• Aucun résultat trouvé

Le suicide dans la littérature québécoise pour adolescents : une esthétique de la fragmentation au service de la reconstruction de soi

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Le suicide dans la littérature québécoise pour adolescents : une esthétique de la fragmentation au service de la reconstruction de soi"

Copied!
123
0
0

Texte intégral

(1)

Le suicide dans la littérature québécoise pour

adolescents : une esthétique de la fragmentation au

service de la reconstruction de soi

Mémoire

Ariane Maheux-Tremblay

Maîtrise en études littéraires

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

(2)
(3)

RÉSUMÉ

Depuis la fin des années 1990, la littérature québécoise pour la jeunesse aborde des thématiques délicates auparavant taboues, dont le suicide. Le traitement d’un tel sujet est grandement facilité par l’attention qu’accordent les auteurs à la forme de leur récit, ce que nous observons dans Une vie en éclats de Maryse Pelletier, Le long silence de Sylvie Desrosiers, Le parfum des filles de Camille Bouchard ainsi que Ma vie ne sait pas nager d’Élaine Turgeon. La quête des personnages, désormais plus englobante, est centrée sur le rapport à l’Autre, qui se transforme au cours du processus de deuil. Les protagonistes traversent en fait un long moment d’errance où ils n’ont plus de repères et tentent de fuir, jusqu’à ce que l’apparition d’un nouveau personnage qui comprend leur douleur les aide à établir ce nouveau rapport avec le défunt. La déconstruction formelle des œuvres vient faire écho à la fragmentation vécue par les personnages, ce qui rend fort significatives l’attention portée à la temporalité ainsi que la multiplicité des narrateurs, voire l’hybridité générique au sein des récits. Les œuvres semblent remettre en question certaines conventions de la littérature jeunesse afin de faire vivre au lecteur la confusion vécue par les protagonistes : le lecteur confronté à un texte d’apparence déconstruite doit ainsi effectuer un travail de reconstruction semblable à celui opéré par les personnages.

(4)
(5)

REMERCIEMENTS

Je tiens tout d’abord à remercier Andrée Mercier, qui a toujours bien su me guider au long de ce parcours qui, il faut le dire, a été parsemé d’embûches. Merci pour sa présence, pour sa compréhension, pour son soutien, pour ses encouragements, de même que pour la justesse et la rigueur de ses observations. Un merci spécial aussi à ma grande amie Julie et à Philippe, à ma famille et à mes amis, à tous ces gens autour de moi qui m’ont soutenue dans l’épreuve qui a, disons, ralenti mon parcours à la maîtrise et ont répondu à l’appel chaque fois que j’ai eu besoin d’eux, pour des détails ou par découragement... Merci aussi à Marie Fradette, grâce à qui j’ai eu envie d’écrire ce mémoire, car elle m’a fait redécouvrir cette littérature trop souvent mise de côté qu’est la littérature pour la jeunesse. Enfin, merci à ma mère, qui a constamment tenté de me faciliter la tâche en ce qui concerne tous ces petits détails techniques qui m’ont fait cauchemarder.

(6)
(7)

TABLE DES MATIÈRES

Résumé ... iii

Remerciements ... v

Table des matières ... vii

INTRODUCTION ... 1

PARTIE I ... 11

Chapitre 1 – La quête comme pivot : de la quête d’identité à la quête de sens ... 13

La notion de quête ... 13

La littérature pour adolescents ... 14

Les thématiques difficiles ... 19

La nécessité d’un autre schéma pour comprendre la confrontation au suicide ... 22

Chapitre 2 – L’absence de l’Autre comme déclencheur de la quête ... 29

L’Autre, un nouveau statut pour le personnage défunt ... 29

Le suicide, déclencheur d’une altérité situationnelle ... 33

Le chaos, un monde autre créateur d’isolement ... 37

Chapitre 3 – Mémoire et reconstruction de soi : la figure de l’Autre ... 41

Le protagoniste comme Autre ... 42

La rencontre d’un personnage qui partage l’altérité liée au deuil ... 43

De l’Autre-défunt à l’Autre-mémoire ... 49

PARTIE II ... 57

Chapitre 4 – Déconstruction des récits et hybridité générique ... 59

Un narrateur proche de son lecteur ... 60

Confusion et incohérences dans les récits des personnages ... 64

Les narrateurs, conscients du désordre de leur discours ... 68

Chapitre 5 – L’éclatement formel, un écho à la situation du protagoniste ... 73

Absence de dialogue et nécessité d’un relais pour les narrateurs en deuil ... 73

Vers une multiplicité considérable de narrateurs ... 76

Une nouvelle porosité pour la forme romanesque ... 80

Le dialogue recréé comme moteur de la reconstruction ... 83

Chapitre 6 – Une reconstruction double : répercussions de la fragmentation de l’œuvre sur le lecteur ... 89

Des récits à la temporalité marquée ... 89

(8)

La fragmentation vécue par les personnages : un écho au-delà du récit ... 93

Balancement entre passé et présent : la narration intercalée ... 94

Complexification de la temporalité et enchâssement des récits ... 97

Un écho du mouvement destruction / reconstruction chez le lecteur ... 100

CONCLUSION ... 103

(9)

INTRODUCTION

Pendant longtemps, la littérature pour la jeunesse a été une littérature écrite pour les adultes, de laquelle on a ensuite jugé qu’elle conviendrait également aux enfants, parfois en l’adaptant un peu. Ce fut le cas de plusieurs contes, dont ceux de Perrault et des frères Grimm, pour ne nommer qu’eux. Cela est, entre autres, dû au fait que l’enfance et l’adolescence n’étaient alors pas considérées comme des périodes à part entière de la vie ; si la notion d’enfant se répand dès le Moyen Âge, le concept d’adolescence n’apparaît quant à lui qu’au XVIIe siècle1. Néanmoins, les premières œuvres destinées à la jeunesse doivent attendre le XVIIIe siècle, avec Mme Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, dont on se souvient pour ses contes, dont La Belle et la bête dans une nouvelle version spécifiquement écrite pour les enfants, et pour son Magasin des enfants et ensuite son

Magasin des adolescents2. Elle est la première à avoir réellement adapté son écriture à de jeunes lecteurs.

Toutefois, au Québec, il faut importer les livres pour la jeunesse depuis l’Europe jusqu’au début du XXe siècle car, si certaines œuvres d’ici rejoignent parfois les intérêts des enfants, les seules qui leur soient réellement destinées sont les manuels scolaires. La littérature québécoise pour la jeunesse3 naît en 1921, lorsque la revue L’Oiseau bleu apparaît. Destinée à « tous les petits enfants canadiens de trois à dix-huit ans4 », elle « doit contribuer à [les] distraire tout en élevant [leurs] esprits, en développant ce qu’il y a en [eux] de meilleur, de plus pur et de plus noble.5 » Bien qu’elle soit principalement centrée sur l’éducation, tant en ce qui a trait à la morale et à la religion qu’à l’histoire, à la géographie ou même à la langue, la revue a le mérite d’instaurer au Québec une littérature écrite

1 Caroline SAHUC, « Introduction », dans Comprendre son enfant : 11-17 ans, Levallois-Perret, France, Studyparents (Éclairages), 2006, p. 11.

2 Claire Le Brun et Monique Noël-Gaudreault, « L’écriture pour la jeunesse : de la production à la réception », dans Tangence, n° 67 (2001), p. 5.

3 Le portrait que nous dressons de la naissance et de l’évolution de la littérature pour la jeunesse au Québec est très sommaire. Françoise Lepage propose cependant, dans son Histoire de la littérature pour la jeunesse

(Québec et francophonies du Canada), une histoire beaucoup plus complète et détaillée de ce parcours, où se

retrouvent d’ailleurs étayés la plupart des éléments présentés ici. Françoise Lepage, Histoire de la littérature

pour la jeunesse (Québec et francophonies du Canada), suivie d’un Dictionnaire des auteurs et des illustrateurs, Orléans (Ontario), Éditions David, 2000, 826 p.

4 L’Oiseau bleu, vol. 1, n° 1, p. 7, dans Françoise Lepage, op.cit., p. 114. 5 L’Oiseau bleu, vol. 1, n° 1, p. 10, dans Françoise Lepage, op.cit., p. 114.

(10)

expressément pour un nouveau destinataire, les jeunes. C’est d’ailleurs cette revue qui permet la naissance de plusieurs œuvres grâce à des concours et à la publication de feuilletons, ce qui est notamment le cas des Aventures de Perrine et de Charlot, écrites par Marie-Claire Daveluy ; l’œuvre est d’abord parue sous la forme de feuilletons, mais elle a surtout été le tout premier roman québécois destiné à la jeunesse.

