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Les enfants du chômage

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Academic year: 2021

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HAL Id: halshs-00122512

https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00122512

Submitted on 2 Jan 2007

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To cite this version:

Jean-François Gossiaux. Les enfants du chômage. Dialogue. Recherches cliniques et sociologiques sur le couple et la famille, 1992, 116, pp.64-72. �halshs-00122512�

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h t t p : / / h a l s h s . a r c h i v e s - o u v e r t e s . f r / I I A C

Les enfants du chômage

Jean-François GOSSIAUX

*

Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris

LAIOS-IIAC

**

gossiaux@msh-paris.fr

R é f é r e n c e

Fichier auteur

http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00122512

oai:halshs.archives-ouvertes.fr:halshs-00122512_v1

1992 « Les enfants du chômage », Dialogue. Recherches cliniques et

sociologiques sur le couple et la famille 116 : 64-72.

Résumé

La crise économique a entraîné dans certaines régions une déstructuration totale du système social. L'article s'attache à l'une d'entre elles, vouée depuis des générations à l'industrie métallurgique, et où ceux pour qui le tour est venu d'entrer dans la vie active se retrouvent désormais devant le vide. Les jeunes, cependant, tendent généralement à écarter toute idée de mobilité. L'opposition, en fait, émane du groupe familial, dont l'équilibre déjà menacé par le chômage et le déclassement professionnel du père serait détruit par la défection du fils. Celui-ci est sacrifié à la fiction de la reproduction soCelui-ciale.

M o t s - c l e f s

Chômage; jeunesse; groupe familial; reproduction sociale

* Appartenance en 1992 : Laboratoire d'anthropologie sociale

** IIAC

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Le mot "sacrifice" ne ressortit pas au vocabulaire politique, sauf parfois pendant les guerres, où la réalité rejoint la métaphore du sang versé. En temps de paix (ou de guerre économique, les deux termes semblent synonymes), on parlera simplement de rigueur, d'effort, voire de vertu, dans une acception qui doit plus à l'OCDE1 qu'à

Robespierre. Pourtant, quand des gouvernants décident de réduire à leur plus simple expression des secteurs de l'activité nationale devenus "non compétitifs", vouant au néant social des catégories de la population qui les ont hissés au pouvoir, l'acte politique atteint au sacrifice, au plein sens du terme: un parti sacrifie certains de ceux qu'il est censé représenter, et qui constituent sa substance, aux dieux de l'Economie, dont il espère en retour une reconnaissance, un brevet de compétence.

Les noms de l'exclusion

Des régions exangues à force d'avoir vu leur industrie "dégraissée" on ne dira évidemment pas qu'elles sont sacrifiées. On les baptisera pôles de conversion, on les dotera de programmes du même nom, et on éprouvera sur elles l'inefficacité de diverses mesures de "réinsertion". Certaines de ces régions sont célèbres, comme la Lorraine avec ses sidérurgistes ou le Nord avec ses mineurs; elles font tache sur la carte de France, à la mesure de leur grandeur passée. D'autres, de dimensions plus modestes, ont périclité sans que leur révolte ait marqué les esprits au delà de leurs frontières. Mais partout ce sont de véritables systèmes sociaux, conçus pour se reproduire de génération en génération, qui en quelques années se sont effondrés sur eux-mêmes. Le cas des Ardennes, d'où sont tirées les quelques observations présentées ici, peut à cet égard servir de paradigme. La tradition ouvrière de la Vallée de la Meuse - la partie septentrionale du département - remonte aux origines de l'industrialisation, dès la première moitié du dix-neuvième siècle. La vie se concentre le long du fleuve, en un chapelet de localités vouées à la métallurgie, plus précisément à la fonderie de seconde fusion. Jusqu'au début des années 1970, la vallée a connu, sinon la prospérité, du moins l'assurance d'une activité occupant une place essentielle dans l'économie nationale. L'identité ouvrière, dans laquelle se rejoignaient une fierté professionnelle fondée sur une subtile hiérarchie de fonctions et une conscience de classe appuyée sur l'expérience de mouvements revendicatifs souvent puissants, se confondait avec une identité régionale très affirmée, dont elle semblait avoir la

1Organisation de coopération et de développement économique. Organisme dont la fonction

essentielle est d'accorder aux pays et aux gouvernements des certificats de bonne conduite économique.

