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La monnaie de carte : « signe du signe »

Chapitre 3 : Usages et utilisateurs de la monnaie de carte

3.1 La monnaie de carte : « signe du signe »

Depuis Aristote276, les économistes considèrent que la monnaie remplit trois

fonctions : celles d’étalon de valeur (ou d’unité de compte), d’instrument d’échange et de réserve de valeur. Qu’entend-on par étalon de valeur ? Contrairement à une idée courante, le troc pur et simple, à savoir des échanges effectués en-dehors de la sphère monétaire, est loin d’être courant dans les sociétés préindustrielles, y compris en Nouvelle-France. Comme l’a éloquemment montré le sociologue François Simiand en 1934 dans un article fondateur, le « fonctionnement d’une économie d’échange n’est ni réalisé jusqu’ici ni concevable avec prix déterminés, s’il ne comporte pas une monnaie, c’est-à-dire ici un étalon des valeurs

273 François Simiand, « La monnaie réalité sociale », Annales sociologiques, Série D, 1 (1934), p. 1-58. 274 Simmel, Philosophie de l’argent, p. 187.

275 L’expression est utilisée dans la correspondance d’un anonyme de la colonie (Bigot peut-être) avec la métropole en 1758. ANOM, C11A, vol. 103-2, p. 691 et 733, auteur inconnu, octobre 1758. Dans Shortt, Documents relatifs à la monnaie, t. 1, p. 870.

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économiques distinct et indépendant des choses ou actes dont la valeur économique sera exprimée en cet étalon277 ». Cette fonction d’étalon de valeur est essentielle pour résoudre le

problème fondamental qualifié par l’économiste Carl Menger de « double coïncidence des besoins », c’est-à-dire celui de la commensurabilité des termes de l’échange278. On peut par

exemple difficilement imaginer qu’un couple de paysans vende une terre patiemment mise en valeur pendant de nombreuses années contre des biens d’une valeur mal ou non définie. Les greffes que nous avons étudiés le démontrent bien : les cas de paiements en biens en nature non quantifiés monétairement sont extrêmement rares279. Et même dans ces cas, on

peut imaginer que la valeur du bien en nature a été mentionnée oralement ou qu’il demeure inutile de l’écrire étant donné qu’elle est connue de tous. C’est donc dire que l’immense majorité des échanges en Nouvelle-France implique au moins la fonction monétaire d’étalon de valeur.

Venons-en à la deuxième fonction, celle d’instrument d’échange. Lorsqu’un paysan échange un bien contre un autre — ce qu’on qualifie habituellement de troc —, c’est qu’il a la certitude de pouvoir jouir du bien donné en contrepartie. Il pourra par exemple consommer le blé reçu, utiliser telle marchandise pour une tâche spécifique ou mettre à profit telle paire de bœufs ou tel cheval comme force de trait. L’utilité est ici immédiate. Mais il peut également recevoir un objet dont il n’a pas besoin et le rééchanger à un tiers contre un autre bien désiré. Dans ce cas-ci, l’utilité est reportée dans un futur plus ou moins proche. C’est ici que l’on peut qualifier la monnaie de « troisième terme », puisqu’elle vient s’intercaler entre deux objets, comme l’a éloquemment montré Marx avec le processus M-A-M (une marchandise M est échangée contre de l’argent A, puis contre une autre marchandise)280.

277 Simiand, « La monnaie réalité sociale », p. 30.

278 Un exemple simple : comment établir que deux journées de travail valent un minot de blé en l’absence d’un étalon de valeur ? Pour le problème de la double coïncidence des besoins, voir : Carl Menger, « On the Origins of Money », The Economic Journal, 2 (1892), p. 239-255.

279 Un rare exemple : une vente faite devant le notaire Jeanneau par Jacques Saint-Pierre et Thérèse Boucher, de Saint-Roch, à Jérôme Dupuy et Barbe Descoteaux, de La Pocatière, le 4 avril 1740. Ces derniers payent avec un fusil et deux minots de sel, produits dont la valeur n’est pas spécifiée dans l’acte. BANQ-Q, CN104, S45, greffe d’Étienne Jeanneau, vente de Jacques Saint-Pierre et Thérèse Boucher à Jérôme Dupuy et Barbe Descoteaux, 4 avril 1740.

280 Karl Marx, Le capital, livre I, sections I à IV, traduit de l’allemand par J. Roy, Paris, Flammarion, 1985, p. 171-180.

