 1956, pp.28-34 (l'original français a

ensuite paru, avec quelques modifications, dans : 1)Musiques formelles, op. cit., pp.26-33; 2)Musique.

Architecture, op. cit., pp.9-15; 3)Kéleütha, op. cit., pp.46-53).

13Cf. "Auf der Suche einer Stochastischen Musik / In search of a Stochastic Music", Gravesanner Blätter

n°11-12, 1958, pp.98-111/112-122 (l'original français a ensuite paru dans Musiques formelles, op. cit., pp.36-51).

14Cf. "Grundlagen einer stochastischen Musik / Elements of Stochastic Music", Gravesanner Blätter en quatre

parties: 1)n°18, 1960, pp.61-83/84-105; 2)n°19-20, 1960, pp.128-139/140-150; 3)n°21, 1961, pp.102-111/113-121; 4)n°22, 1961, pp.131-143/144-145 (l'original français a ensuite paru, en partie diminué et en partie augmenté, dans Musiques formelles, op. cit., pp.61-131).

15Cf. Musiques formelles, op. cit., pp.137-158. 16Cf. ibid, 163-179.

17Cf. ibid, 185-208.

18Cf. "Vers une philosophie de la musique", Revue esthétique n°2-3-4, 1968, pp.173-210. Une première version

de cet article a paru sans l'analyse de Nomos alpha: "Zu einer Philosophie der Musik/Toward a philosophy of Music", Gravesanner Blätter n°29, 1966, pp.23-38/39-52. L'analyse intégrale de F. Vandenbogaerde a paru intégralement la même année, sous son nom (cf. Fernand VANDENBOGAERDE, "Analyse de Nomos alpha",

Mathématiques et Sciences Humaines n°24, 1968, pp.35-50). Signalons deux "versions" ultérieures de l'article

de Xenakis: dans Musique. Architecture, op. cit., pp.71-119; dans Formalized Music, Bloomington, Univ. Press, 1992, pp.201-241.

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Très souvent, les graphiques (et, plus rarement, les listes de données) qu'il publie (en règle générale, il s'agit du manuscrit même) —lesquels lui ont servi d'outil précompositionnel—, ne sont pas fiables, au moins pour deux raisons : ils peuvent concerner une version provisoire de l'oeuvre ; ils ont pu être abandonnés en cours de route. Le fameux graphique des mes.52-59 de Pithoprakta relève du premier cas19.

L'analyse de Nomos alpha illustre abondamment les deux cas et ouvre d'autres perspectives quant à la comparaison entre l'auto-analyse et l'oeuvre. Soulignons d'abord le fait que l'article très détaillé sur Nomos alpha a donné lieu à plusieurs publications qui, examinées en rapport avec cette question, peuvent apparaître comme des versions (parfois fort différentes)20. Ensuite, sans entrer dans les détails, évoquons le fait que, dans ce texte,

manquent des données capitales. Par ailleurs —et c'est ici que commence à poindre la question de l'idéologie—, beaucoup de raisonnements théoriques de cette analyse posent problème si on les compare à la réalité de l'oeuvre. En voici deux exemples. La définition de la "densité" des événements oscille entre plusieurs niveaux, ce qui fausse totalement (pour l'analyste qui veut comparer avec la partition), son calcul. Par conséquent, il devient évident que cette dimension, très importante pour l'écriture de l'oeuvre, devient caduque, non seulement à l'audition, mais aussi à l'analyse (à l'analyse objective qui ne se base pas sur l'auto-analyse de Xenakis). Second exemple : le texte sur Nomos alpha laisse croire que les dimensions structurées (très nombreuses) sont aussi importantes les unes que les autres, qu'il n'y a pas de hiérarchie entre elles ; or, l'analyse de l'oeuvre prouve qu'il n'en est rien : étant donné le fait qu'il se produit souvent des incompatibilités entre des valeurs de plusieurs dimensions, Xenakis est obligé de choisir et il le fait toujours en faveur des mêmes dimensions —l'écoute de l'oeuvre prouve d'ailleurs que, dans Nomos alpha, une dimension prédomine totalement sur les autres : celle quasi ontologique des "complexes sonores".