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pérennité naturelle. L'usine ouvrait ses portes sitôt passées celles de l'école, le fils trouvant fréquemment une place dans l'entreprise même où travaillait le père.

Cependant, la crise qui a débuté dans les années soixante-dix et s'est accélérée au tournant des années quatre-vingt a frappé de plein fouet une industrie brusquement marquée d'archaïsme. Les fermetures d'usines se sont multipliées, les entreprises les plus résistantes vivant elles-mêmes constamment sous la menace d'un arrêt de leur activité. Le chômage pur et simple ne constitue pas la seule forme de désagrégation professionnelle. Le chômage partiel, s'il maintient le statut, l'essentiel des ressources et le déroulement des journées, corrompt toute chose dans la précarité. La p r é -retraite - issue offerte à ceux des salariés dont l'usine relevait d'un grand groupe sidérurgique - garantit la tranquillité matérielle, mais constitue une véritable exclusion de la vie active, à un âge qui n'a jamais été celui du repos. Enfin, avec la crise se multiplient les constats médicaux d'invalidité et les classements officiels dans les diverses catégories de handicap. La reconnaissance de l'infériorité est le prix de la sécurité.

Quand le système ne se reproduit plus

Toute une population a donc vu la fin de son existence professionnelle - et de sa vie en général gâchée, "sacrifiée". Mais c'est aux enfants de ces chômeurs, de ces p r é -retraités et autres invalides du travail que semble pouvoir véritablement s'appliquer l'expression "génération sacrifiée". Lorsqu'il y a rupture d'un système social, la ligne de faille passe précisément par le point de contact entre les générations, entre l'enfance et l'âge d'homme. Quand le système ne se reproduit plus, ne peut plus se reproduire, ceux pour qui le tour est venu d'"entrer dans la vie active" se retrouvent en quelque sorte devant le vide.

L'usine constituait le seul avenir envisageable dans la vallée. (L'avenir ne s'envisageait d'ailleurs que dans la vallée.) Et, dès lors que la condition ouvrière se transmettait de père en fils, la compétence professionnelle étant acquise sur le tas, par imitation, l'utilité de l'"instruction" se limitait aux apprentissages minimaux de la communication sociale. Le reste était superfétatoire, et la réussite en classe sans objet. Il est donc dans la logique du système et de son mode de reproduction que l'institution éducative ait traditionnellement été l'objet de tactiques d'évitement plutôt que de stratégies de conquête. Les statistiques actuelles de l'échec scolaire portent la trace de cette situation, stigmatisant la Vallée de la Meuse au sein d'une académie - celle de Reims - qui se distingue elle-même négativement au niveau national. Au seuil de l'âge adulte, les jeunes sont ainsi dans l'impossibilité de trouver un travail sur place, alors

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que, pour une grande partie d'entre eux, l'absence de tout bagage éducatif interdit la moindre perspective d'évasion "par le haut". Ils relèvent de cette vaste catégorie des "jeunes sans emploi et sans formation" pour laquelle les pouvoirs publics ont inventé divers dispositifs plus ou moins institutionnalisés et plus ou moins provisoires, dits d'insertion sociale et professionnelle, de formation en alternance, etc2. La région n'a

pas l'exclusivité d'une telle marginalisation de la jeunesse. Partout en France le chômage frappe particulièrement la tranche d'âge de 16 à 25 ans, et partout l'échec scolaire est au principe de l'exclusion. Le phénomène est ainsi, à tort ou à raison, au centre de toutes les analyses sociologisantes de la "crise des banlieues". Cependant, la non-insertion des jeunes - pour utiliser la terminologie des circulaires officielles - a ici une ampleur particulière, "structurelle"; en même temps elle est diffuse, discrète, pourrait-on dire, par opposition à la spectaculaire concentration de l'exclusion suburbaine.