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Pour l’instant, A est encore un objet avec valeur d’usage. Pour être viable comme monnaie, il doit posséder une bonne « vendabilité » (Absatzfähigkeit, c’est-à-dire, littéralement, la « capacité d’être vendu »), pour reprendre le concept de Menger281. Et à ce stade-ci, A n’est

encore qu’un moment transitoire, puisqu’il est destiné à être échangé à court ou moyen terme contre un bien désiré. L’économiste Joseph Schumpeter ne s’exprime pas autrement en affirmant que toute « monnaie […] n’est qu’un instrument de crédit, un droit qu’on fait valoir sur le seul moyen de paiement qui soit définitif : le bien de consommation282 ».

Un autre pas est franchi dans le processus d’abstraction monétaire avec l’intervention d’une monnaie avec une valeur d’usage minime ou nulle. C’est ici qu’on peut vraiment qualifier la monnaie de « réalité sociale », car l’assentiment — tacite ou non — de la communauté est nécessaire pour fonder sa valeur. Pour le sociologue Georg Simmel, toute valeur est d’abord une construction : « En aucun cas la valeur n’est une “qualité” [des objets], mais un jugement à leur propos qui demeure dans le sujet283 ». Mais dès que l’individu

souhaite échanger avec d’autres, le fondement subjectif de la valeur doit devenir collectif. Comme l’ont montré les économistes André Orléans et Michel Aglietta, le groupe procède alors à un processus d’élection-exclusion visant à choisir une monnaie commune. Cet objet est choisi grâce à « son acceptation par tous comme forme reconnue de la richesse[, non à cause de] ses propriétés naturelles284 ». Dans les sociétés primitives, ce sont des coquillages

ou des parures — objets dont la seule utilité est souvent liée à leur beauté — qui reçoivent l’onction du groupe. Plus couramment, ce sont les métaux précieux — l’or et l’argent au premier chef, que ce soit sous forme de lingots ou de pièces — qui font office de monnaie, du fait de leur relative rareté et de leur beauté intrinsèque. Ce fut le cas de la plus lointaine

281 Tel que décrit dans : Michel Aglietta et André Orléan, La monnaie entre violence et confiance, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 91.

282 Joseph A. Schumpeter, Histoire de l’analyse économique, tome 1 : L’âge des fondateurs (des origines à 1790), traduit de l’anglais sous la dir. de Jean-Claude Casanova, Paris, Gallimard, 1983 (1954), p. 446. 283 Georg Simmel, Philosophie de l’argent, 3e édition, Paris, PUF, 2014, p. 27.

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Antiquité jusqu’en 1971, année où le président états-unien Richard Nixon a abandonné la convertibilité du dollar en or285.

Durant l’Ancien Régime, la monnaie métallique reste la valeur refuge par excellence, comme en témoignent les différentes stratégies mises en branle par les autorités pour assurer sa rétention à l’intérieur des limites de leur territoire. La rareté des métaux précieux conduit plus loin dans le processus d’abstraction monétaire, soit l’établissement d’une monnaie fiduciaire, c’est-à-dire une monnaie dont la valeur est entièrement fondée sur la confiance (fiducia en latin) des utilisateurs puisqu’elle n’a aucune valeur d’usage286. Simiand, pour qui

« toute monnaie est fiduciaire287 », range les espèces en or et en argent dans cette catégorie

vu que leur valeur reste soumise à une certaine inflation, comme en témoigne la baisse du cours de l’or au XVIe siècle avec l’afflux de métal jaune en provenance des Amériques288.

La monnaie métallique est donc elle-même un signe, puisqu’elle est liée à une valeur en partie garantie par l’État289. Dans cette optique, la monnaie de carte est, comme l’a

lucidement écrit un administrateur canadien à la fin du Régime français, le « signe du signe290 », puisque c’est sa convertibilité potentielle en métal qui lui confère sa valeur, son

support matériel ayant une valeur quasi nulle (sauf pour des usages de nature ludique). Il n’est dès lors guère étonnant que les intendants canadiens doivent sans cesse rappeler le cours légal et forcé de la monnaie de carte par des ordonnances.

À cause de son caractère fiduciaire, la monnaie de carte n’est pas essentiellement un étalon de valeur, puisque c’est la livre tournois qui remplit cette fonction à cette époque dans

285 Michel Bruguière, « Histoire de la monnaie », Encyclopaedia Universalis [en ligne], http://www.universalis- edu.com.acces.bibl.ulaval.ca/encyclopedie/monnaie-histoire-de-la-monnaie/, consulté le 20 mai 2019.

286 Pour Simmel, « il faut la présence de cette conviction : l’argent que l’on reçoit maintenant pourra être redépensé à la même valeur ». Philosophie de l’argent, p. 196.

