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Le discours sur la fin de la littérature en France de 1987 à 1994 /

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en France de 1987 à 1994

par

Miriam F AHMY

Mémoire de maîtrise soumis à l'Université McGill

en vue de l'obtention du diplôme de Maîtrise ès Lettres

Département de langue et littérature françaises Université McGiH

Montréal, Québec

Août 2003

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1+1

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Ottawa ON K1A ON4 Canada

395, rue Wellington Ottawa ON K1A ON4 Canada

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Les essais crépusculaires figurent au premier plan des genres littéraires en vogue pendant les années 1980 et 1990 en France. Parmi ceux-ci, les essais qui constatent la fin de la littérature ressuscitent un passé qu'ils idéalisent et condamnent un présent honteux afin de justifier le retour à des valeurs perdues.

Nous avons examiné la rhétorique de l'argumentation des quatre essais de notre corpus qui forment ensemble le discours sur la mort de la littérature. Nous avons étudié comment les auteurs érigent un construit argumentatif susceptible de convaincre le lecteur que la littérature périclite. En analysant les procédés rhétoriques ainsi qu'en repérant le discours implicite qui se profile dans les textes, nous avons identifié ce qui fonde et relie entre eux ces discours afin de dégager l'idéologie qu'ils promeuvent et de discerner les contours de l'idéal littéraire qu'ils tracent. À la lumière de ces observations, nous avons esquissé les grandes lignes d'une typologie générique susceptible de recouvrir l'ensemble de la production française d'écrits crépusculaires.

Abstract

The «essai crépusculaire» was one of the most popular literary genres during the 1980's and 1990's in France. Among those, the essays waming ofthe impending end of French literature offer a view of the world which idealises the past while condemning a shameful present in order to justify the return of 10st values.

Our project consists of an analysis ofthe argumentative rhetoric contained in the four essays of our corpus, which together form the Discourse on the death of French literature. We studied how the authors set up an argumentative construct likely to convince the reader that French literature has fallen into decay. By analysing the rhetorical processes as weIl as locating the tacit discourse, we sought to single out the ideology which they promote and to make out the contours of the literary ideal which they delineate. In light ofthese observations, we ended with the broad outline of a typology of the genre, liable to exemplify an «essais crépusculaires».

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la direction a été fort éclairante.

Je tiens à remercier mes parents pour le soutien indéfectible qu'ils m'ont donné tout au long de ce parcours, pour leurs conseils et leurs encouragements bienveillants.

Je remercie mon frère et ma soeur ainsi que mes amis qui ont partagé avec moi joies et peines et n'ont cessé de m'encourager.

Je remercie également Isabelle, complice dans cette aventure, auprès de qui j'ai souvent trouvé une oreille attentive, quelques réponses et beaucoup d'humour.

Merci enfin à mon père pour toute son aide, sa patience et sa fine lecture sans lesquels ce mémoire n'aurait pas vu le jour.

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Introduction

Chapitre 1 :Situation d'énonciation et incipit

1 Situation d'énonciation

II Le présupposé ou la pointe visible de l'iceberg

Chapitre 2 : Stratégies textuelles

1 Le monde à l'envers :

figures de contraste, renversement et raisonnement par dilemme II Figures de l'assertivité : répétition et hyperbole

III La référence: citation et paraphrase IV Dialogisme

V Argumentation mécaniste VI L' exemplum

Chapitre 3 : Le modèle littéraire

1 Les axiologèmes

II Le modèle littéraire

Chapitre 4 : Typologie

1 Le mouvement de la pensée crépusculaire ou le principe de composition du genre II Le temps dans la pensée crépusculaire III) Qui trop embrasse mal étreint :

auto-destruction de la rhétorique crépusculaire IV) Typologie

Conclusion

Bibliographie

1. Corpus d'analyse

2. Compléments au corpus d'analyse 2.1 L'identité française

2.2 La littérature et la culture françaises 3. Corpus critique

3.1 Sur les œuvres du corpus

3.2 Sur les thèmes abordés: culture,littérature, identité

3.3 L'essai crépusculaire: forme et histoire de la rhétorique de la fin 4. Corpus méthodologique

Annexe

p. 1 p.13 p.13 p.23 p.31 p.32 p.42 p.49 p.58 p.62 p.65 p.69 p.69 p. 75 p.85 p.85 p.92 p.97 p.103 p.l13 p. 120 p.120 p. 120 p. 120 p. 120 p. 124 p. 124 p. 125 p. 126 p. 127 p. 128

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quelques gouttes de sang dans les artères de nos époques phtisiques.

Lautréamont, Poésies (1870)

Dans le marché des idées contemporaines, le discours apocalyptique a le vent en poupe. Il inquiète et fascine tout à la fois. Des essayistes sans nombre viennent s'y frotter la plume pour dresser le constat d'un présent désespéré. La nostalgie se portant, comme toujours, fort bien, ces sombres essais remportent un grand succès.

Parmi ces publicistes, docteurs de la culture qui se penchent sur les phénomènes qUI préoccupent nos sociétés, les analysent et en tirent des principes directeurs qui doivent éclairer notre chemin, certains ont un penchant manifeste pour les conclusions funestes. En effet, depuis une vingtaine d'années, les écrivains et les penseurs qui s'attachent à étudier nos sociétés contemporaines affirment de manière quasi unanime l'effondrement des idéologies, de la démocratie, de la culture et même de l'Histoire. Tous s'entendent pour dire que quelque chose se désagrège et que le monde tel que nous le connaissions se délite.

Forme particulière de l'essai de publicistique, le crépusculaire n'analyse pas froidement l'époque afin d'identifier les repères qui la définissent, il s'indigne de la décomposition du monde, qu'il ne prétend qu' observerl. On ne craint pas l'obscurantisme, on le déplore : il est

1 Dans son article «C'est l'éruption de la fin» (dans Les entre-lieux de la culture, Laurier Turgeon (dir.), Paris, L'Harmattan, 1998, p. 29 à 56), Marc Angenot s'est penché sur un certain nombre de ces

«essais crépusculaires», publiés en France dans les années 80.

n

y propose de circonscrire le champ

de ce qu'il appelle la «publicistique», cette forme d'écrit essayistique «[ ... ] à caractère plus subjectif, conjectural et partisan que [les] écrits savants [ ... ]». (p. 29). Il Y constate que les «publicistes de la fin» ne décrivent pas tant l'actualité qu'un «diagnostic global de la conjoncture». Notre étude prend pour point de départ les idées présentées dans cet article sur les essais français des années 1980, en adoptant toutefois d'emblée la tangente littéraire.

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déjà à nos portes. Les essayistes2 de la fin ne peuvent retenir une «[ ... ] tendance irrépressible à lire la conjoncture à la lumière d'un "jamais plus"[ ... ]» et à faire dans le «[ ... ] pathos du déclin irréversible, de la fin des valeurs fondamentales [ ... ]»3. Que la sagesse engage à la prudence, suggère de ménager les emportements et rappelle que chaque époque se trompe sur elle-même, les docteurs de la culture n'en ont cure. Ils ne peuvent s'empêcher de déplorer que notre monde disparaît.

La France figure au premier rang des producteurs de ces discours défaitistes4• Pendant les

années 1980 et 1990, une avalanche d'essais portant sur «La fin de ... », bénéficiant de l'approche de la fin du millénaire, déferle en librairieS. Crise sociale, crise économique, crise de la culture, crise de la place de la France dans le monde, c'est, en dernière analyse, une crise de l'identité française. Échos d'un malaise général face aux transformations de la société française, ces discours décrivent la perte de ce qui, selon le modèle jacobin hérité de la Révolution, définissait, légitimait et donnait un sens à l'identité française.

À «l'ère des bilans» (Pascal Bruckner), les discours sur la crise n'ont pas manqué cl' embrasser de leurs lamentations le thème littéraire. La crise littéraire, dont nous voulons étudier la

2 Afin d'éviter les redites, nous emploierons indifféremment les termes «auteuD>, «publiciste»,

«essayiste», «polémiste» qui désignent pour nous la même chose: les auteurs des textes à l'étude. 3 Marc Angenot, op. cit., p. 29

4 Marc Angenot souligne dans «C'est l'éruption de la fin» qu'il y a «[ ... ] une histoire de la vision

crépusculaire dans l"'idéologie française" en longue durée». (p. 32). Quelques exemples: La Fin d'un

monde (1888) d'Edouard Drumont; Mesure de la France (1924) de Drieu la Rochelle; Bagatelles pour

un massacre (1937) de Céline.