Les enfants de la vallée se trouvent pris au piège, englués dans l'inactivité. Aucune conversion de l'économie locale n'étant prévisible à moyen terme, il n'est de salut qu'à l'extérieur: la recherche d'un emploi, l'entrée dans un cursus de formation professionnelle impliquent de sortir du territoire familier. Les spécialistes de l'"insertion", travailleurs sociaux, éducateurs, formateurs, s'attachèrent, dès la mise en place des dispositifs ad hoc (services d'accueil, stages, etc.) à développer cette mobilisation spatiale et psychologique, condition nécessaire de ladite insertion3. Or i l

apparut rapidement que la tâche était, sinon impossible, du moins extrêmement difficile; plus difficile notamment que dans d'autres parties du département. Le constat était général: les jeunes de la vallée manquaient de mobilité, voire refusaient purement et simplement l'idée même de mobilité.

On peut, de cet état de fait, avancer une explication d'ordre culturel, suggérée par le discours des intéressés eux-mêmes. Les habitants de la vallée, et les jeunes en cela ne font pas exception, manifestent en effet un profond attachement à leur région, à leur

2Le premier dispositif est né de la circulaire du 26 mars 1982. D'abord destiné aux jeunes de

16 à 18 ans, il a été ensuite étendu aux 18-21 ans, puis aux 21-25 ans. Il reposait sur l'articulation de structures d'accueil permanentes et d'un système de stages mis sur pied par des "organismes formateurs" agréés et contrôlés par les pouvoirs publics. D'autres dispositifs lui ont succédé, construits sensiblement sur le même modèle. A côté de ces formules plaçant le stagiaire sous la responsabilité du formateur, certains types de "stages" font dépendre directement le jeune de l'employeur, la formation "théorique" étant généralement réduite alors à sa plus simple expression. Les plus célèbres ont été les SIVP (stages d'initiation à la vie professionnelle), dans le secteur privé, et les TUC (travaux d'utilité collective), dans les secteurs public et associatif.

3Cette condition nécessaire n'est évidemment pas suffisante dans un environnement

économique déprimé, et, faute d'une évolution globale de la situation de l'emploi, l'"insertion sociale et professionnelle des jeunes" relevait dès le départ de la "mission impossible".

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cadre de vie. Métallurgie et forêt sont de mémoire d'homme indissociablement liées. L'industrie et la condition ouvrière ont façonné une société qui vit au rythme de l'usine et dont la culture est définie par l'omniprésence de l'élément forestier. L'ébranlement provoqué par la crise économique rend d'autant plus essentiels les repères de l'environnement, la pérennité du paysage, l'usage de la nature. La rhétorique de la qualité de la vie est spontanément utilisée pour exprimer l'impossibilité de concevoir l'avenir dans un autre cadre.

La prégnance du milieu, cette sorte de relation fusionnelle au lieu sont-elles cependant rédhibitoires? Et, en tout état de cause, les déterminations culturelles ne recouvrent-elles pas des mécanismes de décision plus complexes et plus intimes? L'observation systématique d'un certain nombre d'"actions d'insertion" (accueil dans des services spécifiques, journées d'"orientation", stages de formation...) nous ont fait découvrir un jeu subtil à trois partenaires: l'institution (le "dispositif 16-18 ans"), le jeune en mal d'insertion, la famille; l'enjeu étant précisément la mobilisation de l'intéressé4.