Ce qui s’est fait par la suite, jusqu’aux années 1940, date où prend fin l’aventure de

L’Oiseau bleu, a principalement consisté à relater l’histoire de la Nouvelle-France en

empruntant le genre de l’épopée ou la forme de biographies et d’hagiographies. Or, s’il y a, à cette époque, une littérature pour la jeunesse au Québec, elle est encore peu lue. Lorsqu’éclate la Deuxième Guerre mondiale, les importations de livres depuis l’Europe cessent et l’édition de livres pour la jeunesse connaît un certain essor au Québec. Cependant, le clergé contrôlant tout, les écoles et ce qu’elles donnent à lire à leurs élèves doivent toujours répondre au caractère moralisateur et éducatif que l’Église attend des œuvres.

Dans les décennies 1950 et 1960, il va sans dire que la Révolution tranquille a des impacts majeurs sur la littérature générale, et la culture populaire qui s’impose à la suite de la guerre commence à imprégner la littérature pour la jeunesse par l’intermédiaire du roman d’aventures. Toutefois, de façon générale, « la production pour adolescentes 6 est extrêmement conservatrice et moralisatrice. Le récit est généralement mené par un narrateur externe qui commente les faits et gestes des personnages, critiquant les méfaits, embellissant les bonnes actions. Ces œuvres veulent montrer la valeur de l’exemple et chantent sur tous les tons que la vertu est récompensée et l’égoïsme puni. […] Cette littérature dépeint un univers très manichéen […].7 » Les valeurs que véhicule l’Église pèsent encore sur les auteurs comme une censure implicite. De plus, à l’époque, la plupart des enseignants sont encore des religieux : ils exigent donc des œuvres qu’elles soient édificatrices. En effet, « [s]i la notion de public cible se précise, les ouvrages ne donnent pas encore la parole aux adolescents. On ne cherche pas à exprimer leur point de vue, mais

6 Encore aujourd’hui, la production pour adolescentes occupe beaucoup plus de place sur le marché que celle destinée à un public masculin.

(11)

plutôt à leur indiquer la voie à suivre.8 » Comme l’école est le principal moyen pour les jeunes d’avoir accès aux livres, tout ce qui se lit ou s’écrit dépend d’elle.

En raison de ces lourdes contraintes, la littérature pour la jeunesse bat de l’aile. Plusieurs maisons d’édition, dans les années 1960, connaissent des difficultés financières et ferment leurs portes ou choisissent de se retirer du secteur jeunesse, parce qu’il n’est plus rentable depuis l’apparition de la télévision dans les foyers québécois et le retour des livres importés, qui les privent d’une part importante du marché.

En 1971, malgré la crise de l’édition dans ce secteur, les Éditions Paulines (aujourd’hui Médiaspaul) décident de revenir à la publication d’œuvres pour la jeunesse. Elles ouvrent même la voie à la production d’albums pour enfants, que publieront également les nouvelles maisons d’édition qui, dans un élan de renouveau, voient le jour à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Parmi ces maisons, Le Tamanoir, qui deviendra La courte échelle, se démarque en recourant à des illustrateurs qui proposent une vision nouvelle de l’illustration. Les images ne sont plus celles d’enfants sages peints dans des couleurs pastel ; elles sont colorées et débordent des cadres, on voit apparaître des êtres loufoques ou imaginaires, les personnages sont imparfaits, dans les images comme dans les textes, d’ailleurs, qui vont même jusqu’à proposer un narrateur enfant qui s’exprime au « je », ce qui était auparavant impensable. Des séries comme celle que forment Hou Ilva, Dou Ilvien et Hébert Luée, de Bertrand Gauthier, marquent un éclatement, une libération des contraintes imposées par l’autocensure, qui perpétuait à plusieurs égards les idées véhiculées par l’Église. En effet, comme l’explique Marie Fradette, on a vu apparaître « une certaine liberté d’action et de choix. Les gens ont ressenti le besoin de reconsidérer leurs croyances, de faire éclater les barrières, de sorte que les valeurs traditionnelles, telles que la religion catholique et l’importance d’une famille unie […] ont perdu de leur crédibilité.9 »

8 Françoise Lepage, « Le concept d’adolescence: évolution et représentation dans la littérature québécoise pour la jeunesse », dans Voix et images, vol. 25, n° 2 (2000), p. 246.

9 Marie Fradette, « Chapitre I. Sociogramme du couple adolescent et autorité parentale : altération d’un pouvoir et évolution d’une figure », dans « Évolution de la figure de l’adolescent dans les romans jeunesse des années 1950 aux années 1990 : étude sociocritique », mémoire de maîtrise, Sainte-Foy, Université Laval, 1998, f. 11.

(12)

Après cet engouement pour la désobéissance et le désordre visant à contrer le conformisme et la rigueur que proposait précédemment la littérature pour les jeunes, on assiste à un retour au calme. Quand, dans les années 1990, un souci de rentabilité force les éditeurs à réduire leur production d’albums et à leur préférer le roman, le refus des normes établies et le dépassement des limites sont déjà acquis et le roman peut se construire sur de nouvelles bases. Les contraintes continuent graduellement de disparaître, mais on ne sent plus le besoin d’aller au front pour se justifier. La narration autodiégétique devient une norme ; elle est dorénavant courante, ce qui crée une atmosphère propice à la confidence et, par le fait même, permet d’aborder des sujets autrefois tabous.

Désormais, on propose aux jeunes « un monde qui leur ressemble, empreint de nouvelles valeurs telles que l’amitié, la découverte de l’amour, les angoisses quotidiennes, etc.10 » Le tabou le plus exploité est sans doute celui de la sexualité. En effet, nombre d’œuvres parues depuis les années 1990 abordent le thème de la première relation sexuelle. Dominique Demers a même suscité beaucoup de controverse en allant plus loin avec sa trilogie Les grands sapins ne meurent pas, où elle présente Marie-Lune, une adolescente qui vient de perdre sa mère et qui, à quinze ans, tombe enceinte alors qu’elle n’y est pas préparée. De plus en plus, les « auteurs […] réussissent aussi à captiver les jeunes lecteurs, même si leurs œuvres baignent dans des tonalités plus sombres. Cette littérature, hier impensable, existe bel et bien aujourd’hui et aborde un vaste éventail de ces “sujets litigieux”.11 » Les auteurs tentent d’élargir leurs horizons et cherchent constamment à franchir de nouvelles limites. On parle désormais de maladie mentale, de fugues, de violence. Or, « si une grande liberté de ton et de contenu semble aujourd’hui acquise dans ce secteur d’écriture, il est des sujets qui restent fort discrets, à la limite du tabou.12 » Il en va ainsi de thèmes tels que le viol, l’inceste, le suicide, qui ne sont pas tabous en raison d’un simple malaise parent — enfant, par exemple, mais bien en raison de leur nature, qui interroge la valeur des êtres, et même la valeur de la vie.

10 Marie Fradette, « Chapitre II. Prise de conscience et valorisation du type adolescent : émergence d’un statut social », dans dans « Évolution de la figure de l’adolescent dans les romans jeunesse des années 1950 aux années 1990 : étude sociocritique », op.cit., f. 41.

11 Françoise Lepage, art.cit., p. 249.

12 Josée Lartet-Geffard, Le roman pour ados: une question d’existence, Paris, Éditions du Sorbier, 2005, p. 105.

(13)

QUESTION

C’est ce dernier sujet, le suicide, qui nous intéressera particulièrement dans le cadre de notre étude. En effet, si la première relation sexuelle, par exemple, en est une qui préoccupe la très grande majorité des adolescents et adolescentes, il n’est pas aussi évident d’aborder une question délicate comme le suicide qui, encore aujourd’hui, est à bien des égards un réel tabou social. En effet, quand on écrit pour la jeunesse, nous dit Sylvie Gracia, « il est inconcevable d’avoir un regard “moral” sur les textes, [mais il faut tenter] d’offrir au lecteur, en fin de roman, non pas une fin heureuse, mais une sorte de “porte de sortie”13 », puisque l’auteur ou l’éditeur qui s’adresse à un adulte en formation « ne peut laisser de côté les dimensions de la transmission, de l’apprentissage, de l’éducation ou de l’accompagnement14. »

Néanmoins, on constate depuis la fin des années 1990 l’apparition de romans qui choisissent d’aborder cette thématique. Si la littérature québécoise pour la jeunesse semble avoir franchi une nouvelle étape, elle le fait en recourant à des moyens formels de plus en plus complexes. Il apparaît, en effet, que les textes destinés aux jeunes qui abordent le suicide sont marqués par un éclatement formel assez frappant. Ce phénomène nous paraît significatif et mérite une attention particulière. Nous formulons l’hypothèse que c’est précisément cet éclatement formel qui permet de prendre en charge un sujet si difficile.