5 Quelques-uns des plus notables: Anan Bloom, L'âme désarmée, essai sur le déclin de la culture

générale, Paul Alexandre (trad.), Montréal, Guérin, 1987, 332 p.; il attaque l'enseignement universitaire, qui ne dispense plus une culture générale mais sur-spécialise. Michel Henry, La

Barbarie, Paris, Grasset, 1987,247 p. Bernard-Henry Lévy, Éloge des intellectuels, Paris, Librairie générale française, 1988,93 p.; il déplore que le pouvoir intellectuel n'appartient plus aux intellectuels mais aux journalistes et politiciens. Claude Dubar, La crise des identités. L'interprétation d'une

mutation, Paris, Presses Universitaires de France, 2000, 240p.; la sécularisation de la société française a amené une crise des croyances religieuses, qui amène à son tour une crise de la société dans son ensemble, d'où le retour en force de certaines tendances à dé laïciser.

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complainte, est un cas typique du sentiment crépusculaire général. Dans un pays où la littérature fait partie intégrante de l'identité nationale, le constat de la mort de la littérature française occupe une place prépondérante dans les récentes publications annuelles du monde de l'édition française. La persistance d'une littérature qu'ils trouvent médiocre pousse certains essayistes à remettre en question non seulement la vitalité mais la vie même de cet art, cette institution, ce produit - selon l'angle d'analyse qu'ils privilégient.

Il apparaît cependant que la littérature a depuis longtemps son contingent de détracteurs. La mort de la littérature est un thème récurent et même cyclique et chaque quelque temps des experts se récrient d'indignation face à son déclin6• Mais ceux-là décrétaient la disgrâce de la

littérature française parce qu'elle peignait selon eux des valeurs perverses, indécentes7• C'est depuis la parution de La Littérature à 1> estomac de Julien Gracq8, au milieu du siècle dernier, que le discours sur la fin de la littérature-en-tant-qu'institution, en tant que reflet de la société qui l'engendre, en tant que parangon de la grandeur de la France a émergé. Dans une charge passionnée pour dénoncer l'agonie d'une institution qui se désagrège, les thèmes du vedettariat, des médias, des critiques, du public, de la consommation, tous chers à nos publicistes actuels, sont invoqués dans le pamphlet de 1950 - à la différence que Gracq aura été seul à tenir ce discours. Aujourd'hui, les discours crépusculaires sur la littérature jaillissent comme d'une source inépuisable.

Pour sa culture, et pour sa littérature qui en était la pierre d'angle, la France a obtenu un prestige unique, incomparable, jusqu'au milieu du:XX siècle.

La France a toujours eu un sentiment très prononcé de sa singularité; eUe n'était pas seulement la Fille aînée de l'Église, elle a aussi longtemps été la principale puissance de l'Europe. Ce

6 Nous n'avons malheureusement pas la place ici pour en faire l'historique.

7 Voir à ce sujet Jacques Lethève, «Le thème de la décadence dans les lettres françaises a la fin du

XIXè siècle», Revue d'Histoire Littéraire de la France, vol. 63, 1963, p. 46 à 61. 8 Julien Gracq, La Littérature à l'estomac, Paris, Corti, 1950, 73 p.

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caractère distinct, unique et rare s'illustre aussi par le rôle que la France, cette <<nation littéraire9», a assigné à sa littérature: il suffit de rappeler la fonction de maître à penser de l'Europe qu'a tenu Voltaire au XVIIlè siècle et ceBe de prophète de Hugo au XIXè. Or, selon les essayistes, ce rôle s'est effondré, et avec ce pan, essentiel, de l'identité séculaire de la France, l'image qu'elle avait d'eUe même.

Depuis Louis XI et Richelieu, la France a tendu à toujours plus d'homogénéité sur le plan politique et territorial et les Jacobins sont, à ce titre, les dignes héritiers de Louis XIV. Le

Roi-Soleil régnait sur une société éprise d'ordre et d'harmonie et des générations d'écoliers français ont appris sur les bancs de l'école que ce qui faisait alors la grandeur de la France, c'était justement ce clacissisme ordonné, solennel, harmonieux.

C'est donc parce que la littérature en France a longtemps été la face la plus visible de son identité et le véhicule de son rayonnement à travers le monde, que son dépérissement constitue rien de moins qu'une crise identitaire nationale - et la dénonciation plaintive de ce dépérissement, un requiem désolant. Toutefois, l'analyse de ces essais apocalyptiques peut contribuer à élucider la question du statut du littéraire en France ainsi qu'à découvrir comment fonctionne la rhétorique crépusculaire. Notre travail s'attache donc à sonder le discours de certaines gens de lettres qui, ayant le sentiment que la littérature dépérit, cherchent à comprendre comment et pourquoi nous en sommes arrivés là.

***

Les quatre essais qui constituent notre corpus d'analyse - sélectionnés panni tous les essais publiés en France dans les années 80 et le début des années 90 que nous avons recensés -offrent un panorama intéressant des différentes facettes de la «question» littéraire. Nous

9 C'est le titre que porte une étude de PrisciHa Parkhurst Ferguson (La France nation littéraire, Rossano Rosi (trad.), Bruxelles, Labor, coU. «Média », 1991, 209 p.) Dans cet essai préfacé par Jacques Dubois, Ferguson cherche à comprendre ce qui fait de la France un cas unique sur la plan du statut du littéraire. Elle procède surtout par comparaison avec d'autres pays, notamment les États-Unis. Cette étude est intéressante du point de vue méthodologique parce que F erguson y développe des outils systématiques pour mesurer le «statut» du littéraire.

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n'avons pas retenu tous les essais récents qui abordent le sujet de la littérature; nous avons choisi d'étudier seulement ceux qui en argumentent la finlO•

C'est ainsi que le choix des quatre œuvres principales a fixé les limites de notre coupe diachronique, dictées par les dates de publication des textes. Ce cadre temporel, 1987 à 1994, quoique arbitraire, couvre amplement la période la plus féconde de la production d'essais de publicistique.

Les textes que nous étudions sont parus très récemment. En conséquence, il n'existe pas de travaux d'analyse ou d'études sérieuses sur le discours sur la fin de la littérature des vingt dernières annéesll. Nous avons toutefois repéré quelques critiques (très brèves) des ouvrages de notre corpus d'analyse. Nous les avons classées dans la section «Corpus critique. Les articles de revue et parties de volumes» de notre bibliographie.

Les essais à l'étude s'inscrivent, à l'intérieur de ce moment historique que nous avons circonscrit, dans un bassin plus large de publications sur le sujet de la crise française. Les auteurs que nous avons lus se positionnent d'ailleurs fréquemment par rapport aux autres prises de parole dans ce contexte de dialogue. Notre revue de la littérature a comporté le recensement et la lecture de tous ces textes, que nous avons réunis dans notre bibliographie sous la rubrique «Complément au corpus d'analyse», grâce auxquels notre analyse s'éclaire et que nous proposons en lieu et place d'un état présent. Parmi ceux-là, les articles de journaux et de revues

10 Même à l'intérieur de cette «catégorie» .. deux essais - Pierre Jourde, La Littérature sans estomac,

Paris, L'Esprit des péninsules, coll. «L'alambic», 2002, 333 p. et Jean-Marie Domenach, Le Crépuscule de la culture française? Paris, Plon, 1995, 209 p. - n'ont pas été retenus: le premier, paru trop

récemment pour que nous puissions en tenir compte et le second survole le débat en s'en tenant à l'anecdote.

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littéraires semblent être un terrain choisi d'échange et de débat, ainsi qu'un lieu privilégié d'émergence du discours crépusculaire12•

À l'origine de ces essais, un même constat: la mort de la littérature. Mais la suite amorce une multitude d'arguments forts différents. En effet, dire la «fin» de la littérature peut signifier bien des choses. On déplore tour à tour la disparition du statut d'écrivain, celle de la hiérarchie des goûts, cene de l'institution; on accuse le système marchand, le système d'éducation, le système médiatique, autant de contextes qui dénaturent les lettres. On regrette le passé qui, lui, donnait à la littérature le respect qu'elle mérite. Et s'ils nous signalent tous une impasse, les publicistes ont peu de solutions de rechange à proposer.

