• Aucun résultat trouvé

La pénétration de la monnaie de carte dans l'espace rural laurentien (1685-1743)

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "La pénétration de la monnaie de carte dans l'espace rural laurentien (1685-1743)"

Copied!
134
0
0

Texte intégral

(1)

© Emmanuel Bernier, 2020

La pénétration de la monnaie de carte dans

l'espace rural laurentien (1685-174

3)

Mémoire

Emmanuel Bernier

Maîtrise en histoire - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

(2)

La pénétration de la monnaie de carte dans

l’espace rural laurentien (1685-1743)

Mémoire

Emmanuel Bernier

Sous la direction de :

(3)

ii Résumé

L’intendant Jacques de Meulles crée la monnaie de carte en 1685 pour pallier un manque de numéraire dans la vallée du Saint-Laurent. Cette expérience monétaire qui ne devait durer qu’une saison allait bientôt être appelée à se renouveler d’année en année pour devenir un élément incontournable dans l’économie canadienne jusqu’à la fin du Régime français, et ce hormis une éclipse de 1720 à 1729. Par l’étude de neuf greffes de notaires ruraux de la Côte-de-Beaupré et de la Côte-du-Sud de 1685 à 1743, nous avons tenté de comprendre les paramètres régissant la circulation de cet instrument d’échange. Comme toute monnaie parallèle – c’est-à-dire une devise évoluant en marge de la monnaie nationale –, les « cartes » sont caractérisées par une pluralité de cloisonnements qui circonscrivent son utilisation et définissent une communauté de paiement assez bien délimitée. L’analyse sérielle de quelque 5000 actes notariés impliquant des transactions en argent a montré que ces cloisonnements concernent d’abord l’espace – la monnaie de carte pénètre davantage dans les paroisses plus proches du lieu d’émission de Québec, souvent plus anciennes –, mais aussi le temps, l’état de la colonisation, les usages et le sexe et l’âge des utilisateurs.

(4)

iii

Table des matières

Résumé ... ii

Table des matières ... iii

Liste des figures ... v

Remerciements ... viii

Introduction ... 1

Problématique et hypothèse ... 2

Bilan historiographique ... 4

La monnaie ... 5

Les échanges dans le Québec rural préindustriel... 8

L’occupation du territoire laurentien : entre campagne, ville et monde atlantique ... 10

Les sources ... 12

Méthode ... 18

Plan du mémoire ... 19

Chapitre 1 : La monnaie de carte dans l’économie-monde atlantique ... 20

1.1 Des débuts à la crise (1685-1712) ... 25

1.2 1713-1719 : rien ne va plus ... 34

1.3 Retour et marginalisation de la monnaie de carte (1729-1759)... 40

(5)

iv

Chapitre 2 : La pénétration de la monnaie de carte dans l’espace rural laurentien : le cas de

la Côte-de-Beaupré et de la Côte-du-Sud (1685-1743) ... 50

2.1 La monnaie de carte sous de Meulles et Champigny (1685–1702) ... 51

2.2 La monnaie de carte sous Beauharnois et Raudot (1703-1712) ... 56

2.3 La monnaie de carte sous Bégon (1713-1719) ... 63

2.4 Relative disparition de la monnaie de carte (1720-1729) ... 71

2.5 La monnaie de carte sous Hocquart (1730-1743) ... 73

Conclusion : une pénétration spatio-temporelle différentielle de la monnaie de carte .... 82

Chapitre 3 : Usages et utilisateurs de la monnaie de carte ... 85

3.1 La monnaie de carte : « signe du signe » ... 85

3.2 Autres usages de la monnaie de carte : le don et le crédit ... 94

3.3 Les utilisateurs de la monnaie de carte ... 99

Conclusion : un équivalent général inégalement partagé ... 111

Conclusion : une monnaie parallèle au service de l’absolutisme ... 112

(6)

v Liste des figures

Figure 1 : Lieux de résidence des détenteurs de monnaie de carte dans le greffe d’Étienne Jacob sous Champigny (1694-1702) ... 52 Figure 2 : Sens de la circulation de la monnaie de carte dans le greffe d’Étienne Jacob sous Champigny (1694-1702) ... 53 Figure 3 : Distribution des montants de monnaie de carte dans le greffe d’Étienne Jacob sous Champigny (1696-1702) ... 54 Figure 4 : Évolution quantitative de la monnaie de carte dans le greffe d’Étienne Jacob sous Champigny (1694-1702) ... 55 Figure 5 : Nature des paiements en monnaie de carte dans le greffe d’Étienne Jacob sous Champigny (1694-1702) ... 56 Figure 6 : Lieux de résidence des détenteurs de monnaie de carte dans les greffes des notaires de la Côte-de-Beaupré et de la Côte-du-Sud sous Beauharnois et Champigny (1703-1719) ... 57 Figure 7 : Sens de la circulation de la monnaie de carte dans les greffes des notaires de la Côte-de-Beaupré et de la Côte-du-Sud sous Beauharnois et Raudot (1703-1712) ... 59 Figure 8 : Distribution des montants de monnaie de carte dans les greffes des notaires de la Côte-de-Beaupré et de la Côte-du-Sud sous Beauharnois et Raudot (1703-1712) ... 60 Figure 9 : Évolution quantitative de la monnaie de carte dans les greffes des notaires de la Côte-de-Beaupré et de la Côte-du-Sud sous Beauharnois et Raudot (1703-1712) ... 61 Figure 11 : Lieux de résidence des détenteurs de monnaie de carte dans les greffes des notaires de la Côte-de-Beaupré et de la Côte-du-Sud sous Bégon (1713-1719) ... 64 Figure 12 : Sens de la circulation de la monnaie de carte dans les greffes des notaires de la Côte-de-Beaupré et de la Côte-du-Sud sous Bégon (1713-1719) ... 67

(7)

vi

Figure 13 : Distribution des montants de monnaie de carte dans les greffes des notaires de la Côte-de-Beaupré et de la Côte-du-Sud sous Bégon (1713-1719) ... 68 Figure 14 : Évolution quantitative de la monnaie de carte dans les greffes des notaires de la Côte-de-Beaupré et de la Côte-du-Sud sous Bégon (1713-1719) ... 69 Figure 15 : Mentions de monnaie de monnaie de carte par greffe sur la Côte-de-Beaupré et la Côte-du-Sud sous Bégon (1713-1719) ... 70 Figure 16 : Nature des paiements de monnaie de carte dans les greffes des notaires de la Côte-de-Beaupré et de la Côte-du-Sud sous Bégon (1713-1719) ... 71 Figure 17 : Lieux de résidence des détenteurs de monnaie de carte dans les greffes des notaires de la Côte-de-Beaupré et de la Côte-du-Sud sous Hocquart (1730-1743)... 74 Figure 18 : Sens de la circulation de la monnaie de carte dans les greffes des notaires de la Côte-de-Beaupré et de la Côte-du-Sud sous Hocquart (1730-1743) ... 76 Figure 19 : Distribution des montants de monnaie de carte dans les greffes des notaires de la Côte-de-Beaupré et de la Côte-du-Sud sous Hocquart (1730-1743) ... 77 Figure 20 : Évolution quantitative de la monnaie de carte dans les greffes des notaires de la Côte-de-Beaupré et de la Côte-du-Sud sous Hocquart (1730-1743) ... 78 Figure 21 : Mentions de monnaie de carte par greffe sur la Côte-de-Beaupré et la Côte-du-Sud sous Hocquart (1730-1743) ... 80 Figure 22 : Pourcentage de mentions de monnaie de carte par rapport au nombre total d’actes par année dans le greffe de Rousselot (1737-1743) ... 81 Figure 23 : Nature des paiements de monnaie de carte dans les greffes des notaires de la Côte-de-Beaupré et de la Côte-du-Sud sous Hocquart (1730-1743) ... 82 Figure 24 : Évolution quantitative de la monnaie de carte sur la de-Beaupré et la Côte-du-Sud (1694-1743) ... 83

(8)

vii

Figure 25 : Moyenne d’âge des payeurs en monnaie de carte sur la Côte-de-Beaupré et la Côte-du-Sud (1696-1743) ... 100 Figure 26 : Répartition des payeurs en monnaie de carte de la de-Beaupré et de la Côte-du-Sud selon la tranche d’âge et le sexe (1694-1743) ... 102 Figure 27 : Répartition des payeurs en monnaie de carte de la de-Beaupré et de la Côte-du-Sud selon le groupe d’âge et les montants (1694-1743) ... 104 Figure 28 : Répartition des payeurs en monnaie de carte de la de-Beaupré et de la Côte-du-Sud selon le sexe et l’état matrimonial (1694-1743)... 106 Figure 29 : Répartition des payeurs en monnaie de carte de la de-Beaupré et de la Côte-du-Sud selon le sexe et le type d’acte (1694-1743) ... 108

(9)

viii Remerciements

Je n’aurais pu réaliser ce mémoire sans l’apport de mon directeur de recherche Alain Laberge, que je remercie pour son apport inestimable. Par sa disponibilité, sa connaissance profonde du milieu rural préindustriel et ses commentaires judicieux, il m’a permis de me lancer dans cette étude de manière assurée.