L’adolescence est une période de construction de soi. La quête identitaire est donc commune aux lecteurs adolescents et aux protagonistes des œuvres qui leur sont destinées. Or, les romans qui nous intéressent proposent une problématique particulière qui dépasse cette transition entre l’enfance et l’âge adulte et va jusqu’à fragmenter le personnage adolescent. Françoise Susini-Anastopoulos avance que « toute écriture fragmentaire, en ce qu’elle brise et suspend, est par vocation naturelle le miroir d’un certain malheur du sujet, de l’œuvre et du temps, elle est aussi, si on prend la peine de la “retourner”, la source d’une satisfaction intense, d’une joie d’autant plus “sérieuse” qu’elle est vécue sur fond de

13 Sylvie Gracia, interrogée sur la responsabilité éthique de l’éditeur, dans Josée Lartet-Geffard, op.cit., p. 65. 14 Josée Lartet-Geffard, op.cit., p. 28.

(14)

perte.15 » Si on met ce processus en relation avec les situations difficiles qui fragmentent le héros, la quête prend un sens nouveau. En effet, dans la mesure où le « malheur du sujet », à travers ce « bris », se donne comme le point de départ du récit, le personnage ne cherche plus à se construire, mais plutôt à reconstruire, non seulement ce qu’il était avant, mais également tout ce qui s’est effondré autour de lui.

Nous étudierons cette quête particulière liée au suicide et la façon dont elle s’incarne en basant nos observations sur un corpus composé de quatre romans pour adolescents et préadolescents. Afin d’illustrer non seulement ce qui s’écrit, mais aussi ce qui se lit, notre corpus principal sera composé d’œuvres ayant reçu, pour trois d’entre elles, certaines marques de reconnaissance, telles que des nominations, des prix, des rééditions, etc. Nous nous intéresserons au Long silence16 de Sylvie Desrosiers (1995), récit qui consiste en un monologue du protagoniste à sa défunte meilleure amie allongée dans son cercueil après avoir choisi de mettre fin à ses jours, ainsi qu’à Une vie en éclats17 de Maryse Pelletier (1997), où l’adolescente fait le décompte du temps qui lui reste avant d’aller rejoindre son amoureux qui s’est suicidé. Nous nous pencherons en outre sur Ma vie

ne sait pas nager18 d’Élaine Turgeon (2006), où apparaissent les journaux de deux jumelles, l’une l’écrivant avant son suicide, l’autre alors qu’elle vit son deuil. Enfin, nous étudierons

Le parfum des filles19 de Camille Bouchard (2006); destinée à un public préadolescent, l’œuvre présente un jeune garçon qui raconte à son chien le suicide de sa grande sœur. Ces quatre romans, somme toute différents, offrent néanmoins un éventail représentatif des

15 Françoise Susini-Anastopoulos, L’écriture fragmentaire. Définitions et enjeux, Paris, PUF (Écriture), 1997, p. 99.

16 Sylvie Desrosiers, Le long silence, Montréal, La courte échelle (Ado), 2005 (1ère édition : 1995), 136 p. Ce roman a reçu le prix Brive/Montréal 12/17 pour adolescents en 1996 et le prix du Palmarès Communication-jeunesse des livres préférés des jeunes dans la catégorie Livromanie, 12-17 ans, en 1996-1997. Il a également été finaliste pour le prix du Gouverneur général (catégorie littérature jeunesse) en 1996 et le Prix totem du livre de jeunesse (France) en 1996. De plus, le roman a été réédité.

17 Maryse Pelletier, Une vie en éclats, Montréal, La courte échelle (Roman +), 2005 (1ère édition : 1997), 127 p. Le roman, en plus de sa réédition, a été finaliste pour le prix du Gouverneur général (catégorie littérature jeunesse) en 1997 et pour le Prix du livre M. Christie en 1998.

18 Élaine Turgeon, Ma vie ne sait pas nager, Montréal, Québec Amérique jeunesse (Titan +), 2006, 126 p. En 2007, ce roman a remporté le prix Alvine-Bélisle de même que le Prix du livre jeunesse des bibliothèques de Montréal. Il s’est également retrouvé en première position du Palmarès Communication-jeunesse des livres préférés des jeunes en 2006-2007, et a reçu, toujours en 2007, une mention spéciale White Ravens.

19Camille Bouchard, Le parfum des filles, Saint-Lambert, Dominique et compagnie (Roman bleu), 2006, 71 p. S’il n’a pas reçu de distinctions semblables à celles remportées par les autres romans de notre corpus, ce roman a tout de même fait partie de la Sélection 2006-2007 de Communication-jeunesse et son auteur s’est mérité de nombreux prix.

(15)

stratégies formelles utilisées. Ils nous permettront de cerner dans quelle mesure l’attention portée à la forme rend compte du déchirement des personnages.

APPROCHES THÉORIQUES ET MÉTHODOLOGIE

Notre étude se divisera en deux grandes parties. Dans la première, nous aborderons le contenu des œuvres, l’histoire difficile qu’elles proposent ; dans la seconde, nous nous intéresserons davantage à la forme, souvent complexe, qui sert cette histoire.

Dans un premier temps, nous nous concentrerons sur la trame narrative afin de cerner les différentes formes que prend la quête à l’intérieur des romans. Nous nous intéresserons aux différents rôles assumés par les personnages, et plus particulièrement à la recherche de l’Autre proposée dans les textes. En effet, le suicide marque le début de nouveaux rapports entre les personnages, principalement puisque l’Autre ne partage plus le monde des protagonistes.

Dans le chapitre initial, nous verrons comment les romans de notre corpus marquent le passage d’une littérature axée sur la découverte du personnage adolescent et l’acceptation de soi à une littérature où prime une quête de sens plus englobante. À cet effet, nous ferons appel aux alternatives que propose Jacques Fontanille au schéma de la quête dans sa

Sémiotique du discours, plus précisément en nous arrêtant à sa définition des récits de

plénitude (liés à la fuite ou à la recomposition), que prennent souvent pour point de départ les œuvres qui thématisent le suicide. Nous montrerons également comment la notion de quête trouve malgré tout sa place dans ces récits marqués par la fuite et la déconstruction. Nous nous appuierons, pour illustrer cette transformation de la quête, sur les propos de Marie Fradette dans sa thèse « De la jambe poilue au nombril percé. Le roman québécois pour adolescentes de 1940 à 2000 »20, où elle détaille, dans les derniers chapitres, traitant de romans assez récents (1985-2000 environ), le parcours qui mène l’adolescente à l’acceptation de soi.

Le chapitre suivant approfondira l’examen de la quête en s’arrêtant de plus près à la question de l’altérité. Nous verrons comment l’absence de l’Autre agit comme déclencheur

20 Marie Fradette, « De la jambe poilue au nombril percé. Le roman québécois pour adolescentes de 1940 à 2000 », thèse de doctorat, Sainte-Foy, Université Laval, 2005, 211 f.

(16)

de la quête. En effet, la disparition de l’Autre crée un certain désordre et entraîne souvent le protagoniste dans une forme d’errance. Nous reviendrons ici sur les rôles auparavant attribués à l’Autre dans la littérature pour la jeunesse, que Marie Fradette a définis comme étant ceux de la rivale et de l’amoureux, que l’on peut associer à l’opposant et à l’adjuvant. Toujours en gardant en tête que la quête prend naissance ici, nous verrons qu’elle semble, dans un premier temps, prendre plutôt la forme d’un récit de fuite. Nous ferons quelques emprunts au discours sur l’altérité dans la littérature postmoderne, ce qui nous amènera à prendre en considération que l’altérité consiste non seulement en un personnage Autre, mais relève aussi de ce qui est inconnu ou extérieur à soi-même. Le désordre qui habite le protagoniste touché par le suicide serait lié au fait que « l’altérité apparaît toujours au premier abord comme un phénomène adventice, contingent et dangereux qui menace plus ou moins explicitement l’identité profonde et permanente, l’essence spécifique et individuelle qui est censée nous constituer et nous définir.21 » La modification de la situation initiale vécue par le protagoniste le confronte donc à une forme d’altérité qui se caractérise par la rupture.

