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Philosophie amoureuse et destinée de la mal mariée au XIXe siècle

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Academic year: 2021

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par Sophie Aubry

Mémoire de maîtrise soumis à la

Faculté des études supérieures et de la recherche en vue de l'obtention du diplôme de

Maîtrise ès Lettres

Département de langue et littérature françaises Université McGill

Montréal

Juin 2004

(4)

1+1

Published Heritage Branch Direction du Patrimoine de l'édition 395 Wellington Street Ottawa ON K1A ON4 Canada

395, rue Wellington Ottawa ON K1A ON4 Canada

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(5)

Ce mémoire étudie le personnage de la mal mariée dans trois romans français du XIXe siècle: Le Lys dans la vallée (1836) d'Honoré de Balzac,

Madame Bovary (1857) de Gustave Flaubert et L'Assommoir (1877) d'Émile Zola. Il met en parallèle le destin tragique des héroïnes selon les paramètres suivants: l'enfance, l'éducation, le mariage, la philosophie amoureuse et la psychologie, les échappatoires et la mort. Il montre que la philosophie amoureuse, imprégnée des concepts de l'amour platonique, découle de l'éducation, et que le mariage malheureux entraîne des compensations. Les recherches de la psychanalyste Karen Horney y sont appliquées aux personnages des romans pour expliquer leurs comportements déviants (masochisme, bovarysme, narcissisme, détachement). Chaque héroïne manifeste une propension à l'idéal et des illusions héritées du romantisme. Leur destinée se solde par l'échec de leurs rêves, et par la victoire du réel sur l'imaginaire.

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This thesis examines the character of the unhappy bride in three French novels of the 19th century: Le Lys dans la vallée (1836) by Honoré de Balzac, Madame Bovary (1857) by Gustave Flaubert and L'Assommoir (1877) by Émile

Zola. It compares the heroines' tragic destinies based on the following points: childhood; education; marriage; the philosophy of love and psychology; and escapism and death. We are shown that it is educationthat leads to the philosophy of love, which is f:ù.led with ide as of platonic love, and that unhappy marriages involve compensation. Research by psychoanalyst Karen Horney is applied to the characters found in the novels to explain their deviant behaviour (masochism, bovarism, narcissism, detachment). Each heroine demonstrates a tendency towards the ide al and illusions inherited from romanticism. Their fates are sealed with the failure of their dreams and the victory of reality over fantasy.

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(8)

Je remercie François, de sa présence et de son soutien inébranlable,

Ma mère, de son réconfort, de son écoute et de sa disponibilité,

Jean-Pierre Duquette, qui a dirigé ce mémoire avec la souplesse et l'ouverture d'esprit dont j'avais besoin,

Et tous ceux qui, comme des anges, se présentent sur mon parcours pour me soutenir et m'éclairer.

(9)

Résumé

---ii

Abstract~

___________________________________________________

lll

Introduction ___________________________________________________ 7

Chapitre premier:

La.

comtesse de Mortsauf

14

1. Blanche 14

2. Le mariage 16

3. L'amour platonique 20

4. La vertu excessive 31

5. Agonie 41

Deuxième chapitre: Madame Bovary

47

1. Emma 47

2. Le mariage 51

3. La psychologie de l'illusion 59

4. Les échappatoires 68

5.

SUicide ____________________________________ ~ ___________ 75

Troisième chapitre: Gervaise Macquart ______________ 80

1. Violence et alcoolisme 80

2. Le mariage 84

3. La psychologie de la faiblesse 90

4.

5.

Les plaisirs des sens ____________________________________ 103 De la déesse à la prostituée ou de l'idéal à la honte 105

Conclusion ___________________________________________________ 108

Bibliographie

119

1. Balzac 119 2. Flaubert 120 3. Zola 122 Études générales 123

---~---4.

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La femme est au cœur de l'art romantique. Inspiratrice du chevalier dans la tradition courtoise, elle devient muse du poète atteint du mal d'un siècle tourmenté. Dans ses Réflexions sur le roman, Albert Thibaudet affirme que le roman romanesque courtois et le roman romantique partagent « ce truchement d'un idéal féminisé, la réalisation d'un milieu artificiel où la nature féminine devient la valeur suprêmel ». C'est donc dire que, figure centrale du genre

romanesque, la fille d'Ève est indissociable de sa création.

Paradoxalement, si elle joue un rôle capital dans la fiction romanesque du XIXe siècle, elle est au second plan dans la vie conjugale et absente de la sphère publique. Seul le mariage lui donne « une position dans la vie bourgeoise2 Il. Mais mariée, le Code Napoléon (1800-1804) diminue ses droits. Divorce difficile, voire impossible en 1816, peine de deux ans de prison si elle est reconnue coupable d'adultère3 , l'épouse est telle une mineure: soumise à l'autorité «absolue du mari dans le ménage4 ». La femme mariée, reine du foyer mais

opprimée, devient la figure de proue de la vie privée.

Réfléchissant sur l'amour, sur la condition de la femme et sur le mariage, les grands romanciers tels que Balzac, Flaubert et Zola peignent le sexe faible au domicile conjugal. Un type littéraire est né, celui de la mal mariée. C'est sur ce protagoniste que nous porterons notre regard dans le cadre de ce mémoire. Sans vouloir dresser une nomenclature des héroïnes féminines mal mariées,

1 A. Thibaudet, Réflexions sur le roman, p. 110.

2 A. Daumard, Les Bourgeois de Paris au XIXe siècle, p. 185. 3 Voir L. Hunt, « Révolution française et vie privée " p. 39.

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nous croyons bon de nous intéresser à celles créées par des romanciers qui ont marqué le XIXe siècle, et ce, dans quelques uns des courants littéraires qui le jalonnent, soit le romantisme, le réalisme et le naturalisme.

Selon les traités d'histoire littéraire, le mouvement romantique s'étend de 1820 à 1843, soit de la publication des Méditations poétiques de Lamartine à l'échec des Burgraves de Hugo5 . Dans Le Lys dans la vallée (1836), Balzac

présente, à travers le discours de Félix, narrateur homodiégétique, un personnage féminin des plus romantiques. Femme idéale tant par sa beauté que par sa grandeur d'âme, mère vertueuse aux prises avec un mari despotique et maladif, la comtesse de Mortsauf conçoit l'amour selon la tradition platonicienne qui nourrit les mentalités au XIXe siècle.

En 1857, lorsqu'il publie Madame Bovary, Flaubert, chef de file du courant

réaliste, s'inscrit contre le romanesque6 . Cependant, la philosophie amoureuse de son héroïne est empreinte d'idéaux romantiques. Ce protagoniste féminin très célèbre a d'ailleurs donné son nom à un concept qui se veut une philosophie universelle: le bovarysme. Pour s'évader de la monotonie de son quotidien de petite- bourgeoise de province, Emma rêve d'une vie aristocratique et cultive adultères et objets de luxe. Quoique héroïne réaliste, Emma Bovary a cette propension vers l'idéal propre aux romantiques.

Il faut attendre le naturalisme pour que les romanciers refusent à l'héroïne son rôle de médiatrice entre deux mondes: céleste et terrestre, ou idéal et réel. La volonté d'affranchissement de la femme et du discours amoureux7 se manifeste lorsque Zola affirme au sujet de Gervaise Macquart, héroïne de

5 Voir M. Brix, Éros et littérature: Le discours amoureux en France au XIXe siècle, p. 1.

6 Voir É. Roy-Reverzy, La Mort d'Éros: La mésalliance dans le roman du second XIXe siècle, p. 7. 7 Voir ibid., p. 8.

(12)

L'Assommoir (1877) : « Je dois montrer tout le monde travaillant à sa perte,

d'une façon consciente ou inconsciente8 ». C'est à une véritable déchéance du

personnage féminin que nous assistons. Gervaise, ouvrière blanchisseuse, sombre dans l'alcoolisme et meurt isolée et affamée dans un immeuble insalubre.

