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Les habits de l' "Indiatico". <br />Filippo Sassetti entre Cochin et Goa (1583-1588)

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Cochin et Goa (1583-1588)

Jean Boutier

To cite this version:

Jean Boutier. Les habits de l’ ”Indiatico”. Filippo Sassetti entre Cochin et Goa (1583-1588). Dé-couvertes et explorateurs. Actes du colloque international, Bordeaux, 12-14 juin 1992, 1994, Paris, France. pp.157-166. �halshs-00010492�

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In Découvertes et explorateurs. Actes du colloque international, Bordeaux, 12-14 juin 1992, Paris, L'Harmattan, 1994, p. 157-166.

Jean Boutier

Les habits de l' "Indiatico".

Filippo Sassetti entre Cochin et Goa (1583-1588)

Après 216 jours de mer sans la moindre escale à bord du "São Filipe", Filippo Sassetti débarque à Cochin le 9 novembre 1583. Depuis les Canaries, le navire, avec près de quatre cents hommes à bord, avait perdu le contact avec les quatre autres qui avaient quitté avec lui Lisbonne le 8 avril. Désormais seul, il a connu quarante-six jours de calme plat au large de la Guinée, avant de franchir l'équateur le 12 juin puis, tardivement, le 15 août, le cap de Bonne-Espérance ; ce retard l'a alors contraint à affronter pendant plus de quarante-cinq jours des "venti contrari", sans pouvoir relacher à Mozambique. Mais dans les "mers d'Inde", les bourrasques ont cessé, la mer est devenue calme et "joyeuse", et le 4 novembre, la côte de Malabar est en vue, alors que le scorbut est sur le point de décimer l'équipage, et que les autres bâtiments ont atteint Goa depuis le 20 septembre. Un nouveau calme plat soumet encore le navire à plusieurs jours d'attente avant d'entrer au port. Cette fois-ci, pourtant, le voyage s'est bien terminé : l'année précédente, Sassetti, à bord du même bâtiment, avec le même pilote à la barre, s'était retrouvé au large du Brésil, et le capitaine avait finalement décidé de rentrer à Lisbonne. Il lui a donc fallu deux "tentatives" pour se retrouver, non à Goa, résidence du vice-roi et lieu de "tous les négoces et toutes les grandeurs", mais plus au sud, à Cochin, "qui n'est pas aujourd'hui une échelle très importante"1.

Ce n'est ni un explorateur, ni un voyageur qui débarque alors, mais un marchand. Il y a près d'un siècle que les Portugais ont atteint la côte de Malabar et le voyage, devenu banal, attire désormais un flux continu d'émigrants, quelque 2 500 à 3 000 par an, selon Sassetti2. Lorsque les Capponi ont décidé, à la suite de la guerre

entre l'Espagne et le Portugal, de fermer leur société à Lisbonne, Sassetti a accepté de devenir le facteur en Inde de la société qui veut reprendre la ferme du poivre d'Orient en 1581, à l'expiration de l'ancien bail. Dans un premier temps, c'est un noble portugais qui conclut un "partito" avec le roi pour l'armement annuel de cinq navires pour la carrière des Indes ; mais d'autres marchands proposent des conditions "a più vantaggio della corte". En février 1582, le contrat précédent est finalement reconduit : le principal

1 Filippo Sassetti, Lettere da vari paesi, 1570-1588. Introduzione, testo e note par V. Bramanti, Milan,

1970 (désormais Lettere), Cochin, déc. 1583, p. 378, 380 ; janv. 1584, p. 387, 390, 398. Toutes les lettres indiennes étant expédiées de Cochin, cette mention ne figurera plus, sauf ambiguité.

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actionnaire en est le milanais Giovan Battista Rovellasco, associé à des financiers portugais ; l'affaire se monte au total à 224 000 ducats, dont les 17/24 sont détenus par Rovellasco, qui paie tous les frais de voyage à Sassetti et à sa "compagnia", soit 600 ducats, et lui versera annuellement 1 000 ducats. Sassetti compte en plus gagner 1 300 à 1 500 ducats de commission sur d'autres opérations qu'il pourra effectuer sur place, en son nom ou au nom d'amis et de proches -dont le grand-duc de Toscane- qui lui ont confié quelque argent3. Sassetti est très lié à Rovellasco : le contrat initial a été signé

pour trois ans ; au début de 1586, il associe la continuation de son séjour en Inde au renouvellement du bail du milanais, bail qui, le 15 février 1586, est pris en charge par plusieurs financiers, dont les Welser —Rovellasco reste leur agent— et les Fugger4.

Marchand, Sassetti compte certes s'enrichir dans l'opération, ce qui lui permettrait, envisage-t-il, d'affermer un lopin à Maiano, entre Florence et Fiesole, et de finir ainsi tranquillement ses jours à la campagne en contant des histoires. Mais le but économique est inséparable du désir qu'il avoue, peu avant son départ, à son ami Francesco Valori : "J'ai toujours eu en tête d'aller un jour en Inde pour voir ces pays […] d'où viennent toutes les choses précieuses". Quelques semaines plus tard, il précise à Baccio Valori, alors même qu'il va s'embarquer, qu'il s'agit d'une "chose que je désire de longue date, depuis que j'étais enfant"5. S'agit-il de justifier qu'il n'agit point par caprice,

ou le départ du florentin réalise-t-il réellement un rêve ancien, longtemps celé, enfin révélé ? C'est en effet la première mention du projet dans les cent-vingt-six lettres qui nous sont parvenues ; l'Inde elle-même n'y est apparue que récemment, en octobre 1578 alors que, à peine arrivé à Lisbonne, Sassetti décrit minutieusement le commerce du port6. Mais, durant son enfance, son père l'a nourri de récits de voyage, ne cessant de

lire et de relire le fameux Delle navigazioni e viaggi de G. B. Ramusio dont il a extrait, en 1556, un discours sur le Nil et la Basse Ethiopie qu'il a dédié à ses deux fils Filippo et Francesco7. En fait, la combinaison des deux intentions aide à leur réalisation

réciproque, comme Sassetti le constatera quelques années plus tard : "Dans le commerce, on découvre facilement les coûtumes"8. L'activité négociante facilite

l'insertion sociale, et confère à celui qui la pratique une position privilégiée d'observateur-participant.

3 Lettere, Madrid, 30 oct. 1581, p. 286 ; Lisbonne, février 1582, p. 309 ; Vittorino Magalhães-Godinho,

L'économie de l'empire portugais aux XVe et XVIe siècles, Paris, SEVPEN, 1969, p. 690-691.