Parmi les quatre œuvres de notre corpus d'analyse figure en premier lieu La Défaite de la pensée d'Alain Finkielkraut13• Paru en 1987, cet essai retentit dans les milieux de l'intelligentsia française et fait l'unanimité: on a mis le doigt sur quelque chose. L'auteur dénonce le nivellement des valeurs à la base de nos sociétés pluriculturelles qui ont délaissé le rêve d'universalisme de la pensée, légué par les Lumières. Il déroule le fil de l'Histoire à la recherche de ces erreurs qui auraient amené l 'humanité sur la Mauvaise Voie; nous sommes aujourd'hui toujours les victimes de ce dévoiement. Et il trouve: le mouvement de réclamation de son identité par l'Allemagne a sonné le glas d'une certaine idée de la culture.

Si l'essai ne postule pas d'emblée la mort de la littérature mais plus généralement cene de la culture, il est d'une portée trop significative pour que nous n'en fassions pas l'analyse. Et par ailleurs, Finkielkraut fait une place dans son analyse à la littérature dont il argumente qu'elle est le lieu où s'exprime le mieux l'universalité et la possibilité de communiquer au-delà des particularismesl4• En raison du statut particulier qu'accorde Finkielkraut à la littérature dans

12 Nous avons dépouillé, entre autres, les quotidiens Le Monde et Libération ainsi que L'Express, Le

Figaro Littéraire, la NRF, Le Débat, Esprit et Les Temps modernes.

13 Alain Finkielkraut, La Défaite de la pensée, Paris, Gallimard, 1987, 165 p.

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l'ensemble qu'il nomme culture, le constat de déperdition de la culture implique un jugement aussi négatif sur l'état de la littérature.

Prenant d'emblée la perspective économique, Alain Nadaud quant à lui démontre que la littérature ne peut subsister dans un système marchand qui n'a comme logique que la rentabilité maximum. Devenue un produit de consommation courante mais ne répondant pas aux critères de rentabilité, et parce qu'elle est le produit d'une expérience singulière, la littérature est vouée soit à dépérir, soit à disparaître. Malaise dans la littératurel5 brosse le tableau désolant d'un système où la littérature n'a tout simplement plus sa place.

Dans un véritable cri du cœur essayistique, Danièle Sallenave se désole qu'on ne fasse plus de place à la lecture, «ce procès d'humanisation de l'homme», seul moyen qui soit à notre disposition pour nous affranchir des malheurs de la vie ordinaire. Le mouvement de relativisme culturel a privé tant d'hommes d'une vie avec la pensée, et à cette «douleur de la vie dépossédée», Le Don des morts répond: «Il n'y faudrait qu'un IivreI6».

La composante la plus visible et la plus marquante de l'institution littéraire française est sans doute le grand écrivain. À la fois figure mythique investie de tous les honneurs et porteuse d'espoirs et emblème national, le grand écrivain est un thème incontournable de la réflexion sur l'état des lettres françaises. Henri Raczymow déplore la fin effective de cette figure qui ne trouve plus d'incarnation chez les écrivains d'aujourd'hui. La Mort du grand écrivainI7 est l'étape finale de l'agonie de la littérature en France.

***

15 Alain Nadaud, Malaise dans la littérature, Seyssel, Champ Vallon, 1993, 105 p.

16 Danièle Sallenave, Le Don des morts .- sur la littérature, Paris, Gallimard, 1991, p. 23.

17 Henri Raczymow, La mort du grand écrivain .- essai sur lafin de la littérature, Paris, Stock, 1994, 196p.

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Le Discours sur la «fin de la littérature française» n'aboutit pas à ce constat, il le prend pour un fait acquis. C'est le point de départ d'essais dont la trame contient en filigrane les croyances entourant le mythe littéraire français. Nous croyons qu'en étudiant ces quatre essais nous pourrons comprendre dans quelles valeurs se fonde le champ littéraire, que nous différencions, à l'instar de Ferguson, des institutions qui sont quant à elles «[ ... ] des médiums qui instillent la littérature dans la société - maisons d'édition, revues, écoles, etc.18». La problématique au centre de notre travail est donc la suivante: le discours de 1987 à 1994 sur la fin de la littérature traite-t-il de la fin d'un certain modèle de la littérature? Et si oui, lequel? Peut-on par ailleurs également conclure qu'il y a une façon particulière d'argumenter la fin de la littérature et plus généralement la fin? Nous proposons d'examiner ce qui, dans leur façon d'argumenter, fonde et relie ces discours sur la fin de la littérature entre eux afin de comprendre ce qui caractérise ce type d'essai 19.

Les discours crépusculaires constatent d'abord la fin pour ensuite l'argumenter. Nous commencerons donc par examiner comment les auteurs forment un construit pour convaincre le lecteur. D'abord nous enquêterons sur les présupposés qui établissent les paramètres essentiels d'entrée de jeu, ainsi que sur la situation du discours. Ensuite, nous examinerons l'organisation narrative et argumentative dont procèdent les textes, les stratégies employées par les auteurs pour identifier les maux associés à l'écroulement de la littérature et en convaincre le lecteur. Nous identifierons, dans un troisième chapitre, l'idéologie qui sous-tend le discours sur la fin de la littérature : nous étudierons comment s'articule dans le discours le lien entre

18 Priscilla Parkhurst Ferguson, op. cil., p. 22. Nous avons préféré la définition de «champ» que donne

Parkhurst, qu'eUe construit par contraste à la définition bourdieusienne qui, quoique fonctionnelle, insiste par trop sur l'autonomie relative des institutions culturelles. Le champ est «[ ... ] un complexe d'idéaux et de pratiques, de comportements et de certitudes, de codes et de discours caractérisant l'activité littéraire en France». (p. 25)

19 Nous ne chercherons toutefois d'aucune façon à vérifier la validité du discours sur lequel porte notre

étude ni de nous pencher sur la littérature qui fait l'objet de ce discours. Par ailleurs, étant donné que la date de fin de notre coupe diachronique est très proche, nous avons affaire à un discours qui continue de se faire et par rapport auquel nous avons peu de recul. Cette limite inhérente à notre analyse signifie que nous ne pourrons pas tenir compte des données externes (production, édition, marché, public visé, mode de lecture, etc.) dont l'analyse nécessite souvent un travail de dépouillement d'archives.

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littérature et identité; quel sont les rôles et statuts accordés implicitement à la littérature; l'image que ces publicistes se font du passé littéraire et sa dimension mythique; le caractère sacré du littéraire; l'importance de l'engagement; la nécessité absolue de continuité; etc. Toutes ces valeurs composent ensemble l'idéal littéraire que nous reconstituerons à partir des données discursives. Enfin, en aval de notre parcours, nous explorerons les conditions d'énonciation du discours crépusculaire afin de discerner le système qui les gouverne. Nous identifierons le

principe de composition et la typologie du discours crépusculaire, les mécanismes à l'œuvre, les règles ou normes (dissimulées dans le texte) inhérentes au discours crépusculaire, que nous considérons comme un genre à part entière.

***

Étant donné que c'est la dimension argumentative des discours qui nous préoccupe, notre méthode de lecture des textes est celle de l'analyse de la rhétorique de l'argumentation (AAD) élaborée par Ruth Amossy dans L'argumentation dans le discours : discours politique, littérature d'idées, fiction20 à partir d'une variété de théories recensées et organisées. En tant qu'outil critique, «[ ... ] l'analyse argumentative s'appuie sur l'idée que la mise à plat d'un fonctionnement discursif est aussi une mise à jour, sinon un dévoilement, de la façon dont il tente d'agir sur [1 ' interlocuteur]. 21» Quoique nous ayons baptisé notre objet d'étude du nom de

«Discours», nous avons choisi l' AAD plutôt que l'analyse du discours car ene se prête mieux à l'étude de corpus restreints. De plus, contrairement à l'analyse du discours, l'AAD tient compte des découpages génériques, que nous aborderons dans notre travail. L'analyse du discours partage cependant avec l'AAD plusieurs de ses prémisses. Si l'analyse du discours postule par exemple que le sens échappe souvent complètement au sujet locuteur, l'analyse de l'argumentation, qui lui impute une intentionnalité, admet toutefois que cette intentionnalité est «[ ... ] tril?utaire d'un ensemble doxique qui conditionne le locuteur et dont il est le plus

20 Ruth Amossy, L'argumentation dans le discours: discours politique, littérature d'idées, fiction, Paris, Nathan, 2000, 246 p.