Arrêtons-nous d'une façon plus précise sur les "cribles" de Nomos alpha (par crible, Xenakis entend des échelles qu'il construit en utilisant certaines opérations mathématiques). L'auto-analyse de Nomos alpha est très claire quant à la façon dont fonctionnent les cribles d'un point de vue abstrait, c'est-à-dire indépendamment du matériau, de leurs hauteurs concrètes. Par contre, une confusion extraordinaire règne quant à ces dernières. Comme le souligne J. Vriend, qui a procédé avant nous à une analyse substantielle des cribles de cette oeuvre : "Nomos alpha est plus une indication de possibilités et de virtualités qu'un bon exemple" de l'application des cribles21. Le problème majeur de l'auto-analyse de Xenakis est

qu'elle ne fournit pas un élément capital qui permettrait de savoir précisément de quels cribles

19Cf. Benoît GIBSON, Xenakis. Organisation sonore, techniques d'écriture, orchestration, mémoire de D.E.A.,

Paris, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales/Ecole Normale Supérieure/IRCAM, 1992, p.55.

20Cf. note 18.

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il s'est servi, c'est-à-dire quelles seront les hauteurs concrètes : leur "origine" des cribles (la note à partir de laquelle, une fois le crible construit en tant que succession d'intervalles, sont déterminées toutes les hauteurs). Est seulement donnée l'origine du premier crible, mais —et cela aggrave la confusion— cette origine diffère selon les diverses publications de l'article. Pour résumer et ne pas entrer dans les détails, tout porte à croire que, pour ce premier crible, Xenakis a commis une erreur lors de la détermination des hauteurs concrètes et que, au lieu de le reconnaître, il a voulu la justifier (notamment en intégrant une étape supplémentaire dans son raisonnement théorique qui, autrement, aurait été superflue). Ici donc intervient l'élément idéologique, puisque Xenakis a tenté de légitimer par la théorie une erreur commise au moment de la pratique.

Les cribles de Nomos alpha soulèvent aussi l'argument le plus important en faveur de l'existence d'un fort élément idéologique dans le discours de Xenakis : c'est la question des "écarts". Expliquons-nous : tout analyste qui a voulu comparer les auto-analyses de Xenakis aux oeuvres, s'est rapidement aperçu que celles-ci présentaient des écarts parfois considérables par rapport aux données fournies par le système qu'éclaire l'auto-analyse, écarts que Xenakis ne mentionnait pas. Ainsi, même si l'on réussit à déterminer l'origine des cribles de Nomos alpha, on ne retrouve que partiellement les valeurs théoriques des hauteurs dans l'oeuvre : nous avons pu chiffrer à 21% (ou à 14% en tenant en autre raisonnement) ces écarts. Pour les autres dimensions de Nomos alpha, nous avons détecté des taux d'écart semblables ou légèrement inférieurs (sauf pour les densités, ce qui ne devrait pas surprendre, étant donné les problèmes de définition qu'elles posent) et nous avons chiffré très exactement le taux global d'écarts à 18,5%. Pour Herma, F. Bayer a décelé un taux d'écarts supérieur à 10%22 —quant à nous, usant de certains artifices, nous avons réussi à diminuer ce taux. On

pourrait parler aussi des autres oeuvres pour lesquelles les auto-analyses de Xenakis fournissent des données précises (Metastaseis, Pithoprakta, Achorripsis, Analogique A,

ST/10), mais ne nous laissons pas encombrer par des chiffres23 ! Par contre, tentons d'analyser

le rapport entre la question des écarts et celle de l'idéologie.