Je remercie également les différents professeurs qui m’ont soutenu de multiples manières durant mon parcours, je pense notamment à Martin Pâquet, avec qui j’entreprendrai sous peu un doctorat, mais aussi à Brigitte Caulier, Talbot Imlay et Paul-André Dubois.

L’apport du Centre de recherche interuniversitaire en études québécoises (CIEQ) est également à souligner. Les différentes ressources mises à la disposition des étudiants et les activités organisées (conférences, colloques, etc.) ont été pour moi un atout certain.

Un gros merci également aux étudiants avec qui j’ai fraternisé autour d’une bière ou d’un café et qui m’ont permis de me changer les idées et aussi parfois de féconder ma recherche : William, Julie, les deux Samuel, Jean-Nicolas, Roxanne, Florence, René, Tommy, Christian, et tous les camarades du CIEQ, du cours Projet de mémoire, d’Artefact et du soccer.

À toi, mon Benoit, merci de partager ma vie et d’avoir ensoleillé ces deux années de maîtrise, qui n’auraient pas été les mêmes sans toi. Merci d’être là, tout simplement.

Enfin, je remercie le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH), le Fonds de recherche du Québec – Société et Culture (FRQSC) et Bibliothèque et Archives nationales (BAnQ) pour leur soutien financier absolument indispensable.

(10)

1 Introduction

Les derniers rayons de soleil de mars disparaissent derrière l’île d’Orléans pendant que le notaire Joseph Jacob signe les deux copies du contrat de vente dans la maison de l’habitant Louis Bolduc à Château-Richer en ce 4 mars 1738. Ce dernier vient d’acquérir une terre de 2 perches et 9 pieds de front à Saint-Joachim de sa sœur Reine, qui l’a reçue en héritage à la suite de la mort de leur père. Bolduc prévoit de mettre cette parcelle en valeur avec son épouse Agnès Leblond, en train d’allaiter Marie-Marguerite, la petite dernière. Les trois garçons, âgés de 3, 5 et 7 ans, s’amusent près du poêle, où s’affaire Agnès, la plus vieille, issue d’une union précédente. De ses mains calleuses, Louis remet à sa sœur cadette et à son mari Jean Doyon un montant de 350 l. en monnaie de carte, somme qu’il a pu amasser en quelques années en vendant du blé à des marchands de Québec et un peu de chanvre pour le chantier naval1.

Les habitants avaient poussé un soupir de soulagement après que Versailles eut acquiescé, neuf ans plus tôt, à la demande adressée par le nouvel intendant Hocquart et les principaux marchands de la colonie pour que revienne la monnaie de carte, un moyen de paiement bien commode dans ce pays où l’argent sonnant se fait rare. Les cartes ne constituent alors en rien une nouveauté. Au printemps 1685, l’intendant Jacques de Meulles cherche désespérément une façon d’assurer les dépenses encourues par l’État colonial. C’est dans ce contexte que l’administrateur procède, le 8 juin 1685, à une première émission de monnaie de carte, moyen de paiement constitué de cartes à jouer — seul support disponible à ce moment en quantité suffisante — dont la valeur est garantie par la capacité de payer de l’État2. Si les deux premières émissions (1685 et 1686) ne durent que quelques mois chacune,

celles qui sont réalisées à partir de 1690 demeurent en circulation et se répandent dans le circuit des échanges. Au début du XVIIIe siècle, pour les autorités, « les cartes ne sont plus

1 Librement inspiré de PRDH, fiches #5845 (individu), 15182 (famille) et 16282 (famille), et de BANQ-Q, CN301, S144, greffe de Joseph Jacob, vente de Jean Doyon et Reine Bolduc à Louis Bolduc, 4 mars 1738. 2 Adam Shortt, Documents relatifs à la monnaie, au change et aux finances du Canada sous le Régime français, tome 1, Ottawa, F. A. Acland, 1925, p. xlviii.

(11)

2

un expédient, elles deviennent une institution3 » et constituent dès lors un moyen d’acquérir

une plus grande marge de manœuvre financière pendant que Versailles fait la sourde oreille pour augmenter ses subsides à la colonie dans un contexte où la guerre de Succession d’Espagne pèse sur les finances de l’État. Hormis une éclipse de quelques années dans la décennie 1720, la monnaie de carte demeure un élément structurant dans l’économie canadienne, et ce jusqu’à la fin du Régime français.

Les cartes s’inscrivent dans un contexte beaucoup plus large, celui des « monnaies parallèles4 ». Celles-ci constituent un « phénomène permanent et généralisé5 » se manifestant

lorsque la monnaie légale n’est pas en mesure de couvrir toutes les pratiques monétaires existant sur un territoire. La monnaie de carte entre dans cette catégorie puisqu’elle implique un moyen de paiement qui n’est pas le même qu’en métropole, avec une unité de compte ne valant pas nécessairement toujours la même chose que de l’autre côté de l’Atlantique. Attestées bien avant l’avènement de l’économie de marché6, les monnaies parallèles font

encore aujourd’hui sentir leur présence, malgré la volonté des États d’imposer une monnaie unique, et connaissent une nouvelle vigueur, notamment avec le récent essor des systèmes d’échange locaux (SEL) et des cryptomonnaies, pour n’en citer que quelques exemples. Problématique et hypothèse

Les différents chercheurs qui se sont intéressés à la monnaie de carte dans les années 1940-1950 — Frégault, Lunn et Lester au premier chef — ont surtout mis en lumière sa place dans les finances de la colonie à partir d’une approche privilégiant les sources administratives, en particulier les Documents relatifs à la monnaie, au change et aux finances du Canada sous le Régime français colligés par l’historien Adam Shortt dans les années 1920. Cette histoire « par le haut » a cependant négligé son usage par les individus,

3 Guy Frégault, « Essai sur les finances canadiennes », Le XVIIIe siècle canadien : études, Montréal, HMH, 1970, p. 310.

4 Jérôme Blanc, Les monnaies parallèles. Unité et diversité du fait monétaire, Paris, L’Harmattan, 2000, 351 p. 5 Jérôme Blanc, « Les monnaies parallèles. Approches historiques et théoriques », thèse de doctorat, Lyon, Université Lumière – Lyon II, 1998, p. 491.

6 Jérôme Blanc, « La complexité monétaire en France sous l’Ancien régime : étendue et modes de gestion », De pecunia, 6, 3 (1994), p. 81-111.

(12)

3

notamment en milieu rural. On peut a priori penser que la monnaie de carte, émise en ville pour la ville7, était condamnée à y rester. La plupart des auteurs s’accordent en effet à

souligner la faible intégration économique entre milieux urbain et rural sous le Régime français. Pour Jacques Mathieu, « ville et campagne jouissent chacune d’un rythme de développement propre qui conditionne leur devenir respectif8 ».

Certains indices nous portent toutefois à penser que la monnaie de carte circule bien dans les campagnes laurentiennes. En témoigne une lettre envoyée en 1731 par le gouverneur Beauharnois et l’intendant Hocquart à Maurepas, secrétaire d’État à la Marine, où les administrateurs affirment, à propos des cartes : « Les particuliers qui en sont porteurs les gardent pour le Commerce intérieur de la colonie et pour vivre, ce sont les habitants des campagnes qui en conservent la plus grande partie9 ». L’inventaire de l’argent de papier

dressé en 1763-1764 par les nouveaux administrateurs britanniques confirme également la présence de quantités non négligeables de monnaie de carte dans le monde rural canadien10.