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souvent loin d'avoir une claire conscience22

». L'AAD est également «[ ... ] inséparable de l'ensemble des faits de discursivité, du dialogisme interdiscursif, de l'immersion des textes dans le discours social de son temps et de l'analyse herméneutique23

», tout comme l'analyse du discours dont l'AAD est, en finale, une des branches.

Les principes de l' AAD, tels qu'énoncés par Amossy, inscrivent le discours dans une approche interactionnelle, communicationnelle et générique: la prise en compte de la dynamique entre locuteur et allocutaire24 est aussi décisive que l'attention portée au contexte d'élocution et à la catégorie du discours, d'où l'importance de la dimension dialogique de tout discours argumentatif. Parce qu'il implique des choix et une organisation, le langage dans le discours est aussi automatiquement tenu pour jugement. Enfin, les stratégies de liaison et le recours aux ressources stylistiques de la langue permettent encore davantage au discours argumentatif d'emporter l'adhésion du lecteur. Amossy puise ses outils tant dans le Traité de l'argumentation. La nouvelle rhétorique (1958) de Perelman et Olbrechts Tyteca, qui a donné

le coup d'envoi du renouvellement de la rhétorique antique, que dans les sciences sociales contemporaines et dans les sciences du langage: la linguistique de l'énonciation (Benveniste) pour les questions de l'allocutaire et de l'ethos, la logique (Grize), la pragmatique (Ducrot)

pour l'étude de l'énoncé en contexte.

En analyse rhétorique, «[I]es données discursives sont souvent indirectes ou implicites, éparses et Iacunaires25

». Afin de dégager la logique de l'argumentation (disposition et contenu) et de comprendre la progression du raisonnement, notre analyse textuelle portera donc sur les

22 Ibid., p. 94.

23 Marc Angenot, «Analyse du discours et sociocritique des textes)}, dans La recherche littéraire: objets et méthodes. Actes du colloque de Paris, sept.-oct. 1991, Paris, Presses Universitaires de Vincennes et Montréal, XYZ Éditeur, 1993, p. 99.

24 Le terme «locuteur» désigne l'inscription dans le texte de la voix de l'auteur et «allocutaire» celle du lecteur.

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grammaires de mise en discours : structures textuelles, formulations, réseaux sémantiques, réseaux argumentatifs, etc. Plus particulièrement, nous inventorierons paradigmes, oppositions, marques temporelles, transformations sémantiques, types de raisonnements, etc. Afin de découvrit le modèle littéraire inscrit dans le discours des essayistes, nous traquerons l'a priori

et les partis pris idéologiques, tout l'implicite sur lequel repose la logique argumentative des essayistes et qui en constituent les éléments doxiques (doctrines, croyances, lieux communs )26.

La méthode présentée par Marc Angenot dans La Parole pamphlétaire pour étudier le

pamphlet nous sera très utile: l'essai crépusculaire a en effet bien des points de ressemblances avec le pamphlet.

Les discours d'idées sont des «discours enthymématiques27» : l'essentiel est le non-dit. Parmi les discours enthymématiques on trouve l'essai, le plaidoyer, l 'homélie, la satire discursive, l'éditorial, le pamphlet, etc. À l'intérieur de cette catégorie, le discours de publicistique, comme le pamphlet, est un discours qu'Angenot appelle doxologique. Opposé au discours de savoir, qui pose clairement et d'entrée de jeu ses présupposés topiques et fonctionne comme un système clos, auto-suffisant (c'est le discours des sciences et de la philosophie), le discours doxologique quant à lui est de l'ordre du probable - quoiqu'il ne se présente jamais ainsi et tend à se vouloir un discours de Vérité.

n

«[ ... ] ne produit pas ses concepts, il ne peut que faire travailler les enthymèmes les uns contre les autres, en déplacer le champ ou en altérer la forme28».

De même, Amossy différencie démonstration et argumentation : «[ ... ] la démonstration se fonde sur des axiomes [ ... ] et en déduit des conséquences [alors que] l'argumentation se fonde

26 Nous ne parlerons pas de doxa mais bien d'éléments doxiques, ce qui nous permettra d'examiner un certain nombre des idées qui «circulent», sans toutefois avoir à reconstruire une idéologie globale. 27 Marc Angenot, La Parole pamphlétaire, Paris, Payot, 1982, p. 32-33.

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sur des prémisses qui doivent faire l'objet d'un accord préalable29». C'est la différence entre l'art de faire accepter une thèse considérée comme vraisemblable (argumentation) et la logique dont les opérations fonneHes doivent mener à la vérité (démonstration). C'est le principe-essentiel dans la nouvelle rhétorique - qui enracine la notion de dialogisme discursif entre le locuteur et l'allocutaire et qui fait que l'essai crépusculaire est d'une grande richesse du point de vue de l'analyse de la rhétorique de l'argumentation.

La question de l'intention dans le discours argumentatifsepose aussi depuis qu'à la conception

classique de la rhétorique qui ne s'attache qu'aux projets à visée persuasive avouée, la pragmatique oppose l'idée que tout ce qui est langagier est argumentatif. Nous préférons parler, comme Plantin, de «degrés d'argumentativité30» des discours, plutôt que de disjoindre argumentatif et non-argumentatif. Même si toute parole est argumentative parce qu'elle est un énoncé en situation, il est préférable de distinguer dimension argumentative - simple transmission d'un point de vue; le discours littéraire en est un exemple - de visée

argumentative - «entreprise de persuasion soutenue par une intention consciente et offrant des stratégies programmées à cet effee1»; les discours polémique ou électoral en sont des exemples. L'essai crépusculaire se situe au confluent de ces deux familles par l'écart qu'il entretient entre ce qu'il prétend être et ce qu'il entend faire.

Quoique nous ayons affaire à quatre essais distincts qui peuvent sembler hétérogènes, nous croyons qu'ils forment un tout. Au départ, il offrent le même constat: la littérature en France est morte. Mais au-delà de cette synonymie de surface, c'est le partage d'un «fond commun», de réseaux de croyances, qui relie les discours entre eux et nous permet de les rassembler sous l'appellation de Discours.

29 Ruth Amossy, op. cit., p. 8.

30 Ibid., p. 24.

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Chapitre 1

Situation d'énonciation et

incipit

1 Situation d'énonciation

Dans l'univers grouillant du monde des idées en France, les essais que nous étudions occupent une place particulière. Ils participent à l'ensemble que l'on nomme essais, ainsi qu'au plus petit groupe dont on a vu qu'il est baptisé du nom de «publicistique». Un contexte plus restreint encore relie cependant ces discours entre eux: leur point de départ, annoncé dans trois cas sur quatre par le titre (et dans tous les cas dès les premières pages), un diagnostic de fin : fin de la pensée, de la littérature, de l'écrivain, de la lecture. Avec leurs titres-chocs, ces essais attirent immanquablement l'attention de celui qui les aperçoit en librairie. En plus de séduire le passant, le titre-constat engage dès lors le lecteur dans une situation d'interaction car il sera appelé à accepter ou rejeter les arguments qui viendront développer la thèse annoncée.

Cette interpellation immédiate du lecteur imposée pas la nature même de ces essais nous rappelle que, depuis]' émergence de la nouvelle rhétorique de Chaim Perelman qui «[ ... ] rompt avec la conception de l'argumentation comme déploiement d'un raisonnement logique en dehors de toute relation interpersonneHe32», l'étude de l'ethos et de la figure de l'allocutaire

redevient centrale.

i) Allocutaire

Parce qu'il est un discours de l'extrême, l'essai crépusculaire provoque immanquablement une réponse extrême, ou du moins ne laisse pas indifférent. Le lecteur est appelé à accepter ou à

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écarter les propositions avancées. Afin de le rallier à sa thèse, l'auteur doit s'adapter à son allocutaire, le lecteur. Il s'imagine ceux à qui il s'adresse en les rattachant à une catégorie sociale, ethnique, politique ou autre. Il «construit» cette catégorie par le «stéréotypage» (Amossy) : il se représente les «propriétés» du public (goûts, préférences, échelles de valeurs, préjugés, etc.).