Lorsqu'on pose à Xenakis la question des écarts et qu'on lui somme de se justifier, il répond en général que les écarts sont dus à plusieurs raisons : "a) dans le feu de l'action, mon crayon peut déraper, et je le découvre trop tard, après publication ; b) parfois, je change des détails car ils m'apparaissent plus intéressant pour l'oreille et c) je commets des erreurs théoriques qui entraînent des erreurs dans les détails. J'ai fait tout mon possible pour être conséquent dans ce que j'écris, mais je ne réussis pas toujours entièrement […]. Je crois,

22Cf. Francis BAYER, De Schönberg à Cage. Essai sur la notion d'espace sonore dans la musique contemporaine, Paris, Klincksieck, 1981, pp.99-102.

23Pour une analyse détaillée des écarts dans Herma et Nomos alpha, cf. notre thèse de doctorat,A propos des premières (1953-69) oeuvres de Iannis Xenakis. Pour une approche historique du phénomène de l'émergence du son, Université de Paris IV, 1993, pp.171-174 et 407-510.

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cependant, qu'une exactitude biunivoque réalisation-théorie peut être, parfois, non-absolue"24. On comprend aisément d'où naît l'accusation d'idéologie à propos des écarts : il

n'est pas seulement question d'erreur ; Xenakis parle de la non-nécessité d'une correspondance parfaite entre le système théorique et l'oeuvre concrète et, surtout, d'une liberté qu'il prendrait par rapport au système.

Les écarts sont donc supposés constituer le garant de la liberté du compositeur ou ajouter quelques grains de beauté et une dose d'"humanité" ; ils sont censés manifester l'empreinte de la personnalité du créateur —empreinte qu'on opposera à l'impersonnel du système. Beaucoup de commentateurs de Xenakis ont abondé dans ce sens. Traitant du cas le plus extrême d'un système, le programme informatique, H. Barraud écrit que, placé devant les résultats de la machine, Xenakis "retient ce qu'il faut retenir, retouche ce qu'il estime devoir retoucher, greffant son propre choix (où son goût et sa sensibilité peuvent intervenir) sur le choix de la machine […] On peut conclure de là que la personnalité du musicien garde dans cette méthode de travail toute possibilité de se faire jour"25. D'autres commentateurs sont

nettement plus critiques : F. Nicolas soutient que tout écart est assimilable à une erreur26 ; et

l'on connaît la position suivante de Boulez qui se réfère sans doute implicitement à Xenakis : "corriger" le système revient à le considérer "comme une aide, une béquille, un excitant pour l'imagination qui, sans lui, ne serait pas arrivée à concevoir réellement un monde rêvé : je choisis, donc je suis ; je n'ai inventé le système que pour me fournir un certain type de matériau, à moi d'éliminer ou de gauchir ensuite, en fonction de ce que je juge bon, beau, nécessaire"27.

Quant à nous, nous penchons pour une position intermédiaire. D'une part, nous estimons qu'il y a dans la légitimation des écarts une dose d'idéologie : l'image de Xenakis qu'ils véhiculent est celle d'un scientisme tempéré par un humanisme, image hautement idéologique. D'autre part, il nous semble que Xenakis a posé très tôt un problème qui, par la suite, est devenu très général. En effet, la génération des compositeurs-chercheurs qui a suivi sa génération a dû aussi affronter d'une manière systématique le problème des écarts ou, plus exactement, celui du choix face au travail informatique qui fournit une profusion de possibilités. Citons simplement T. Murail pour conclure sur ce sujet : "Si l'on désire opérer des sélections, on doit donc revenir à l'arbitraire, ou si l'on préfère, au jugement intuitif, à l'expertise du compositeur. J'avoue que je tempère souvent les résultats semi-automatiques des procédures que j'emploie en éliminant une partie de ceux-ci"28. Certes, la problématique

24Cité par Jan VRIEND, op. cit., p.44.

25Henri BARRAUD,Pour comprendre les musiques d'aujourd'hui, Paris, Seuil, 1968, p.185.

26Cf. François NICOLAS,"Le monde de l'art n'est pas le monde du pardon", Entretemps n°6, 1988, p.122. 27PierreBOULEZ, Jalons (pour une décennie), Paris, Christian Bourgois, 1989, p.378.