L’objectif de la présente recherche est de déterminer les conditions de pénétration de la monnaie de carte dans les campagnes de la vallée du Saint-Laurent durant le Régime français. Toute monnaie, qu’elle soit parallèle ou non, est associée à une « communauté de paiement » qui partage un même instrument d’échange et parfois — mais pas toujours — une même unité de compte11. Ce groupe monétaire est l’objet de cloisonnements, que ce soit,

notamment, par rapport à l’espace, au temps, à ses utilisateurs et à ses emplois. Pour connaître les différents cloisonnements qui circonscrivent la monnaie de carte, nous nous pencherons sur sa circulation dans les paroisses de la Côte-du-Sud et de la Côte-de-Beaupré qui, vu leur

7 Elle servait en effet en premier lieu à payer les fournisseurs et les serviteurs de l’État colonial — les soldats notamment.

8 Jacques Mathieu, « Les relations ville-campagne : Québec et sa région au XVIIIe siècle », dans Joseph Goy et Jean-Pierre Wallot (dir.), Société rurale dans la France de l’Ouest et au Québec. Actes des colloques de 1979 et 1980, Montréal/Paris, Université de Montréal/EHESS, 1981, p. 190. Voir également : Louis Lavallée, « Les relations villes-campagnes en France et en Nouvelle-France : modèles comparés », dans François Lebrun et Normand Séguin (dir.), Sociétés villageoises et rapports villes-campagnes au Québec et dans la France de l’Ouest, XVIIe-XXe siècles, Trois-Rivières/Rennes, CREQ/PUR, 1987, p. 255-265.

9 Cité dans Frégault, « Essai sur les finances canadiennes », p. 325.

10 Environ 4 % des avoirs à l’échelle de la colonie. Marcel Trudel, Histoire de la Nouvelle-France, volume 10 : Le Régime militaire et la disparition de la Nouvelle-France, 1759-1764, Montréal, Fides, 1999, p. 484. 11 Blanc, Les monnaies parallèles, p. 486.

(13)

4

relative proximité du lieu d’émission, devraient pouvoir témoigner de sa diffusion hors de la ville. Les sources notariales sont toutes indiquées pour rendre compte des pratiques monétaires en milieu rural, étant donné qu’elles conservent des traces de nombreuses transactions opérées au sein de la paysannerie canadienne. L’année 1685 — moment de la première émission de monnaie de carte — constituera notre limite temporelle inférieure, alors que l’année 1743 s’impose comme borne supérieure, autant pour éviter les soubresauts que subit l’économie laurentienne à partir du déclenchement de la guerre de Succession d’Autriche que pour des raisons de faisabilité.

Nous nous attendons à observer une pénétration différentielle de la monnaie de carte dans les territoires étudiés, autant sur le plan de l’espace et du temps que selon l’état de la colonisation, les usages et certaines caractéristiques de ses utilisateurs. Les paroisses plus anciennes devraient à notre avis compter plus de détenteurs, étant donné que les paysans y sont généralement plus à même de dégager des surplus susceptibles d’être échangés contre de l’argent. Nous prévoyons également que la monnaie de carte sera utilisée dans tout un éventail de transactions, autant pour des échanges (ventes de terre, quittance, etc.) que pour des dons (à l’occasion de mariages ou d’héritages). Fondée sur la capacité de payer de l’État, elle devrait en outre susciter un bon degré de confiance se soldant par un niveau non négligeable de thésaurisation.

Bilan historiographique

Toute recherche étant nécessairement collective, il est essentiel de situer notre questionnement par rapport à la littérature existante. Nous nous pencherons d’abord sur la manière avec laquelle notre objet de recherche — la monnaie — a été traité, avant de circonscrire les principaux travaux conjuguant le cadre spatio-temporel (le Québec préindustriel) et la sphère sociale (l’économie) au sein desquels notre objet évolue, pour enfin brosser un bref portrait des études s’interrogeant sur le rapport entre les campagnes laurentiennes, la ville et l’Atlantique.

(14)

5 La monnaie

En ce qui concerne l’histoire de la monnaie en général, A History of Money de Glyn Davies constitue un incontournable. L’ouvrage propose un vaste panorama de l’argent depuis la plus haute Antiquité jusqu’à nos jours, en établissant de nombreux liens avec le politique et l’économique. Pour l’auteur, le phénomène monétaire a oscillé, tel un pendule, entre des développements qualitatifs (une monnaie plus solide) et quantitatifs (plus de monnaie). Pour ce qui est de la monnaie canadienne, c’est La monnaie et le change au Canada des premiers temps jusqu’à 1900 de A. B. McCullough qui constitue un passage obligé. Après avoir analysé le statut de la monnaie dans chaque région du Canada actuel dans une perspective historique, le chercheur rappelle que l’introduction de nouvelles monnaies procède le plus souvent d’un manque d’espèces (ce qui est aussi le cas pour la monnaie de carte). Fernand Braudel n’affirme pas autre chose dans le premier tome de sa Civilisation matérielle : « Chaque fois qu’il y a panne de la monnaie métallique, il faut faire feu de tout bois, des papiers accourent ou s’inventent12 ».

En plus des contributions de nature historique, des sources issues d’autres disciplines montrent bien que la monnaie est un objet social. L’œuvre fondamentale à ce chapitre est la Philosophie de l’argent du sociologue allemand Georg Simmel, parue en 1900. Le penseur examine ce qu’implique la monnaie en matière de liens sociaux. Pour lui, l’argent participe paradoxalement autant à l’atomisation du social qu’à une interdépendance croissante entre les individus. Sa théorie de la valeur, qui montre que celle-ci réside avant tout dans le sujet et non dans l’objet, s’est imposée avec force. En 1934, le sociologue français François Simiand ajoute de l’eau au moulin avec son concept de « monnaie réalité sociale » et en affirmant que toutes les monnaies, même la métallique, sont fiduciaires. Sur le plan anthropologique, le texte « Les origines de la notion de monnaie » de Marcel Mauss présente en outre la monnaie non pas comme un simple instrument d’échange, mais comme un fait social total touchant autant à l’économique, qu’au politique et au culturel.

12 Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècles, tome 1 : Les structures du quotidien, Paris, Armand Colin, 1979, p. 417.

(15)

6

Dans la même lignée, la sociologue Viviana Zelizer a démontré, avec son ouvrage La signification sociale de l’argent, paru en anglais en 1994, que l’argent est loin d’être une réalité neutre et uniforme. En étudiant la société états-unienne du tournant du XXe siècle, la

chercheuse constate que la monnaie est l’objet de divers marquages (earmarkings) réalisés par les individus en assignant des valeurs à l’argent selon la manière avec laquelle il a été acquis ou dépensé. Elle conclut que « l’argent n’est ni culturellement neutre, ni socialement anonyme : il peut tout à fait “corrompre” des valeurs et transformer des liens sociaux en nombres13 ». L’auteure montre également que malgré la volonté du gouvernement central

d’imposer une monnaie unique, les monnaies parallèles abondent sur le territoire états-unien. Dernière synthèse en date sur la sociologie de la monnaie, The Social Life of Money de Nigel Dodd s’inscrit dans la même mouvance. Le chercheur arrive à la conclusion que la monnaie n’est pas une simple chose, mais un objet social, puisqu’elle implique des valeurs, touche aux représentations et ne peut exister sans confiance.

Pour ce qui est plus précisément des monnaies parallèles, le travail de l’économiste Jérôme Blanc est pour nous un incontournable, étant donné qu’il fournit un cadre théorique exhaustif pour expliquer le phénomène, notamment dans son ouvrage Les monnaies parallèles : unité et diversité du fait monétaire. L’auteur y soutient que les États ont la plupart du temps échoué à assurer l’unité du fait monétaire et que des monnaies parallèles ont souvent existé en marge de la monnaie officielle. Son article « La complexité monétaire en France sous l’Ancien régime : étendue et modes de gestion » permet également de voir plus clair dans le désordre monétaire apparent de la France préindustrielle, entre autres en ce qui concerne les monnaies parallèles.

Pour ce qui est du cas plus précis de la monnaie de carte au Canada, mentionnée à de nombreuses reprises dans la littérature14, mais de manière souvent superficielle, quatre études

méritent d’être soulignées. Dans l’article « Playing-Card Currency of French Canada », paru en 1964, l’économiste Richard A. Lester dresse un historique de la monnaie de carte de la

13 Viviana A. Zelizer, La signification sociale de l’argent, traduit de l’anglais par Christian Cler, Paris, Seuil, 2005, p. 51.

14 Même Fernand Braudel en parle dans le premier tome de sa Civilisation matérielle. Braudel, Civilisation matérielle, p. 392.