La demande familiale

Le premier contact entre l'institution et le jeune procède en principe d'une démarche autonome de celui-ci: il va "s'inscrire", comme il peut s'inscrire auprès d'autres organismes spécialisés dans le traitement de la vacuité sociale, tels que l'agence locale pour l'emploi (l'ANPE). Mais très rapidement, si ce n'est d'emblée, les parents se manifestent, quelquefois à l'invitation des travailleurs sociaux ou des formateurs, souvent spontanément, et la famille apparaît en tant que partie prenante. La demande est explicite et exprimée avec netteté, parfois même avec une certaine agressivité, les représentants du dispositif 16-18 ans incarnant en l'occurrence tout ce qui est désigné par "ils": la société globale, les pouvoirs publics, le gouvernement. Le groupe familial veut être déchargé de l'adolescent, à la fois sur un plan existentiel - il doit avoir une occupation, ne plus faire peser sur le foyer le poids de son désoeuvrement - et sur un plan économique. Les préoccupations financières sont facilement évoquées. Il n'y a pas à cet égard la retenue, le tabou qui, en d'autres milieux, imposent de ne pas parler d'argent, de ne pas compter (ou de feindre de ne pas compter) quand il s'agit de ses enfants. Le premier souci exprimé concerne bien sûr l'apport de ressources nouvelles. Les difficultés matérielles dans lesquelles vivent de nombreux foyers suffisent en elles-mêmes à expliquer une telle revendication. Celle-ci, cependant, possède également une signification symbolique intrinsèquement ambiguë. Le jeune se voit en effet signifier qu'il vit de façon parasitaire au sein du groupe domestique, à un âge où

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normalement on doit subvenir à ses besoins, et qu'il lui faut donc s'en éloigner. En même temps, la famille entend avoir le contrôle absolu de ses éventuels revenus - ce qui implique le maintien de sa dépendance et de son appartenance au groupe. Le début des stages de formation constitue ainsi de manière régulière l'occasion d'"accrochages" entre les formateurs et les parents, ces derniers ne comprenant et n'admettant pas la demande faite à leur enfant d'ouvrir un compte bancaire pour le versement de sa rémunération mensuelle.

Un autre souci constamment exprimé est, symétriquement, celui d'une limitation maximale des dépenses."Combien ça va coûter?": l'interrogation revient comme un leitmotiv dans les bureaux d'accueil et d'orientation. La raison matérielle est là aussi évidente. Mais, de la même manière, les questions financières ont valeur de message: le temps des investissements (obligatoires) sur l'avenir est passé, quels que soient les résultats, ou l'absence de résultats, de la scolarité. Au jour le jour, les problèmes d'argent sont utilisés par la famille pour faire connaître à l'institution son opinion sur l'action menée, les méthodes utilisées, et manifester qu'elle garde la maîtrise de la situation. Ainsi, dans le courant d'un stage, la réaction de mauvaise humeur suscitée par une demande de "participation aux frais", à l'occasion par exemple d'une sortie collective, exprimera le peu de cas qui est fait de ces activités pédagogiques, renvoyées dans la sphère du non-professionnel, du superflu et du loisir.

Les relations entre les deux parties, entre les parents d'une part, les formateurs et les travailleurs sociaux d'autre part, ne sont cependant pas constamment conflictuelles. Au contraire, un consensus ne peut que s'affirmer sur le projet général, l'objectif officiel: faire sortir le jeune de son marasme social. Mais l'aspect positif et parfois volontariste des attitudes n'exclut pas une ambivalence fondamentale des comportements. Nombre de ceux-ci tendent, consciemment ou non, à exercer une sorte de rétention, à gêner l'adolescent dans son mouvement vers l'autonomie, à entraver plus ou moins directement, plus ou moins manifestement le travail effectué en ce sens par l'institution. Les animateurs des stages ressentent fortement cette opposition sourde. "Les jeunes ici sont trop familiers", nous affirmera l'un d'eux, voulant exprimer par ce néologisme de sens l'incrustation des jeunes dans leur famille et l'importance des liens domestiques. Et un autre, a contrario, nous expliquera le bon déroulement d'un stage par le fait que la plupart des stagiaires y appartenaient à des "familles déstructurées".