Comme nous l'avons mentionné plus haut, le discours amoureux est central chez les écrivains romantiques. Dans le second XIXe siècle, les romanciers réalistes et naturalistes tentent de s'affranchir de la femme9 dans leurs œuvres.

En regard du contexte socio-historique de l'époque, nous nous posons la question principale suivante : Quelle est la philosophie amoureuse des héroïnes Blanche dé MortsauJ, Emma Bovary et Gervaise Macquart, d'où tire-t-elle ses sources, et comment injluence-t-elle le choix de leur époux?

Nous émettons l'hypothèse que les divers aspects de la conception platonicienne de l'amour, tels que le mysticisme amoureux, le christianisme et l'angélisme, en vogue à l'époque romantique, devraient imprégner l'échelle axiologique de Mme de Mortsauf. Ces premiers éléments de réponse entraînent la création de sous-questions. En ce qui a trait à Emma Bovary, nous savons que ses lectures de couventine ont grandement contribué à sa représentation de l'amour, mais nous nous demandons dans quelle mesure la tradition platonicienne influence sa philosophie amoureuse. Quant à Gervaise, d'une part, déterminée par son milieu ouvrier, ses antécédents familiaux et sa condition de femme, que restera-t-il des idéaux romantiques dans son schème axiologique? D'autre part, puisque l'héroïne zolienne devient maîtresse de sa vie

8 Émile Zola cité par Vincent Jouve, L'EfJetpersonnage dans le roman, p. 141.

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professionnelle, peut-on espérer chez elle un quelconque affranchissement des idéaux et une forme de libération de la sujétion conjugale?

En plus de tenter de répondre à ces questions, nous pousserons l'analyse en tentant de découvrir. quels comportements et attitudes la philosophie amoureuse entraîne chez les héroïnes. Le déni de soi et de ses passions, la soumission, l'adultère et la compulsion dans la vertu ou les plaisirs sensuels sont au nombre des refuges de la mal mariée.

En dernier lieu, nous nous demanderons de quelle sanction les auteurs marquent leur héroïne. Leur mort est-elle la conséquence des choix fais en fonction de leur échelle axiologique, de leur philosophie amoureuse ou de leur condition de femme, ou est-elle indépendante de leur volonté? Nous supposons que les personnages féminins auront une part de responsabilité plus ou moins grande dans leur propre [m de vie qui, dans chacun des cas retenus, se déroule dans la douleur.

En somme, nous constatons que pour les trois grands romanciers qui ont marqué leur époque, la propension vers l'idéal qui nourrit la philosophie de l'héroïne est proscrite. Ainsi, le discours sur la femme évolue-t-il au XIXe siècle? C'est ce que nous tenterons de découvrir à travers ce mémoire.

Afm de déterminer les différents aspects de la philosophie amoureuse des héroïnes, nous étudierons premièrement les inscriptions idéologiques, axiologiques et psychologiques transmises dans les textes de notre corpus principal. C'est donc principalement à travers les événements du récit, les propos du narrateur (chez Balzac), le discours direct du personnage sur lui-même (dans le cas de Mme de Morsauf par exemple) et du discours indirect libre

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(chez Flaubert et Zola) que nous découvrirons les fondements de la philosophie amoureuse des personnages féminins étudiés.

Les ouvrages critiques qui traitent du discours amoureux en France au XIXe siècle (Michel Brix, Éros et littérature : Le discours amoureux en France au XIXe siècle), de la psychologie de Madame Bovary (Jules de Gaultier, Le Bovarysme et René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque) et de la représentation de la femme et de l'amour chez Zola (Chantal Bertrand-Jennings,

L'Éros et la femme chez Zola: De la chute au paradis retrouvé) sont des études charnières sur lesquelles nous baserons nos analyses. Ensuite, les traités du XIXe siècle qui ont trait à l'amour et au mariage tels que De l'amour (1822) écrit par Stendhal et Physiologie du mariage (1829) de Balzac serviront à étayer notre étude sur la philosophie amoureuse de personnages féminins ainsi qu'à ancrer historiquement leur schème idéologique.

De plus, afm d'étoffer notre analyse de la psychologie des personnages, nous interrogerons les théories de la psychanalyste américaine Karen Horney. Déjà appliquées à la critique littéraire par le professeur Bernard J. Paris, les études psychanalytiques de Karen Horney apportent beaucoup aux analyses psychologiques des personnages grâce à leur explication de notions telles que le masochisme, le narcissisme et la névrose.

Enfm, le code social de l'époque décrit dans les textes de lois (Code civil) et régi par l'Église mettra en contexte notre étude des mœurs féminines au XIXe siècle.

Dans ce mémoire, nous observerons la destinée tragique de chacune des héroïnes. Afin de déterminer l'origine de leur philosophie amoureuse, nous nous attarderons tout d'abord à leur enfance ainsi qu'à leur éducation. Nous

(15)

déterminerons ensuite quels motifs justifient leur mauvais mariage et comment se déroule leur quotidien d'épouse.

La philosophie de la mal mariée est au cœur de notre réflexion. Puisque l'amour demeure chez Balzac exclu de l'institution du mariage, Mme de Mortsauf trouvera la passion chez son amant. À travers ses rapports avec Félix, elle exposera ses idées à l'égard de la relation amoureuse et du rôle de la femme dans l'amour. Nous verrons que les concepts du platonisme, qui idéalise l'amante et définissent son rôle d'éducatrice et de muse, imprègnent sa philosophie. Nous montrerons également qu'afin que son union ne meure jamais, Mme de Mortsauf la voue au domaine spirituel. Dans le deuxième chapitre, nous verrons qu'Emma Bovary puise sa philosophie amoureuse dans ses lectures sentimentales. Mariée à un homme totalement étranger à la représentation chimérique de l'amour, elle tentera de vivre une vie comme celle des héroïnes de ses romans. Nous expliquerons que sa psychologie, ainsi que tout le roman, se base sur une idée fondamentale: l'illusion. Le bal à la Vaubyessard lui fera croire qu'elle accède, pour un instant, à la vie de châtelaine. Aussi, nous défmirons ce trouble de la personnalité que Jules de Gaultier nomme le bovarysme. Enfin, nous montrerons le narcissisme et l'agressivité d'Emma. Dans le chapitre consacré à Gervaise Macquart, nous verrons qu'à partir du moment où elle accepte d'épouser Coupeau, elle s'abandonne à son plus grand défaut selon Zola: la faiblesse. Comme sa mère le fut pour le père Macquart, Gervaise deviendra la bête de somme de son mari. Fille d'alcooliques, elle banalisera les conséquences de l'ivrognerie de Coupeau. Habituée à se soumettre aux hommes, elle se pliera au harcèlement de son

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ancien amant et elle subira la condamnation de son voisinage. Enfin, abattue par l'hostilité de ses pairs, elle perdra toute volonté.

Par la suite, nous déterminerons les compensations des héroïnes à leur mariage malheureux. Mme Mortsauf trouvera refuge dans la vertu, le soin de ses enfants et le devoir catholique. Emma, elle, s'échappera de son quotidien monotone par le rêve, la lecture, l'achat de babioles, le mysticisme frelaté et l'adultère, tandis que Gervaise se rabattra sur la. nourriture et l'alcool. Elle deviendra paresseuse et ira jusqu'à trouver du réconfort dans la chaleur de la saleté.

Pour terminer, nous nous attarderons à la fin tragique de chacune des héroïnes. « Comme l'aboutissement à l'amour platoniquelO », Mme de Mortsauf

vivra une agonie romanesque. Mais sa mort sera synonyme d'échec. Abandonnée par son amant et trompée par ses idéaux, elle mourra rongée par les regrets. Quant à Mme Bovary, nous verrons que son suicide devient l'illusion ultime après une série de rêves déçus. Ruinée d'espoirs, elle réalisera qu'elle s'est lourdement trompée au sujet des hommes et de sa vie. Enfin, Gervaise vivra une fatale dégénérescence. Ses rêves, bien modestes, seront anéantis sous le poids de la misère ouvrière.

(17)

1.

Blanche

L'héroine balzacienne du roman Le Lys dans la vallée est « solidement

installée dans la réalité sociale de la première moitié du XIXe sièclel l ».