Enfin, nous tenterons de montrer dans un troisième chapitre que la figure de l’Autre agit comme le moteur d’une reconstruction de soi, à la fois par le biais de la mémoire et d’un nouvel Autre, celui-ci agissant plutôt comme un adjuvant. Comme l’observe Louise Dupré, « le sujet échappe [par moments] à son identité fixe pour établir des rapports avec une altérité22 », rapports qui, ici, participent à la reconstruction. De fait, dans un contexte où l’Autre n’est plus là et où la définition de soi s’en voit altérée, ou du moins transformée, la quête se résout en partie grâce à l’introduction d’un nouvel Autre qui propose de nouveaux points de repère. Afin d’étudier cette dynamique, nous ferons appel à la poétique du personnage de l’Autre que propose Janet M. Paterson23.

21 Michel Bernard, « L’Altérité originaire ou les mirages fondateurs de l’identité », dans Protée, vol. 29. n° 2 (2001), p. 7.

22 Louise Dupré, « Quelques notes sur la critique-femme », dans Tangence, n° 51 (1996), p. 147-148.

23 Janet M. Paterson, « Pour une poétique du personnage de l’autre », dans Texte, revue de critique et de

(17)

Dans un deuxième temps, nous nous arrêterons à la complexification formelle des récits à l’étude et tenterons d’en cerner les répercussions, puisque cette déconstruction de la forme semble faire écho aux histoires relatées.

Au quatrième chapitre, nous observerons comment se manifeste cette complexification de la forme, en recourant principalement à la narratologie telle que présentée dans Figures III24 de Gérard Genette ainsi que dans Poétique du roman25 de Vincent Jouve. La discontinuité de la temporalité au sein des récits nous intéressera : le moment de la narration, la vitesse, l’ordre et la durée oscillent de façon importante au sein des romans malgré qu’ils agissent par ailleurs comme l’une des principales marques de l’évolution de l’histoire. L’observation du statut des narrateurs nous permettra de cerner les répercussions de la déconstruction de la narration sur l’évolution des histoires. En effet, les narrateurs au sein des récits sont souvent multiples et empruntent plusieurs moyens d’expression et formes d’écriture. Cette hybridité générique nous intéressera aussi.

Au chapitre 5, nous établirons un parallèle entre la déconstruction des récits et la fragmentation du personnage brisé par le suicide. Nous appuierons nos propos entre autres sur un ouvrage publié par Janet M. Paterson, « Moments postmodernes dans le roman

québécois26, où elle traite notamment de la capacité signifiante de la rupture et de l’hybridité générique. La plupart des œuvres de notre corpus répondant à ces critères de rupture et d’hybridité, qu’elle soit générique ou autre, ce parallèle nous permettra de mettre en évidence la capacité signifiante de l’ensemble des marques de déconstruction formelle au sein des œuvres. Nous emprunterons enfin quelques notions à la théorie du fragment, ce qui nous permettra de préciser la part signifiante de la forme des récits, puisque la fragmentation formelle agit comme l’écho d’un moi tourmenté et constitue le point de départ de l’évolution des personnages.

24 Gérard Genette, Figures III, Paris, Éditions du Seuil (Collection Poétique), 1972, 285 p.

25 Vincent Jouve, Poétique du roman, Paris, Armand Colin Éditeur, 2007 (édition mise à jour et augmentée ; 1ère édition : SEDES, 1997), 192 p.

26 Janet M. Paterson, Moments postmodernes dans le roman québécois, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 1993, 142 p.

(18)

Nous montrerons enfin, dans le chapitre final, la double reconstruction que proposent les œuvres. Si le protagoniste, comme nous l’avons vu, doit se reconstruire après avoir été confronté à une importante perte de sens, le lecteur doit procéder à une reconstruction semblable, puisque les récits ne lui présentent pas une histoire cohérente dès le premier abord. Un travail doit être effectué afin de replacer les pièces du casse-tête et, tout comme le personnage animé par une quête de sens, le lecteur doit trouver un sens à ce qu’il lit. Ainsi, la déconstruction formelle semble agir non seulement comme un écho à la situation du protagoniste, mais constitue, tant pour le lecteur que pour le personnage, une invitation à reconstruire le sens.

(19)
(20)
(21)

C

HAPITRE

1

L

A QUÊTE COMME PIVOT

:

DE LA QUÊTE D

IDENTITÉ À LA QUÊTE DE SENS

La quête est le moteur de bien des récits. L’adolescence étant une période où les interrogations fusent de toutes parts, les romans qui sont destinés à ce public ne font pas exception. Les protagonistes sont confrontés à un problème ou à un manque et leur but est d’y remédier. Or, cette quête, dans les œuvres de notre corpus, se transforme et s’éloigne de celle des romans pour adolescents québécois tels qu’ils se présentent depuis les années 1980 : elle passe d’une quête axée sur la recherche d’une identité propre à une quête de sens plus englobante, qui s’inscrit dans un mouvement nouveau puisque la quête est désormais liée à l’Autre et non plus seulement à soi.

LA NOTION DE QUÊTE

Pour mieux comprendre les changements qui marquent la quête dans nos récits, définissons-la tout d’abord brièvement. Il importe de comprendre que la quête naît du manque qui, lui, « repose sur le défaut de l’objet1 ». Jacques Fontanille explique que la quête « est une forme de transfert d’objets de valeur. Il ne s’agit plus du conflit de deux actants pour occuper une même position, ni même pour emporter un objet. Il s’agit de la définition des valeurs, qui vont donner tout son sens au parcours du Sujet.2 » En ce sens, le schéma de la quête diffère du schéma de l’épreuve. Il n’implique pas nécessairement de confrontation ou de combat comme on en verrait souvent se manifester dans le second schéma. La quête se déroule à un autre niveau puisque le travail de négociation des valeurs entre un Destinateur et un Destinataire entre en scène et confère au parcours du sujet une dimension interprétative plus importante : « ce que le sujet vise, négocie ou arrache, c’est la

valeur dont l’objet est affecté3 ». Dans le schéma de la quête, l’action dépend donc entièrement de la définition des valeurs et se voit sanctionnée en fonction de ces dernières.

Le schéma de la quête implique un certain nombre d’actants et de phases. D’un côté se trouvent le Destinateur et le Destinataire ; le premier agit comme déclencheur de la quête,

1 Jacques Fontanille, Sémiotique du discours, Limoges, PULIM, 1998, p. 117. 2 Ibid., p. 112.

(22)

alors que le second se voit confronté aux valeurs mises en jeu et doit accepter cet enjeuafin de devenir, éventuellement, le Sujet de l’Action. Ces deux actants évoluent selon le schéma Contrat  Action  Sanction4. Plus précisément, le Destinateur définit et donne le Contrat au Destinataire. De plus, au terme du processus de quête, il évalue la performance du Destinataire afin de déterminer s’il a atteint ou non le but sous-tendu en fonction des valeurs définies initialement, ce qui constitue la Sanction. De l’autre côté, le Sujet et l’Objet forment également une paire engagée dans la phase de l’Action, étape centrale du schéma précédent ; il est composé de trois étapes : Compétence  Performance  Conséquence5. Le Sujet6, qui recherche l’Objet – cet Objet peut par exemple être de l’ordre de la popularité, de l’amour, de la réussite professionnelle, etc. – doit faire preuve de Compétence, en rassemblant ses forces et en utilisant ses capacités afin de réussir la Performance qui lui permettra, idéalement, d’acquérir l’Objet ; le succès ou l’échec de son entreprise constitue la Conséquence. Notons ici que la Conséquence consiste en un succès ou un échec qui s’inscrit dans la suite logique des actions posées, alors que la Sanction clôt le processus de façon définitive puisqu’un jugement sur le succès ou l’échec de l’entreprise est ensuite posé.

Denis Bertrand s’arrête par ailleurs, dans son Précis de sémiotique littéraire, au duo Adjuvant – Opposant7 : le premier vient en aide au Sujet, le second tend plutôt à lui nuire. Nous ne nous attarderons pas trop sur ce dernier couple, mais nous pourrons tout de même cibler quelques-unes de ses manifestations lors de l’analyse des récits.