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Le territoire domestique

D'une manière générale, tout ce qui apparaît comme une tentative pour arracher le jeune à l'attraction domestique, pour l'éloigner du foyer, fût-ce temporairement, rencontre une résistance plus ou moins déclarée. Nous venons de voir comment, dans le langage de l'argent, s'exprimait la méfiance suscitée par les sorties pédagogiques. Ces dernières peuvent par ailleurs être à l'origine d'incidents assez vifs, lorsqu'elles entraînent un retour tardif à la maison. La véhémence des protestations parentales est manifestement hors de proportion avec la réalité des problèmes concrets posés par de tels retards. En fait, la famille défend son territoire contre l'institution, en réagissant de la sorte à ce qui lui apparaît comme une incursion dans sa sphère, dans son temps réservé. Moins explicite, mais plus profonde est l'opposition aux "actions de formation" qui impliquent un déplacement important ou une installation de plus ou moins longue durée loin du bercail. La résistance, en l'occurrence, confine parfois au sabotage et elle est mise en oeuvre avec l'assentiment, sinon la participation active, des intéressés. Elle peut prendre la forme de l'acte manqué, lorsque, par exemple, une "panne de réveil" générale se produit régulièrement les matins où le fils doit se présenter pour une place d'apprenti. Elle peut s'exprimer par une fin de non-recevoir à peine motivée. Mais souvent également elle se donne les apparences de la bonne volonté et de la coopération avec l'institution. Ainsi, des voisins artisans ou commerçants seront sollicités pour la "période en entreprise" qui doit obligatoirement être effectuée dans le cadre de certains stages. L'urgente nécessité de détourner le cours des événements suscite même parfois un réel dynamisme dans la recherche de la diversion. Un cas typique à cet égard est celui de cet adolescent se déclarant passionné par la moto et la mécanique du cycle et pour lequel les orienteurs avaient déniché, de manière inespérée, une place dans un stage de formation totalement adéquat quant à son contenu et quant à ses débouchés: le projet fut accueilli favorablement, mais au moment de l'engagement définitif tout fut annulé; un poste de TUC5 avait été trouvé à la mairie

du village.

Si les travailleurs sociaux et autres acteurs institutionnels perçoivent la famille comme une entité et ressentent la résistance opposée à leur action comme celle d'un système clos et solidaire, ils n'en ont pas moins affaire à des personnages aux rôles exactement spécifiés et non interchangeables. La présence maternelle est écrasante: présence physique lors des réunions, entrevues et contacts divers, discours hégémonique en ces multiples circonstances, référence tutélaire dans toutes les actions où est engagé le jeune. Lors de la première rencontre avec l'institution, les filles

5Travail d'utilité collective. Cf. note 2

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viennent presque toujours accompagnées de leur mère. Les garçons, quant à eux, se présentent en compagnie du père ou de la mère, en proportion sensiblement égale; mais si dans le premier cas leur parole peut émerger, dans le second elle est tout aussi éteinte que celle des filles. Cette configuration initiale perdure tout le temps de la relation, et au terme même de la "formation", au terme du stage, la mère continue à parler au nom de la fille, ou du fils. Lorsque les deux parents sont simultanément présents, par exemple à l'occasion de réunions collectives d'information, la mère parle, le père se tait ou renchérit. Les seules fois où le discours de celui-ci se fait entendre de façon autonome sont pour marquer son accord avec les représentants de l'institution. Car le partage des rôles est parfaitement clair: à la mère, la revendication, l'affirmation de la cohérence familiale, la critique, éventuellement l'opposition, le refus; au père, l'adhésion, la figuration positive.

La dévalorisation du fils

Les occurrences exceptionnelles où la parole paternelle s'élève seule contre l'institution n'en sont que plus frappantes et plus significatives. Il nous fut donné d'assister à un tel évènement à l'issue d'un "stage d'insertion". Un des stagiaires venait d'obtenir un contrat d'apprentissage, ce qui dans le cas présent constituait la conclusion idéale. L'entreprise d'accueil se trouvait dans la localité même , mais, conformément au statut de l'apprenti, des périodes de cours "théoriques" devaient être effectuées dans un lycée situé quant à lui hors de la région. La perspective d'une telle scolarisation suscita chez le père une incompréhension proche de la consternation.