L'éducation dont elle bénéficie, son mariage, son rôle d'épouse et de mère ainsi que sa philosophie amoureuse sont conditionnés par les lois et les mœurs de l'époque.

Blanche est issue d'une lignée aristocratique. Fille unique du duc et de la duchesse de Lenoncourt, elle passe sa jeunesse dans confort et la magnificence de la maison de Lenoncourt-Givry. Quoiqu'elle jouisse du luxe réservé aux nobles, Blanche grandit privée de la tendresse et de l'affection maternelle. cc Le

cœur de ma mère s'est fermé pour moi12 », confie-t-elle pensant à sa triste

enfance. Lorsque le personnage-narrateur Félix rencontre la Duchesse, il la décrit comme cc une femme sèche, froide, calculée, ambitieuse» (Lys, p. 109)

dont l'aigreur contraste avec la bonté de sa fille. La figure maternelle sévère et lointaine ainsi que celle du père absent plus préoccupé par ses fonctions de courtisan que par son rôle paternel constituent un terrain fertile à l'éclosion de cette héroine romantique. La jeunesse difficile des enfants du siècle augmente leur sensibilité. Femme pure aux valeurs authentiques et absolues, Blanche s'oppose, dès son jeune âge, à un monde dégradé qui lui est étranger13 .

Comme la majorité des filles de familles aisées au XIXe siècle, Blanche reçoit au couvent une éducation rudimentaire. La religion tient la première

11 N. Peritz, L'Institution du mariage dans Le Lys dans la vallée et Indiana, p. 10.

12 H. de Balzac, Le Lys dans la vallée, p. 256. Désormais, les renvois à ce livre seront indiqués par

le mot Lys.

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place dans ses études. Comme l'expose Kristina Wingard, Napoléon désire « faire des mères à la France14 » et former des épouses sages et vertueuses. De plus,

puisque l'instruction vise à forger le caractère de femmes dociles, elle est étroite et lacunaire pour ne pas trop éveiller les esprits qui devront obéissance à leur mari. Préserver la pureté de la jeune fille afm de la marier « vierge dans le sens le plus large du mot: vierge de corps, de cœur et d'esprit15 », tel est l'objectif de

l'éducation des demoiselles. Par contre, selon Balzac, elle préparait bien malles jeunes filles à la réalité même du mariage 16 .

La tante de Blanche, Mine de Verneuil, fait partie de la société de Saint-Martin, appelé le Philosophe Inconnu. Familière avec les doctrines mystiques embrassées par les illuminés, la duchesse initie sa nièce aux vertus qui ouvrent la voie vers les mondes divins et guident l'être humain vers « de sublimes destinées» (Lys, p. 65). Le stoïcisme, la prière active et l'amour pur seront, dès lors, les fondements de la philosophie religieuse de Blanche.

Si l'héroïne ne trouve pas chez ses parents l'affection désirée, sa tante lui procure la pleine tendresse tant espérée. Véritable « mère d'adoption17 » pour sa nièce, la duchesse de Verneuil lui offre en cadeau de noces tous ses biens ainsi que le domaine de Clochegourde en échange d'une chambre juste au dessus de la sienne dans le castel. La bonne dame meurt subitement peu après les épousailles de sa protégée en la laissant seule, confrontée à la dure réalité de son mauvais mariage.

14 K. Wingard, Les Problèmes des couples mariés dans La Comédie humaine d'Honoré de Balzac,

p.16.

15 ibid.

16 Voir H. de Balzac, Physiologie du mariage, p. 70.

(19)

2.

Le

mariage

Dans son étude sur les couples mariés de La Comédie humaine, Kristina Wingard affirme que « ce qui rend le mariage particulièrement intéressant chez

lui [Balzac], c'est qu'il le présente toujours dans ses rapports avec les lois et les mœurs de l'époque18 ». Ainsi, comme la majorité des femmes au XIXe siècle,

Blanche épouse jeune un homme plus âgé qu'elle sans avoir le temps nécessaire pour connaître son prétendant. Elle a dix-neuf ans lorsqu'elle épouse le Comte qui en a trente-cinq et paraît, par surcroît, beaucoup plus vieux que son âge. Quoique unie à cet homme par les liens du mariage, Blanche lui demeure étrangère. Le narrateur du Lys décrit ainsi leur relation: « Les âmes de ces deux

êtres ne s'étaient pas plus mariées que leurs corps ( ... ) ils n'avaient échangé ni peines ni plaisirs Il (Lys, p. 308). À l'époque. de Balzac, le peu de temps de

fréquentations accordé aux futurs époux et leur différence d'âge contribuent à la formation d'une union d'où, bien souvent, l'amour est exclu.

Dans les classes aisées, le mariage consiste principalement en une association entre deux familles plutôt qu'en une alliance entre deux individus19•

Généralement, les parents règlent les préparatifs des épousailles de leur progéniture. La jeune fille est choisie en partie en fonction de la valeur de sa dot, et le futur époux doit faire preuve de sa bonne situation fmancière. La façon dont se conclut le mariage entre Blanche de Lenoncourt et le comte de Mortsauf s'inscrit dans la réalité sociale et économique de l'époque. Émigré à la Révolution pour joindre l'armée de Condé, M. de Mortsauf revient en France

18 K. Wingard, Les Problèmes des couples mariés, p. 7. 19 Voir N. Peritz, L'Institution du mariage, p. 13.

(20)

vers 1804 après avoir vécu plusieurs années de misère2o • À son retour, le duc de Lenoncourt lui offre l'hospitalité afin qu'il recouvre la santé. Descendants d'une famille aristocratique de Touraine, les Lenoncourt voient en lui un bon prétendant pour leur fille. Comme cela se produit habituellement à leur époque, ce sont les parents de Blanche qui choisissent celui qui deviendra l'époux de leur fille.

Balzac défend le mariage de raison. Selon lui, la femme doit remplir son rôle d'épouse et de mère tel qu'établi dans les conventions sociales, soit dans le sacrifice et la résignation21 • D'ailleurs, le romancier croit que l'amour entre les conjoints entraîne l'échec de l'alliance. De cette manière, l'absence de sentiments affectifs de Blanche pour M. de Mortsauf la prédispose à un mariage réussi. La jeune femme accepte d'ailleurs facilement son engagement avec le Comte. Le narrateur affirme que Il loin de s'opposer à son mariage avec un

homme âgé de trente-cinq ans, maladif et vieilli, mademoiselle de Lenoncourt en parut heureuse» (Lys, p. 64). En dépit de cette position de l'écrivain devant l'attitude de l'héroïne, en donnant son accord aux épousailles, Blanche devient une victime volontaire du mariage. Par conséquent, elle demeure en partie responsable de son malheur. La voici qui fournit le motif du choix de son époux: «Ai-je été violentée à mon mariage? Il fut décidé par ma sympathie pour les infortunes » (Lys, p. 94). Tout compte fait, quoique l'héroïne du Lys fasse un

20 Voir G. Gemgembre, Honoré de Balzac Le Lys dans la vallée, p. 77.

21 Voir N. Peritz, L'Institution du mariage, p. 27-31. L'auteure expose que, même si Balzac prône

un mariage d'amour dans son ouvrage Physiologie du mariage, un message tout autre se dégage de La Comédie humaine. Dans les textes de Balzac, les mariages ratés de couples qui se sont épousés amoureux abondent. Nina Peritz explique cette contradiction par le changement de pensée du romancier à la fm de l'an 1831. Si le jeune auteur de Physiologie du mariage transmet des idées progressistes, les œuvres de La Comédie humaine écrites après 1832, telles que Le Lys,

(21)

mariage de raison (situation positive selon Balzac), par son consentement, elle devra pleinement assumer les conséquences de sa mauvaise union.