4 Lettere, Lisbonne, 29 nov. 1582, p. 326, Cochin, 6 févr. 1586, p. 311, 10 févr. 1586, p. 532 ; Fernand

Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, Paris, 1966, I, p. 506 ; V. Magalhães-Godinho, op. cit., p. 692.

5 Lettere, Madrid, 30 oct. 1581, p. 287 ["pigliare un loghicciuolo a fitto presso a Maiano e contare delle

novelline"], 286-287 ; Lisbonne, 13 déc. 1581, p. 295.

6 Lettere, Lisbonne, 10 oct. 1578, p. 218.

7 La lettre de dédicace est éditée dans : F. Sassetti, Lettere, éd. Ettore Marcucci, Florence, 1855, p. XL. 8 "Nel commercio si scuoprono i costumi facilmente" : Lettere, 10 févr. 1586, p. 534.

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Sassetti n'a jamais rédigé de récit de son voyage, de compte-rendu de son séjour ou de description systématique des côtes de l'Inde occidentale : il s'exprime et communique par lettre. Grâce à elle, il s'efforce de remplir ses engagements : avant son départ, il a promis au grand-duc de Toscane de le tenir informé "aussi bien du voyage que de la terre et de toute autre chose qui me semblera digne de venir à votre connaissance", à son maître de l'université de Pise, Francesco Buonamici, de chercher "à faire les observations les plus vraies qu'il me sera possible". C'est par elle qu'il décrit à ses parents et amis tout ce qu'il trouve d'étonnant, de différent. "Toutes leurs coutumes, par leur diversité et leur différence des nôtres pourront amuser", écrit-il même un jour9. D'où l'approche des lettres de Sassetti en termes de littérature

exotique10, ce qui se révèle vite profondément inexact : si Sassetti éprouve une envie

irrépressible de découvrir l'Inde -"uno struggimento di andare in India il maggiore del mondo"-, il s'agit du désir de "voir, de toucher et d'écrire", de comprendre et non de se divertir11.

Le projet est complexe, car Sassetti n'est ni un simple marchand entiché d'affaires et de gains, ni un pur intellectuel voué aux abstractions de cabinet12 : "métis",

il s'efforce d'exploiter toutes les possibilités d'une tradition florentine, celle du marchand-humaniste, brillamment illustrée par son arrière-grand-père Francesco, homme d'affaires de la banque Médicis13. Né en septembre 1540 d'une famille

patricienne, Filippo Sassetti est contraint, par la volonté de son père puis à la suite des erreurs commerciales de son frère, d'apprendre la "mercatura", puis de s'y adonner ;

9 Lettere, Lisbonne, 7 févr. 1583, p. 347, 6 mars 1583, p. 363 ; Cochin, 6 févr. 1586, p. 514.

10 Christian Bec, "Entre exotisme vécu et exotisme mythique : F. Sassetti et les intellectuels florentins de

la fin du Cinquecento", dans : id., Florence 1300-1600 : histoire et culture, Nancy, 1986, p. 155-171.

11 Lettere, Lisbonne, mars 1582, p. 309 ; "...andare […] là a vedere e toccare e scrivere", oct.-déc. 1579,

p. 240.

12 F. Sassetti a fait l'objet de plusieurs études biographiques : F. L. Polidori, "[Filippo Sassetti]",

Archivio storico italiano, IV, 2, 1853, p. XVIII-CIX ; M. Rossi, Un letterato e mercante fiorentino del secolo XVI. Filippo Sassetti, Città di Castello, 1899, 167 p. ; S. Ferrara, Un mercante del sec. XVI, storico defensore della Comedia di Dante e poeta Filippo Sasetti ; nuovo studio con appendice di scritti inediti, Ferrare, 1906, 262 p. ; G. B. Angioletti, "Filippo Sassetti e i viaggiatori fiorentini del Rinascimento", dans : Secoli vari, Libera cattedra di storia della civiltà fiorentina, Florence, 1958, p. 116-133 ; A. Piromalli, "Filippo Sassetti", dans : id., Dal Quattrocento al Novecento, Florence, 1965, p. 51-62. Je n'ai pu consulter le récent travail de Marica Milanesi, Filippo Sassetti, Florence, 1973, VIII-112 p.

13 C. Bec, Les marchands écrivains. Affaires et humanisme à Florence, 1375-1434, Paris, 1967, 492 p. ;

sur Francesco Sassetti, Aby Warburg, "Les dernières volontés de Francesco Sassetti", dans Essais florentins, Paris, 1990, p. 167-196 (1ère éd. dans : Kunstwissenschaftliche Beiträge, August Schmarsow gewidmet, Leipzig, 1907) ; Jean-François Bergier, "Humanisme et vie d'affaires. La bibliothèque du banquier F. Sassetti", dans : Mélanges en l'honneur de Fernand Braudel, Toulouse, I, 1973, p. 107-121 ; A. De La Mare, "The library of F. Sassetti", dans : Cultural aspects of the Italian Renaissance. Essays in honour of P.O. Kristeller, éd. Cecil H. Clough, Manchester, 1976, p. 160-201. Filippo possède encore quelques manuscrits de son arrière grand-père : Lettere, 26 janvier 1578, p. 208

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mais il se "jette à l'âge de 24 ans dans l'étude des humanités"14, essentiellement le latin

et le grec, avant de s'inscrire à l'université de Pise en 1568, où il suit pendant six ans, sans soutenir de thèse, l'enseignement du philosophe Francesco Buonamici et les leçons de botanique d'Andrea Cesalpino15. A son retour à Florence, il est devenu l'un des

intellectuels les plus brillants de sa génération, au sein d'un groupe particulièrement actif autour du grand helléniste Pietro Vettori, ou du philologue et érudit Vincenzo Borghini, avec lesquels il restera toujours en correspondance. Il entre en janvier 1574 à l'Académie florentine, organe d'une culture officielle de haut niveau16 puis, en 1575, à

l'Académie des Alterati. Il s'affirme et se distingue alors par l'étude des textes anciens -il s'attache notamment à la Poétique d'Aristote-, l'examen des textes désormais canoniques de la littérature toscane, Dante, Boccace, Pétrarque, ou l'engagement dans le débat contre le Tasse. Ces préoccupations l'accompagneront toute sa vie, et, depuis l'Inde, il ne cessera de discuter avec ses maîtres et amis.