LA LITTÉRATURE POUR ADOLESCENTS

Une fois la notion de quête précisée, tentons de cerner la façon dont elle apparaît dans les œuvres destinées à la jeunesse. Tout d’abord, rappelons que les œuvres de notre corpus ne s’inscrivent pas dans ce que l’on pourrait appeler la norme des romans pour adolescents, composée principalement de la littérature dite pour adolescentes. En effet, comme nous pourrons l’observer dans les paragraphes qui suivent, cette norme est

4 Jacques Fontanille, op.cit., p. 112. 5 Ibid., p. 113.

6 Les rôles de Destinataire et de Sujet renvoient à des fonctions actantielles distinctes chez un même personnage. Il a le rôle de Destinataire lors des phases du contrat et de la sanction, mais il a le rôle de Sujet lorsqu’il est mis en relation avec l’objet dans la phase d’action.

(23)

constituée d’œuvres proposant des personnages dont l’entrée dans l’adolescence constitue le souci premier, c’est-à-dire des jeunes confrontés aux changements qui surviennent dans leur corps et qui s’interrogent sur l’amour et sur l’amitié. Marie Fradette explique que, dans le cas des romans pour adolescentes, le récit présente une jeune fille qui « se découvre sous le regard d’un personnage masculin venant renforcer l’idéologie d’acceptation de soi.8 » Bref, la découverte et l’acceptation du nouveau statut du personnage adolescent sont au cœur de l’évolution du récit.

Dans ces romans québécois pour adolescentes, tout tourne autour du protagoniste, habituellement représenté, depuis les années 1980, par un narrateur « je ». « Ce récit introspectif est centré sur le “moi” du personnage adolescent qui se définit, s’exprime, se regarde et s’écoute.9 » Ainsi, le Destinateur est souvent le protagoniste lui-même : la quête naît lorsqu’il prend conscience des changements qui surviennent, dans son corps comme dans ses relations avec les autres ; c’est son incompréhension, lorsqu’il se retrouve confronté à des changements qui relèvent de l’inconnu, qui amorce la quête. L’acceptation de soi et de ce nouveau statut qu’est l’adolescence constitue l’Objet de cette quête ; en tant que Sujet de l’action, le protagoniste est le seul à pouvoir mettre en œuvre les moyens pour comprendre ce qui lui arrive. Enfin, c’est lui qui bénéficiera de cet Objet, et qui, au terme de l’évolution tracée par son histoire, s’accepte tel qu’il est et devient plus confiant grâce à son apprentissage. La quête tourne donc exclusivement autour du protagoniste du récit.

Plusieurs œuvres québécoises pour les adolescents et adolescentes permettent d’illustrer cette quête centrée sur le protagoniste qui prend naissance dans les changements associés à l’adolescence. Observons-en quelques-unes afin de comprendre ensuite comment les romans de notre corpus s’en distinguent. Parfois, ces changements vécus par le personnage suscitent de l’incompréhension : « À la lumière de la veilleuse, j’examine mon corps qui pousse comme de la mauvaise herbe avec trop de jambes, trop de bras, des hanches maigres. Je ne le reconnais plus. Ça me fait peur. J’examine mes seins minuscules,

8 Marie Fradette, « Chapitre IV. L’univers des romans contemporains pour adolescentes : lieu de normalisation », dans « De la jambe poilue au nombril percé. Le roman québécois pour adolescentes de 1940 à 2000 », op.cit., p. 152.

9 Marie Fradette, « Chapitre III. Le récit : élément révélateur de l’évolution de la figure adolescente », dans « Évolution de la figure de l’adolescent dans les romans jeunesse des années 1950 aux années 1990 : étude sociocritique », op.cit., f. 75.

(24)

le sein droit pousse plus vite que le gauche, c’est inquiétant. Je ne touche à rien. Je me regarde grandir. Depuis que j’ai mes règles, j’ai encore plus peur.10 » La découverte de soi est beaucoup liée au corps, qui évolue et marque la transformation du personnage de fille à femme. Parfois, cela se produit en douceur et, comme ici, l’héroïne a le temps d’apprivoiser ces changements malgré les craintes qu’elle éprouve. D’autres fois, pourtant, ils sont clairement la source d’un inconfort : « […] j’ai la sensation que mes seins prennent soudain beaucoup trop de place dans mon t-shirt. Le regard de Bruno ne manque d’ailleurs pas de s’y enfarger en passant11 », nous relate l’héroïne de Je t’aime, je te hais. La féminité des seins n’est pas assumée et le rôle sexué qui apparaît avec l’adolescence n’est pas encore apprivoisé par les personnages.

Le physique est un aspect très important des romans pour adolescents et adolescentes, comme le souligne Marie Fradette : « L’importance accordée au corps et à l’apparence est d’ailleurs récurrente chez les héroïnes. Elles se regardent, s’examinent, se questionnent, se comparent à un point tel qu’il est pertinent de se demander pourquoi les auteurs insistent-ils tant sur ces imperfections.12 » Le corps revêt beaucoup d’importance à un âge où l’apparence justifie souvent la façon dont les gens sont jugés. Cette insistance dans les romans est sans doute liée à un but didactique, celui d’encourager les lectrices et les lecteurs à s’accepter tels qu’ils sont, imparfaits, plutôt que de les inciter à souhaiter devenir autres.

Dans certains cas, comme chez Sonia Sarfati, l’importance associée au corps est poussée à l’extrême. Ainsi, Gabrielle nous fait part des propos de son amie : « “Je ressemble à une poire”, s’obstine-t-elle à dire depuis que la puberté lui a fait cadeau de courbes qu’elle juge trop généreuses.13 » Or, l’image renvoyée par le miroir joue un rôle capital, car la jeune fille effectue prétendument un nouveau régime : elle ne mange plus. Et elle perd du poids à en faire peur. À la narratrice, qui s’inquiète, elle répond : « Mais c’est

10 Charlotte Gingras, La liberté? Connais pas…, Montréal, La courte échelle (Ado), 2005 (1ère édition : 1998), p. 15-16.

11 Marie-Francine Hébert, Je t’aime, je te hais, Montréal, La courte échelle (Roman +), 1991, p. 15.

12 Marie Fradette, « Chapitre IV. L’univers des romans contemporains pour adolescentes : lieu de normalisation », dans « De la jambe poilue au nombril percé. Le roman québécois pour adolescentes de 1940 à 2000 », op.cit., f. 140.

(25)

presque fini, Gabrielle. J’aurai atteint mon objectif d’ici une quinzaine de jours. Deux kilos et on n’en parle plus.14 » Le roman aborde ainsi des thématiques moins évidentes à traiter, mais l’obsession du corps mince tel que le présentent publicités, magazines, mannequins est ici démonisée en raison de l’anorexie dont souffre l’une des héroïnes.

D’autres romans, la plupart en fait, abordent le parcours de l’adolescent sans s’arrêter à ces thématiques plus difficiles, la découverte de l’adolescence leur suffisant. En effet, désormais « vécue de l’intérieur, l’adolescence est traitée comme ayant ses caractéristiques propres plutôt que comme une simple transition entre l’enfance et l’âge adulte : le mal de vivre, la construction de l’identité et la révolte […] trouvent […] leur place dans la littérature de jeunesse.15 » C’est cette période de changement associée à l’adolescence qu’illustre Le dernier des raisins de Raymond Plante - roman qui est sans doute l’un des points de référence en ce qui concerne la littérature pour adolescents au Québec16. Le héros du Dernier des raisins raconte ainsi :

À la fin de l’heure, nous nous sommes retrouvés dans les douches. Patrick Ferland était avec nous. Il prenait un plaisir féroce à se promener tout nu. Luc et moi, nous avons dû en faire autant. Comme je n’ai pas l’habitude de la chose, j’ai eu l’impression que mon pénis cherchait à disparaître à l’intérieur de mon corps. Je n’imaginais pas qu’il pouvait parfois devenir aussi minuscule. Par chance, Patrick Ferland n’a formulé aucune remarque. […] Moi, j’étais heureux que les douches ne soient pas mixtes. Anik [la fille dont il est amoureux] n’aurait pas manqué de nous comparer en costume d’Adam. J’aurais été gêné, j’aurais fondu.17

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, les interrogations et les malaises liés aux changements du corps ne sont pas réservés aux personnages féminins et, surtout, les romans pour adolescents (par opposition à ceux destinés exclusivement aux adolescentes) existent : tous ne proposent pas des personnages féminins mal dans leur peau et en quête d’amour comme le veut un certain cliché. Par ailleurs, dans ce dernier extrait, on entrevoit, en plus de l’inconfort lié au rythme inégal des transformations corporelles chez les personnages, un

14 Sonia Sarfati, op.cit., p. 57.

15 Daniela Di Cecco, Entre femmes et jeunes filles. Le roman pour adolescentes en France et au Québec, Montréal, Les Éditions du Remue-Ménage, 2000, p. 61.