Qu' il l' ait vu par hasard en librairie ou en bibliothèque et ait décidé de l'acheter - piqué par la question soulevée dans le titre? - ou qu'il l'ait délibérément cherché, le lecteur est à coup sûr dans une situation engagée et choisie de lecture. Ce n'est pas une lecture croisée au hasard dans les pages d'un journal, d'une revue; le lecteur ne reçoit pas passivement le discours, il le sollicite. Au-delà de ces vagues considérations, on ne peut conjecturer davantage sur l'identité· du lecteur, ni sur son intérêt ou ses connaissances préalables au sujet de la crise littéraire, mais on ne doute pas qu'on a affaire à un lecteur lettré, intéressé.

Grâce à la représentation que l'auteur se fait de son lecteur, il peut passer à sa «schématisation» dans le texte (Grize), qui est «[ ... ] le processus au gré duquel le locuteur active une partie des propriétés censées définir l'allocutaire pour produire une image cohérente répondant aux besoins de l'échange33». En seconde partie de ce chapitre, une étude des présupposés nous révélera sur quelles valeurs et hiérarchies communes les auteurs tablent pour établir un terrain d'entente commun, accrocher le lecteur et, en fin de compte, obtenir sa faveur.

ii) Ethos

La figure du locuteur complète, avec l'allocutaire, l'échange dans le discours. L'ethos est «l'image que l'orateur projette de lui-même dans son discours et qui contribue puissamment à assurer sa crédibilité et son autorité34».

33 Ibid., p. 39.

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En premier lieu, le paratexte (Genette) informe le lecteur de l'ethos préalable, ou ethos

prédiscursif, de l'auteur. Cette information sur le statut professionnel du publiciste permet au lecteur de le situer dans le cadre très vaste du monde de l'écrit. Ici, chaque auteur de notre étude est présenté comme écrivain (qui a publié des romans) et comme intellectuel (qui a publié des essais). Dans certains cas on mentionne aussi l'obtention d'un prix. Le locuteur s'inscrit donc d'emblée dans le champ qu'il circonscrit, celui du monde intellectuel et littéraire français: cela lui donne à la fois l'autorité de celui qui connaît son sujet (écrivain) et de celui qui est habilité à le critiquer (intellectuel). Il al' autorité nécessaire pour pouvoir s'approprier les thèmes qu'il aborde, et la dénonciation d'un état de crise se justifie d'autant plus facilement que l'auteur y «baigne» pleinement. La consécration que confère l'obtention d'honneurs augmente encore plus sa légitimité35•

Ensuite, l'ethos discursif inscrit dans la matérialité du discours l'image du locuteur. Le skeptron se manifestait dans la rhétorique antique par le caractère moral de l'orateur, moralité

et autorité y étant alors étroitement reliés. Dans la rhétorique crépusculaire, l'autorité du locuteur s'affirme aussi par son caractère moral, mais également par de multiples autres vertus qu'il nous faudra explorer.

m) «Coordonnées» de l'eth os

Quand bien même que les arguments sont souvent dispensés sur le mode indirect, la présence périodique de pronoms personnels expose la voix du locuteur avec divers accents en fonction de l'attitude à adopter, de l'argument à faire accepter. Le «om> de la raison universelle établit à la fois la neutralité et l'authenticité de l'argument. Le «nous» de convention de l'écrit, celui d'un locuteur qui démontre une thèse, institue aussi un lien entre auteur et lecteur qu'il place dans une communauté partagée de croyances, quoique cette «technique» d'inclusion du lecteur

35 Nous n'avons pas une connaissance suffisante du champ (Bourdieu) et manquons ici de place et

d'outils pour étudier cette dimension qui révélerait bien davantage le statut institutionnel de l'auteur. Mais il est c1airpournous qu'au sein de la société française les deux figures d'écrivain et d'intellectuel bénéficient d'un puissant capital symbolique.

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est quelque peu superficielle par comparaison avec les méthodes d'inclusion par les valeurs, que nous aborderons dans le second chapitre. Les quatre auteurs à l'étude alternent entre ces deux pronoms, alors que Sallenave et Raczymow ont également recours à quelques reprises à la première personne du singulier. Le <~e» de l'expérience, du témoignage permet également à l'auteur de se singulariser, d'insister sur ses qualités individuelles, constituant ainsi un ethos

qui renforce l'argumentation par la crédibilité qu'il cautionne.

iv) Le clairvoyant

Ce n'est pas la modestie, figure de proue de l'ancienne captatio benevolentiae, à laquelle ont

recours les auteurs. Au contraire. Pour garantir leur crédibilité, les auteurs se présentent en analystes perspicaces, critiquant les croyances admises pour mettre en valeur leur bon jugement. Ils se positionnent comme étant habilités à débusquer la vérité qui se cache derrière les apparences.

Nadaud, quand il se désigne explicitement dans le texte par l'usage du «nous», le fait seulement pour s'opposer systématiquement à «ceux» qui, contrairement à lui, ne voient pas la véritable essence des phénomènes qu'il décrit. Les «quant à nous», qui abondent, marquent 1'opinion d'un essayiste éclairé dont l'esprit pénétrant ne se laisse pas obscurcir comme celui des autres. Il reproche d'ailleurs à «eux» d'avoir succombé aux «[ ... ] faux espoirs, [ ... ] réseaux de vanités et d'intérêts, [ ... ] écrans de fumée idéologiques qui [masquent] les véritables enjeux36». Et contrairement à la critique dont il dit qu'elle est «[ ... ] restée en deçà de sa fonction, méconnaissant à la fois son rôle et le caractère exemplaire des ouvrages dont eUe avait pourtant la mission de rendre compte37», Nadaud n'est pas aveuglé par de teUes chimères, son regard pénétrant sachant découvrir à coup sÛT la vérité sur son époque.

36 Alain Nadaud, op. cit., p.34

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Finkielkraut, lui, affIrme sa clairvoyance en cherchant toujours plus loin la vérité, en traquant invariablement, au fIl du développement de son argumentation, «la vraie face» de l'Histoire, en démontrant quels mécanismes sont véritablement à l'œuvre dans les moments décisifs de l 'Histoire. Il se présente en esprit pénétrant qui sait repérer mieux que quiconque les «vraies» erreurs de notre passé et non celles que croit sottement l'opinion commune.

Par exemple, après avoir décrit la philosophie du multiculturaIisme, Finkielkraut rappelle qu'une telle coexistence est une tragique illusion et mène invariablement à une philosophie qui appuie un «tiers-mondisme retourné» et une «hypocrisie de [ ... ] racisme sans race»38. Finkielkraut débusque l' «imposture» d'une croyance bêtement acceptée par le reste de l'univers.

Plus loin, alors qu'il rappelle l'argument des traditionalistes qui avait permis aux Allemands de justifIer leur annexion de l'Alsace-Lorraine, Finkielkraut souligne: «Cet épisode [ ... ] ranime, avec une profondeur et une acuité aujourd 'hui oubliées, le litige entre la nation-génie et la nation-contraf9». Finkielkraut, lui, ne l'a pas oublié!

Aussi, lorsqu'il relate le retour à la religion prôné par les traditionalistes du XVUIè siècle, scandalisés qu'ils étaient de voir la raison des Lumières oser se pencher sur les Saintes Écritures, il souligne à gros traits (les italiques) la contradiction qui a échappé à tous sauf à lui : «Mais - paradoxalement - ce retour à la religion passe par la destruction de la métaphysique40

».

38 Alain Finkielkraut, op. cit., p. 110. 39 Ibid., p. 39.

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Dans la longue phrase qui suit, où il dénonce les mutations que subissent les sociétés occidentales aujourd'hui, Finkielkraut expose à nouveau ce qui se «cache» derrière les évidences qu'il réussit, grâce à sa grande perspicacité, à dévoiler au grand jour :

De grands bouleversements sont intervenus depuis [l'avènement de la «pensée calcul ante»] : soumis autrefois à un contrôle rigoureux, les besoins font maintenant l'objet d'une sollicitude incessante, le vice est devenu valeur, la publicité a remplacé l'ascèse et l'esprit du capitalisme intègre maintenant dans sa définition toutes les jouissances spontanées de la vie qu'il pourchassait implacablement au moment de sa naissance. Mais aussi spectaculaire qu'elle soit, cette révolution des mentalités

dissimule une fidélité profonde à l'héritage du puritanisme41•

Blâmant les tenants du nationalisme allemand : «Leur haine de la modernité engendre une conception de l'homme radicalement nouvelle. Leur nostalgie inaugure dans le savoir une mutation dont nous sommes encore largement tributaires42». En rappelant que la vigilance est toujours de mise, il prévient que les conséquences de nos erreurs durent indéfiniment. Pour ne pas perpétuer les erreurs de nos prédécesseurs, il faut être à l'écoute de ceux - comme lui - qui les dénoncent.