Une série de ruptures, souvent à contre-courant, ont conduit cet intellectuel de haut niveau jusqu'à la côte de Malabar. Alors que les jeunes nobles florentins, à partir des années 1560, se laissent fasciner par la vie de cour ou le métier des armes, Filippo se décide à reprendre le commerce, à Ancône, où il s'y était initié et qui constitue alors un des plus importants "ponts entre l'Orient et l'Occident"17, puis, au début de 1578,

comme agent à Lisbonne d'une société à laquelle prennent part les Capponi, sans doute en compagnie des Salviati, des Rinuccini et des Vecchietti de Naples18. C'est le moment

-les années 1576-1578- où le grand-duc tente de prendre le contrôle du commerce du poivre et des épices19. A travers les grands centres de la péninsule, à Madrid, à Medina

del Campo, à Séville, Sassetti trafique principalement les produits de l'Inde, poivre, girofle, cochenille. Mais Lisbonne est bien pauvre en "uomini di belle lettere"20. Filippo

peut simplement y rêver des au-delà de l'horizon, se laisser fasciner par les odeurs des entrepôts de la "Casa da India", ou se répéter sans cesse ces noms géographiques, dont

14 "Notizie dell'origine e nobiltà della famiglia de'Sassetti raccolte da Francesco di Giambattista Sassetti,

MDC.", dans : F. Sassetti, Lettere, éd. E. Marcucci, op. cit., p. XL-XLI.

15 F. Garbari, "Nasce presso lo studio pisano, nel XVI secolo, la botanica moderna", dans : Livorno e

Pisa : due città e un territorio nella politica dei Medici, Pise, 1980, p. 527-533.

16 Florence, Bibliothèque Marucelli, ms., B III, 53, registre de l'Académie florentine.

17 Jean Delumeau, "Un ponte fra Oriente e Occidente : Ancona nel Cinquecento", Quaderni storici, V,

1970, p. 26-47 ; sur l'activité commerciale d'Ancône, Peter Earle, "The commercial development of Ancona, 1479-1551", Economic History Review, 1969, p. 28-44 ; Sergio Anselmi, "Venezia, Ragusa, Ancona tra Cinque e Seicento : un momento della storia mercantile del Medio Adriatico", Atti e Memorie della Deputazione di Storia per le Marche, s. VIII, VI, 1969, p. 1-75. Au milieu du XVIe siècle, Ancône abrite un important groupe de marchands florentins : BNCF, ms Magl. XXVI, 72, "Nomi dei signori mercanti fiorentini che abitavano in Ancona dall'anno 1548 in quà".

18 F. L. Polidori, op. cit., p. LV.

19 F. Braudel, La Méditerranée, op. cit., I, p. 505 ; Furio Diaz, Il Granducato di Toscana. I Medici, Turin,

UTET, 1976, p. 258.

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la magie ravive ses songes, l'Afrique, des îles du Cap Vert au cap de Bonne-Espérance et au Mozambique, en passant par Sao Tomé et Saint Georges de la Mine, le "Verzino" -le Brésil-, mais aussi le monde asiatique, Calicut, Goa, Malacca, la Chine, les Moluques et le Japon, noms à partir desquels il fait "mille petits châteaux" -"mille castelucci". Jusqu'à ce que, comme cet "homme de bien" portugais dont on lui a conté l'histoire, il ne sache plus résister à l'appel puissant des navires qui hissent les voiles pour l'Inde sous les "hourra" de la foule21.

Sur la côte de Malabar, la vie de Filippo diffère considérablement de celle qu'il connaissait dans la Florence des grands-ducs. Filippo partage son temps entre Cochin, au sud, au cœur des terres productrices du poivre, Goa, au nord, centre du dispositif portugais en Inde, et ses voyages pour aller par mer d'un point à l'autre. Arrivé à Cochin en décembre 1583, il gagne Goa en mars, par bateau, en visitant toutes les forteresses que les Portugais ont installées le long de la côte. Sur une petite "fusta", il lui faut 32 jours pour parcourir les cent lieues de mer qui séparent les deux ports. Il réside ensuite à Goa, capitale politique et militaire des établissements portugais, de mai jusqu'en septembre ; il y attend les navires portugais, qui arrivent entre la fin d'août et le début d'octobre. Il rejoint finalement Cochin en décembre, pour assister au chargement du poivre sur les naves qui doivent repartir dans la seconde quinzaine de décembre ou la première de janvier, puis pour la campagne d'achat, qui s'étale de février à mai. Au début des années 1580, la grande majorité du poivre provenait du seul marché de Cochin ; Sassetti s'efforce de diversifier l'approvisionnement, en allant visiter, tout au long de la côte, "les lieux où l'on rassemble la pimenta, discuter avec ces rois de jeu d'échec, les traiter toujours avec des égards", si bien que, en 1585, il réussit à expédier environ 6 000 cantares en provenance des localités entre Goa et Cochin, sur les 25 000 cantares qu'emportent, bon an mal an, les cinq naves du roi. Tous les ans, le même cycle se répète, au rythme des opérations commerciales entre l'Europe et l'Inde, elles-mêmes implacablement déterminées par les déplacements de la mousson22. A la sociabilité

académique florentine, avec ses séances, ses leçons, ses réunions informelles, succède une vie soumise aux contraintes de la nature, dominée par la succession régulière des trois saisons de l'Inde du Sud ; lorsque arrive la mousson et que débute l' "hiver", dans les premiers jours de mai, "il n'y a plus qu'à rester à la maison". Sans oublier les contraintes politiques : les Portugais n'ont pas droit de pénétrer à l'intérieur des terres, et doivent se contenter de l'espace littoral, souvent réduit à quelques places23.

A Lisbonne, Sassetti vivait au sein d'une colonie marchande italienne encore

21 Lettere, Séville, 5 févr. 1582, p. 304 ; Lisbonne, 10 oct. 1578, p. 218 ; 27 janv. 1585, p. 417.

22 Pour 1584 : Lettere, p. 399, 418, 429, 446 ; pour 1585 : p. 485 ; pour le commerce du poivre, p. 461,

464, 495 et V. Magalhães-Godinho, op. cit., p.646-647, 652-653.