16 Raymond Plante, avec Le dernier des raisins, met en scène, pour l’une des premières fois dans la littérature québécoise pour la jeunesse, la découverte de la sexualité vécue par le personnage adolescent, ouvrant ainsi la porte aux romans pour adolescents – et surtout pour adolescentes –, qui ont par la suite paru dans les années 1990 et qui se caractérisent essentiellement par cette découverte de l’adolescence et de la sexualité.

17 Raymond Plante, Le dernier des raisins, Montréal, Les Éditions du Boréal (Boréal Inter), 1991, (1ère édition : Québec/Amérique (Roman plus), 1986), p. 75-76.

(26)

nouveau personnage, qui deviendra éventuellement, dans la plupart des romans, l’amoureux ou l’amoureuse.

En effet, si l’acceptation de leur corps est l’Objet que recherchent les héros et héroïnes, le personnage de sexe opposé18 avec qui ils découvriront généralement l’amour agit comme Adjuvant dans la poursuite de ce but. Il faut dire que « le regard des autres prime dans la valorisation de soi. À l’adolescence, surtout, la personnalité se construit en lien et en opposition avec les pairs. Les auteurs de romans pour adolescentes valorisent une esthétique féminine que reconnaît et admire le personnage masculin19 », ce qui, comme le laisse supposer l’extrait du Dernier des raisins cité plus haut, est également vrai dans le cas inverse.

L’apprentissage de l’amour constitue souvent l’un des moteurs de l’évolution du récit. L’ignorance des personnages dans ce domaine les met mal à l’aise et ils tentent d’y remédier. Mira, gênée, explique : « Catherine n’a peur de rien, je veux dire des garçons. Au Stop Café, pendant qu’on mange une frite à deux, je lui confie à voix basse que je n’ai jamais embrassé personne sur les lèvres, encore moins avec la langue. Je ne connais rien des baisers mouillés.20 » Comme nous l’avons mentionné, le regard des autres compte pour beaucoup dans la construction identitaire des héros adolescents. La confiance que retirent les personnages des expériences amoureuses et même des nouvelles amitiés qu’ils explorent avec d’autres jeunes de leur âge contribue à leur bien-être, mais, surtout, améliore leur perception d’eux-mêmes.

Le succès ou l’échec de l’acceptation de soi du héros ou de l’héroïne n’est donc pas étranger à ses relations avec ses pairs. Ainsi, un personnage qui affirme d’emblée : « j’ai presque quinze ans et je n’ai pas d’amis21 » nous dépeint précisément le malaise qui ronge souvent les protagonistes des romans pour adolescents. Remédier à cette situation consiste

18 Tony Esposito explique que, malgré un élargissement des thématiques abordées dans les romans pour la jeunesse, « l’homosexualité reste un aspect que peu d’auteurs jeunesse incluent dans leurs textes. » Tony Esposito, « Présence de l’absence : l’homosexualité dans le roman jeunesse québécois », dans Lurelu, vol. 18, n° 3 (1996), p. 5.

19 Marie Fradette, « Chapitre IV. L’univers des romans contemporains pour adolescentes : lieu de normalisation », dans « De la jambe poilue au nombril percé. Le roman québécois pour adolescentes de 1940 à 2000 », op.cit., f. 152.

20 Charlotte Gingras, op.cit., p. 41. 21 Ibid., p. 9.

(27)

donc à aider le personnage à s’accepter tel qu’il est. En effet, le héros ou l’héroïne noue de nouvelles amitiés ou découvre l’amour parce qu’apparaît un personnage qui l’apprécie et le/la trouve beau ou belle. Ainsi, l’adolescent ou l’adolescente finit par s’habituer à l’idée d’être une personne belle, voire désirable, intéressante, ayant quelque chose à offrir.

Cependant, cela ne va pas de soi. Comme la plupart des protagonistes des romans pour adolescentes, Léa, dans le roman Je t’aime, je te hais, n’est pas satisfaite de son corps. C’est pourquoi le regard du garçon intervient pour l’amener à se voir différemment, à travers ses yeux : « Ce que je donnerais pour être la plus belle fille du monde! [dit-elle.] Juste un instant. Cet instant. J’ouvre les yeux […]. Il y a quelqu’un. Bruno. Qui me sourit et me regarde comme si j’étais la plus belle fille du monde. Moi, Léa Tremble?!22 » La surprise de l’adolescente témoigne de l’écart entre l’image qu’elle a d’elle-même et celle qu’elle découvre dans les yeux de son prétendant. C’est donc entre autres grâce à cette nouvelle perception d’elle-même, amenée par l’Adjuvant que représente l’amoureux, que la protagoniste en viendra à s’aimer telle qu’elle est.

Ainsi, nous pouvons voir à travers ces exemples que la quête dans la littérature destinée aux adolescents est centrée sur le « je », souvent le narrateur autodiégétique. C’est son propre manque qui agit comme Destinateur d’une quête qui ne concerne que lui, les changements auxquels il est confronté l’amenant à devenir Sujet : le protagoniste cherche à comprendre ce qui lui arrive mais, surtout, SE cherche à travers toutes ces transformations ; c’est donc lui qui se révèle, à la fin de son évolution, en possession de cette meilleure image de soi, c’est lui qui gagne en confiance et en arrive à une meilleure perception de lui-même.

LES THÉMATIQUES DIFFICILES

Certes, nous avons seulement survolé quelques romans pour adolescents. Toutefois, cela nous a permis de montrer la façon dont la quête s’y manifeste et nous aidera à mieux illustrer comment elle se transforme dans nos romans. Effectivement, les œuvres qui composent notre corpus, vu la thématique du suicide qui les motive, diffèrent des romans des années précédentes, qui « insistent sur une narration à la première personne entretenue

(28)

par un adolescent, seul protagoniste d’une histoire qui est la sienne.23 » Au contraire, les œuvres qui nous intéressent lient d’emblée le personnage principal à un Autre, la personne suicidée, celle qui manque désormais à l’appel. Déjà, on voit que la quête se modifie puisque le manque est créé par la disparition de l’Autre. De plus, le narrateur s’adresse à un narrataire, à un « tu » dont le récit est indissociable.

Les rôles du schéma actantiel sont donc remplis différemment par les personnages : bien qu’il demeure le plus présent, le narrateur autodiégétique ne prend plus toute la place. L’Autre, en mettant fin à ses jours, enclenche un processus de deuil et agit ainsi comme le Destinateur – à son insu, cela va sans dire – d’une quête qui incombera, en tant que Sujet, au protagoniste confronté au suicide de l’être cher et conscient qu’il devra traverser cette épreuve ; comprendre, justifier le départ de l’Autre et trouver la paix constituent donc les deux pans de l’Objet que le personnage principal devra acquérir au terme du récit. On comprend ainsi que l’Autre occupe lui aussi une place nécessaire dans le schéma actantiel et que la quête ne se résume plus aux interrogations du protagoniste.

Les questions qui surviennent sont désormais plus englobantes et l’incompréhension que manifeste le héros ou l’héroïne prend une nouvelle source, passant des transformations corporelles et sociales à une interrogation, un choix beaucoup plus lourd de conséquences, celui de préférer la mort à la vie. Il va de soi que, devant une telle mort, le premier réflexe est de nier la situation, de se refuser à accepter, à comprendre que l’Autre ait fait un tel choix. Dans son cahier, Lou-Anne écrit :

Ma sœur est morte. Je me le répète sans arrêt sans parvenir à donner un sens à ces quatre mots. Ma sœur est morte. Ça sonne faux, comme une cloche fêlée qui n’en finit plus de résonner dans ma tête. Et le son jamais ne s’éteint. Ma sœur est morte.

Ma sœur est morte. Ma sœur est morte. 24

La « cloche fêlée », l’idée incroyable que sa sœur a volontairement mis fin à ses jours, continue de marteler l’adolescente malgré qu’elle refuse d’y croire. Et, de fait, admettre le

23 Marie Fradette, « Introduction », dans « Évolution de la figure de l’adolescent dans les romans jeunesse des années 1950 aux années 1990 : étude sociocritique », op.cit., f. 6.

(29)

départ de l’Autre signifierait accepter que tout ce temps vécu avec l’Autre appartient au passé et, surtout, accepter d’être envahi par des émotions négatives.