(16)

7

première émission de 1685 jusqu’à la Conquête. Pour lui, cet instrument d’échange a été un succès sur toute la ligne, sauf durant la guerre de Succession d’Espagne et la guerre de Sept Ans, où il a été associé à une importante inflation. Six ans plus tard, l’historien Guy Frégault fait éditer quelques textes publiés antérieurement, dont son « Essai sur les finances canadiennes », qui replace la monnaie de carte dans le contexte plus large des finances coloniales et métropolitaines. À l’aide du travail documentaire d’Adam Shortt, mais aussi de sources métropolitaines, il présente l’émission de cartes comme une stratégie des administrateurs canadiens visant à pallier le manque de ressources financières fournies par la France, parfois à l’insu de celle-ci. Comme Lester, il montre que l’injection trop élevée de capital est une source d’inflation qui se fait au détriment de la population. Dans le volume 10 de son Histoire de la Nouvelle-France, sorti en 1999, Marcel Trudel traite quant à lui du « drame de l’argent de papier », qui survient après la Conquête. Même si son étude concerne une période postérieure à la nôtre, elle brosse néanmoins un portrait exhaustif des avoirs monétaires paysans à la fin du Régime français qui permet par la bande de confirmer la pénétration de la monnaie de carte dans les campagnes canadiennes. Sophie Imbeault a poursuivi son travail en examinant les conséquences de la dévaluation des « papiers du Canada » après la Conquête, et ce jusque dans les années 178015.

Le Canada n’a pas eu l’exclusivité de ce genre d’expérience monétaire en milieu colonial. Ailleurs en Nouvelle-France, la Louisiane emboîte le pas à partir de 1735, à la suite, comme dans la vallée laurentienne, d’un manque de monnaie métallique causant préjudice au commerce. L’historien Khalil Saadani en rend compte dans La Louisiane française dans l’impasse : 1731-1744. Comme au Canada, la monnaie de carte louisianaise pâtit d’une émission trop importante, qui amène une dévaluation de sa valeur. Hors de l’Amérique française, les cartes canadiennes ont également inspiré les colons du Massachusetts qui, après avoir vainement tenté de prendre Québec en 1690, adoptent une monnaie de papier. Cet épisode a été l’objet d’une contribution de Dror Goldberg, « Inventions and Diffusion of Hyperinflatable Currency », qui présente les liens entre les cartes canadiennes et la monnaie

15 Sophie Imbeault, « Que faire de tout cet argent de papier ? Une déclaration séparée au traité de Paris », dans Sophie Imbeault et al. (dir.), 1763. Le traité de Paris bouleverse l’Amérique, Québec, Septentrion, 2013, p. 142-183.

(17)

8

créée dans la colonie britannique. Dans une perspective transnationale, il montre que les monnaies de papier coloniales en Amérique du Nord ont toutes comme source un manque de numéraire.

Les échanges dans le Québec rural préindustriel

Dans la lignée du travail fait en France par les historiens de l’école des Annales, plusieurs chercheurs canadiens se sont penchés, durant les années 1960 à 199016, sur les

échanges en milieu rural dans le Québec préindustriel. Publié en 1960, Économie et société en Nouvelle-France de Jean Hamelin constitue une des premières études d’importance sur le sujet. Son apport le plus original est sa classification des habitants en trois catégories, le consommateur, le producteur-consommateur et le surproducteur, donnant ainsi un cadre théorique pour apprécier la différenciation sociale au sein de la paysannerie. Pour ce qui est de la monnaie, il affirme que : « L’histoire monétaire de la Nouvelle-France se caractérise […] par l’alternance de période de restriction monétaire et d’inflation qui jette la perturbation dans le commerce. En aucun moment, la Nouvelle-France n’a joui d’une monnaie saine, adaptée au volume de ses échanges, qui aurait joué le rôle de régulateur dans son développement 17».

Le premier ouvrage vraiment marquant à se pencher sur la ruralité québécoise préindustrielle fut cependant Habitants et marchands de Montréal au XVIIe siècle de Louise

Dechêne. Même si le livre porte avant tout sur le XVIIe siècle et sur un espace spécifique qui

n’est pas exclusivement rural, il demeure essentiel puisqu’il porte en germe la plupart des apports historiographiques des années 1980 et 1990. Il s’agit également d’un des seuls travaux à décrire en détail les différents instruments de crédit utilisés dans la colonie, dont la monnaie de carte, que l’auteure qualifie de « crédit public » étant donné qu’il permet à l’administration coloniale de se faire elle-même crédit sur le dos de la population et des marchands. Le deuxième ouvrage de Louise Dechêne, Le partage des subsistances au

16 Notons cependant que le sujet a connu peu de développements depuis les derniers collectifs en histoire rurale comparée parus au début des années 2000.

17 Jean Hamelin, Économie et société en Nouvelle-France, 3e édition, Québec, Presses de l’Université Laval, 1970 (1960), p. 46.

(18)

9

Canada sous le Régime français, paru en 1994, est une autre étude essentielle. Dans ce livre, l’historienne se penche sur la « police des grains », c’est-à-dire la manière avec laquelle les autorités coloniales s’ingèrent dans la vente du blé, soit par des taxes ou des réquisitions. À l’aide d’un éventail impressionnant de sources, notamment des actes législatifs, elle examine tous les aspects du commerce frumentaire (réglementation, mise en marché, transport, etc.) et conclut à une appropriation autoritaire du grain par l’État au profit des villes et des militaires. Elle ajoute en outre qu’à cause de la pénurie de monnaie, « le blé est l’instrument de paiement par excellence dans cette colonie18 ».

Paru en 1985, Peasant, Lord and Merchant d’Allan Greer s’inscrit dans la lignée d’Habitants et marchands de Louise Dechêne, en particulier par sa critique du régime seigneurial, qu’il qualifie de « fardeau féodal ». L’historien campe son étude dans un milieu rural bien développé à l’époque, le Bas-Richelieu, mais à une période plus tardive que Dechêne (1740-1840). En plus de fournir de précieuses informations permettant de connaître les spécificités du terroir étudié, l’ouvrage offre l’un des premiers portraits de marchands ruraux canadiens. En examinant les livres de compte de Samuel Jacobs, Greer affirme que le rôle des marchands ruraux, qui comptent parmi les principaux agents de circulation monétaire, s’est limité à la distribution des biens et que ceux-ci n’ont pas contribué à propager le capitalisme, étant donné la prégnance de l’ordre féodal, qui freinait l’accumulation foncière. Six ans avant lui, Louis Michel avait déjà abordé ce thème dans l’article « Un marchand rural en Nouvelle-France - François-Augustin Bailly de Messein, 1709-1771 ». Ce négociant a amassé une fortune considérable en offrant du crédit et des prêts aux habitants de Varennes, Verchères et des environs. Michel montre, à partir de sources notariales, comment le marchand finit par accaparer les surplus agricoles à son avantage, tout en contribuant à la création d’un endettement systémique qui touche une bonne partie des ruraux.

Dans sa thèse de doctorat soutenue en 1988, Thomas Wien étudie pour sa part l’accumulation paysanne à Rivière-du-Sud — un des endroits sur lesquels je me pencherai

(19)

10

— entre 1720 et 1775, dans un contexte de maturation des campagnes québécoises. Il démontre que la paysannerie canadienne était loin d’être aussi homogène qu’on l’a souvent pensé, puisqu’un processus de différenciation sociale se met en branle dès les premières décennies de colonisation et permet à certains d’accumuler du capital (foncier ou matériel), pendant que d’autres sont relégués « vers les marges de la zone agricole19 ». Cette

accumulation reste toutefois relativement limitée, à cause « de la faible intensité des échanges et de l’instabilité de la production20 ». Sylvie Dépatie, dans sa thèse soutenue la même année,

arrive à des conclusions semblables pour l’île Jésus. L’accès inégal à des terres productives instaure une sorte de hiérarchie économique au sein de la paysannerie. Son étude des inventaires après décès est utile pour mieux comprendre la composition des avoirs paysans. Beaucoup plus récemment (2016), la thèse de l’économiste Vincent Geloso a apporté un éclairage inédit sur les échanges en Nouvelle-France par une analyse approfondie de l’évolution des prix et des salaires de 1688 à 1760. Il s’agit d’un complément essentiel aux courbes de prix réalisées par Jean Hamelin et Louise Dechêne.

L’occupation du territoire laurentien : entre campagne, ville et monde atlantique

Les années 1980 ont vu une floraison de colloques franco-québécois d’histoire rurale comparée. Un des thèmes explorés est celui des relations ville-campagne, un sujet qui nous touche de près, étant donné que la monnaie de carte circule d’abord de la ville à la campagne. Issue du colloque de 1979-1980, la contribution de Jacques Mathieu21 est d’autant plus utile

qu’elle se penche sur les liens entre Québec et ses environs. L’historien conclut que « chacune de ces entités semble se développer selon son rythme propre ». Cette question a été traitée de nouveau par Louis Lavallée à l’occasion du colloque de 198522, mais en comparant les

relations entre les espaces urbains et ruraux au Québec et en France durant l’Ancien Régime.