Dans sa remarquable étude sur Le Lys dans la vallée22 , Claude Lachet traite du « dualisme fondamental2~ Il entre les deux formes d'amour qui

coexistent dans le roman. Cette dualité s'exprime sur plusieurs autres plans, dont celui de la relation conjugale. L'opposition entre le comte d~ Mortsauf et sa femme est évidente. Bien sûr, la voix narrative de Félix, l'amoureux de la Comtesse, oriente le discours. Le Lys regorge de dithyrambes sur Mme de Mortsauf, tandis que son mari pâtit sous le réquisitoire du personnage-narrateur. Par contre, M. de Mortsauf ne demeure pas moins un homme malade, maniaque, irresponsable et complètement détruit par l'émigration. Félix décrit le Comte, â cinquante-cinq ans, comme un « loup blanc qui a du sang au

museau, car son nez était enflammé comme celui d'un homme dont la vie est altérée dans ses principes, dont l'estomac est affaibli, dont les humeurs sont viciées par d'anciennes maladies» (Lys, p. 55). L'animal sauvage et carnivore des montagnes incarné en M. de Mortsauf est en parfait contraste avec sa femme-fleur, lys de la vallée, symbole de virginité, de beauté et de pureté24. En somme, Balzac présente des époux complètement antithétiques.

Face à son mari abattu, Blanche tente l'impossible : lui redonner l'estime de lui-même et l'envie de vivre. Félix exprime ainsi la mission que se donne cette femme:

Quoique rien ne soit plus difficile que de rendre heureux un homme qui se sent fautif, la Comtesse tenta cette entreprise digne d'un ange. En un jour, elle devint stoïque. Après être descendue dans l'abîme

22 C. Lachet, Thématique et technique du Lys dans la vallée de Balzac, 237 p. 23 ibid., p. 136.

(22)

d'où elle put voir encore le ciel, elle se voua, pour un seul homme, à la mission qu'embrasse la sœur de charité pour tous; et afin de le réconcilier avec lui-même, elle lui pardonna ce qu'il ne se pardonnait pas. (Lys, p. 66)

En s'engageant ainsi envers son époux, Mme de Mortsauf désire donner un sens à son malheur et répandre sa lumière sur le tempérament sombre de celui qui partage sa vie. Par contre, Blanche ne possède pas le pouvoir alchimique de changer le vil métal en or, et l'espoir a quitté le cœur de son mari depuis déjà bien des années. M. de Mortsauf représente un lourd fardeau à porter, plutôt qu'un fabuleux trésor à découvrir.

Le Lys montre le mariage comme un « lent assassinat

impuni » (Lys, p. 141). En récompense de son dévouement, la Comtesse ne

reçoit qu'humiliation et ingratitude de la part de son époux. Demi-fou et hypocondriaque, le Comte sollicite constamment l'attention et les soins de sa femme. Aux prises avec un mari incompétent, Mme de Mortsauf devient la seule responsable du bien-être de la famille. Son lot consiste à soigner quotidiennement Jacques et Madeleine, ses deux enfants malingres, à satisfaire les caprices du Comte et à administrer la .maison et le domaine de cet homme incapable d'accomplir quelque tâche que ce soit. Le narrateur décrit Blanche comme « une jeune femme pure, irréprochable, malheureuse à ses côtés, vouée aux angoisses de la maternité, sans en voir les plaisirs» (Lys, p. 66). Si la Comtesse ne rencontre qu'angoisses et tourment chez M. de Mortsauf, il n'en sera pas de même au près du jeune homme qui franchit le seuil de Clochegourde. Au plus profond de son âme, cet amoureux romantique lui voue une adoration sans bornes.

(23)

3.

L'amour platonique

Mal mariée, l'héroïne balzacienne se trouve tentée par l'adultère25 • Puisque chez Balzac l'amour demeure exclu de l'institution du mariage, c'est chez l'amant que la Comtesse découvre la passion. Au bal de Tours donné par le duc d'Angoulême, Blanche rencontre Félix, venu y représenter sa famille. Lorsque le jeune Vandenesse aperçoit Mme de Mortsauf, de plus de dix ans son aînée, les épaules blanches de cette beauté l'envoûtent. Animé par une passion volcanique, il se précipite sur le dos de la céleste inconnue et le couvre de baisers. Si ce geste inconvenant marque à jamais la triste vie de la châtelaine, il se grave pour toujours dans le souvenir du jouvenceau.

Obsédé par l'image de cette femme, Félix réussit à accéder à Clochegourde et il devient rapidement un ami de la famille. Son empathie pour le Comte et ses gentillesses avec Jacques et Madeleine lui permettent de multiplier ses visites chez les Mortsauf, et ainsi de frêquenter son « ange adoré» (Lys, p. 244). La

Comtesse voit en Félix un appui envoyé par Dieu pour alléger ses tourments familiaux. Elle exprime clairement ses attentes envers lui au cours d'une importante discussion sur leur relation: « En voyant votre persistance, j'ai cru,

je l'avoue, à quelque dessein du ciel; j'ai cru que j'aurais une âme qui serait à moi seule comme un prêtre est à tous, un cœur où je pourrais épancher mes douleurs quand elles surabondent» (Lys, p. 94). L'amour de Félix ne représente donc pas pour l'héroïne une [m en soi, mais bien un moyen pour l'aider à supporter ses sacrifices d'épouse et de mère.

En échange de sa présence bienfaisante auprès des siens, Blanche accorde à Félix le privilège de l'appeler Henriette, comme le faisait sa tante adorée, cette

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femme qu'elle a le plus aimée. Loin d'offrir à l'élu de son cœur une preuve charnelle de son attachement, l'héroïne ne lui concède qu'une entente implicite de la réciprocité de leurs sentiments. Idéaliste, Henriette propose à Félix ce qui, selon elle, conférera à leur alliance une valeur impérissable: l'union spirituelle. Sans puiser ses sources à la pensée de Platon, le discours amoureux du XIXe siècle se nourrit d'éléments de la tradition néo-platonicienne dans son ensemble26 • La conception platonique de l'amour présente l'union spirituelle comme la voie ultime pour le perfectionnement de l'être humain. Pour Michel Brix, auteur de l'ouvrage Éros et littérature: Le discours amoureux en France au XIXe siècle, «la tradition platonicienne unira l'amour, l'ennoblissement moral, perfectionnement spirituel et la condamnation de la chair27 Il. À l'époque que

représente Balzac, le véritable amour n'appartient donc pas à la terre, mais au ciel, lieu pur et idéal des passions éternelles. Or, bien avant la naissance des enfants du siècle, le lien entre les amants prend une dimension symbolique à l'intérieur du système féodal. Selon Michel Brix, à l'époque médiévale, « c'est la femme qui joue le rôle actif: elle pose les conditions de l'amour, donne les instructions, dirige l'amant sur le chemin du progrès moral et de la rédemption28 ». Le lien qui unit Félix et Henriette s'apparente à celui du

seigneur et de son vassal aux temps féodaux. Comme le dicte le code courtois, Félix soumet son amour aux conditions d'Henriette qui règne sur le jouvenceau. Les idéaux platoniciens imprègnent les mentalités à l'époque médiévale tout comme au XIXe siècle. De là, l'éthique courtoise, par la relation qu'elle présente entre le chevalier et sa dame, élève l'amour à des rangs supérieurs. D'ailleurs, le

26 M. Brix, Éros et littérature: Le discours amoureux en France au XIXe siècle, p. 6. 27 Ibid, p. 27.

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code lyrique établit par les poètes de la fin du Moyen Âge, principalement Dante et Pétrarque, inspire les écrivains romantiques29 • Dans Le Lys dans la vallée, la tradition courtoise apparaît de façon explicite. Félix décrit sa relation amoureuse comme une « passion qui recommençait le Moyen Âge et rappelait la

chevalerie» (Lys, p. 221). De plus, ce héros se présente comme le « cerf de Cloche gourde » (Lys, p. 107). Henriette souhaite recommencer la Il Laure de

Pétrarque » (Lys, p. 94) à travers ses rapports avec le jeune Vandenesse. Ainsi donc, la tradition courtoise qui véhicule des idéaux platoniciens se trouve célébrée dans le discours sentimental des personnages du Lys dans la vallée.