Comprendre pourquoi l’Autre a choisi le suicide hante toujours les personnages. « Tu as tout pour toi. Alors, qu’est-ce qui t’a manqué?25 » demande le héros de Sylvie Desrosiers à sa défunte amie allongée près de lui. Cette incompréhension du choix effectué par l’être proche leur donne l’impression de méconnaître l’Autre, ce qui les effraie, les révolte, comme si quelqu’un qui prévoit se suicider en discutait habituellement avec ses proches au préalable. L’adolescent, insulté, lance, dans ce monologue que son amie n’entend pas : « Comment est-ce que tu as pu me mentir à moi aussi?26 » La proximité qui unit les êtres séparés par le suicide de l’un semble justifier, aux yeux de ceux qui restent, que le défunt aurait dû se confier à eux. Il semble impossible que leur proximité n’ait pas pu avoir raison des idées suicidaires, que leur amitié n’ait pas été plus forte que l’envie de mourir.

Le suicide constitue clairement la source des maux des personnages. C’est ce que met en évidence le message qu’écrit Colin à sa sœur qui s’est envolée comme les cerfs-volants, attachée par le cou : « Pourquoi es-tu partie, Julie? Papa est devenu un étranger. Maman maigrit si rapidement qu’elle s’achète de nouveaux vêtements chaque jour. Où es-tu, Julie? Reviens-nous, Julie.27 » En effet, les autres membres de la famille, eux aussi confrontés au suicide, deviennent souvent moins présents que par le passé, ce qui fait souvent des parents des Opposants à l’atteinte d’une certaine paix, Objet que poursuit le Sujet adolescent. Évidemment, le rôle des parents peut changer au fil du récit, ce qui arrive fréquemment.

Mais, si cela se modifie souvent avec le temps, il n’en demeure pas moins que, lorsqu’il survient, le suicide d’un membre de la famille brise la cellule familiale et chacun se retrouve seul. Désemparée, Lou-Anne n’a plus à la bouche que des questions : « Comment réagir quand votre mère perd tout contact avec la réalité et que votre père se résume plus que jamais à essayer de lui servir de contenant pour ne pas qu’elle se liquéfie

25 Sylvie Desrosiers, op.cit., p. 24. 26 Ibid., p. 26.

(30)

et se répande au sol? Comment faire pour respirer quand le cœur qui battait à l’unisson avec le vôtre a cessé de battre?28 » Quand tout a perdu son sens, quand il n’y a plus personne autour, les personnages perdent leurs moyens, oublient comment vivre. Ils n’arrivent plus à avancer et restent là, stagnants, à tenter de comprendre ce qui arrive, à tenter maladroitement de s’habituer au vide qui les habite.

Ce vide prend d’ailleurs tant de place que le personnage qui reste en vient souvent à mettre sa vie de côté pour vivre la peine trop grande qui l’habite. En effet, dans ce contexte, ce n’est pas

comme si la vie POUVAIT continuer [, affirme Lou-Anne]. Il n’y a donc personne qui voit que ma vie est sur la voie d’évitement? qu’elle a été mise entre parenthèses avec la mort de ma sœur? Comment veulent-ils que je continue à faire des devoirs d’histoire, que j’attende l’autobus, que je me fasse cuire des pâtes après ça? Plus rien n’a de sens. Tout m’est futile. Je vis comme un automate, présent de corps, mais le reste s’est enfui.29

Comme l’écrit Élaine Turgeon, « plus rien n’a de sens ». L’acte que commet un proche en se donnant la mort a le pouvoir de faire perdre tout son sens à la vie pour ceux qui restent. Le Sujet qu’est le protagoniste ne sait tout simplement plus ce qu’il doit chercher, vers où il doit aller pour atteindre ne serait-ce qu’un semblant de paix, indice qui marquerait l’atteinte prochaine de l’Objet.

LA NÉCESSITÉ D’UN AUTRE SCHÉMA POUR COMPRENDRE LA CONFRONTATION AU SUICIDE

Jusqu’ici, nous n’avons pas encore abordé toutes les œuvres de notre corpus. En effet, si le schéma de la quête nous fournit un modèle pour comprendre le fonctionnement et l’évolution de la plupart des récits, tous ne s’y inscrivent pas. Il nous apparaît ainsi nécessaire de faire appel à de nouveaux schémas, proposés dans Sémiotique du discours, qui diffèrent de celui de la quête. En effet, les multiples interrogations, l’incompréhension qui habite les personnages de façon permanente justifient la pertinence de la notion de récit de plénitude qu’esquisse Fontanille. Ce dernier explique que « [l]es récits de plénitude sont rarement des récits heureux : le bonheur ne suscitant pas de bonnes histoires, nous

28 Élaine Turgeon, op.cit., p. 59. 29 Ibid., p. 74.

(31)

rencontrerons plutôt dans ce cas de figure [d]es formes de saturation oppressante ou obsessionnelle […] : l’action n’a alors de sens que si elle permet de fuir le champ de présence saturé, ou de le recomposer en faisant alors un tri entre les objets et entre les valeurs.30 » D’emblée, les récits motivés par le suicide présentent des personnages accablés par le départ de l’être aimé. La notion d’accablement s’avère importante, puisqu’elle permet d’illustrer l’ampleur de la situation. La mort pèse lourdement sur les protagonistes, souvent au point où ils ne peuvent plus réfléchir ou voir autre chose. Ils sont littéralement envahis par un vide oppressant.

Ce vide, de fait, semble être le résultat d’un autre schéma, celui de la vacuité, qui a mené les personnages au suicide. Fontanille décrit les récits de vacuité comme « un univers où les valeurs s’effondrent : plus de courage, plus d’honneur, plus d’amour, plus de fidélité, plus de sécurité ; rien ne vaut d’être vécu […] tout échappe systématiquement [aux personnages], et jusqu’à la vie, pour certains.31 » Il associe d’ailleurs à ces récits l’idée de « dégradation », illustrant bien le parcours emprunté par les personnages qui ont choisi que la vie et ce qu’elle offrait ne valaient pas la peine : leur humeur morose a pris de plus en plus d’ampleur et ils ont laissé leur vie se dégrader au point de n’avoir plus d’autre envie que d’en finir avec elle. Certes, on ne voit que très peu la progression de ce schéma dans les récits, puisque ce qui est raconté se déroule généralement après le suicide, mais son importance n’en demeure pas moins primordiale.

En effet, bien que plénitude et vacuité s’opposent habituellement, ici, ils dépendent l’un de l’autre : le vide laissé par la personne suicidée occupe toute la place, allant jusqu’à saturer l’espace et les pensées des personnages. « Les pièces pleines de l’absence de Geneviève32 » illustrent bien ce vide qui apparaît partout, qui s’incarne en « un dessin, une photo, une veste de laine […]33. » Chaque détail se veut un rappel du vide immense laissé par la défunte. Confrontée à cette absence qui la harasse sans cesse, Lou-Anne ne peut s’empêcher de rencontrer « Sans cesse les mêmes questions / Toujours les mêmes / Sans fin

30 Jacques Fontanille, op.cit., p. 117. 31 Ibid., p. 118-119.

32 Élaine Turgeon, op.cit., p. 83. 33 Id.

(32)

ni trêve / Les mêmes questions / Et [l]a douleur pour toute réponse34 ». Tenter de comprendre ce qui a poussé l’Autre au suicide devient pour plusieurs personnages, comme c’est le cas de Lou-Anne qui se pose toutes ces questions, une quasi-obsession. Persiste en effet une impression que comprendre le malheur de l’Autre, et ainsi justifier son choix, pourrait aider ceux qui restent à trouver une certaine paix par rapport à cette mort. Toutefois, tant que les raisons qui ont poussé le défunt personnage à commettre l’irréparable demeurent insaisissables, les personnages ne connaissent pas de répit, pas de « trêve », et ne semblent pas voir la fin de leur souffrance. Car dans une situation pareille, tout devient confus et les personnages doivent tenter de redonner un sens aux bribes de pensées qu’ils arrivent à formuler, à trouver.