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nombreuse. En Inde, il n'est certes pas le seul Italien dans ces années 1580, mais le cercle s'est terriblement restreint24. Il est parti avec deux compatriotes, venus eux aussi

pour commercer : Giovanni Buondelmonti rentre au bout d'un an, avec le retour de la flotte portugaise25 ; Orazio Neretti, au contraire, est toujours en Asie en 1598, lors du

passage du voyageur florentin Francesco Carletti26. Sur place, il rencontre d'autres

Italiens : certains sont établis de façon stable, comme le florentin Lorenzo Strozzi, à Goa27. D'autres sont de passage, porteurs de nouvelles, de Perse, ou d'Italie, comme

Giovan Battista Britti, gentilhomme du cardinal de Médicis envoyé en ambassade auprès du prêtre Jean qui arrive, à travers le Moyen-Orient, en mars 1585 et leur apprend l'élection de Sixte-Quint, ou Battista Vecchietti ; ce dernier avait annoncé à Filippo en janvier 1583 son départ pour Alexandrie et son désir d'aller jusqu'en Inde ; d'Alexandrie, il a accompagné des caravanes jusqu'à Soria, puis gagné la Perse à travers l'Arménie, avant d'arriver à Goa, par Bassora et Ormuz, le 20 octobre 1587 ; au bout de quelques semaines, il est lui aussi reparti pour l'Ethiopie. Quant à Piero Grifo, originaire de Pise, il séjourne à Cochin en décembre 1585, avant de se rendre au début de 1586 en Chine, d'où il écrit à Sassetti avec qui il entretient des relations d'affaires. Le milanais Filippo Magrera, mentionné en janvier 1586, reste pour l'instant difficilement identifiable. Filippo appartient ainsi à cette société éclatée des voyageurs, marchands ou financiers italiens, dont Braudel a rappelé l'importance dans l'invention et la saisie des océans et des outre-mer28.

Dans les lettres qui suivent le débarquement, Sassetti s'émerveille d'une

24 Giuseppe Canestrini, "Intorno alle relazioni commerciali de'Fiorentini co'Portoghesi avanti e dopo la

scoperta del Capo di Buona Speranza", Archivio storico italiano, Appendice, III, n°13, 1846, p. 107-109. Les Italiens, collaborateurs des Portugais dès leurs premiers voyages, sont présents en Inde tout au long du XVIe siècle : A. De Gubernatis, Memoria intorno ai viaggiatori italiani nelle Indie Orientali, dal secolo XIII a tutto il secolo XVI, Florence, Fodratti, 1867, 171 p., 2e éd., Livourne, 1875 ; Marco Spallanzani, "Fiorentini e portoghesi in Asia all'inizio del Cinquecento attraverso le fonti archivistiche fiorentine", dans : Aspetti della vita economica medievale, Pise, 1985, p. ; Virginia Rau, "Un florentin au service de l'expansion portugaise : Francesco Corbinelli", dans : Fatti e idee di storia economica nei secoli XII-XX, Bologne, 1977, p. ; Sanjay Subrahmanyam, " « Um bom homem de Tratar » : Piero Strozzi, a Florentine in Portuguese Asia, 1510-1522", Journal of European Economic History, XIX, 1987, p. 511-527.

25 Ugo Tucci, "Giovanni Buondelmonti", dans : Dizionario biografico degli Italiani, Rome, t. 15, 1972, p.

211-212.

26 F. Carletti, Viaggi da lui annotati, raccontati e nuovamente editi, éd. C. Gargiolli, Florence, 1878, p. 27 Lettere, déc. 1583, p. 379. Lorenzo y réside toujours au décès de Filippo, E. Marcucci, op. cit.,

p. XLII, note. C'est sans doute lui que S. Subrahmanyam, op. cit., p. 527, appelle Filippo.

28 Pour G. B. Britti : Roberto Almagià, "Giovan Battista Britti cosentino viaggiatore in Oriente",

Archivio storico per la Calabria e la Lucania, XXV, 1957, p. 75-101, et Lettere, 10 févr. 1586, p. 523 ; pour B. Vecchietti : R. Almagià, "Giovan Battista e Gerolamo Vecchietti viaggiatori in Oriente", Rendiconti dell'Accademia Nazionale dei Lincei, Classe di Scienze morali, storiche e filologiche, XI, 1956, p. 313-350, et Lettere, Lisbonne, 14 janv. 1583, p. 341, Cochin, 11 janv. 1588, p. 547, s.d., p. 558 ; pour P. Grifo : Lettere, déc. 1585, p. 458 ; 11 janv. 1588, p. 545 ; E. Marcucci, op. cit., p. XLII ; pour F. Magrera : Lettere, 23 janv. 1586, p. 506 ; F. Braudel, "L'Italia fuori d'Italia", in Storia d'Italia, Turin, Einaudi, t. 2 (2), p. 2138-2142.

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différence encore plus forte qu'il ne l'attendait. A Baccio Valori, il suggère que si quelqu'un était sûr de vivre longtemps, décidé à travailler dur et doué pour les lettres, il "écrirait des merveilles, particulièrement à propos des coutumes des gens et du gouvernement de leurs républiques et de leurs tyrannies" ; au cardinal Ferdinand de Médicis, il décrit l'omniprésence des nouveautés, qui interdit la connaissance par les ressemblances : parmi les plantes, parmi les animaux, domestiques comme l'éléphant, ou sauvages, comme tigres et crocodiles, mais aussi parmi les habitants, juifs, maures, brahmanes, nayar ou ces "chrétiens de secte antique convertis par l'apôtre saint Thomas qui y vint prêcher", entendez l'église syrienne29. De ces "merveilles", il envoie

régulièrement des exemplaires pour développer le cabinet de curiosité du cardinal ou les collections du grand-duc30. Toutefois, ce n'est pas l'Inde vue par Sassetti qui nous

intéresse ici : les trente-deux lettres "indiennes" qui nous sont parvenues égrainent au fil des ans, par bribes mais en temps réel, sans reconstruction réflexive ou rationalisation a posteriori, l'approche et la compréhension d'une altérité qui travaille insensiblement celui qui l'observe. Certes, l'information reste partielle, le corpus n'est pas complet ; les lettres, écrites chaque année depuis Cochin en quelques semaines, lors du départ des bateaux, condensent de longs mois d'expériences ; elles s'efforcent enfin de faire voir l'Inde à leurs destinataires en masquant ce que leur auteur vit réellement, sans qu'il ne puisse toutefois empêcher totalement l'insertion subreptice d'éclats d'une vie parfois hors des normes européennes.