Lorsqu'il revient de son premier séjours à Paris, elle lui indique comment il doit l'aimer: Il Saintement, à jamais, comme une vierge Marie, une sœur, une

mère, chevaleresquement et sans espoir» (Lys, p. 187). De cette façon, le roman de Balzac montre une héroïne qui tient les rênes de sa relation amoureuse. Quant à Félix, héros parfait de sensibilité et de mélancolie, il se laisse imprégner de la beauté environnante, celle de sa rriuse dans sa magnifique vallée.

La nature est au cœur de l'art romantique. Animé par le souffle de Dieu, le paysage «s'harmonise avec les sentiments de l'homme30». Henriette est en

symbiose avec la nature31 • Ses états d'âmes projettent leur reflet sur les paysages qui l'entourent. Nombre de critiques du Lys, dont Angela Ion, auteure de l'article Le Langage des fleurs et des choses muettes dans Le Lys dans la vallée, comparent la nature aux sentiments des amants; comme si, pour les

29 Voir ibid., p. 43 et 204.

30 G. Gengembre, Le Romantisme, p. 12. 31 id., Honoré de Balzac, p. 73.

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amoureux, s'éblouir de ses beautés remplaçait la satisfaction de se témoigner leur adoration. Félix décrit ainsi un moment dans l'intimité de sa femme-fleur:

Combien de fois déjà n'étions-nous pas demeurés silencieux, occupés à regarder un effet de soleil dans la prairie, des nuées dans un ciel gris, les collines vaporeuses, ou les tremblements de la lune dans les pierreries de la rivière, sans nous dire autre chose que: -La nuit est belle! (Lys, p. 77)

Le héros romantique du Lys contemple le paysage comme il admire la femme qu'il aime, cette perfection de la nature.

Le désir du Beau est un des concepts principaux de la pensée platonicienne. L'artiste romantique souhaite atteindre l'idéal, et ainsi se rapprocher de Dieu32 • À travers la femme, médiatrice entre le ciel et la terre, l'homme peut s'élever vers des sphères supérieures. Dans Le Lys, le discours du personnage-narrateur idéalise l'héroïne. Les qualificatifs qui la dessinent de manière élogieuse abondent. Félix décrit Henriette comme cc une

idole» (Lys, p. 52) cc magnifiquement belle » (Lys, p. 53), cc noble jusque dans les

replis de son cœur» (Lys, p. 271), à la « voix d'or» (Lys, p. 43), au « céleste

visage» (Lys, p. 238) et au « dos d'amour» (Lys, p. 34). L'amour de Félix pour sa femme sublime, telle l'inspiration d'un poète, le convie en des lieux célestes où règnent beauté et félicité. Henriette manifeste cette propension vers l'idéal propre aux artistes et aux amants romantiques. Elle souhaite incarner la perfection. Par sa douceur, sa bonté et sa générosité, elle se veut digne de représenter la splendeur de Dieu. Dans l'importante étude Le Mariage et l'amour dans l'œuvre romanesque d'Honoré de Balzac d'Arlette Michel, il est

affirmé : « recommencer Laure ou Béatrix, comme la Comtesse se le propose,

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c'est incarner, réaliser en soi l'absolu même de l'amour33 ». Quoique cette quête

du sublime soit une noble mission, tenter de devenir une muse, inspiratrice et symbole de perfection divine, traduit une forme de narcissisme. Pour la psychanalyste Karen Horney, le narcissisme est « le fait de se sentir identifié au moi idéalisé34 ». En désirant «recommencer» (Lys, p. 94) la Laure de Pétrarque,

Henriette montre qu'elle s'identifie à ces femmes idéales qui ont survécu aux siècles. Pour cette raison, son attitude demeure narcissique. Par ailleurs, Laure et Béatrice appartiennent à la littérature. Vouloir leur ressembler, c'est personnifier Mme Bovary avant la lettre35 • Si la célèbre héroïne de Flaubert s'inspire de ses lectures sentimentales pour concevoir le monde, la comtesse de Mortsauf tire de sa noble éducation les préceptes qu'elle tentera d'inculquer à son nouveau protégé.

La fascination pour le modèle platonicien, qui favorise le culte de la femme, encourage la création de personnages littéraires féminins dignes de cette admiration. Mme Arnoux et Mme de Rênal en sont de célèbres exemples. Par amour pour un jeune homme qui fait ses premiers pas dans la vie amoureuse, politique et sociale, la femme inspiratrice devient l'initiatrice. Elle est généralement plus âgée, « plus mûre et plus avancée dans la société36 » que son

amant, et devient une deuxième mère pour lui : elle le dirige et le protège37 • Tel est d'ailleurs le profIl de l'héroïne du Lys. Avant le premier départ de Félix pour Paris, la Comtesse s'entretient avec lui et assume son rôle d'éducatrice et de mère en lui disant: « Permettez-moi de vous donner quelques enseignements de

33 A. Michel, Le Mariage et l'amour, p. 862.

34 Y. Brés, Freud et la psychanalyse américaine Karen Horney, p. 157.

35 Voir M. Brix, Éros et littérature, p. 207. Nous reviendrons sur le narcissisme et Mme Bovary dans

le chapitre suivant consacré à cette héroine.

36 ibid., p. 109.

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mère à fils» (Lys, p. 147). Armé des recommandations de Mme de Mortsauf, Félix fait son entrée dans le monde. Afin de bien préparer le jeune homme à la vie politique, la Comtesse lui écrit une longue lettre qui renferme ses nombreux principes de vie. Elle y développe sa « théorie des devoirs » (Lys, p. 155), formule des maximes et prodigue des conseils. Pour Mme de Mortsauf, le bonheur individuel est une « doctrine fatale » (Lys, p. 154). La pensée chrétienne baigne

les préceptes de cette égérie qui propose à Félix de « ne se rien permette contre sa conscience» (Lys, p. 156) et de « s'oublier réellement li (Lys, p. 157) en public

comme le commande une attitude charitable. Henriette se base donc sur des idées religieuses et spirituelles38 pour remplir son rôle d'initiatrice aux notions

politiques et sociales à connaître pour réussir dans la société de Louis XVIII. Pour Gérard Gengembre, les codes aristocratiques et les vertus de la chevalerie imprègnent également le discours didactique de la Comtesse. D'après lui, cette influence entraîne Henriette à porter un regard faux sur le monde39 •

Effectivement, en parlant des valeurs aristocratiques qui lui ont été inculquées et des règles de politesse auxquelles elle se conforme, l'héroïne affIrme: « Vous trouverez peut-être que ma jurisprudence sent un peu la cour et les enseignements que j'ai reçus ( ... ) j'attache la plus grande importance à cette instruction li (Lys, p. 156). La Comtesse, dont la mentalité demeure

profondément ancrée dans la société que présente Balzac, partage la passion des romantiques pour le Moyen Âge tout comme leur goût de la France d'avant la Révolution40 et de ses valeurs conservatrices.

38 Voir G. Gengembre, Honoré de Balzac, p. 57. 39 Voir ibid., p. 58.

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Mme de Mortsauf correspond au modèle de la femme mariée vertueuse valorisé depuis l'Empire. Faute de pouvoir devenir une amante complète, elle fournit une éducation sentimentale au jeune homme dont elle s'éprend. Par contre, derrière le voile de l'altruisme se cache. un puissant désir captatif. En conseillant à Félix de rester libre et de ne se marier Il ni avec l'Église, ni avec

une femme » (Lys, p. 103), Henriette nourrit secrètement pour lui un projet de mariage avec sa fille. Pour arriver à ses fins, elle lui recommande de fuir les jeunes femmes (Lys, p. 165) en prétextant leur caractère dominant et manipulateur. En fait, cette conSIgne ne vise qu'à éloigner le jouvenceau des demoiselles dont l'emprise risquerait de lui soutirer la présence et les attentions exclusives. Ainsi, la soi-disant éducation sentimentale prodiguée par la Comtesse masque un profond besoin de contrôle de l'Autre. Elle vise à garder un homme avec lequel elle ne peut s'engager. La généreuse leçon de cette platonique maîtresse dissimule donc une réelle forme d'égoïsme. Or, elle défmit elle-méme le projet matrimonial qu'elle entretient pour sa fille comme Il la

preuve d'un despotique amour» (Lys, p. 316) pour Félix. Néanmoins, l'amoureux ne semble pas se soucier des manipulations de sa conseillère. Pour lui, Mme de Mortsaufpossède l'aspect tout comme le cœur d'un ange.