C’est sans doute pourquoi Mathieu, le héros du Long silence, demande : « Dis donc, Alice, est-ce qu’il y a un sens à tout ce que je te raconte depuis plus d’une demi-heure? Je dois me répéter, me contredire.35 » En fait, si le roman porte ce titre, c’est qu’il constitue un long monologue où l’adolescent s’adresse à sa défunte meilleure amie qui, près de lui, ne lui répond plus que par ce « long silence ». Confronté à ce vide, il ne le supporte pas et cherche à le combler, il se met à parler, de tout comme de rien, sans s’arrêter, simplement parce qu’il ressent le besoin de parler encore avec Alice, de dire tout ce qui l’assaille, de tenter de redonner un sens à ce qu’il vit puisqu’il se demande s’il est encore quelque chose maintenant qu’Alice, sa meilleure amie et donc son autre moitié, l’a abandonné36. La vie avec une part de soi en moins semble inconcevable, Mathieu se retrouve complètement déboussolé : « Jamais je ne me suis posé autant de questions[, dit-il]. C’est vraiment bête que ce soit au moment où les choses basculent.37 » Et justement, c’est précisément parce que les choses ont basculé que Mathieu se retrouve ainsi submergé : il tente de combler le vide écrasant laissé par Alice. Trop de pensées l’habitent et ses réflexions vont et viennent dans tous les sens. Le départ de sa meilleure amie amène Mathieu à se rappeler les moments qu’ils ont vécus ensemble, mais il n’arrive pas à se souvenir de tout et cela l’effraie : « Dix, vingt, trente ans, qu’est-ce que ça représente quand on en a seize et qu’on

34 Ibid., p. 103.

35 Sylvie Desrosiers, op.cit., p. 89-90. 36 Ibid., p. 43.

(33)

se souvient d’à peine la moitié? Le pire, c’est que parfois, j’ai l’impression d’être vieux!38 » Oublier Alice, le temps passé avec elle, équivaudrait à la perdre définitivement après l’avoir déjà vue mourir, et l’idée est tout simplement insupportable pour l’adolescent.

Les souvenirs apparaissent malgré ses craintes, sans que Mathieu puisse les repousser et, de fil en aiguille, deviennent un prétexte pour s’interroger sur la vie, sur la façon de la vivre, sur lui-même, toujours en s’adressant à Alice, en lui demandant un avis qu’elle ne donne pas. Le héros de Sylvie Desrosiers tente donc de fuir un champ de présence saturé par les questions qu’il voudrait adresser à Alice, par son désir de comprendre le choix de son amie, ce que nous avons vu plus haut lorsqu’il lui demandait entre autres : « Tu as tout pour toi. Alors, qu’est-ce qui t’a manqué?39 » Sa démarche se solde positivement, en ce sens qu’il arrive à s’affranchir de ce champ de présence saturé, puisqu’il affirme, à la fin du roman : « Pourquoi est-ce que je devrais être malheureux? Au contraire, j’ai une bonne raison de me réjouir! Je refuse de porter le poids du monde.40 » Par ce refus, il choisit en quelque sorte de ne pas se laisser entraîner par cette charge que portait son amie et qui, a-t-il conclu, l’a menée à sa perte. Il associe effectivement l’intelligence que possédait son amie à ce qui l’a poussée à choisir la mort41, comme si sa conscience des choses, des problèmes du monde, était devenue trop grande, trop lourde pour qu’elle continue de voir positivement la vie.

Or, tous les personnages n’arrivent pas à trouver la paix, ou encore à se distancier suffisamment, à fuir assez loin pour ne pas se laisser entraîner par le vide que crée le suicide. Ainsi, Zoé, l’héroïne du roman de Maryse Pelletier, est réellement submergée par le départ de son amoureux Ybert, à un point tel que l’idée de la mort l’envahit. La narratrice commence ainsi son récit en annonçant qu’elle se suicidera à son tour : « Je veux raconter les dernières semaines de ma vie. Ce sera une histoire de mort du début à la fin, parce qu’il n’y a que ça de vrai.42 » L’humeur dépressive de son défunt amoureux déteint sur elle et en vient à l’habiter de façon suffisamment intense pour qu’elle souhaite la mort à son tour.

38 Ibid., p. 79. 39 Ibid., p. 24. 40 Ibid., p. 105. 41 Ibid., p. 40.

(34)

La seule chose à laquelle pense Zoé est d’aller rejoindre Ybert, parce qu’elle se dit comme lui. « [Ybert] n’en pouvait plus d’être un sac qu’on remplit de connaissances, un estomac qu’on gave, un ballon sur lequel les profs s’exercent les poings43 », explique-t-elle avant d’ajouter : « Moi aussi, je me sens gavée, gonflée, stupide.44 » Ce qu’elle a trouvé comme explication pour justifier le choix d’Ybert trouve un écho en elle. Elle tend ainsi vers le schéma de vacuité que nous avons brièvement décrit plus haut, à cette différence près que non seulement elle vit une dégradation et affirme haut et fort que rien ne vaut la peine, mais que celle-ci est due à un sentiment d’oppression. C’est pourquoi, en s’identifiant ainsi à Ybert, elle ne trouve pas la paix, sa douleur n’en est pas apaisée comme son entourage pourrait le penser. Sa douleur n’en est en fait que plus vive puisqu’elle prend sur ses épaules le poids de tout ce qui a, selon elle, miné la vie de son amoureux, qu’elle fait sienne la douleur qui a amené Ybert à se suicider.

Dans cette situation, la protagoniste étouffe. Pour elle, il devient clair que « [s]i c’est ça, la vie, c’est trop pénible. C’est une sorte de maladie trop grande pour le corps. Elle nous submerge, prend possession de nous, nous mène par toutes les fibres de notre être et on ne peut plus marcher, ni danser, ni regarder autour de soi, jamais, parce qu’on porte un fantôme plus grand et plus lourd que soi.45 » Ici, les images qu’emploie Maryse Pelletier nous semblent éloquentes pour illustrer le poids qui accable le personnage de Zoé : la vie comme maladie, la submersion de l’être, la privation de tous ses moyens, l’empêchement complet ainsi créé, la lourdeur du « fantôme » de même que le caractère désagréablement imposant qu’il revêt et qui laisse supposer l’inconfort, la crainte ressentie par un être trop petit, trop frêle pour se battre contre cette « vie [qui, nous lance Lou-Anne dans l’œuvre d’Élaine Turgeon,] est une chienne qui se noie en vous entraînant avec elle.46 » En s’appropriant la souffrance d’Ybert, Zoé justifie non seulement le choix qu’a fait ce dernier de mourir en lui donnant raison, mais elle effectue en quelque sorte un transfert de la douleur vécue en raison de sa mort et de l’absence qui s’ensuit. En ce sens, le parcours de l’adolescente semble donc tout à fait représentatif de ces récits de plénitude

43 Ibid., p. 88.

44 Ibid., p. 88. 45 Ibid., p. 49.

(35)

dont parle Fontanille, l’intensité de cette souffrance entraînant chez Zoé le désir de mourir pour mettre un terme à sa douleur.

Nous pouvons donc constater que la quête proposée dans les romans de notre corpus diffère de celle qui motive la plupart des romans pour adolescents, dans la mesure où elle n’est plus exclusivement centrée sur un individu qui se découvre, mais s’étend à des questionnements plus englobants, notamment sur la vie et la mort, en plus de s’ouvrir à un autre personnage. Or, parler de quête dans le cas des romans qui nous intéressent n’est pas toujours juste : si cette notion de quête part d’un manque qui s’avère évident dans les quatre romans, le schéma narratif qui s’y rattache ne correspond pas tout à fait à ce que l’on retrouve dans ces derniers. C’est pourquoi les schémas de vacuité, où se manifeste un vide si grand qu’il empêche toute action parce que plus rien n’en vaut la peine, et de plénitude, qui se caractérise par un trop-plein qui interrompt lui aussi toute action puisqu’il envahit complètement l’espace, conviennent mieux pour les caractériser.

(36)

Références

Documents relatifs

La littérature économique (voir, par exemple, le rapport Nasse relatif aux coûts de sortie du 22 septembre 2005,) a démontré l’effet de rigidification du marché que les modalités

ainsi la concurrence à l’aval. C’est aussi pour lui, une occasion de développer ses ventes et d’améliorer son revenu. L’arrêté du 20 juin 2013 précité a très largement

Considérant que, par l'arrêt susvisé, la Cour de cassation (chambre commerciale, économique et financière) a, sur les pourvois formés par la chambre syndicale

Les orientations prioritaires de la « Stratégie nationale de santé » ont été le fil directeur de la conception des propositions d’actions présentées dans ce rapport sur

Ainsi, au début des années 90 le Bureau International du Travail indiquait que le stress était devenu l’un des plus graves problèmes de notre temps pour les individus, en mettant

Ce projet a fait l’objet d’un projet « supplémentaire » avec des volontaires hors temps scolaire en plus des cours, TD et projets des BTS Bâtiment 2 ème année auxquels

Un écrit court: l’affiche d’exposition Préparer la séance de production d’écrit avec les

Ensuite le Seigneur leur a dit : “L’homme est maintenant devenu comme l’un de nous, pour la connaissance du bien et du mal, il ne faut pas lui permettre de tendre la main pour