Conception de l'Histoire comme étant autre chose qu'elle ne paraît, la rhétorique des publicistes fonctionne sur le mode du <<voici-ce-qui-s'est-vraiment-passé», ce qui leur pennet d'étaler en toute modestie leur sens aigu de la vérité, qu'ils traquent incessamment grâce à leur lucidité.

Finkielkraut assoit davantage encore son statut de visionnaire en s'inscrivant dans une tradition que le lecteur reconnaîtra. Les premières lignes de l'essai sont consacrées à réactiver l'idéologie de Julien Benda. En quelques lignes, Finkielkraut rappelle que Benda dénonçait l'abandon par les intellectuels des valeurs immuables et l'attachement à des causes exclusives.

4\ Ibid., p. 146. C'est nous qui soulignons.

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Puis, la paraphrase se transfonne très graduellement et la voix de Finkielkraut prend le relais de celle de l 'auteur de La Trahison des clercs. Le glissement est si subtil que l'on ne sait plus si l'on a affaire à Benda ou à Finkielkraut. L'absence de coupure dans ce premier paragraphe entre les deux voix établit une filiation entre Benda et l'auteur de La Défaite de la pensée, qui suit ainsi le droit fil philosophique et critique de l'écrivain de la première moitié du siècle.

Plus loin, Finkielkraut rappelle que Benda prédit dès 1927 «"la guerre la plus totale et la plus parfaite que le monde aura vue,>4\>. Si Benda était visionnaire, Finkielkraut, son alter ego contemporain, l'est peut-être lui aussi. Benda a prévu le cataclysme de la Deuxième Guerre mondiale; peut-être que l' alanne que sonne F inkielkraut à son tour devrait être prise au sérieux.

Finkielkraut citera à plusieurs reprises Benda dans son essai, se réclamant toujours ainsi de sa pensée et de son œuvre.

v) L'homme de raison

Même si, dans La Défaite de la pensée, le locuteur est le plus souvent effacé et laisse la place

à un «on» de la raison universelle, c'est contre les personnages qui peuplent le récit - dont le locuteur ne manque jamais de noter le fourvoiement - qu'il se positionne. Le locuteur ne se met pas en scène mais sa présence est néanmoins parfaitement inscrite et définie dans le texte.

Les postulats de la convention actuelle de l'Unesco sont «[ ... ] résolument idylliques. Il n'y est question que de paix, de compréhension, d'amour44

». Ces valeurs, Finkielkraut le sait, sont d'une naïveté dangereuse. La bon sens du lecteur le lui fera-t-il admettre? Finkielkraut, homme de raison, ne tombera pas pour sa part dans ce piège.

43 Ibid., p. 62.

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vi) Le héraut des vraies valeurs

La littérature est quelque chose de plus grand et plus puissant que nous, elle a quelque chose d'une déité, Nadaud, lui, le sait. Mais il est seul à cet égard:

«Cela étant, nous gardons confiance car nous savons à peu près de quoi il retourne. Pour nous, la littérature n'a jamais joué le rôle d'une valeur refuge, ainsi qu'elle semble l'avoir été pour un certain nombre d'intellectuels, d'idéologues, de "révolutionnaires" ou de "communicants" qui n'ont eu d'autre choix que de se rabattre sur le roman après que leurs "idées" furent devenues caduques ou leurs ambitions politiques tout simplement déçues45•

Il propose plusieurs semi-définitions de la littérature, mais qui sont aussi des prises de position à l'intérieur d'un débat pré-existant. Il montre que la littérature est incomprise de ceux dont les valeurs sont perverties. «La littérature ne figure pas pour nous [ ... ] au titre de ces solutions de rechange ou de ces opportunismes sur lesquels certains tout à coup jettent leur dévolu, pressés qu'ils sont de faire carrière et d'accéder à la gloire de leur vivant46.» Cette définition «par défaut» est pour Nadaud une autre façon d'instituer un eth os qui assoit l'autorité morale de

l'auteur fondée sur le culte qu'il porte à la littérature.

Le dépérissement de la littérature est une question dont Raczymow dit qu'elle «ne se pose plus», «[c]ar sur cette question du destin de la littérature, il vaut mieux aujourd'hui faire silence. On sait qu'il n'est plus d'espoir pour cette moribonde47». Mais que la littérature agonise, Raczymow «ne saurait [s'en] consoler48», puisque la littérature lui importe encore plus qu'aux autres.

45 Ibid., p. 105.

46 Ibid., p. 11.

47 Henri Raczymow, op. cit.,. ciL, p. 12.

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Homme de raison, le publiciste est un être vertueux parce qu'il a des valeurs supérieures qui lui sont chères. Le monde d'aujourd'hui, dont il constate qu'il abandonne ces valeurs, le désole. Lorsque ses idéaux sont bafoués, il n'hésite pas à chercher à susciter l'indignation: que préjugé et culture s'équivalent dans la pensée des contre-révolutionnaires et des romantiques allemands, cela est le «comble de l'audace, provocation suprême49

».

Le publiciste est ce personnage éclairé des Lumières qui ne cherche qu'à rétablir la vérité; persécuté par une époque qui ne reconnaît plus les vraies valeurs, il s'en fait maintenant le héraut. C'est d'ailleurs précisément parce qu'elles sont les seules, uniques «vraies» valeurs, que l'auteur peut les revendiquer sans apparaître dogmatique ou sectaire. L'impartialité établie par son haut degré de raison n'en est que davantage confirmée.

vii) Le dernier combattant, le justicier

Outrés qu'ils sont, le sens de la justice des publicistes s'en trouve d'autant aiguisé. Nadaud prévient les ennemis de la littérature qu'ils se trompent absolument: «Et finira par arriver le jour où la littérature, dont ils croyaient s'être rendus maîtres, passera à travers eux sans les voii'°}).

Finkielkraut, prenant sa propre défense:

La non-pensée, bien sûr, a toujours coexisté avec la vie de l'esprit, mais c'est la première fois dans l'histoire européenne, qu'elle habite le même vocable, qu'elle jouit du même statut, et que sont traités de racistes ou de réactionnaires, ceux qui, au nom de la «haute» culture, osent encore l'appeler par son nomSI•

49 Alain Finkielkraut, op. cit., p. 32. 50 Alain Nadaud, op. cit.,. dt., p. 12. 51 Alain Finkielkraut, op. cit., p. 143.

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Au premier rang de «ceux» qui «osent» encore figure Finkielkraut lui-même, puisqu'être visionnaire, avoir l'esprit pénétrant et savoir discerner ce que le commun des Français ne peut apercevoir est une responsabilité énorme: Finkielkraut est un homme investi d'une mission.

Lorsqu'il admet qu'il y a eu de tous temps une «tyrannie de la pensée ca1culante», Finkielkraut dénonce l'absence cependant regrettable aujourd 'hui de voix qui s'élèvent pour protester. C'est ce qui fait, selon son expression, «la supériorité relative du monde d'hie~2». En d'autres mots, «[i]l n'y a plus de dreyfusards53». Finkielkraut, seul, cherche encore à défendre les valeurs qui enracinent les assises de la nation. «Les intellectuels ne se sentent plus concernés par la survie de la culture. Nouvelle trahison des clercs54?»

Comme Benda l'a fait, Finkielkraut doit accomplir la mission dont il est investi, qui, par ailleurs, justifie aisément de prendre la plume pour la prêcher.

De son côté, Sallenave argumente que la démocratisation de la culture -la dissolution de la culture «dans une diversité de pratiques qui se valent toutes» - est une «injustice». Être privé du «[ ... ] puissant secours de la culture, de la lecture et des livres par où l'on devient homme. Cette séparation que creuse entre les hommes la privation de la culture, de livres, est philosophiquement, politiquement intolérable [ ... ]55». L'injustice est un puissant moteur qui

incite l'auteur à lutter.

«Laisserons-nous donc les sciences sociales réduire l'expérience littéraire, la plus haute que l'homme puisse faire avec celle de l'amour, à des sondages concernant nos loisirs, alors qu'il

52 Ibid., p. 146.

53 Ibid., p. 113.

54 Ibid., p. 148.

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s'agit du sens de notre vie56?» Par cette question rhétorique, SaUenave affiche un ethos de

justicière investie d'une mission.