Sassetti n'est pas un "découvreur" : il arrive en Inde avec un ensemble de connaissances et d'images qu'il a réunies lors de son séjour portugais, sans doute auprès des marins, mais aussi dans les livres31. De sa bibliothèque de travail à Lisbonne, il ne

subsiste que quelques traces, ou citations : à Madrid, en 1582, il a acheté une édition latine de la Géographie de Ptolémée, commentée par Michele Villanova ; il a lu en français "una storia d'uno Andrea Tevet", sans doute la Cosmographie d'André Thevet, "qui rechercha ces régions sur ordre de son roi"32. Il renvoie avec précision à la

deuxième décade de Joao de Barros, le livre officiel qui relate l'installation des Portugais en Inde et qu'il soumet à une critique d'ensemble33. Il a longuement étudié

29 Lettere, 20 janv. 1584, p. 387 ; janv. 1584, p. 398-401.

30 Par exemple, Lettere, 22 janv. 1584, p. 396 ; cf. L. Berti, Il principe dello Studiolo. Francesco I dei

Medici e la fine del Rinascimento fiorentino, Florence, 1967, et surtout Patricia Falguières, Origines du Musée dans l'Europe de la Renaissance, Paris, à paraître.

31 Sur l' "image" de l'Inde en Europe au XVIe siècle, Genevière Bouchon, "L'image de l'Inde dans

l'Europe de la Renaissance", in L'Inde et l'imaginaire, éd. par Catherine Weindberger-Thomas, Purusharta n°11, Paris, 1988, p. 69-90.

32 Lettere, Lisbonne, mars 1583, p. 367 ; Cochin, 27 janvier 1585, p. 424. Il existe deux éditions de la

Géographie de Ptolémée commentée par Michel Servet, publiées à Lyon, en 1535 et 1541.

33 Lettere, [Cochin], s. d., p. 552-553 ; il s'agit de l'Asia de Joam de Barros, dos fectos que os Portugueses

fizeran no descobrimento e conquista dos mares e terras do Oriente..., Lisbonne, G. Galharde, 1552-1553, 2 vol.; une première traduction italienne figure dans le premier volume des Viaggi de G. B.

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l'œuvre de Mercator, "gran cosmografo di questi tempi" qui s'efforce trop, à son avis, tout comme son collègue Ortelius, de "sauver" Ptolémée alors que les géographes portugais ont montré que l'Asie ne comporte pas deux "punte", celle du cap Cormorin et celle de Malacca, mais aussi une troisisème, appelée "Cambaia"34.

Les références aux anciens, qui ont poussé C. Bec à affirmer l'incapacité de Sassetti à sortir d'une culture limitée et sclérosée, restent en fait rares par rapport à la masse d'informations géographiques et ethnographiques que l'Antiquité a accumulées sur l'Inde35. Sassetti a pourtant emporté avec lui ses "livres grecs et latins" qu'il lèguera

aux Jésuites de Goa36. Si l'on élimine les simples renvois rhétoriques, sans lien avec

l'Inde, faits à Homère, Plaute, Virgile, Lucrèce ou Lucien, les seules citations importantes, outre quelque allusion à Hérodote et à Empédocle, sont celles qui proviennent de Pline l'Ancien : Sassetti a lu attentivement sa description de Taprobane et retenu l'existence des brahmanes et des tempêtes qui suivent le solstice d'été37. Au

total, ces références importent peu dans son appréhension de la réalité indienne : elles interviennent soit pour aider ses interlocuteurs restés en Europe, soit pour réduire une différence et légitimer une civilisation qui partage des références communes, tels Aristote et Galien connus en Inde à travers la médiation des traductions arabes. Certains indices prouveraient ainsi l'ancienneté de la civilisation indienne, comme l'écriture sur des feuilles de palmier, pratiquée à Delphes selon une lecture "sassettienne" de l'Eneide38. Mais il y a sans doute aussi une part de jeu lorsqu'il annonce à l’helléniste

Pietro Vettori la possibilité de retrouver "quelques-uns des vestiges d'Alexandre", ou quelque héritage bachique dans la ville de Diu, dans le Gujarat, sans doute "l'ancienne Dionisiopolis"39. Dans un seul domaine, celui de la religion, l'Antiquité autorise une

compréhension non analogique mais généalogique. Sassetti est en effet dérouté par la religion hindoue : face aux représentations animales dans les temples, il pense à un

Ramusio, Venise, 1554 ; une traduction complète et séparée des deux premières décades, réalisée par Alfonso Ulloa, paraît à Venise en 2 volumes en 1562.

34 Lettere, mars 1583, p. 366 ; 20 janv. 1586, p. 477-478. Cf., dans ce volume, la communication de

Pascale Girard.

35 Cf. J. André et J. Filliozat, L'Inde vue de Rome. Textes latins de l'Antiquité relatifs à l'Inde, Paris,

1986, 463 p., et J. Filliozat, "La valeur des connaissances gréco-romaines sur l'Inde", Journal des Savants, 1981, p. 97-135

36 E. Marcucci (éd.), op. cit., p. XLII. Leur utilisation est certaine : ainsi, il cite le nom ancien de la ville

de Bisnagar selon la traduction latine de Ptolémée ("Canagara", Lettere, p. 522), ouvrage qu'il avait acquis à Madrid avant de partir, et non selon la graphie grecque "Kannagara" : La Géographie de Ptolémée. L'Inde (VII, 1-4), Texte établi par L. Renou, Paris, 1925, p. 9.

37 Lettere, janvier 1586, p. 467 et 497 ; Pline l'Ancien, Histoire naturelle, Livre VI, 2e partie, texte établi

par J. André et J. Filliozat, Paris, 1980, p. 44-48 (le texte évoqué se trouve en VI, 83). Je n'ai pas retrouvé dans les éditions modernes la phrase de Pline sur les brahmanes (citée p. 419, 442) : le nom "bragmanae" se trouve en VI, 21.

38 Lettere, 27 janv. 1585, p. 421 ; 22 janv. 1584, p. 395.

39 Lettere, Lisbonne, 18 déc. 1581, p. 298-299. Notons toutefois qu'en janvier 1585 (ibid., p.414-415), il

reste persuadé qu'on pourrait retrouver "le reliquie sparse per tutto questo Oriente d'ogni costume antico".

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héritage égyptien ; regardant une statue à six bras dans un temple de Barsalore, il croit se souvenir que les Grecs avaient parfois représenté, à Rhodes notamment, Apollon avec plusieurs bras ; il réfère la pratique de la divination à celle des augures romains, pour finalement conclure que "leur superstition est un composé de la religion des Égyptiens […] et des asiatiques qui étaient voisins de l'Europe"40.