287 Simiand, « La monnaie réalité sociale », p. 46. 288 Bruguière, « Histoire de la monnaie ».

289 Le linguiste Ferdinand de Saussure fait une analogie intéressante entre la monnaie et le langage. Dans les deux systèmes (monétaire et linguistique), des éléments dissemblables (les signifiés/les objets) sont unifiés par un vecteur commun (le signifiant/l’étalon de valeur). Pour lui, la valeur suppose « un système d’équivalence entre des choses d’ordre différent ». Tout comme le choix de l’étalon de valeur, le choix du signe linguistique est toutefois arbitraire. Voir : Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, 3e édition, Paris, Payot, 1968 (1916), p. 115.

290 ANOM, C11A, vol. 103-2, p. 691 et 733, auteur inconnu, octobre 1758. Dans Shortt, Documents relatifs à la monnaie, t. 1, p. 870.

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l’empire colonial français. Ce n’est qu’indirectement qu’elle a pu être un étalon de valeur parallèle. Comme nous l’avons vu, la valeur de la « monnaie du pays » (qui inclut la monnaie de carte) correspond à 125 % de celle de la monnaie française entre le début des années 1660 et 1717. Entre 1714 et 1717, les cartes perdent la moitié de leur valeur, ce qui fait qu’elles valent maintenant 62,5 % de la devise métropolitaine, puis 50 % entre 1717 et 1719 avec l’abandon de la « monnaie du pays ». Entre 1729 à 1759, elles valent officiellement la même chose qu’en France. Aux épisodes de dévaluation s’ajoutent ceux d’inflation pure et simple, comme en 1705, au début des années 1710 et à la fin du Régime français291, épisodes qui

sont ici causés non par une dévaluation, mais par une surémission destinée à payer des dépenses de guerre. Il s’agit d’un phénomène classique en économie : l’augmentation de la masse monétaire a pour effet immédiat de dévaluer proportionnellement la monnaie.

Si la monnaie de carte ne remplit qu’indirectement la fonction d’étalon de valeur, elle actualise toutefois pleinement celle d’instrument d’échange, c’est-à-dire de troisième terme permettant de procéder à l’échange. Le fait que 270 mentions sur 439 (61,5 %) ont été relevées sur des actes de vente est à cet égard révélateur. La grande majorité de ces ventes ont pour objet une terre, ce qui n’est guère étonnant quand on sait que la propriété foncière constitue le principal actif de la paysannerie à l’époque préindustrielle. Ces transactions peuvent concerner des terres d’aussi peu que 2 pieds et quelques pouces de front292 à des

censives de 3 arpents de front par 40 arpents de profondeur. Après les propriétés terriennes, les droits de succession arrivent en lointaine deuxième position, avec 20 exemples (4,6 % des ventes). Il s’agit pour des individus de céder des parts d’héritages reçues ou à recevoir en échange d’argent. Ces droits sont immobiliers — ce qui les rapprochent des ventes de terre — ou mobiliers. Ces échanges se font essentiellement au sein d’une même fratrie, mais peuvent aussi s’effectuer entre deux générations différentes. Un exemple : Pierre Mercier, de Sainte-Anne-de-Beaupré, achète à ses neveux Pierre et Jean Mercier, habitant dans la seigneurie de Bellechasse, leurs droits de succession venant de leurs père et grand-père

291 Geloso, The Seeds of Divergence, p. 49.

292 BANQ-Q, CN301, S143, greffe d’Étienne Jacob, vente de Louise Bélanger, veuve de Jean Cloutier, à Charles Bélanger, 11 avril 1710.

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paternel pour 130 l. chacun en monnaie de carte293. La valeur de ces droits varie généralement

entre 200 et 300 l. De manière plus marginale, nous avons retrouvé 4 actes de vente pour des biens divers (bétail, meubles, vêtements, ustensiles, etc.), 2 pour une maison294 et 1 pour

l’achat de rentes tirées d’une terre située à Saint-Pierre de l’île d’Orléans295. Le montant

moyen de ces actes de vente est de 255 l., soit un montant légèrement inférieur à la moyenne générale de 273 l., qui est tirée vers le haut par certains inventaires importants.