Le publiciste, constatant que les valeurs auxquelles il tient tant - et qui sont, bien entendu, les seules vraies valeurs - sont violées, produit un effet pathémique qui se communique au lecteur chez qui il suscite le même scandale et dont il finit par modeler l'opinion pour emporter son adhésion. Finalement, l'ethos qui affirme la moralité du locuteur établit une autorité en

fonction de laquelle le lecteur peut avoir confiance en l'auteur et donc en ses arguments. Mais s'il est vrai que l'ethos mime les émotions qu'il veut faire ressentir au lecteur, le lien entre

lecteur et auteur est par ailleurs également fondé sur une communion de sentiment. Les deux figures de l'échange partagent l'impression de désenchantement grâce aux présupposés inscrits dans le discours.

II Le présupposé

ou la pointe visible de l'iceberg

L'univers discursif crépusculaire est un univers doxique; les idées les plus importantes sont largement refoulées dans l'implicite. Le lecteur qui accepte les thèses «visibles» adhère dans le même mouvement aux idées qu'elles dissimulent.

Le discours sur la fmde la littérature soulève en premier lieu la question: pourquoi/comment? Chacun cherche à donner une explication au phénomène de l'agonie ou de la fin de la littérature en France. Nadaud se demande pourquoi ce Malaise dans la littérature. Finkielkraut,

sur sa quatrième de couverture, se pose une: «[ ... ] simple question: comment en est-on arrivé là?», c'est-à-dire à la défaite de la culture. SaUenave se demande dans l'«Ouverture» de son

livre: «Où donc est-il, ce rêve, que nous avons fait d'une vie [ ... ] d'un homme émancipé nourri

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de la fréquentation des livres?»; «Comment en est-on arrivé là?»57. Raczymow, dans son premier chapitre, demande : «Peut-on retracer les étapes [du

J

destin [de la littérature], les prodromes de sa mort [ ... ]?58». Dans la question posée par ces problématiques du pourquoi ou du comment, les auteurs disent implicitement qu'il existe une raison, une cause qui explique cette crise littéraire. Dans les affaires humaines, toutefois, <<[.,.] un événement n'a pas une cause unique et supporte plusieurs explications; il s'intègre dans une chaîne causale et sa cause lui est assignée en fonction des intérêts [du locuteur] [ ...

f9».

Si les publicistes semblent poser une question, on constate bien vite qu'il s'agit en fait d'une affinnation déguisée.

En effet, la question «comment ou pourquoi la littérature est morte» comprend déjà le présupposé d'existence - ou plutôt de non-existence: la littérature n'est plus. Les auteurs avancent donc dans un seul et même mouvement leur problématique et leur présupposé initial; dans la présentation de la cause que se proposent d'élucider les essayistes se trouve aussi l'argumentation sur le postulat liminaire. Il s'agit d'un cercle vicieux, qui consiste à poser comme prémisse ce qui est en fait la conclusion; ce trait particulier de l'essai crépusculaire est gros de conséquences que nous aborderons dans notre dernier chapitre.

Mis à part le titre, ce sont les premières phrases du texte, l'incipit, qui offrent le plus riche substrat de présupposés essentiels pour conforter l'argumentation à venir. L'introduction est un moment vital dans l'exposé des présupposés qui établissent une complicité entre le locuteur et le lecteur et surtout préparent le terrain pour la suite. Les présupposés sont véhiculées par le biais de schèmes de raisonnement qui sont les mêmes dont se serviront les auteurs tout au long de l'essai. Ces structures fonnelles «[ ... ] organisent l'économie des relations entre les propositions d'une argumentation donnée60

»

et ont la fonction de convaincre le lecteur en

57 Ibid., p. 15 et p. 87.

58 Henri Raczymow, op. cit., p. 10.

59 Christian Plantin, L'Argumentation, Paris, Le Seuil, 1996, p. 46.

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mettant de l'avant une logique qui ne laisse pas de doute sur l'exactitude du propos. Quoiqu'enes varient d'un essai à l'autre, ces stratégies rhétoriques visent toutes le même but: convaincre le lecteur.

Dans sa courte mais importante introduction «À l'ombre d'un grand mot61

», F inkielkraut établit un certain nombre de bases qui vont être décisives au bon fonctionnement de son argumentation.

n

commence par exposer ce qu'il dit être la métamorphose du sens du mot «culture», puis il présente le sujet de son ouvrage: l'histoire du déclin de la pensée en Occident. Il ne dit pas pourquoi, ni comment il en vient à cette constatation de défaite. La thèse de l'agonie actuelle de la culture - qui n'est pas une hypothèse puisqu'il ne se propose pas de la prouver - Finkielkraut veut tout simplement la raconter. Son essai sera un «récit». «Malaise dans la culture. Certes, nul désormais ne sort son revolver quand il entend ce mot.» Ce qu'il nous racontera, c'est la genèse d'un mal qu'on ne doit pas prouver, que tout le monde reconnaît déjà. Ainsi, la formulation de sa thèse vise à persuader le lecteur que ce récit sera entièrement objectif grâce à la neutralité que garantit le récit historique. Mais cette objectivité - quoique jamais revendiquée clairement, mais dont la garantie est pourtant à la base de l'intelligibilité du texte - ne tient qu'à quelques mots: «le récit». En tablant sur la conviction du lecteur quant à la «préexistence» du récit, Finkielkraut se met en position de conteur plutôt que d'analyste et fait ainsi taire toute protestation. En effet, en argumentant par succession - en constatant une succession constante de fait et en en inférant un lien causal-, l'auteur présente les événements, leur manifestation, rapports, sens, etc., comme allant de soi et se dispense ainsi de toujours

démontrer. Par le double mouvement de se faire, d'une part, simple conteur et d'assurer, d'autre part, que l'histoire à raconter est déjà connue, Finkielkraut rallie le lecteur à sa thèse, lui fait oublier ses objections de départ (qui avaient peut-être surgi à la lecture du titre?) et l'amène tout doucement au début de son premier chapitre.

61 Alain Finkielkraut, op. cit., p. 9. Toutes les citations de cet incipit qui suivent proviennent de la page 9. C'est nous qui soulignons.

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«Malaise dans la culture. Certes, nul désormais ne sort son revolver quand il entend ce mot.» Cette avant-dernière phrase de l'incipit pose comme évidence ceci: la culture va mal. De

l'énonciation de ce fait - sur lequel il y aurait, selon la formulation de l'auteur, consensus-Finkie1kraut glisse vers un second postulat de base: la corruption du sens du mot «culture» est concomitante de la corruption de la culture eUe-même. «Mais ils sont de plus en plus nombreux ceux qui, lorsqu'ils entendent le mot "pensée", sortent leur culture.» Par un jeu de mots habile, l'auteur établit un parallèle entre la menace d'un revolver que l'on brandit et celle d'une culture que l'on «brandit» : les deux ont le même pouvoir, celui d'abattre la vraie culture. Parce que

«culture» n'a plus le sens d'autrefois. Et si Finkielkraut le constate et le déplore, il se sert de ce glissement de sens pour donner encore davantage de force de frappe à ce dernier paragraphe de l'introduction. «La culture» de la phrase précédente s'oppose ici par écho à «leur culture». Ne pouvant plus se servir de ce mot corrompu pour dire ce qu'il devrait désigner - et pour mettre l'accent sur cette déchéance perçue - Finkielkraut parle plutôt de «pensée».

Par ailleurs, la phrase «nul désormais ne sort son revolver», référence à la célèbre déclaration attribuée au ministre de la propagande du IIIè Reich Joseph Goebbels62, introduit la réflexion sur le modèle allemand de la culture. En ayant recours à cettè référence, il prépare le terrain à l'introduction de l'idée du Volksgeist comme moment décisif dans le virage malheureux de

l'Occident, idée qui sera amplement développée dans les pages suivantes. Plus encore, elle fait allusion en sourdine à la thèse centrale de Finkielkraut selon laquelle on passe aisément de Herder au fascisme et jusqu'au nihilisme culturel, thèse que, sans l'exposer comme telle, il tente en 165 pages de justifier.

Ainsi, en deux phrases, Finkielkraut introduit tous les points de repère de son «récit» : les dimensions historique et géographique ainsi que le thème des valeurs.