Au total, les modernes comptent plus que les anciens dans ce qu'il entrevoit de l'Inde. Avant son départ, il a un préjugé très négatif sur ses habitants, qui "sont noirs et de très mauvaises mœurs, sans foi, sans honneur ni pudeur", ne mangent aucun être animé mais simplement de l'herbe et du riz, accompagné d'eau. Mais cela ne l'empêche pas d'annoncer que ce qui l'attire, c'est de "voir les coutumes d'un peuple aussi différent de nous, la diversité du ciel, de l'air (quoique non sans péril), de l'eau et de la terre" ; il précise les questions qui le fascinent comme les changements de la déviation de la boussole selon la longitude, ou la possibilité d'observer certaines étoiles et constellations ; pour cela, il emporte avec lui un important appareillage scientifique, globes célestes, sphères, astrolabes, qu'il avait déjà longuement utilisés au printemps 158141. Son intention est ainsi d'observer tout ce qu'une vaste curiosité peut embrasser,

le climat, la faune et la flore, l'organisation sociale et politique, les coutumes, la religion, la langue, les diverses formes de connaissances, les maladies. Si ses premières lettres livrent un mélange d'observations et de discours hérités, notamment la première description de la société indienne telle qu'on la trouve à peu près, entre autres, dans le livre de J. de Barros42, il s'efforce ensuite d'avoir vécu, connu directement, avant de

décrire.

Ainsi procède-t-il, au fil des années, à un inventaire fragmenté et progressif qui décline ses propres fascinations43. Au début de sa seconde année, à la suite des longues

conversations qu'il a eues avec un médecin brahmane pendant la mousson de 1584, il précise son analyse de la hiérarchie sociale et de ses fondements, des sciences et de la religion44. L'année suivante, il décrit en détail le climat de la côte de Malabar, avec ses

40 Lettere, 27 janv. 1585, p. 423 ; 10 févr. 1585, p. 443.

41 Lettere, Lisbonne, 18 déc. 1581, p. 296, 298-299 ; 6 mars 1583, p. 363. Il lèguera tous "ses instruments

mathématiques en laiton et en cuivre, une planchette astronomique, un planisphère en laiton doré, un astrolabe de laiton, un astrolabe en bois avec roues, une sphère de laiton, un globe céleste avec les quarante-huit images [...], deux grands globes avec boites et appareils", aux Jésuites de Goa : E. Marcucci, op. cit., p. XLII. Sur l'usage de la "sfera d'Oronzio" et de la "girella" (astrolabe, ou sphère armillaire pour M. Rossi, op. cit., p. 36), cf. Lettere, Lisbonne, 15 juin 1581, p. 258-259.

42 J. de Barros, L'Asia, Venise, 1562, décade I, livre IX, p. 176-177.

43 Pour une approche de la constitution du savoir sur l’Inde décrit en termes géographique, M. Milanesi,

« Filippo Sassetti e la geografia del Cinquecento », Atti e Memorie dell’Accademia toscana di scienze e lettere La Colombaria, LIV, 1989, p. 324-342.

44 La description se retrouve dans trois lettres de janv.-févr. 1585, à Pietro Vettori, à Lorenzo Canigiani et

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trois saisons, la mousson, les vents45. Dès janvier-février 1585, il donne une première

description des langues en usage ; partant des débats italiens contemporains sur la coexistence d'une langue savante et d'une langue populaire, il constate l'universalité d'une telle "malattia" ; comme en Europe, la langue savante -langue morte "qu'ils appellent sanscruta, ce qui veut dire bien articulé"- diffère de la langue parlée, plaisante avec ses cinquante-trois consonnes qui la rendent difficile à prononcer pour les Européens. Un an plus tard, il constate la parenté entre le sanscrit et la langue indienne contemporaine, mais aussi la communauté de nombreux mots entre celles-ci et la langue italienne, ce qui fait considérer Sassetti comme un des pionniers du comparatisme linguistique46. En février 1585, Sassetti se plaignait des médecins indiens, "avarissimi"

de leurs vastes connaissances sur les plantes médicinales ; un an plus tard, il peut annoncer qu'il commence, grâce à l'un d'eux, à comprendre les principes de la médecine indienne et à s'initier à l'usage des simples. Les Médicis sont en effet très demandeurs, qui veulent développer leur jardin botanique de Pise. Alors que Filippo est sur le point de quitter Lisbonne, à la fin de 1582, le grand-duc Francesco lui fait remettre 500 écus, ainsi que 300 de la part du cardinal Ferdinand de Médicis, pour acquérir « qualche galanteria di cose rare », en particulier « ces sortes de graines, de fleurs ou de plantes que vous estimerez n’être pas communes » ; Filippo se doit de les exépédier par le premier bateau qui partira pour l’Europe47. Par la suite, les Médicis commanditeront de

veritables missions savantes, telle celle de Giuseppe Casabona en Crète en 1590-159148.

C'est aussi en février 1586 que Filippo donne une extraordinaire description du commerce maritime asiatique, du sud de la Chine (Macao) à l'Arabie ; la diversité des productions, les contraintes climatiques, les dominations politiques, les conflits entre Arabes et Portugais, aboutissent à constituer deux flux principaux qui, au terme d'un calendrier complexe, conduisent les épices de Malabar au Portugal, et celles de Sumatra

45 La description la plus complète se trouve dans une lettre à Gian Battista Strozzi, du 1er janv. 1586,

Lettere, p. 466-473.

46 Ses observations sont consignées dans trois lettres, à Pietro Vettori, 27 janvier 1585, Lettere, p.

420-421, à Ferdinand de Médicis, 10 févr. 1585, p. 442-443, à Bernardo Davanzati, 1er janv. 1586, p. 501-502. Cf. J. C. Castets, "Pioneers in european sanskrit scholarship", The Indian Review, XXXII, 1931, p. 345-351 ; J.-C. Muller, "Early stages of language compararison from Sassetti to Sir William Jones (1786)", Kratylos, XXXI, 1986, p. 15 ; G. Soravia, « Fiilippo Sassetti : note sul secolo delle scoperte linguistiche », Atti e Memorie dell’Accademia toscana di scienze e lettere La Colombaria, LIV, 1989, p. 360-379 (avec une bibliographie et un précieux lexique des termes « indiens » dans les lettres de Sassetti). Sur le débat italien sur les langues, cf., par exemple, M. Pozzi, "Lingua e società : un aspetto delle discussioni linguistiche del Cinquecento", dans Culture et société en Italie du Moyen-Age à la Renaissance. Hommage à André Rochon, Paris, 1985, p. 167-185.

47 Deux lettres du grand-duc Francesco, datées du 22 décembre 1582 et du 24 janvier 1583, ont été

retrouvées depuis la rédaction de cet article : P. Barocchi, G. Gaeta Bertelà, Collezionismo mediceo, Cosimo I, Francesco I e il cardinale Ferdinando, Ferrare, Franco Cosimo Panini, 1993, p. 235.