19Thomas Wien, « Peasant Accumulation in a Context of Colonization : Rivière du Sud, Canada, 1720-1775 »,

thèse de doctorat, Montréal, Université McGill, 1988, p. ii. 20 Wien, « Peasant Accumulation », p. 274.

21Mathieu, « Les relations ville-campagne », p. 190-206.

22 Louis Lavallée, « Les relations villes-campagnes en France et en Nouvelle-France : modèles comparés »,

dans François Lebrun et Normand Séguin (dir.), Sociétés villageoises et rapports villes-campagnes au Québec et dans la France de l’Ouest, XVIIe-XXe siècles, Trois-Rivières/Rennes, Centre de recherche en études québécoises de l’Université du Québec à Trois-Rivières/Presses universitaires de Rennes 2, 1987, p. 255-265.

(20)

11

L’auteur constate que la domination socio-économique de la ville sur la campagne est très peu visible au Canada, contrairement à ce qui se passe en France à la même époque.

On ne peut parler des campagnes canadiennes sans mentionner l’apport essentiel de Serge Courville qui a consacré sa carrière à étudier la géographie du Québec préindustriel. Son article « Espace, territoire et culture en Nouvelle-France : une vision géographique », paru en 1983 dans la Revue d’histoire de l’Amérique française, résume bien sa pensée. Il montre que le développement de la colonie canadienne a épousé très tôt les contours de ce qu’il qualifie d’« axe laurentien », tout en se structurant autour d’« aires domestiques23 » où

se manifeste l’importance de la solidarité familiale et un rapport à la terre marqué par l’importance de l’autosubsistance. Avec l’accroissement démographique et la raréfaction du sol, les ménages adoptent des stratégies de reproduction familiale qui font toutefois de nombreux exclus. L’ouvrage Population et territoire qu’il a dirigé dans la collection Atlas historique du Québec, est également un compendium essentiel en matière de démographie historique. Alain Laberge se penche aussi sur l’occupation du territoire laurentien dans Portraits de campagnes : la formation du monde rural laurentien au XVIIIe siècle en

montrant que « rien ne serait plus éloigné de la réalité que d’affirmer que la vallée du Saint-Laurent constitue un paysage uniforme sous le Régime français24 ». En effet, l’étude des

aveux et dénombrements de toute la colonie — réalisés entre 1723 et 1745 — permet de percevoir une occupation différentielle du territoire, que ce soit entre les différents gouvernements ou seigneuries, entre fronts pionniers et fronts plus anciens, ou entre territoires urbains et périurbains. Ces indices contribuent à montrer que la différenciation sociale constatée par d’autres auteurs s’inscrit significativement dans le territoire.

Jacques Saint-Pierre fournit quant à lui un éclairage sur la Côte-du-Sud dans un texte tiré de l’ouvrage collectif Peuplement colonisateur aux XVIIe et XVIIIe siècles. L’auteur

couvre tous les aspects de la production, allant de l’occupation du sol à son utilisation. En croisant les données pédologiques des différents fiefs et les modalités de leur colonisation, il

23 Serge Courville, « Espace, territoire et culture en Nouvelle-France : une vision géographique », Revue d’histoire de l’Amérique française, 37, 3 (1983), p. 417-418.

24 Alain Laberge, Portraits de campagnes : la formation du monde rural laurentien au XVIIIe siècle, Québec, Presses de l’Université Laval, 2010, p. 73.

(21)

12

conclut que « la qualité des sols des différentes seigneuries a eu une influence déterminante sur leur mise en valeur et [...] sur la fortune de leurs titulaires25 », et donc sur la différenciation

sociale à l’intérieur du monde paysan. Pour Saint-Pierre, « l’occupation du territoire s’est faite en fonction des possibilités d’accès à la voie d’eau, tandis que l’enracinement est plutôt lié à la nature du terroir26 ».

Deux contributions récentes viennent ouvrir les horizons de l’histoire économique canadienne. Dans « La Nouvelle-France et l’Atlantique », Catherine Desbarats et Thomas Wien replacent l’Amérique française dans le cadre spatial plus vaste de l’Atlantique. Champ historiographique relativement jeune, l’histoire atlantique « raisonne en termes d’interactions entre les habitants de tous les continents qui bornent l’océan27 ». Comme l’émergence de la

monnaie de carte dépend de paramètres à la fois internes et externes à la colonie canadienne, l’étude des circulations atlantiques me permettra de situer cet instrument d’échange dans un ensemble plus important. Quant à l’ouvrage Backwoods Consumers and Homespun Capitalists : The Rise of a Market Culture in Eastern Canada de Béatrice Craig, il nous éclaire sur le marché rural dans la région de Madawaska au Nouveau-Brunswick, secteur qui reste relativement proche géographiquement de celui de la Côte-du-Sud. Même si le cadre temporel est plus tardif que le nôtre (des années 1780 à 1880), le caractère pionnier du peuplement demeure intéressant. Craig dépeint un milieu rural où des paysans parviennent à s’intégrer dans le circuit des échanges par le biais de surplus relativement consistants. La présence de marchands qui exigent d’être payés en monnaie plutôt qu’en semences tend en outre à accroître la monétarisation des rapports sociaux.

Les sources

C’est l’historien français Ernest Labrousse qui fut l’un des premiers à pressentir l’immense potentiel des sources notariales comme témoignage du passé. Son intervention au

25 Jacques Saint-Pierre, « L’aménagement de l’espace rural en Nouvelle-France : les seigneuries de la Côte-du-Sud », dans Jacques Mathieu et Serge Courville (dir.), Peuplement colonisateur aux XVIIe et XVIIIe siècles, Sainte-Foy, CÉLAT, 1987, p. 84.

26 Saint-Pierre, « L’aménagement de l’espace rural », p. 112

27Catherine Desbarats et Thomas Wien, « Introduction : La Nouvelle-France et l’Atlantique », Revue d’histoire

(22)

13

Congrès international des sciences historiques à Rome en 195528 fut la bougie d’allumage

qui allait conduire toute une génération d’historiens — ses propres élèves au premier chef — à placer les actes notariés au cœur de leurs recherches. Le Québec n’a guère attendu pour s’attaquer à ce véritable gisement d’informations, comme en témoignent les travaux maintenant devenus classiques produits dans les années 1960 et 1970 par des historiens ayant pour la plupart fait leurs classes en France, dans un monde intellectuel marqué par l’histoire sociale et économique des Annales. Les écrits pionniers d’un Fernand Ouellet, d’une Louise Dechêne ou d’un Robert-Lionel Séguin29 contribuèrent à faire des greffes de notaires la

matière première d’une nouvelle école d’histoire canadienne. De nombreux travaux d’histoire comparée30 ont également permis, dans les années 1980 et 1990, d’établir des

parallèles intéressants entre les sociétés rurales laurentiennes et françaises, notamment au chapitre de la reproduction familiale et du niveau de vie, toujours en ayant recours aux greffes de notaire.

Lorsqu’en 1663 est remise la première commission de notaire royal en Nouvelle-France31, la pratique notariale est déjà implantée depuis plusieurs siècles en France. Si on

peut voir dans les scribes servant le pouvoir depuis la plus haute Antiquité les lointains ancêtres du notaire d’Ancien Régime, c’est cependant avec la renaissance du droit romain dans les pays de langue romane (France, Italie et Espagne) entre les XIe et XIIIe siècles

28 Ernest Labrousse, « Voies nouvelles vers une histoire de la bourgeoisie occidentale aux XVIIIe et XIXe siècles (1700-1850) », Actes du Xe Congrès international des sciences historiques, Relazioni, 4 (1955), p. 365-396.

29 Fernand Ouellet, Histoire économique et sociale du Québec, 1760-1850, Montréal, Fides, 1966, 639 p. ; Louise Dechêne, Habitants et marchands de Montréal au XVIIe siècle, 2e édition, Montréal, Boréal, 1988 (1974), 532 p. ; Robert-Lionel Séguin, La civilisation traditionnelle de l’habitant aux 17e et 18e siècles, 2e édition, Montréal, Fides, 1973 (1967), 701 p.