"R. n'aura jamais son CAP... Il prend la place d'un autre." La mère réagit, modérément, contre l'affirmation de son époux. Celui-ci poursuit néanmoins en se lançant dans une longue diatribe contre les lycées et les collèges, nids de drogue tout juste bons à faire des hippies. "Ceux qui ont fait des études ne veulent rien faire." Il peut d'ailleurs citer le cas de jeunes qui ne trouvent rien à faire malgré un diplôme. Et, de toute façon, des difficultés en mathématiques n'empêche pas d'avoir des connaissances - c'est son cas. Pour illustrer son propos, il entreprend le récit interminable de son entrée à l'AFPA (l'Association pour la Formation professionnelle des Adultes, dont il confond d'ailleurs les différentes fonctions), s'en prenant particulièrement aux tests psychotechniques - "un mot, on a tout de suite mal au ventre". Il termine son intervention en s'étendant longuement sur les limites intellectuelles de son fils. La mère reprend la parole pour souligner le courage de celui-ci: il n'a jamais refusé de travailler, même le samedi.

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Une telle "démolition" du fils par le père n'est pas exceptionnelle. Si quelques parents "rêvent leurs enfants", selon l'expression d'un formateur, la plupart, mères comme pères, donnent une image extrêmement médiocre, voire négative, de l'adolescent qu'ils présentent à l'institution. Dans la scène décrite ci-dessus, toutefois, il est à noter que le discours dépréciatif perdure au terme d'un stage destiné à "réinsérer" le jeune, à le remettre sur les rails; un stage qui en l'occurrence a été couronné de succés. L'élément le plus frappant réside dans la tonalité des propos, dont l'agressivité semble la réponse à une agression. Cette "sortie" publique ne fait cependant qu'exprimer, de façon concentrée et paroxystique, ce qui apparaît par ailleurs de manière discrète dans l'ensemble des attitudes paternelles.

Les fils sont, plus que les filles, dévalorisés de la sorte. Mais s'agit-il véritablement d'une dévalorisation, d'un jugement globalement négatif? Est-il si gênant d'être limité intellectuellement, quand les aptitudes intellectuelles ne servent à rien, quand la réussite scolaire induit le refus du travail? Car il est à noter que la négation de l'intelligence a régulièrement comme contrepoint l'affirmation du courage, soit dans le même discours, soit, comme ici, dans les propos complémentaires de l'autre parent. (Le terme "bête" en arrive même à avoir une connotation positive:"être une bête" signifie "travailler comme une bête".) Contre toute vraisemblance, l'utilité d'un quelconque bagage scolaire sur le marché du travail est niée. En fait, le fils a - doit avoir - les mêmes qualités que le père, les mêmes capacités sociales, celles qui font l'ouvrier. La puissance de travail, la bonne volonté légitiment la revendication d'une place quelque part. ("Il ne rechigne pas à se lever le matin": argument définitif et de dernier recours.) Le statut de travailleur découle - doit découler - de la volonté de travailler. Et seule la mise en doute de celle-ci peut véritablement disqualifier l'individu parmi les siens.

Comme si rien n'avait changé

Le fils doit avoir les qualités qui faisaient l'ouvrier. Car les références sociales ici se conjuguent au passé. (Et, comme toujours en ce cas, les caractères normatifs se durcissent jusqu'à se caricaturer, d'où l'hyper-valorisation du courage et la négation de toute dimension intellectuelle.) Quand, à propos des jeunes, on feint de confondre volonté de travail et droit à un emploi, on parle aussi du père, et de l'injustice qui l u i est faite. Si le fils veut "s'en sortir" par d'autres qualités, par d'autres moyens que le père, c'est qu'il nie celui-ci, et son passé. Vouloir sortir du système - quand bien même ce système ne fonctionne plus, ne se reproduit plus - c'est nier la société ell e-même, ses valeurs et tout ce qui faisait la valeur des individus.