48 Lettere, 11 févr. 1585, p. 448 ; 22 janv. 1586, p. 488-489. Sur la mission de Casabona, Florence,

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et de Ceylan à Alexandrie49.

S'éloignant des lieux communs initiaux, ses observations se font plus précises. "Avec le temps [je comprends] quelque chose des affaires du pays en meilleure connaissance de cause", écrit-il au cardinal Ferdinand de Médicis50. Ses relations avec

les Indiens se renforcent, avec plusieurs médecins brahmanes, avec un astrologue, avec les agents des "rajas" -il voyage en 1584 avec le commissaire ("regidor") du roi de Cochin-, avec les souverains eux-mêmes : il a rendu visite au roi de Cochin dès son arrivée ; à l'automne 1585, il est chargé d'une mission de négociation auprès du Zamorin, le souverain de Calicut51. Sa compréhension des hiérarchies sociales, des

systèmes d'alliances, certes toujours en partie aveugle, s'affine. Les distinctions de "casta" -le terme portugais est ici massivement utilisé, remplacé, rarement, par celui de "razza"- individualisent dans un premier temps, à l'exclusion des maures et des juifs, les "bramani" ou "bragmeni", les nayars et les "chettyars" ("ciattini", ou commerçants). Un an plus tard, les catégories se sont multipliées et leur fonctions apparaissent : tout en bas, une "casta" d'infâmes, appelés "polias" -"parias"?-, signalés par le port d'une queue de paille, puis les pécheurs, les artisans, quelques rares travailleurs de terre, les nayars, enfin les brahmanes ; les nayars exercent le métier des armes, alors que les brahmanes, à la fois théologiens, prêtres, légistes -et en tant que tels des conseillers du prince- doivent s'abstenir de toute consommation de viande qui troublerait la spéculation à laquelle ils doivent se consacrer ; enfin, les individus de groupes supérieurs ne doivent point toucher ceux d'une caste inférieure, sous peine de devenir "polias"52. J. de Barros avait

déjà décrit les nayars comme un groupe ignorant le mariage, et souligné la transmission des biens de l'homme au fils de ses sœurs ; Sassetti entrevoit la complexité des relations entre brahmanes et nayars, sans arriver à comprendre tout ce qu'il observe, tel que le premier mariage sans lendemain d'une fille nayar avec un brahmane ou un homme d'un groupe social très supérieur53. Il entrevoit aussi la complexité des structures politiques

de l'Inde du Sud, qui ne reconnaît la souveraineté ni des Vijayanagar, ni des Moghols.

49 Lettere, 22 janv. 1586, p. 495-498 ; cf. B. S. Shastry, "Commercial policy of the Portuguese in coastal

Karnataka : Sixteenth century", dans : Essays on indian history and culture. Felicitation volume in honour of Professor B. Sheik Ali, New Delhi, 1990, p. 109-121.

50 Lettere, 10 févr. 1585, p. 444. En arrivant à Lisbonne, en 1578, il expliquait qu'il ne pouvait décrire

les coûtumes des pays traversés, car "passando non si può giudicare", ibid., p. 216. Sur l'essor du regard ethnographique au XVIe siècle, Joan-Pau Rubiès, "New worlds and Renaissance ethnology", History and Anthropology, VI, 1993, p. 157-197.

51 Lettere, 10 févr. 1586, p. 517-518.

52 Lettere, décembre 1583, p. 380-381 ; le terme de "naire" se trouve dans une lettre de janv. 1584, p.

401. Les descriptions plus affinées datent de 1585 : ibid., 27 janv., p. 419-420 (brahmanes), p. 437, 10 févr. 1585, p. 442.

53 Lettere, déc. 1583, p. 381 ; janv. 1584, p. 401. L'évocation d'un mariage entre le "regidor" du roi de

Cochin et une jeune nayar, Lettere, p. 437-438, est d'autant plus intéressante que cette forme d'alliance hypergamique n'a été complètement analysée que récemment : Louis Dumont , "Les mariages Nayar comme faits indiens", L'Homme, I (1), 1961, p. 11-36.

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Dans un premier temps (janvier 1584), il considère que les rois appartiennent à la caste des nayars ; deux ans plus tard, il sait désormais que le roi de Cochin appartient à celle des brahmanes -en fait des kshatriyas-, alors que celui de Calicut est d'une "caste inférieure" -en fait, un samantan, lignage intermédiaire entre kshatriya et nayar- et que sa succession se fait par ses sœurs54. S'il ne passe pas des observations atomisées à leur

exposition articulée, c'est qu'il a conscience des limites que la situation impose : le rapport colonial, et la "colonisation de l'imaginaire" qu'il porte avec lui, finit par détruire, ou par éloigner ce que Sassetti s'efforce de connaître. "Approfondir la connaissance des coutumes de ces gens pour pouvoir en écrire quelque chose, a été rendu difficile et presque impossible par la domination absolue des Portugais sur cette île de Goa" ; les élites indiennes ont quitté la ville, à cause de la "prétention à les convertir", de l'interdiction d' "enseigner leurs sciences, de faire leurs sacrifices et leurs dévotions", de la destruction de leurs temples55.

De la distance à l'empathie, tel est le parcours qu'expérimente Sassetti. Les brahmanes, "chiens" de la "secte pythagoricienne", "gente abietta" à l'égale des juifs, sont ensuite présentés comme plus austères que les capucins, ordre modèle de la piété tridentine56. L'impression initiale d'une certaine confusion dans leurs sciences fait place

à la découverte d'une extrême subtilité ("sottigliezza") dans tous les arts et savoirs, et à l'opinion que "les sciences sont sorties d'ici" : "Il faudrait être venu ici à l'âge de dix-huit ans pour s'en retourner avec une certaine connaissance de ces très belles choses."57 Il

distingue certes entre les disciplines : il apprécie surtout leurs acquis mathématiques et astronomiques, constate la similitude des connaissances et des pratiques astrologiques, due selon lui à la médiation arabe58. Leur médecine est sa véritable découverte : il

expérimente sur lui divers médicaments, acquiert un petit jardin à Goa pour cultiver une centaine de plantes médicinales des plus importantes et, grâce à un médecin, traduit de nombreuses notices d'un Dictionnaire de médecine ayurvédique qui décrit plus de trois mille plantes, soit beaucoup plus que les traités européens dont il dispose, ceux de Christoval Acosta, Amatus Lusitanus, Garcia da Orta -dont les Coloquios dos simples e

54 Lettere, janv. 1584, p. 401, 10 févr. 1586, p. 521 ; Gilles Tarabout, "Au « royaume » des brahmanes,

les guerriers sont rois. Souveraineté, pouvoir et statut au Kérala", dans : De la royauté à l'État. Anthropologie et histoire du politique dans le monde indien, éd. Jacques Pouchepadass et H. Stern, Paris, 1991, p. 101-103. Sur les samantan, G. Tarabout, op. cit., p. 79-80 et R. Inden, "Hierarchies of kings in early medieval India", dans : Way of life. King, Householder, Renouncer. Essays in honour of Louis Dumont, Delhi-Paris, 1982, p. 112.