30 Voir, entre autres, Joseph Goy et Jean-Pierre Wallot (dir.), Évolution et éclatement du monde rural. Structures, fonctionnement et évolution différentielle des sociétés rurales françaises et québécoises, XVIIe-XXe siècles, Paris/Montréal, EHESS/PUM, 1986, 519 p. ; François Lebrun et Normand Séguin (dir.), Sociétés villageoises et rapports villes-campagnes au Québec et dans la France de l’Ouest, XVIIe-XXe siècles, Trois-Rivières/Rennes, Centre de recherche en études québécoises de l’Université du Québec à Trois-Rivières/Presses universitaires de Rennes 2, 1987, 416 p. ; Rolande Bonnain et al. (dir.), Transmettre, hériter, succéder. La reproduction familiale en milieu rural, France-Québec, XVIIIe-XXe siècles, Lyon/Paris, Presses universitaires de Lyon/EHESS, 1992, 433 p.

31 À Jean Gloria, qui allait toutefois décéder deux ans plus tard. Voir : André Vachon, Histoire du notariat canadien, 1621-1960, Québec, Presses de l’Université Laval, 1962, p. 14.

(23)

14

qu’apparaît le notariat public32. Le notaire agit à la fois comme scribe et comme témoin, et

ce au nom de l’État, qui l’a investi du pouvoir de valider les contrats passés entre des particuliers. Au Canada s’établit, dès le début du gouvernement royal, une distinction entre le notaire royal — théoriquement nommé par le roi — et le notaire seigneurial, nommé par le seigneur. Normalement choisis parmi les hommes de plus de 25 ans sachant écrire, les notaires jouissent alors d’un certain prestige social en tant que représentants du pouvoir, mais restent souvent, de manière paradoxale, au bas de l’échelle économique, puisque leur maigre rémunération leur permet souvent à peine de vivre décemment. Le portrait est toutefois à nuancer, puisque certains notaires sont également marchands ou médecins et ont donc un niveau de vie plus important33.

Les paramètres régissant la pratique se sont précisés tout au long du Régime français, entre autres avec l’adoption du tarif unique en 1678, la réglementation de 1717 sur la conservation obligatoire des minutes et la déclaration royale de 173334. Comme le signale

l’historien André Vachon, cette dernière « marque une étape importante dans l’histoire du notariat en Nouvelle-France. Une réglementation plus précise, mieux adaptée aux besoins de la colonie et appliquée avec plus de sévérité contribua à mettre fin au régime de désordre, de la négligence et de l’arbitraire et lança le notariat sur la voie du progrès35 ». La déclaration

de 1733 obligea notamment les notaires à inscrire tout au long les sommes d’argent impliquées, la qualité des contractants et témoins ainsi que la nature des terres concernées36.

Des 162 notaires qui se sont succédé tout au long du Régime français, quelque 75 auraient pratiqué en milieu rural, ce qui en fait une minorité37. Si on en voit apparaître quelques-uns

dans les années 1670-1680 dans les seigneuries où le nombre de colons le justifie, notamment à Boucherville et à Champlain, c’est surtout dans les années 1710-1720, au moment où l’on

32 Jean Favier, « Notaire, Ancien Régime », Encyclopaedia Universalis [en ligne], http://www.universalis-edu.com.acces.bibl.ulaval.ca/encyclopedie/notaire-ancien-regime/, consulté le 10 février 2018.

33 Vachon, Histoire du notariat canadien, p. 37-51. 34 Vachon, Histoire du notariat canadien, p. 21, 26 et 30. 35 Vachon, Histoire du notariat canadien, p. 34.

36 Ce qui ne veut pas dire qu’ils ne le faisaient pas auparavant. Voir : Vachon, Histoire du notariat canadien, p. 31.

37 D’après le décompte dans : Jean-Marie Laliberté, Index des greffes des notaires décédés (1645-1948), Québec, B. Pontbriand, 1967, p. 115-121.

(24)

15

assiste à une certaine maturation des campagnes laurentiennes, que se multiplient les tabellions locaux. Avant cette période, les paysans désirant régler une affaire doivent traiter avec un notaire urbain38.

Étant donné le cadre spatio-temporel choisi (la Côte-du-Sud et la Côte-de-Beaupré entre 1685 et 1744), nous avons dû nous pencher sur neuf greffes de notaires, soit ceux de

Paul Vachon (1658-169339), d’Étienne Jacob (1681-1726), de Barthélemy Verreau

(1714-1718) et de Joseph Jacob (1725-1748) pour la Côte-de-Beaupré, ceux d’Abel Michon (1706-1749), de René Gaschet (1711-1743), d’Étienne Jeanneau (1708-1743) et de Pierre Rousselot (1737-1756) pour la Côte-du-Sud, et celui du notaire itinérant d’Hilaire Bernard de la Rivière (1707-1725), qui a instrumenté dans tout le gouvernement de Québec. Ceux-ci sont consultables en microfilms au Centre de Québec de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et référencés sur la plateforme Parchemin, où sont indexés les différents actes, et dans l’Inventaire des greffes de notaires du Régime français, un collection de répertoires réalisés dans les années 1950 et 1960 où le contenu des greffes est consigné chronologiquement pour chaque notaire. Les greffes ont été consultés dans leur intégralité pour les années où la monnaie de carte circulait, du moins en ce qui concerne les types d’actes pouvant témoigner de leur diffusion. Le Dictionnaire biographique du Canada40 et

l’Inventaire fournissent en outre de précieuses informations biographiques sur les notaires, permettant ainsi de poser un regard plus critique sur la production de nos sources.

Pour ce qui est des greffes comme tels, ils rassemblent, de manière chronologique, les différentes minutes consignées tout au long de la carrière du notaire. Dans le cadre de nos recherches, nous avons tenu compte des actes où sont impliquées des sommes d’argent.

38 Comme la plateforme Parchemin ne permet pas de discriminer, au sein des greffes des notaires urbains, les minutes concernant les ruraux, il nous est impossible de faire une enquête exhaustive dans ces sources. Cela impose évidemment un biais important dans notre recherche, puisque plusieurs transactions concernant le monde rural nous échappent, surtout celles ayant eu lieu sur la Côte-du-Sud avant l’arrivée des notaires ruraux. 39 Il s’agit des années couvertes par le greffe.

40 Voir notamment : Michel Paquin, « Étienne Jeanneau », Dictionnaire biographique du Canada [en ligne], http://www.biographi.ca/fr/bio/jeanneau_etienne_3F.html, consulté le 10 février 2018 ; Michel Paquin, « René Gaschet », DBC [en ligne], http://www.biographi.ca/fr/bio/gaschet_rene_3F.html, consulté le 10 février 2018; Honorius Provost, « Étienne Jacob », DBC [en ligne], http://www.biographi.ca/fr/bio/jacob_etienne_2F.html, consulté le 10 février 2018.

(25)

16

Omniprésentes dans les greffes des notaires ruraux du Régime français, les ventes (et accessoirement les échanges) de terres rendent compte de nombreuses transactions faites en argent. Assez standardisés, ces actes mentionnent habituellement les parties prenantes (nom, lieu de résidence, qualités), des renseignements sur la terre vendue (dimensions, emplacement, moyen d’acquisition, etc.), mais aussi des informations de nature économique, dont le montant des prélèvements seigneuriaux et la somme versée par l’acheteur au vendeur. Dans la majorité des cas cependant, l’acquéreur ne verse qu’une fraction du prix demandé et s’engage à payer le reste à une date déterminée. Le notaire mentionne d’habitude seulement le type de monnaie utilisé pour le premier paiement.

Le contrat de mariage constitue un autre acte des plus communs sous le Régime français, en particulier au XVIIe siècle, étant donné les caractéristiques démographiques de

la colonie (une population plutôt jeune venant de s’établir)41. L’historien Louis Lavallée en

donne la description suivante :

C’est un acte stéréotypé, assez bref en général, qui se présente habituellement de la façon suivante. La première partie du document, l’intitulé, nous offre dans les meilleurs cas des renseignements substantiels sur les futurs époux, leurs parents et amis, témoins ou non à la signature du contrat, soit leurs noms et prénoms avec le pseudonyme quelquefois, leurs qualités le cas échéant, leurs professions, leurs âges exceptionnellement, leurs domiciles enfin. Puis viennent les diverses clauses qui fixent les conditions matérielles du mariage et qui sont la raison essentielle du contrat. On établit d’abord le régime de la coutume suivi par les futurs époux, en l’occurrence, et sauf exception, la coutume de Paris obligatoire au Canada depuis 1664 et qui stipule la communauté de biens pour les futurs mariés. Suit l’état des biens des conjoints, soit la dot apportée par la future et plus rarement l’estimation de la fortune de l’époux. Enfin, on précise le douaire, le préciput, le droit de renonciation à la communauté pour la femme et les donations entre-vifs s’il y a lieu. L’acte se termine par la liste des signatures des contractants et des témoins présents à la rédaction du document42.