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Cela est d'autant moins supportable qu'en perdant l'assurance du travail le père voit remis en question son statut domestique autant que son statut social. La séparation des univers féminin et masculin selon l'opposition dedans/dehors est un trait commun à la plupart des sociétés. Ici, cependant, le contenu et l'intensité de cette opposition sont (étaient) spécifiques. Jusqu'à la crise des années soixante-dix, le temps absorbé par le travail salarié a représenté, quotidiennement et sur l'année, une part trés importante du temps vécu, le haut niveau de l'activité industrielle multipliant les heures supplémentaires. Ajoutés à cela les moments consacrés au jardinage (souvent sur des parcelles éloignées du domicile), à l'affouage en forêt, à la pêche ou à la chasse, et bien sûr au café, la quasi-totalité de la vie masculine se déroulait en des lieux étrangers à la sphère domestique. L'image paternelle était associée à une certaine qualité d'absence. La réalité paternelle engendrée par le chômage est celle d'une présence de mauvaise qualité. Par ailleurs, les ruptures professionnelles ont dépossédé le père de ce qui constituait son rôle essentiel dans la transmission familiale. Participant peu à l'éducation des enfants pour cause d'absence (et d'indifférence à la réussite scolaire), n'ayant pas de patrimoine substantiel à léguer, l'ouvrier pouvait toutefois aider son fils à pousser les portes du monde adulte en le présentant à l'usine, en lui permettant de trouver une "place". La conjoncture économique rend évidemment impossible cet acte simple, en quelque sorte naturel, et cependant fondamental.

Le déclassement paternel est donc total, au point de ne pouvoir être reconnu sous peine de mettre les représentations communes sens dessus dessous et de découvrir la ruine de l'univers familial. Il importe de faire comme si rien au fond n'avait changé, comme s i la situation vécue actuellement n'était qu'une anomalie provisoire. Le fils - celui par qui le scandale arrive, l'élément révélateur de la faillite - sera sacrifié à cette fiction. Et c'est à la mère, garante de l'équilibre domestique et porte-parole du groupe, qu'il reviendra de signifier au monde extérieur, en l'occurrence à l'institution en charge de l'"insertion" et de la "formation" des jeunes, qu'il reste dans la dépendance de la famille et qu'il est vain de lui imaginer un avenir étranger.

* S'il est vrai que les situations limites peuvent être révélatrices de réalités générales, le phénomène que nous venons de décrire montre à quel point les comportements sociaux sont régis par la logique de la reproduction, et comment la reproduction de la société s'articule avec celle du groupe familial. Dans le cas de cette vallée ouvrière, la rupture du système global, l'incapacité de celui-ci à se pérenniser n'empêchent pas que le système familial tende à se reproduire à l'identique, pour reproduire une société qui n'existe plus. Les destins singuliers sont soumis à cette logique sans fin, à laquelle

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il n'est possible d'échapper que de manière marginale. La mobilité sociale nécessite la stabilité sociale: le groupe ne soutient l'émancipation et la promotion personnelles que dans la mesure où perdure la société dans laquelle il s'inscrit. Faute d'une telle assurance, l'individu au seuil de la vie adulte n'a le choix qu'entre un exil hasardeux et la soumission débilitante à des normes résiduelles.

Jean-François GOSSIAUX Laboratoire d'anthropologie sociale

B i b l i o g r a p h i e

Colinet, R., Métallurgie ardennaise, Langres, Ed. Dominique Guéniot, 1989.

Gossiaux, J.-F., Avoir seize ans dans les Ardennes, Paris, Editions du Comité des Travaux historiques et scientifiques, sous presse.

Insertion sociale et professionnelle des jeunes. Contributions à la recherche. Rencontres internationales organisées par l'ADEP et le Centre INFFO, Paris, Agence Nationale pour le Développement de l'Education Permanente, 1983.

Pinçon, M., Désarrois ouvriers: familles de métallurgistes dans les mutations industrielles et sociales, Paris, l'Harmattan, 1987.

Références

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