55 Lettere, 22 janv. 1586, p. 492. Pour le Nouveau Monde, Serge Gruzinski, La colonisation de

l'imaginaire. Sociétés indigènes et occidentalisation dans le Mexique espagnol, XVIe-XVIIIe siècle, Paris, 1988, 375 p.

56 Lettere,Lisbonne, 18 déc. 1581, p. 296 ; janv. 1584, p. 400 ; 27 jan. 1585, p. 420. 57 Lettere, 27 jan. 1585, p. 421 ; 20 janv. 1586, p. 479 ; 22 janv. 1586, p. 502. 58 Lettere, 27 jan. 1585, p. 421 ; 10 févr. 1585, p. 444.

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drogas sont édités à Goa en 1563-, ou Pierandrea Mattioli59.

"L'habitude, qui éteint la merveille, m'en enlève maintenant la matière, si bien que les petits chapelets de verre, les grelots, les petites boites peintes et les miroirs m'émeuvent comme auparavant les habits étranges, les couleurs des gens, les éléphants, les palmiers et les autres choses que je n'avais jamais vues." Sassetti dépasse désormais la confrontation des savoirs pour expérimenter, à travers l'inversion de ses façons de voir, une "acculturation de l'imaginaire". De marchand il s'est fait colon : il pressent le déplaisir de sa sœur face à son installation à Goa, où il vient d'acheter une propriété de 400 ducats, avec ses bœufs et son âne, ses domestiques, son jardin où il a semé oignons, choux, laitues "et autres bonnes choses"60 Son appartenance européenne s'estompe : il

va, annonce-t-il à sa sœur, habillé d'un "manteau di ras et tout le reste de soie (…), une chaîne autour du cou et (…) une médaille dans le chapeau de paille, entouré d'un voile rouge ou vert". C'est bien là le portrait esquissé le même jour à son ami Lorenzo Canigiani -un homme vêtu de taffetas, avec des chausses, un chapeau de paille et l'ombrelle-, cette fois clairement identifié : un "indiatico", c'est-à-dire un Européen né en Inde61. Ou, dans ce cas, un Européen conquis par l'Inde jusqu'à se "métisser",

pratique banale mais qu'il n'avouera jamais dans ses lettres : quelques mois avant sa mort, il aura d'une indienne un fils qu'il appellera "Ventura"62.

"Aventure" non d'un instant, mais d'une vie, qui l'a entraîné loin de sa ville et des siens. Les premiers temps, il n'a guère pensé au retour malgré les sollicitations des parents, des amis, jusqu'à celle du cardinal Ferdinand. Face aux terribles maladies tropicales, il lui suffirait pourtant de penser qu' "à Florence on ne meurt pas" pour rentrer au trot. En février 1586 -le contrat de Rovellasco s'achève-, il éprouve un "ardentissime désir" de mourir à la maison. A 46 ans, son corps a besoin de repos ; mais il faudrait que son esprit cesse de "chercher des choses nouvelles", qu'il renonce à sa "résolution" de Lisbonne, celle de "voir le monde"63. Sur la côte de Malabar, la

fascination pour le mal-connu ne cesse de l'habiter. La Chine est "richissime de tous les biens de ce monde et ses peuples d'un raffinement extrême en tous les arts" qui dépasse l'imagination, note t-il en janvier 1586 ; si les jonques venues de Malacca et de Chine jusqu'à Goa le charment, les lettres de Piero Grifo lui révèlent l'ampleur des mensonges

59 Lettere, 22 janv. 1586, p. 488, 499-501 ; 10 févr. 1586, p. 525 ; 17 janv. 1588, p. 550. Les traités

européens sont cités aux p. 526, ? ? ?. Sur l'usage conjoint des médecines européenne et indienne à Goa au XVIIe siècle, M. N. Pearson, The Portuguese in India, Cambridge, The new Cambridge history of India, I, 1, 1987, p. 100.

60 Lettere, 22 janv. 1586, p. 492 ; 23 déc. 1585, p. 455.

61 Lettere, 27 janvier 1585, p. 433, 437 ; sur l' "indiatico", M. N. Pearson, op. cit., p. 95 ; de nombreux

européens n'adoptent toutefois point les habits à l'indienne : A. J. Qaisar, The indian response to european technology and culture (A. D. 1498-1707), Delhi, 1982, p. 125.

62 Cf. le testament de Sassetti, édité par E. Marcucci, op. cit., p. XLII.

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que masquent ces images merveilleuses64. "Partir d'ici sans voir Malacca, les Moluques,

la Chine, me semblerait comme ne goûter que du pain ordinaire lors d'un repas somptueux", pense-t-il en février 1586 ; il dévoile alors au cardinal Ferdinand de Médicis son projet d'un tour du monde de sept à huit ans, des Indes Orientales aux Indes Occidentales par Malacca, les Moluques, la Chine, Manille puis la Nouvelle Espagne. Le plaisir recommencé de voir le reste du monde l'emporte alors sur toute aspiration au repos 65.

En janvier 1588, les bateaux portugais ont emporté les dernières lettres de Filippo. En septembre 1588, Sassetti meurt à Goa. Il y est enterré dans l'église de la compagnie de la Miséricorde. Par-delà son héritage, dont il dispose dans un testament rédigé en portugais, il laisse cette étonnante correspondance qui, prise entre le désir de parler, et l’impossibilité de dire ce qui ne peut l'être, laisse filtrer l'envie de se laisser prendre par une terre dont il n'a cessé de rêver. Ainsi s'est assemblée, avec bien des incertitudes, la trajectoire d'un de ces "passeurs d'Orient" qui, portés par l'affirmation d'une domination sur le monde, succombèrent au pays qu'ils étaient venus observer et qui les retint à jamais.

64 Lettere, 20 janv. 1586, p. 479 ; 10 févr. 1586, p. 526, 528 ; 11 janv. 1588, p. 545-546. 65 Lettere, 10 févr. 1586, p. 533-534.

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