Dans la majorité des cas, le montant du douaire et de la dot est également indiqué. Il faut toutefois prendre en compte le fait que ces montants sont rarement échangés devant notaire, car ils constituent souvent des promesses à réaliser dans un futur indéterminé.

41 Vachon, Histoire du notariat canadien, p. 40-41.

42 Louis Lavallée, « Les archives notariales et l’histoire de la Nouvelle-France », Revue d’histoire de l’Amérique française, 28, 3 (1974), p. 387-388.

(26)

17

L’inventaire après décès constitue une autre source d’une grande richesse pour la compréhension du passé des sociétés rurales, en particulier en ce qui concerne la culture matérielle. Comme l’expliquent Gilles Paquet et Jean-Pierre Wallot :

Un inventaire est un dénombrement par article des biens, meubles, titres, papiers et immeubles d’une personne ou d’une maison, le plus souvent à la suite de la dissolution de la communauté instituée par le mariage en communauté de biens soit par décès d’un des conjoints, soit par séparation de biens (par exemple, si le mari administre mal la communauté et met en danger les biens propres de sa femme) ou par séparation de corps et par conséquent de biens43.

Bien que ces actes mentionnent souvent les dettes passives et actives de la communauté à sa dissolution, peu d’attention est généralement donnée aux espèces monétaires possédées par le ménage. Nous avons également ajouté les partages dans notre échantillon, car ils sont la plupart rédigés juste après l’inventaire et devraient contenir les éventuelles espèces monétaires trouvées dans les inventaires. La quittance (la preuve écrite d’un paiement) pourra également nous être utile, puisqu’elle fait état du remboursement d’une dette pouvant potentiellement s’effectuer en monnaie de carte ou avec d’autres monnaies. Les autres types d’actes comme le bail à ferme, les donations entre vifs et les actes de tutelles ont été mis de côté, car ils n’impliquent normalement pas de montants d’argent.

D’autres sources non notariales nous sont essentielles. Les Documents relatifs à la monnaie, au change et aux finances du Canada sous le Régime français d’Adam Shortt sont indispensables pour connaître les modalités d’émission de la monnaie de carte, car ils comprennent des transcriptions des sources administratives concernant les questions monétaires. La base de données du Programme de recherche en démographie historique (PRDH), disponible en ligne, nous permet en outre d’avoir accès à des informations de nature biographique qui ne sont pas toujours inscrites dans les actes notariés. La plateforme, qui comprend plus de 2 000 000 actes d’état civil (baptêmes, mariages et sépultures), mais aussi les différents recensements, nous sera des plus utiles pour déterminer qui sont les détenteurs de monnaie de carte (lieux de résidence, membres de la parenté, etc.) et dans quels réseaux ils évoluent. Le livre de compte de la paroisse Sainte-Anne-de-Beaupré constitue une source

43 Gilles Paquet et Jean-Pierre Wallot, « Les inventaires après décès à Montréal au tournant du XIXe siècle : préliminaires à une analyse », Revue d’histoire de l’Amérique française, 30, 2 (1976), p. 176.

(27)

18

complémentaire assez marginale, mais intéressante, puisqu’il témoigne de paiements en monnaie de carte.

Méthode

Étant donné l’importance des données chiffrées dans nos sources, ce sont les méthodes quantitatives qui s’imposent d’emblée. Ces dernières connaissent leur âge d’or dans les années 1960-1970, notamment à la VIe section de l’École pratique des hautes études

de Paris, sous l’influence d’Ernest Labrousse et de l’École des Annales44. C’est d’ailleurs

dans cet établissement, qui allait devenir ensuite l’École des hautes études en sciences sociales, qu’étudient des historiens québécois comme Louise Dechêne, Jean Hamelin et Fernand Ouellet, qui allaient ensuite porter au Québec le flambeau de l’histoire quantitative45.

Ajoutons que ce n’est pas un hasard si les historiens qui ont travaillé avec des sources notariales ont également utilisé les méthodes quantitatives. Les minutes notariales, composées de multitudes de données nominatives ou chiffrées, sont particulièrement adaptées au traitement sériel, qui consiste à « reconstituer un fait historique sous forme de séries temporelles d’unités homogènes et comparables46 ».

Nous avons déterminé en amont quels sont les éléments nécessaires pour répondre à notre questionnement. En plus de la date, du montant, de la nature et de l’objet des transactions, il nous a fallu noter les noms, qualités (lorsque mentionné) et lieux de résidence des parties prenantes (à l’aide du PRDH si nécessaire). À l’aide de tableaux croisés sur Excel, nous avons ensuite pu déterminer s’il y avait corrélation entre certaines variables. Par exemple, la monnaie de carte a-t-elle tendance à se retrouver davantage dans les mains des hommes, des personnes mariées, des individus plus âgés ? Est-ce que la monnaie de carte

44 Claire Lemercier et Claire Zalc, Méthodes quantitatives pour l’historien, Paris, La Découverte, 2008, p. 8-9. 45 Alfred Dubuc a bien montré les ramifications de l’école des Annales au Québec, notamment en matière d’histoire quantitative. Voir : Alfred Dubuc, « L’influence de l’école des Annales au Québec », Revue d’histoire de l’Amérique française, 33, 3 (1979), p. 357-386.

(28)

19

tend à disparaître dans les périodes d’incertitude économique ? Ce n’est que quelques exemples des nombreuses questions auxquelles nous tenterons de répondre.

Plan du mémoire

Notre mémoire suivra un plan en trois chapitres. Il s’agira d’abord de remonter à la source, c’est-à-dire aux différentes émissions qui, de 1685 à 1760, sont à l’origine d’un flot irrégulier, mais quasi ininterrompu de monnaie de carte. Au départ mince filet intermittent, ce flux devient un véritable torrent dans les années 1710 pour se tarir complètement dans les années 1720 et renaître de manière plus contrôlée à partir de 1729. Nous descendrons ensuite le fleuve jusqu’aux paroisses de la Côte-de-Beaupré et de la Côte-du-Sud pour voir comment se répand ce flot de cartes et s’il répond aux soubresauts observés plus en amont, à Québec. À la fin de notre périple, nous accosterons chez l’habitant pour voir ce qu’il fait de cet argent de papier. Nous verrons si la monnaie de carte remplit les trois fonctions traditionnelles de la monnaie (étalon de valeur, instrument d’échange et réserve de valeur) et par quelles mains elle transite.

(29)

20

Chapitre 1 : La monnaie de carte dans l’économie-monde atlantique

La création de la monnaie de carte par l’intendant français Jacques de Meulles à Québec en 1685 ne s’effectue pas ex nihilo. Elle découle d’une manière tout à fait singulière de penser la sphère des échanges s’étant mise en place avec la naissance des États-nations : le mercantilisme47. Après un Moyen Âge où le monde était d’abord envisagé d’un point de vue

religieux et où les clercs constituaient les principaux définiteurs de l’idéologie dominante, la Renaissance replace les hommes comme principaux acteurs de leurs destinées. Avec l’affirmation d’États-nations de plus en centralisés succédant aux constellations féodales de la période médiévale se diffuse une science du gouvernement pensée par des érudits évoluant dans le sérail du Prince. Partout en Europe émergent des Machiavel, des Bodin, des Hobbes, tous des penseurs qui entendent théoriser la chose publique. Il s’agit maintenant moins de réfléchir à un monde idéal à travers le prisme d’une morale venue d’en haut que de concevoir des stratégies de gestion des conflits devant aider le monarque et sa clientèle à perpétuer leur domination de l’ordre social. Cette quête emprunte une démarche empiriste devant mener à l’établissement de lois destinées à expliquer la conduite du monde de manière pérenne.