Après les ventes, c’est dans les quittances que nous avons trouvé le plus de monnaie de carte (68 occurrences, soit 15,4 % des cas). Ce type d’acte sert à confirmer qu’un acheteur a complété les paiements dus au vendeur. Il était peu fréquent sous le Régime français qu’une transaction soit d’emblée payée en entier, les parties s’entendant habituellement sur un étalement des paiements sur une ou plusieurs années. Si la plupart des quittances étaient simplement inscrites après coup à la fin des actes de vente, plusieurs étaient cependant l’objet de minutes séparées. C’est le second type qui nous intéresse davantage, le premier ne témoignant que rarement du moyen de paiement utilisé. Sur les 68 mentions, seules 6 concernent la période 1730-1743, peut-être un effet d’une possible normalisation de ce moyen de paiement. Les paiements vont de 12 l. (pour un héritage d’une valeur de 80 l.296) à

900 l. (pour une terre de 3 perches et 9 pieds de front à L’Ange-Gardien297), en plus d’un

montant exceptionnel de 6443 l. 1 s. 4 d. en cartes, épices et billet à ordre298. Ces quittances

concernent à parts à peu près égales des ventes de terre et des droits de succession (dont

293 BANQ-Q, CN301, S280, greffe de Barthélemy Verreau, vente de Pierre et Jean Mercier à Pierre Mercier, leur oncle, 23 mars 1715.

294 Il s’agit en fait de la même maison. Située à Château-Richer, cette maison de 22 pieds de long est acquise par le cordonnier Pierre Bail en 1704 pour 520 l. en cartes, qui la revend 11 ans plus tard au tisserand Pierre Mataut pour 950 l en cartes, augmentation assurément imputable à l’inflation des années 1710. BANQ-Q, CN301, S143, greffe d’Étienne Jacob, vente de François Plante à Pierre Bail, 7 juillet 1704 ; CN301, S280, greffe de Barthélemy Verreau, vente de Pierre Bail et Marie Sécubouille à Pierre Mataut, 25 juin 1715. 295 BANQ-Q, CN301, S143, greffe d’Étienne Jacob, vente de Michel Chabot à Pierre Pichet, 31 janvier 1709. 296 BANQ-Q, CN301, S143, greffe d’Étienne Jacob, quittance de Pierre Gauvin et Marianne Fiset à Charles Fiset, 10 avril 1707.

297 BANQ-Q, CN301, S144, greffe de Joseph Jacob, quittance de Louis Garneaux à Pierre Garneaux et Thérèse Huot, 14 juillet 1739.

298 Ce montant, le plus élevé de notre échantillon, a été payé par Jean-Gabriel Amiot quelques jours avant son premier mariage à sa mère Elisabeth-Philippe du Hautmesnil, veuve du seigneur Charles-Joseph Amiot, de Vincelotte. Le jeune Amiot a été contraint de payer par un arrêt judiciaire. On ignore toutefois la quantité exacte de monnaie de carte contenue dans le paiement. BANQ-Q, CN302, S29, greffe d’Abel Michon, quittance d’Elisabeth Philippe du Hautmesnil à Jean-Gabriel Amiot fils, 25 octobre 1741.

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plusieurs ont eux-mêmes pour objet des portions de terre). Une seule concerne une rémunération pour du travail, soit un paiement de 600 l. en cartes donné pour du débitage fait sur une censive de la seigneurie de Bellechasse en 1717299.

La monnaie de carte intervient également dans des actes d’échange. Lors d’une vente, un bien (une terre la plupart du temps) est échangé contre un montant d’argent, parfois assorti de quelques biens en nature. Dans les échanges impliquant de la monnaie de carte, le rapport s’inverse : la place des biens – mobiliers ou non – est beaucoup plus importante, l’argent ne servant que de compensation dans les cas où la valeur des biens d’une des parties excède celle de l’autre. Ces cas de figure sont très rares, puisque nous n’en avons recueilli que trois impliquant de la monnaie de carte, et ce pour des montants assez minimes (entre 50 et 96 l.). Un exemple impliquant des paysans de Château-Richer : Louis Cloutier donne une terre de 4,5 perches de front à Claude Gravelle et Marguerite Laberge, qui en cèdent en retour une de 3 perches moins 6 pieds de front. Même si la terre du premier est plus grande, il doit compenser par 96 l. en cartes et billets300. On peut penser que la censive des seconds était

peut-être davantage défrichée ou mieux fournie en bâtiments divers.

Quinze autres actes concernent des transactions, mais avec des dénominations moins usuelles. On retrouve ainsi 4 accords, 3 cessions, 2 reconnaissances, 2 ratifications301, 1

concession302, 1 billet, 1 compte-rendu et un 1 retrait lignager303. Ces transactions ne sont

simplement souvent que des ventes ou des quittances sous d’autres noms, que ce soit pour des terres ou des droits de succession.