La quéte de l'amour éternel à travers celui de la femme idéale ouvre la voie à toute une dimension mystique dans Le Lys dans la vallée. Souhaitant que leur union ne meure jamais, Henriette et Félix la vouent au domaine spirituel. Par le faitméme, l'âme devient la figure centrale de cette liaison. En effet, le jeune héros affirme que ce qui l'attache à la chaste femme dont il est épris est un Il divin amour qui ne satisfaisait que l'âme» (Lys, p. 149). Nous assistons

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donc aux « fiançailles de l'âme» (Lys, p. 98) des deux personnages principaux

du roman, pour qui amour rime avec sainteté.

Balzac crée une héroïne dont les concepts religieux imprègnent la philosophie amoureuse. Henriette désire non seulement être aimée Il.saintement ( ... ) comme une vierge Marie» (Lys, p. 187), mais encore elle considère Dieu comme son Il bien aimé» (Lys, p. 315). Pour elle, la volonté du Tout-Puissant se manifeste dans chacune des sphères de sa vie. En outre, le narrateur compare souvent la Comtesse à une sainte: Il Laisse-moi t'adorer! sainte, trois fois sainte» (Le Lys, p. 199), la supplie-t-il. Henriette incarne à la perfection les valeurs chrétienne de bonté, de piété et de charité.

Arlette Michel qualifie la vision spirituelle de la Comtesse de Il catholicisme teinté de martinisme : Saint-Martin est nourri de néo-platonicisme41 ». Pour sa

part, Michel Brix propose la sublimation de l'amour dans la religion et la prière comme les principales idées dont la Comtesse s'inspire chez Saint-Martin42 •

Effectivement, le narrateur du Lys traite de l'influence du Philosophe Inconnu en

parlant de la philosophie amoureuse de l'héroïne :

Elle avait la certitude religieuse de pouvoir aimer un frère, sans offenser ni Dieu ni les hommes; qu'il y avait quelque douceur à faire de ce culte une image réelle de l'amour divin, qui, selon son bon Saint-Martin, est la vie du monde. (Lys, p. 115-116)

Tout compte fait, la droite Henriette fait face à son amour pour Félix munie des enseignements mystiques de la société sainte à laquelle appartenait sa tante.

Certains avancent que la conception que la Comtesse se fait de l'amour, tel une forme de dépassement, tire ses origines de Saint-Martin ainsi que du

41 A. Michel, Le Mariage et l'amour, p. 862. 42 Voit M. Brix, Éros et la littérature, p. 204.

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Cantique des cantiques qui, d'ailleurs, inspire l'écriture du Lys43. Dans son

article « Le Lys dans la vallée livre scellé Il, Anne-Marie Baron affirme avec

raison que Balzac cite explicitement le texte biblique dans son roman lorsqu'il écrit: « La nature s'était parée comme une femme allant à la rencontre du

bien-aimé44 Il. De plus, l'auteure rappelle l'inspiration du Cantique des cantiques à

propos du thème de l'initiation spirituelle dans Le Lys. La mention de ce texte

de l'Écriture sainte se lit dans le roman lorsque le narrateur déclare : « Il était

impossible de ne pas écouter la voix de l'éternel Cantique des cantiques par lequel la nature convie ses créatures à l'amour» (Lys, p. 75). D'autre part, l'idée de lumière auquel fait référence le Philosophe inconnu sous-tend un processus

d'élévation spirituelle à travers la relation amoureuse. En exaltant les sentiments qu'elle éprouve pour Félix dans le but de les rendre semblables à la lumière, Henriette utilise son amour pour renforcer son courage face à la douleur et renouveler ses vertus chrétiennes45. Réflexion faite, d'autres récits anciens servent à construire la philosophie amoureuse de l'héroïne.

Le mythe de l'androgyne, raconté par Aristophane dans le Banquet de

Platon, expose le manque essentiel comme principal moteur de la passion amoureuse. Selon cette allégorie, les premiers êtres humains androgynes possédaient des organes sexuels mâles et femelles. À cause de let;tr orgueil, ils auraient été punis par Zeus et scindés en deux. L'amour serait ainsi apparu dans le cœur des êtres humains qui, à la recherche de la fraction complémentaire d'eux-mêmes, tenteraient depuis de reconstituer l'être

43 Voir A-M. Baron,« Le Lys dans la vallée, livre scellé " p. 47. 44 ibid.

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originel46 . Voilà pourquoi l'amour, d'après cette célèbre légende, se défmit comme la quête d'un état de plénitude perdue.

Les reprêsentations du mythe de l'androgyne, partie intêgrante de la conception platonicienne de l'amour, abondent dans Le Lys. Inspiré par Henriette, Félix décrit leur couple comme la rencontre de « deux âmes libres qui se plaisaient à former idéalement cette merveilleuse créature rêvêe par Platon» (Lys, p. 201). De plus, pour le jeune homme, la Comtesse et lui sont deux êtres quasi identiques provenant d'une même origine, tels des « jumeaux

du même sein» (Lys, p. 87). Ainsi donc, Félix et Henriette se conçoivent comme des amouréux platoniciens dont les âmes fusionnées rappellent l'androgyne primitif. Cette créature céleste n'est pas la seule à laquelle Félix fait référence pour décrire sa relation avec la Comtesse. IlIa compare fréquemment à l'ange, cet être sacré47 • En effet, Henriette est à maintes reprises décrite comme un « ange au cœur pur» (Lys, p. 168). En somme, mise en parallèle avec une figure asexuée du domaine du sublime, la parfaite héroïne de beauté et de bonté du roman de Balzac ne peut que dégager la pureté.

La réalisation de l'amour platonique au XIXe siècle nécessite une passion chaste et pure. De manière pragmatique, d'une part, cette idée s'inscrit dans le contexte social de l'époque où la transmission des biens se fait par héritage48 •

Avant le mariage, ces nobles idéaux visent à préserver la virginité de la femme, tandis qu'après les épousailles, l'assurance de la fidélité de l'épouse garantit au mari la légitimité des futurs héritiers. Afin de préserver les liens du sang, la femme mariée se doit donc de résister à toute tentation charnelle hors des liens

46 Voir ibid., p. 25. 47 Voir ibid., p. 194.

48 Voir M.-L. Swiderski, • L'Amour interdit ou la femme entre. nature. et condition féminines., p. 154.

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matrimoniaux. D'autre part, l'Église catholique, qui exerce une forte influence sur les mentalités de l'époque, proscrit les plaisirs de la chair. Même dans le mariage, seule institution où la femme peut accomplir l'acte sexuel, le désir et la volupté doivent demeurer exclus des rapports entre les partenaires. Se soumettre à la volonté de son mari et agIr par devoir: tel est le lot de la gardienne de la famille. De plus, le Code civil punit sévèrement la femme mariée infidèle. Reconnue coupable d'adultère, elle est passible de deux ans de prison49 • Dans l'ensemble, la loi condamne les liaisons extraconjugales non seulement interdites par la morale et la loi, mais aussi par la religion.

Pierre Fauchery aborde la question de la condition de la femme soumise à la glorification du sacrifice et aux tabous des satisfactions sexuelles dans son ouvrage La Destinée féminine dans le roman européen du dix-huitième siècle.