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du choix n'est pas celle de l'écart, mais, à un niveau très général, Xenakis pose la première à travers la seconde.

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Jusqu'à présent, il a beaucoup été question d'idéologie ; malgré les restrictions qui viennent d'être émises, le lecteur risque d'estimer que nous visons à accorder un statut uniquement idéologique aux écrits de Xenakis. Or, telle n'est pas notre intention ! En effet, si l'analyste ne prend les auto-analyses de Xenakis que pour ce qu'elles sont, c'est-à-dire des documents certes inestimables, mais qui n'épuisent nullement les oeuvres, la question de l'idéologie ne se pose pas. Expliquons-nous.

Tout d'abord, on aura certainement constaté à la lecture de la liste des auto-analyses de Xenakis que celles-ci se limitent à sa première grande période créatrice, qui est de loin la plus "formalisée" (au sens xenakien du terme : en référence aux techniques issues de théories mathématiques). En outre, elles concernent exclusivement les pièces les plus formalisées. Xenakis ne parle donc que d'un des aspects de son oeuvre. Or, on sait aujourd'hui que cet aspect est relativement mineur. Précisons que les autres aspects —les plus importants donc— auxquels nous pensons, sont tout autant techniques que ceux qui relèvent de la formalisation (nous ne nous référons pas à la dimensions esthétique). Seulement, ces aspects tout autant techniques mais non-formalisés, sont moins disibles, moins explicitables par Xenakis lui-même, voire lui-même, ils ne le sont pas du tout. D'une part, Xenakis publie les éléments de son système pré-compositionnel lorsqu'il est très formalisé (cas donc de très peu d'oeuvres) car il les a sous la main puisqu'ils ont été élaborés avant l'oeuvre concrète ; par contre, théoriser l'oeuvre après sa composition ne l'intéresse pas, puisqu'elle se suffit à elle-même. D'autre part, l'essentiel de la complexion technique de son oeuvre n'étant pas formalisé, Xenakis n'en a certainement pas une conscience théorique achevée. Or, sur ce point, ses écrits sont très conséquents : ainsi, son livre fondateur, Musiques formelles, comprend certes plus de 200 pages sur la stochastique, la logique symbolique, etc…, mais le premier chapitre ne s'ouvre-t-il pas sur l'affirmation suivante : la "transmutation de l'artisanat quotidien qui métamorphose les produits triviaux en méta-art est un secret. Les “possédés” y arrivent sans en connaître les “mécanismes”. Les autres se débattent dans les bas courants idéologiques et technicistes de leur époque qui constituent le “climat” périssable, la mode des expressions"29 ?

Xenakis lui-même nous prévient du danger qu'il y aurait à prendre trop à la lettre ses auto-analyses, de les interpréter sous un angle positiviste, qui sombrerait inévitablement en idéologie. Répétons à nouveau qu'il n'est pas ici question des éléments esthétiques de

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l'oeuvre, qu'il ne s'agit pas, pour simplifier, de basculer brutalement de la position positiviste à celle où il serait question de l'ineffable en général.

Nous ne pouvons, dans le cadre de cette étude, évoquer les éléments techniques de l'oeuvre de Xenakis qui, parce que les plus nombreux et les plus intéressants, nous permettent de nous délester définitivement de l'image hautement idéologique en elle-même d'un scientisme tempéré par un humanisme30. Aussi, nous conclurons sur l'affirmation suivante : il incombe à

l'analyste de travailler sur ces éléments pour évacuer l'idéologie. C'est par rapport à cette affirmation que doit se lire le titre de cette étude, "Analyse et idéologie chez Xenakis". Nous ne nous référions pas tant au contenu idéologique des auto-analyses de Xenakis qu'à l'idée suivante, qui constitue un fervent plaidoyer pour l'analyse : l'analyse, lorsqu'elle prend un certain recul par rapport aux dires du compositeur, peut nous délester des éléments idéologiques que véhicule même l'oeuvre d'art la plus réussie.

Makis Solomos, février 1995.

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