299 BANQ-Q, CN302, S29, greffe d’Abel Michon, quittance de Jean Pruneau à Antoine Bilodeau, 16 mars 1717. L’ampleur du montant peut surprendre, mais les gages avaient littéralement doublé à la fin de la décennie 1710 (entre 2,5 et 3 l. par jour). Voir : Geloso, The Seeds of Divergence, p. 77.

300 BANQ-Q, CN301, S144, greffe de Joseph Jacob, échange entre Louis Cloutier, et Claude Gravelle et Marguerite Laberge, 18 mars 1742.

301 La ratification est rédigée pour officialiser une vente d’abord effectuée en l’absence d’une des parties (souvent un des époux).

302 Il s’agit dans ce cas-ci d’une simple vente, puisque les concessions faites par les seigneurs étaient faites gracieusement en échange de différents prélèvements.

303 Le retrait lignager est un droit qui permet de racheter, dans un certain délai et moyennant compensation, une terre reçue en héritage et vendue à un tiers.

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Si la monnaie de carte actualise pleinement, comme on l’a vu, la fonction d’instrument d’échange, elle réalise également, mais de manière plus marginale, la troisième et dernière fonction, celle de réserve de valeur. Comme l’a montré Marx, la monnaie devient réserve de valeur lorsque le laps de temps entre le moment où l’on reçoit l’argent et celui où on le dépense s’élargit. Le moment A du processus M-A-M déjà mentionné est ici prolongé indéfiniment. Il va sans dire que ce phénomène est rendu possible lorsque le pouvoir d’achat de la monnaie est garanti; on ne conserverait pas une monnaie dont la valeur d’échange est incertaine. Une certaine thésaurisation avait déjà été invoquée par Hocquart au début des années 1730 comme motif pour justifier sa demande d’une émission supplémentaire : immobilisée dans les coffres des habitants, la monnaie de carte ne circule plus comme instrument d’échange, grevant ainsi le commerce à l’intérieur de la colonie. Une autre preuve de cette thésaurisation galopante est le fait que les Canadiens répugnent — dans les années 1730 du moins — à rapporter leurs cartes au trésor colonial pour être remboursés, cette monnaie étant, aux dires des administrateurs, « regardée comme des espèces304 ».

Le meilleur moyen de connaître les avoirs paysans est de consulter les inventaires après décès. Si ces derniers ne constituent qu’un instantané, une photographie d’un moment précis, ils se distinguent toutefois généralement par leur exhaustivité et leur relative précision305. Nous avons trouvé 52 inventaires comportant de la monnaie de carte (11,8 %

du total des mentions), dont un seul provient de la Côte-du-Sud306. Le fait que les paroisses

de la Côte-de-Beaupré étaient plus anciennes et que les terres y étaient conséquemment davantage mises en valeur et plus à même de dégager des surplus peut en partie expliquer qu’on y retrouve plus d’argent. Si on compte, sur toute la période étudiée, 1,3 inventaire contenant des cartes par année, on en dénombre toutefois 6 en 1714 et 7 en 1715, ce qui n’est

304 ANOM, C11A, vol. 57, fol. 56, lettre de Beauharnois et Hocquart à Maurepas, 9 octobre 1732. Dans Shortt, Documents relatifs à la monnaie, t. 2, p. 632.

305 Wallot et Paquet nous mettent toutefois en garde en soulignant « le caractère partiel de ces images de la réalité socio-matérielle et la fragilité des inférences qu’on peut en tirer sur les caractéristiques des groupes et de la collectivité ». Gilles Paquet et Jean-Pierre Wallot, « Les inventaires après décès à Montréal au tournant du XIXe siècle », p. 167.

306 Il s’agit de l’inventaire après décès du curé de Montmagny, Charles Hazeur Desaunaux. On y trouve 56 l. 15 s. en monnaie de carte. BANQ-Q, CN302, S29, greffe d’Abel Michon, inventaire après décès de Charles Hazeur, 14 juin 1715.

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guère surprenant étant donné le foisonnement de monnaie de carte à cette époque. Si on retrouve 1 mention en 1716 et 4 en 1717, il n’y en a toutefois aucune en 1718 et 1719, alors que les cartes circulent encore. C’est un signe sans équivoque que cet instrument d’échange n’est alors plus considéré comme une valeur à conserver. L’année 1731, avec 5 cas de thésaurisation répertoriés, montre a contrario que la nouvelle monnaie de carte a été d’emblée acceptée par la population canadienne. Il reste qu’au total, le nombre d’inventaires