D'après lui, «l'idéalisme romantique exalte la femme, mais la dissout en tant qu'être de chair50 ». À ce propos, nous constatons que l'idéal platonicien

empêche la réalisation de l'amour dans le monde concret, en proposant de l'élever pour le rendre le plus pur possible. Balzac inscrit parfaitement Mme de Mortsauf dans la réalité du siècle qu'il présente. La philosophie amoureuse de cette femme idéaliste et passionnée épouse les idéaux platoniciens de la société de son temps. Son sens du devoir et ses valeurs d'honnêteté et de droiture lui interdisent l'adultère, tandis que l'ardente croyante en elle respecte à la lettre l'obligation de chasteté imposée par l'Église. Baignée dans les concepts religieux et moraux sévères, la Comtesse adhère donc parfaitement aux idées qui contraignent les plaisirs sensuels. À notre avis, Henriette considère l'acte sexuel

49 L. Hunt, • Révolution française et vie. privée », p. 39.

50 P. Fauchery, La Destinée féminine dans le roman européen du dix-huitième siècle,

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comme un geste sacré. Il doit avoir lieu entre deux êtres amoureux dont les liens sont bénis par Dieu. Par conséquent, le seul homme qui pourrait lui faire connaître les plaisirs de la chair demeure son mari. Cependant, son manque d'amour pour lui l'empêche de goûter ces voluptés. Effectivement, dans sa lettre posthume, elle avoue son innocence en matière de sexualité:« Le mariage m'avait laissée dans l'ignorance qui donne à l'âme des jeunes filles la beauté des anges. J'étais mère, il est vrai; mais l'amour ne m'avait point environnée de ses plaisirs permis» (Lys, p.311). De la même manière, son époux parle d'elle comme d'une femme «niaise comme un enfant» (Lys, p. 237). Mariée à un homme détestable, elle se voit écartée des plaisirs de la sensualité.

Le fait de ne pas être mariée à Félix soumet Henriette à une nouvelle contrainte. Quoiqu'elle l'aime, sa morale et celle de sa société lui interdisent l'adultère. Elle affirme au jeune homme: « Je ne puis être la source de vos

plaisirs» (Lys, p. 149) et lui accorde de ne toucher de son corps que le dessus de sa main, et ce, uniquement lorsqu'elle la lui tend. Le soupirant garde donc comme seul plaisir permis la contemplation de son Lys, vêtu de blanc, parfait symbole de chasteté. Quant à Henriette, elle porte le poids de cette absolue blancheur.

4.

La

vertu excessive

Dans L'Éros balzacien, Pierre Danger propose que tout concourt à exalter le narcissisme chez la femme dans la société française de l'êpoque de Balzac:

La solitude imposée à la petite fille et à l'adolescente jusqu'à son entrée dans le monde, cet univers cloîtré des couvents et des pensionnats, la promiscuité, l'oisiveté ou l'insignifiance des activités qui lui sont proposées favorisent une attention précoce portée à

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soi-même, une surévaluation fantasmatique de sa personne51 •

De son côté, la psychanalyste américaine Karen Horney traite des facteurs culturels de la névrose. Pour elle, les comportements de la femme s'expliquent à

partir de son expérience dans une société donnée52 • Dans le cas de l'étude du personnage de Mme de Mortsauf, nous considérons que les éléments idéologiques du contexte culturel et social que présente Balzac sont indissociables de la formation de sa philosophie. Nous trouvons donc intéressant d'appliquer les constatations de Karen Horney à ce personnage de fiction. La psychanalyste considêre le processus d'auto-idéalisation, c'est à dire lorsque « le vrai moi53 » n'est pas à la hauteur des aspirations du « moi

idéalisé54 », comme l'essence même de toute névrose. Or, l'héroïne du Lys dans

la vallée manifeste cette propension à l'idéal propre aux êtres névrosés. Non

seulement Henriette reconnaît la pluralité de ses identités lorsqu'elle confie: « Je sens bien des moi en moi )) (Lys, p. 215), mais elle sait aussi que se

cache en elle une femme passionnée. La déclaration à Félix dans sa lettre posthume le prouve: « Ne vous avais-je pas dit que j'étais jalouse, mais jalouse à mourir?)) (Lys, p. 311). Elle ajoute: « Vous souvenez-vous encore aujourd'hui de vos baisers? ils ont dominé ma vie, ils ont sillonné mon âme; l'ardeur de votre sang a réveillé l'ardeur du mien )) (Lys, p. 311). Cependant, malgré la soif de vie qui la dévore, Henriette demeure fidèle à son idéal: celui d'une femme

« chrétienne, épouse et mère )) (Lys, p. 258). En somme, Balzac présente une

Comtesse irrépréhensible, déchirée entre sa passion pour Félix et ses devoirs

51 P. Danger, L'Éros balzacien, p. 129.

52 Y. Brés, Freud et la psychanalyse américaine Karen Horney, p. 29~31.

53 ibid., p. 155. 54 ibid.

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familiaux, mais qui demeure vertueuse toute sa vie, et ce, au prix même de son bonheur.

Pour Horney, l'image idéalisée est liée au « système d'orguei155 )) de

l'individu. Du reste, nous remarquons que l'orgueil est un des principaux traits de caractère du personnage d'Henriette. Dans la tempête de son malheur, elle considère cette attitude comme une bouée de secours, comme le dernier matelot qu'il lui reste après avoir perdu l'équipage de ses rêves. Notamment, sa fierté lui permet de rester parfaite, de ne commettre aucun impair, de n'avoir aucune

faille et ainsi, de ne jamais fournir à son mari l'occasion de lui reprocher sa conduite. Elle justifie auprès de Félix son refus de s'abandonner aux voluptés de l'amour en disant:

Eh! mon ami, songez donc en quel enfer je tomberais si je donnais à cet être sans pitié (son mari), comme le sont tous les gens faibles, le droit de me mépriser? Je ne supporterais pas un soupçon! La pureté de ma conduite fait ma force. (Lys, p. 145)

C'est ce type de réflexion qui fait dire à Michel Brix en parlant de Raphaël, selon lui le plus stendhalien des héros de Balzac, que « les vanités sont la moitié de l'amour56 )). Quoiqu'elle lui cause préjudice, cette haute opinion d'elle-même permet à la Comtesse de continuer à porter le lourd fardeau de sa vie familiale le cœur appesanti par les désirs inassouvis. Henriette n'est cependant pas dupe de la double contrainte qu'elle s'impose. Rester pure en ne franchissant pas les limites que lui impose son mariage l'oblige à subir les pires tourments dont son mari l'afflige. Consciente du piège dans lequel elle se trouve, elle mesure l'ampleur du désastre de sa vie. Pour se donner bonne conscience, elle s'accroche à la seule conduite personnelle qu'elle puisse contrôler: sa vertu.

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Dans les affres de l'humiliation conjugale, elle garde la tête haute et une rêputation intacte: elle demeure li une irrêprochable êpouse» (Lys, p. 123).

Soigner ses enfants devient son point d'honneur. En chrêtienne exemplaire, elle suit la li bonne voie» (Lys, p. 246) et accepte la souffrance comme partie

intêgrante de sa vie.

li Le masochisme se dêfinit habituellement comme la recherche, par la

souffrance, d'une satisfaction sexuelle57». Cette dêfmition de Freud a êtê

amendêe par de nombreux chercheurs par la suite. Par exemple, Karen Horney appelle masochisme le li besoin compulsif d'être parfait58 » dans le but d'obtenir

des témoignages d'affection et d'intérêt, d'apaiser l'angoisse et d'obtenir un sentiment de sécurité59 • René Girard, lui, définit le comportement déviant comme li ce vers quoi tend tout désir métaphysique60». En observant le

personnage d'Henriette à la lumière d'études sur les comportements humains, nous constatons qu'elle arbore plusieurs traits distinctifs des individus masochistes. Son ambition d'être une mère, une épouse et une inspiratrice irréprochable, combinée au désir de profiter d'une relation exclusivement spirituelle avec Félix, fait d'elle une candidate de tout premier plan à la névrose. Cité par Karen Horney, Franz Alexander affirme que les masochistes acceptent d'endurer des peines li parce qu'ils croient pouvoir laisser vivre certaines

pulsions défendues en payant leur existence au moyen de la souffrance61 Il.