La pensée économique de cette époque se situe en droite ligne de cette nouvelle épistémè. Il convient dorénavant de régler la sphère des échanges à partir d’une observation rigoureuse des faits permettant de tirer des enseignements aidant les dirigeants à consolider leur pouvoir. Dans un contexte de concurrence entre les royaumes d’Europe, les penseurs du mercantilisme considèrent la puissance en termes d’accaparement maximal des ressources48,

ressources qui permettent aux castes régnantes d’assurer leur légitimité en se faisant la guerre ou par des dépenses somptuaires49. Les capitaux recherchés ne sont pas de n’importe quelle

nautre. Dans la lignée du bullionisme, un courant de pensée ayant émergé à la fin du Moyen

47 Cette étiquette, qui ne désigne en rien une école structurée, n’a jamais été revendiquée par ses représentants, mais a plutôt été forgée a posteriori par le libéral Adam Smith. Voir le livre IV dans : Adam Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations : les grands thèmes, Paris, Gallimard, 1976, p. 233-353. 48 À ce sujet, voir : Jean-Yves Grenier, Histoire de la pensée économique et politique de la France d’Ancien Régime, Paris, Hachette, 2007, p. 107-119 ; François Etner, « Mercantilisme », Encyclopaedia Universalis [en ligne], http://www.universalis-edu.com.acces.bibl.ulaval.ca/encyclopedie/mercantilisme/, consulté le 12 février 2019.

49 Max Weber, Économie et société, tome 1 : Les catégories de la sociologie, traduit de l’allemand par Julien Freund et al.,Paris, Plon, 1971, p. 285-335.

(30)

21

Âge50, les penseurs mercantilistes entendent maximiser la quantité de métaux précieux

présents dans leur royaume. Car l’or — et dans une moindre mesure l’argent — est considéré à l’époque comme la valeur refuge par excellence. En maintenant les importations à un niveau minimal et les exportations à un niveau maximal, le métal afflue sur le territoire national, appauvrissant d’autant plus les voisins plus dépendants des importations. Comme l’écrit l’économiste anglais Josiah Child au XVIIe siècle, « le commerce extérieur amène la

richesse, la richesse amène la puissance51 », idée reprise par son compatriote John Locke,

pour qui « il en est d’un royaume comme d’une famille. Dépenser moins que nos marchandises nous rapporteront est le moyen sûr et unique dont dispose une nation pour s’enrichir52 ». D’où le souci — pour ne pas dire l’obsession — des économistes de l’époque

moderne de conserver une balance commerciale positive.

En France, ce sont des penseurs comme Jean Bodin, Antoine de Montchrétien ou Philippe de Béthune qui théorisent le mercantilisme. Cette idéologie pénètre graduellement au cœur des cercles du pouvoir et trouve avec le cardinal de Richelieu et les ministres des Finances Colbert, Pontchartrain père et fils et Necker d’ardents zélateurs. Ceux-ci se font les chantres d’un interventionnisme étatique destiné à maximiser le quantum de métaux présents dans le royaume. Dans cette optique, une attention particulière est portée aux échanges extérieurs, ceux de l’intérieur étant pensés davantage en termes de « police des grains » que de contrôle des flux métalliques53. C’est pour cette raison que Fernand Braudel parle d’une

France duelle : une maritime, tournée vers l’extérieure et l’économie de marché, et une agricole, tournée vers l’intérieur et évoluant au raz de la vie matérielle54.

C’est la première France qui nous intéresse, car participant de l’économie-monde atlantique55, un espace dominé jusqu’au début du XVIIIe siècle par la ville-pôle

50 Philippe Contamine et al., L’économie médiévale, Paris, Armand Colin, 2003, p. 306. 51 Cité dans Etner, « Mercantilisme ».

52 Cité dans Grenier, Histoire de la pensée économique, p. 116. 53 Grenier, Histoire de la pensée économique, p. 108-109.

54 Fernand Braudel, La dynamique du capitalisme, Paris, Flammarion, 2014 (1985), p. 93.

55 Pour Braudel, une économie-monde est « l’économie d’une portion seulement de notre planète, dans la mesure où elle forme un tout économique ». Elle « occupe un espace géographique donné » et « accepte toujours un pôle, un centre, représenté par une ville dominante ». À l’autre bout du spectre se situe la périphérie, qui « dépend des besoins du centre qui lui dicte sa loi ». Voir : La dynamique du capitalisme, p. 76-86 ; François

(31)

22

d’Amsterdam. Celle-ci maintient sa domination pendant plus d’un siècle par une mainmise sur le commerce de la mer Baltique et une impressionnante flotte représentant environ la moitié du tonnage mondial (3 500 navires contre 500 à 600 pour la France à la fin du XVIIe

siècle)56. Gonflée à bloc par une révolution industrielle naissante, la Grande-Bretagne allait

ensuite prendre le relais de Pays-Bas en perte de vitesse. Plus importante nation d’Europe au tournant du XVIIIe siècle avec sa population de quelque 19 millions d’habitants57, dont la

grande majorité n’est guère intégrée dans les échanges à moyenne et grande échelle, la France reste néanmoins un poids plume sur le plan du commerce international58, malgré son empire

colonial dont elle tire quantité non négligeable de matières premières. Au sein de ce chapelet de possessions extraterritoriales, le Canada n’est guère plus, dans la première moitié du XVIIe

siècle, qu’une colonie de comptoir vouée à l’enrichissement unilatéral de sa métropole, et ce malgré de timides tentatives de colonisation de la part de la Compagnie des Cent-Associés à partir de 162759. Il faut attendre 1663 et l’instauration du gouvernement royal — deux ans

après le début du règne personnel de Louis XIV, qui consacre l’absolutisme comme raison d’État60 — pour déceler, à l’instigation du ministre Colbert, une véritable volonté d’assurer

un peuplement plus substantiel et de stimuler des échanges à l’intérieur de la vallée du Saint-Laurent61. Malgré l’immensité du territoire revendiqué, la Nouvelle-France compte toutefois

pour très peu dans les revenus coloniaux62. Contrairement aux lucratives Antilles, où la canne

Fourquet, « Villes et économies-monde selon Fernand Braudel », Les Annales de la recherche urbaine, 38 (1988), p. 13-22.

56 Pierre Léon et Charles Carrière, « L’appel des marchés », dans Fernand Braudel et Ernest Labrousse (dir.), Histoire économique et sociale de la France, tome II : 1660-1789, Paris, Presses universitaires de France, 1993, p. 187-188.

57 Pierre Goubert, « La force du nombre », dans Braudel et Labrousse (dir.), Histoire économique et sociale de la France, p. 12.

58 Pierre Léon et Charles Carrière reprennent à leur compte le diagnostic d’un marchand nantais du milieu du XVIIe siècle qui parle d’un commerce français « notablement decheu » et qui « trouve la vigueur de ceux de cette nation, dans le Négoce, toute amortie et presque anéantie ». Voir : Léon et Carrière, « L’appel des marchés », p. 186-187. Pour Henri Legohérel, la France « reste pénalisée par un faible équipement financier et bancaire, une flotte commerciale insuffisante et l’émigration protestante ». Voir Henri Legohérel, L’économie des temps modernes, Paris, Presses universitaires de France, 1991, p. 50.

59 Jacques Mathieu, La Nouvelle-France. Les Français en Amérique du Nord, XVIe-XVIIIe siècle, 2e édition. Québec, Presses de l’Université Laval, 2001 (1991), p. 68.

60 Jean Carpentier et François Lebrun (dir.), Histoire de France, Paris, Seuil, 2000 (1987), p. 206-208. 61 Gilles Havard et Cécile Vidal, Histoire de l’Amérique française, Paris, Flammarion, 2014 (2003), p. 101. 62 Léon et Carrière écrivent d’ailleurs : « On peut passer rapidement sur le Canada et la Louisiane : dans l’économie coloniale du XVIIIe siècle, leur rôle est second ». : Léon et Carrière, « L’appel des marchés », p. 195.

Figure

Figure 1 : Lieux de résidence des détenteurs de monnaie de carte dans le greffe d’Étienne Jacob sous  Champigny (1694-1702)
Figure 2 : Sens de la circulation de la monnaie de carte dans le greffe d’Étienne Jacob sous Champigny (1694- (1694-1702)
Figure 3 : Distribution des montants de monnaie de carte dans le greffe d’Étienne Jacob sous Champigny  (1696-1702) 221
Figure 4 : Évolution quantitative de la monnaie de carte dans le greffe d’Étienne Jacob sous Champigny  (1694-1702)
+7

Références

Documents relatifs

l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, l’Espagne, la Finlande, la France, la Grèce,. l’Irlande, l’Italie, le Luxembourg , les Pays- Bas et

- Combien la caissière doit-elle leur rendre (dessine les billets et les pièces). Nicolas Jérôme

Voici ce qu’il

[r]

[r]

Il veut s’acheter des sucettes qui coûtent

[r]

Elle organise une vente de gâteaux afin d’obtenir un peu d’argent.. Chaque part de gâteau est vendue 50