62 «Quand j'entends le mot culture,je sors mon revolver.» Quoiqu'elle est le plus souvent attribuée à

Goebbels, cette déclaration provient d'une pièce du dramaturge allemand Ranns Johst qu'il a dédiée à Hitler.

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Tout comme Finkielkraut, Nadaud a une approche qui prétend «lire» la réalité. La littérature est en danger parce qu'elle participe à une logique marchande qui n'a aucune complaisance pour elle. Dès les premières phrases du corps de son texte, Nadaud nous dit que suivant cette logique, «[t]outes les marchandises qui entravent ou freinent ce processus doivent être d'emblée considérées suspectes et être éliminées63». Dans ce système sans merci, intransigeant, intolérant, système qui s'auto-régule, la littérature n'a pas sa place. La logique maîtress~ qui préside à cette étude sur la fonction de l'art et de la littérature dans la société relève d'une vision marchande du monde qui ne peut être contestée.

Dans l'introduction de son «recueil» (tel est en effet l'indication que l'on retrouve sur la page-titre de l'essai), où Nadaud cherche à expliquer et justifier l'exercice qui suit, il utilise amplement des expressions expéditives telles que: «force est de constater», «nous le savons» 64,

«reconnaissons que», «inutile de dire»65, etc. Cette dernière expression doit, par l'implication que le propos qui suit est une évidence, emporter l'adhésion du lecteur. Cette formule concerne pourtant le noyau de la thèse, à savoir que la littérature est «[ ... ] bien loin de jouer le rôle historique qui devait être le sien [ ... ]». La stratégie pour emporter l'adhésion du lecteur porte sur le postulat principal de l'essai: que la littérature va mal. En obligeant le lecteur à accepter le postulat sur lequel repose toute l'argumentation à venir, Nadaud s'évite l'obligation de le démontrer.

En plus d'employer des expressions expéditives, Nadaud a aussi recours à des tournures allusives qui permettent d'établir une complicité avec le lecteur. Il propose un cadre historique, un contexte critique dans lequel l'essai s'insère: son essai «[ ... ] rappellera peut-être quelque chose. Mais vaguement et de très loin66». Il abuse aussi des pronoms «certains», «ceux», «eux»

63 Alain Nadaud, op. cil., p. 17.

64 Ibid., p. 8. 65 Ibid., p. 9.

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et «ils»; en six pages ils apparaissent 12 fois, sans jamais toutefois qu'il ne soit révélé de qui «ils» s' agit67• En esquivant les explications, l'auteur cherche à établir un rapport de connivence avec le lecteur qui «comprend» ce à quoi on fait allusion - qui, de toute façon, rappelons-nous, est une évidence.

L'écriture elliptique, par laquelle on ne nomme pas les choses, les personnes, se poursuit tout au long de cet essai, où l'on ne trouvera jamais d'exemples réels ou fictifs. On n'y parle pas du monde empirique, mais plutôt du système qui le gouverne.

Raczymow entame lui aussi son propos en affirmant que la question de «[ ... ] la perte de la littérature [ ... ] ne se pose plus. [ ... ] Car sur cette question du destin de la littérature, il vaut mieux aujourd'hui faire silence. On sait qu'il n'est plus d'espoir pour cette moribonde. On se recueille voilà tout. On s'incline, on vient rendre ses derniers hommages [ ... ]68». La littérature est chose finie. On le constate, on n'en fait pas la preuve, puisque tout le monde s'entend là-dessus. En parler serait inutile, redondant; et Raczymow, auteur lucide et sensé, ne cédera pas à de telles redites. Le «on» de la raison universelle signale au lecteur qu'il doit lui aussi faire preuve de sagacité, aussi pénible que cela soit. Comme chez Nadaud, la formulation par l'évidence dispense Raczymow de justifier le constat de la fin - pour l'instant, puisque, comme nous l'avons déjà mentionné, les essayistes posent comme évidente l'affirmation de la mort de la littérature, mais ne cessent par la suite de tenter d'en convaincre le lecteur.

Même si son essai porte le sous-titre Sur la littérature, Sallenave y évoque surtout les livres. Elle emploie indifféremment les termes «littérature» et «livres», qui font tous les deux référence aux seules œuvres, car pour SaUenave la littérature est surtout, avant tout, objet de lecture. Dans son discours, le mot littérature ne fait référence ni à l'institution, ni à la vie littéraire, il ne désigne rien de très vaste, de multiple. Il est lecture. (L'écriture, qui est pour l'essayiste une dimension importante, y est tenue elle aussi pour une forme de lecture: «Le

67 P. 7 (une fois); p. 9 (une fois); p. 10 (quatre fois); p. Il (cinq fois); p. 12 (une fois) 68 Henri Raczymow, op. cif., p. 12.

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mouvement qui porte à écrire des livres n'est donc pas différent de celui qui porte à en lire, il prend sa source dans le même secret69».)

La lecture est une activité. Cette activité est, chez SaUenave, porteuse de toutes les solutions, de tous les remèdes à nos maux. Afin de l'illustrer, elle a recours au récit fictif, qui ouvre l'essai et le ponctue régulièrement par la suite. Dans les premières pages, une banlieue ravagée et sombre est le lieu symbolique de la désolation humaine, conséquence de la disparition des livres. Au verso de cet univers, la ville resplendissante est le lieu de la vie avec les livres, de la « .... vie haute,,70». La description en parallèle des ces deux univers antagoniques introduit le style poétique qui est la marque distinctive de cet essai polyphonique. Car même lorsque le discours essayistique prend le dessus, le romanesque refait périodiquement surface. Le récit fait pénétrer le lecteur dans un univers qui n'a pas l'apparence d'une argumentation. Il dessine un monde imaginaire dans lequel le lecteur peut s'aventurer sans les réticences ou la prudence que suscite un discours plus évidemment argumentatif. Il introduit ou prolonge sur un mode moins formelles arguments avancés dans le discours essayistique. L'imbrication du poétique et de l' essayistique permet à SaUenave de rappeler épisodiquement ces images de vies désolées et de vies accomplies qui illustrent dans un cas l'absence des livres et dans l'autre leur foisonnement, et, en fin de compte, démontrent la nécessité des livres.

Convaincre c'est faire accéder à l' évidence71 . Les présupposés qui démarrent l'argumentation inaugurent une entente tacite entre auteur et lecteur sur l'admissibilité de ce qui n'est pas justifié. Le non-dit va de soi, car ce sont les axiomes implicites «[ ... ] qui gouvernent la lisibilité

du texte 72».

69 Danièle Sallenave, op. cit., p. 99.

70 Ibid., p. 17.

71 Marc Angenot, op. cit., p. 148. 72 Ibid., p. 334.

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Les exordes remplissent et dépassent largement leur fonction phatique car ils réussissent à capter l'attention du lecteur tout en contenant en germe les éléments de base que le lecteur retrouvera dans le corps du texte.

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Chapitre 2

Stratégies textuelles

L'effort mené pour convaincre ne cesse pas une fois que les fondations sont posées. Il est soutenu tout au long du discours qui ne ménage pas les moyens pour accrocher le lecteur dans ses filets. Nous avons vu la méthode principale par laquelle chaque publiciste impose le présupposé d'existence. Mais tout un attirail de stratégies est mis en place par la suite pour venir conforter ce présupposé originel et ainsi amener le lecteur à en accepter l'évidence. Nous souhaitons donc discerner ici les paramètres qui rendent le discours sur la fin de la littérature efficace, déceler les moyens mis en œuvre dans le discours pour transfonner une thèse en parole sacrée. Par quels moyens les publicistes font-ils de ce qui est a priori difficilement

admissible un fait évident?

L'analyse de}' eth os a montré que les auteurs se présentent en traqueurs de la vérité. Ils tentent par ailleurs de produire dans le texte un effet de vérité, de façon à ce que la validité de leur affinnations soit incontestable. La Vérité, après tout, ça ne se discute pas!

En demandant «pourquoi la littérature est-elle morte?», les auteurs posent la mort de la littérature comme un fait acquis, pour ensuite développer une argumentation qui prétend expliquer le pourquoi et le comment de cette mort, tout en cherchant cependant à prouver en même temps le présupposé initial. Dans ce tango entre démonstration et explication, les auteurs font appel à des stratégies rhétoriques qui doivent par tous les moyens imposer ce présupposé. Dans l'exercice de reconstitution de l'argumentation qui sous-tend le discours sur la fin de la littérature, ce sont ces stratégies que nous traquons. L'examen de cette «logique du discours»

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