Cette constatation s'applique au personnage de Mme de Mortsauf. Cette femme de parole et d'honneur au surmoi fort développé, se reproche son amour

56 M. Brix, Éros et littérature, p. 196.

57 K. Horney, Voies nouvelles en psychanalyse : une critique de la théorie freudienne, p. 20l.

58 ibid., p. 219.

59 Voir ibid., p. 205-209.

60 R. Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, p. 185. 61 ibid., p. 202.

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illégitime pour Félix. Même si elle ne donne pas libre cours à ses dêsirs physiques, Henriette les considère comme des péchés. À la fin de sa vie, elle en demânde pardon à son mari :

Quoique je sois demeurée vertueuse selon les lois humaines, que j'aie été pour vous une épouse irréprochable, souvent des pensées, involontaires ou volontaires, on traversê mon cœur, et j'ai peur en ce moment de les avoir trop accueillies. (Lys, p. 304)

Les propos de Mme de Mortsauf montrent que l'exaltation romanesque, tout comme les pensées inconvenantes, même si elles ne se concrétisent pas, sont, en plus d'être proscrites, considérées comme des fautes pour l'épouse du temps que présente Balzac.

Par ses observations de la société américaine des années trente, Karen Horney considère le phénomène du rachat des fautes par la souffrance comme un constituant essentiel du schème idéologique chrétien62 • Balzac présente une héroïne dont la philosophie illustre bien cette idée. En effet, Henriette perçoit ses souffrances conjugales comme une punition infligée par Dieu pour ses désirs illicites. Elle affirme que « Dieu ( ... ) mêle de l'amertume à celles (affections) vers lesquelles m'entraînait un penchant dangereux» (Lys, p. 240). De surcroît, elle espère pouvoir payer par le tourment le prix de son affection

pour Félix. Pour tout dire, Henriette croit à l'épreuve purificatrice, au supplice rédemPteur et à la peine qui élève, pousse vers le ciel et donne accès au paradis. À souffrir pour préserver sa vertu, Mme de Mortsauf fait songer aux célèbres martyres chrétiennes.

À plusieurs reprises dans le roman, l'hêroïne du Lys se défmit comme une martyre. D'ailleurs, selon Karen Horney, les êtres qui jouent le rôle de martyr

(39)

sont typiquement masochistes. En bonne chrétienne, Henriette se résigne au malheur et considère son « martyr mérité» (Lys, p. 253). Pour elle, la vie se

compare à un chemin épineux sur lequel « la douleur est infinie (et) la joie a des

limites » (Lys, p. 144). Enfin, nous décelons à travers cette sympathie pour le tourment une forme de complaisance dans le malheur. En réalité, la Comtesse ne souffre pas pour avoir refusé d'abjurer la foi chrétienne, elle se donne elle-même pour persécutée. Accepter la souffrance et faire preuve de stoïcisme n'est pas en soi une attitude névrosée, mais éprouver des satisfactions sous la torture est un phénomène déviant. Pierre Danger traite du « délire

masochiste63 » chez les héroïnes balzaciennes et de sa manifestation dans la

Il volupté dans la souffrance, dans la répulsion surmontée, dans la

soumission64 ». Faute de goûter aux plaisirs sexuels, Henriette trouve les

douceurs sensuelles recherchées dans le supplice. Quant à Félix, plus perméable aux tentations charnelles que son amante platonique, il écoute la voix de ses sens et se laisse envoûter par l'érotique Lady Dudley. Lorsque la Comtesse réalise que la jalousie s'est emparée d'elle, elle lui confie: Il J'ai trouvé

goût aux pénitences infligées par l'Église» (Lys, p. 257). De plus, dans sa lettre posthume, Mme de Mortsauf avoue qu'il est possible d'éprouver «d'excessives voluptés à se sentir brisée par celui qu'on aime » (Lys, p. 310). Enfin, avec pour

credo les paroles de Saint Jean: Il souffrir, croire, aimer65 », Henriette [mit par

croire

qu'il faut

aimer souffrir.

Avec les sens ainsi ligotés par ses croyances, les seuls êtres qui pourront bénéficier de sa tendresse seront son fIls et sa fille.

63 P. Danger, Éros balzacien, p. 149.

64 ibid.

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Pour Kristina Wingard, la mère dans l'œuvre balzacienne ne peut considérer l'amour en dehors de celui qu'elle porte à ses enfants66 . La progéniture d'une femme étant intimement liée à ses sentiments affectifs, Mme de Mortsauf, .comme l'affirme Claude Lachet, utilise sa maternité comme « bouclier pour la défendre contre les tentations67 )). Effectivement, Jacques et Madeleine jouent le rôle de chaperons lors des promenades romantiques d'Henriette et de Félix. En présence de son amant, la Comtesse veille à garder sa progéniture près d'elle, comme pour lui rappeler ses engagements envers elle. D'ailleurs, ses enfants deviennent son principal motif pour ne pas abandonner son malheureux destin à Clochegourde contre une vie d'amour avec Félix. Reste qu'à l'époque où Balzac situe son roman, le Code civil donne au père tous les droits en regard de ses enfants. Par conséquent, l'héroïne du romancier considère impensable de laisser ses deux chérubins aux mains d'un homme à demi-fou. Pour protéger de leur père son flis et sa fille, Mme de Mortsauf leur sacrifie donc son union avec Félix et, par le fait même, son bonheur.

Chez Balzac, l'amour est lié à la maternité68 • Mère par excellence, Mme de Mortsauf irradie l'amour maternel. Dès sa première rencontre avec Henriette, Félix remarque qu'" « excepté ses enfants, elle ne regardait personne». Autant

dire que

regarder

équivaut ici à

aimer

ou à tout le moins à

considérer,

De cette façon, c'est par le sentiment maternel que la Comtesse manifeste son affection pour Félix et s'autorise à l'aimer. Le personnage-narrateur aborde ainsi la réaction d'Henriette dès leur première rencontre à Clochegourde : « Peut-être me donnait-elle quatorze ans. Ce fut, comme je le sus depuis, le second lien qui

66 Voir K. Wingard, Les Problèmes des couples mariés, p. 106-108. 67 ibid., p. 100.

(41)

l'attacha SI fort à moi. Je lus dans son âme. Sa maternité

tressaillit» (Lys, p. 57). Constatons que l'apparence juvénile de Félix. joue à son avantage pour séduire la Comtesse. Grâce à cette image, le jeune homme peut espérer recevoir l'attention de la. femme qui n'éprouve que des Il affections

permises» (Lys, p. 240). Ainsi, le héros du Lys se voit devenir le

Il fils » (Lys, p. 178) de Mme de Mortsauf qui, à partir de sa première visite chez

elle, Il l'enveloppe dans les protections nourricières» (Lys, p. 110). Enfm, faute

de pouvoir offrir à Félix toute l'affection qu'elle éprouve pour lui, Henriette prend d'assaut Jacques et Madeleine et déverse sur eux ses sentiments. Par exemple, après avoir avoué au jeune homme le bonheur de le trouver près d'elle, elle enlace son fils, « le reçut et le garda sur elle avec la force que prête l'excès

des voluptés, et ce fut des baisers, des caresses sans fm» (Lys, p. 134). Dans ce passage, Mme de Mortsauf adopte envers Jacques un comportement qui rappelle les gestes réservés aux amants. Toutefois, sa progéniture ne sera pas le seul obstacle à sa relation avec Félix, ni l'unique appui qu'elle trouvera pour épancher ses sentiments. Dans sa quête de vertu, Henriette se tournera aussi vers Dieu.

La comtesse de Mortsauf possède la force de sublimer son penchant pour Félix en affection pour ses enfants et en adoration de Dieu sans avoir besoin de concrétiser son amour. En évoquant la bonté qui emplit le cœur de la Comtesse, le narrateur affirme: « Elle vivait du sentiment même, comme une sainte avec

Dieu» (Lys, p. 203). Pour tout dire, la foi religieuse compense le manque amoureux de l'héroïne du Lys tout comme elle inspire chacune de ses pensées. Dieu omniscient règne sur la vie d'Henriette. Dans son esprit, il guette et protège ses moindre faits et gestes. Plutôt que de trouver du réconfort dans la

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