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Au coeur du chaos : une expérimentation de systèmes de classement inclusifs dans une pratique d'ordre esthétique

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Academic year: 2021

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AU COEUR DU CHAOS : UNE EXPÉRIMENTATION DE SYSTÈMES DE

CLASSEMENT INCLUSIFS DANS UNE PRATIQUE D’ORDRE ESTHÉTIQUE

Mémoire

Karine Vézina

Maîtrise en arts visuels

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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III

Résumé

Devant certaines réalités de nature complexe qui nous plongent dans une incompréhension inconfortable apparait la nécessité de mettre en place un système organisationnel qui saura mettre fin à ce désordre. Plusieurs systèmes de classement sont en mesure de gérer une complexité, mais très peu y parviennent en incluant la totalité des composantes du problème. Cette problématique de l‟inclusion constitue l‟un des enjeux primordiaux de ma recherche. La complexité située au cœur de mon projet est composée de milliers de dessins issus d‟une méthodologie rigoureuse, à la limite de l‟automatisme et dépourvus d‟intention. Il en résulte des signes informes, à mi-chemin entre abstraction et représentation, à partir desquels ont été explorées différentes avenues systémiques prenant la forme d‟un mur de classification, d‟un livre d‟artiste, d‟un film d‟animation, de divers recueils d‟archive et d‟une sculpture en laine crochetée. Tout cela dans une attitude d‟ouverture et de flexibilité. Une expérience esthétique naitra alors.

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V

Table des matières

Résumé ... III Table des matières ... V Liste des Figures ... VII

Introduction ... 1

CHAPITRE 1 ... 3

La complexité et les systèmes de classement ... 3

La matière première ... 4

Les systèmes de classement ... 10

La notion de complexité d‟Edgar Morin ... 10

Aby Warburg et son Atlas Mnémosyne ... 11

Jean-Luc Godard et la nouvelle vague ... 13

La théorie du conflit central ... 14

L‟identité narrative de Paul Ricœur ... 14

CHAPITRE 2 ... 17

La mise en œuvre des systèmes ... 17

TAXINOMIE ... 19

IN-BETWEEN ... 24

PROVENANCE ... 32

LES ARCHIVES DE PRODUCTION ... 37

Les archives sous forme de livres ... 40

Archive_Le sapin de laine ... 47

Conclusion ... 49

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VII

Liste des Figures

Fig [1] Extrait cahier de dessins, 2011-2012, 14,5 x 22,3 cm Fig [2] Extrait cahier de dessins, 2011-2012, 14,5 x 22,3 cm Fig [3] Extrait cahier de dessins, 2011-2012, 14,5 x 22,3 cm

Fig [4] Aby Warburg, préfiguration de Mnémosyne pour un projet d‟exposition sur Ovide (1927), Florence

Fig [5] Aby Warburg, Mnémosyne planche no.6 : autour du Laocoon

Fig [6] Aby Warburg, Mnémosyne planche no.43 : la chapelle Sessetti déconstruite

Fig [7] Exposition Sans exceptions, projet de fin de maîtrise (2012), Roulement à billes, Québec Fig [8] Taxinomie, carton, aimant, peinture aimantée, craie, 2012

Fig [9] Taxinomie (détail de 6 éléments aimantés), encre, carton, peinture, aimant, 2012 Fig [10] Taxinomie (détail), carton, aimant, peinture aimantée, craie, 2012

Fig [11] Taxinomie (détail), carton, aimant, peinture aimantée, craie, 2012 Fig [12] Images issues du film In-Between, 2012

Fig [13] Images issues du film In-Between, 2012

Fig [14] Éric Rondepierre, W1932A, photographie, 1995, 47 x 70 cm

Fig [15] Éric Rondepierre, W1710A, photographie, 1995, 70 x 105 cm

Fig [16] Provenance (station entière), papier Mylar mat, bois, lumière, carton, tissu reliure, 2012 Fig [17] Provenance (avec boîtier), papier Mylar mat, bois, lumière, carton, tissu reliure, 2011, 35,8 x 15,5 x 8,7 cm

Fig [18] Provenance, 4 configurations possibles, encre, papier Mylar mat, 13 x 10,5 cm chacune Fig [19] Archive (station entière), sapin de laine, tome 1-9, 2012

Fig [20] Tome 1-5 (station Archive, exposition Sans exceptions), 2012 Fig [21] Tome 6-9 (station Archive, exposition Sans exceptions), 2012

Fig [22] Tome 2 (extrait), photocopies, cuir, vis Chicago, 2012, 16,2 x 21,8 x 3,7 cm Fig [23] Tome 2 (extrait), photocopies, cuir, vis Chicago, 2012, 16,2 x 21,8 x 3,7 cm Fig [24] Tome 3 (extrait), papier Plainfield, carton, tissu reliure, 2012, 14 x 11,5 x 6,8 cm Fig [25] Tome 5 (extrait), papier journal, carton, tissu reliure, 2012, 14 x 11,5 x 6,8 cm Fig [26] Éric Rondepierre, R522A, photographie, 1995, 47 x 70 cm

Fig [27] Éric Rondepierre, W1921A, photographie, 1995, 47 x 70 cm

Fig [28] Tome 9 (extrait), encre, papier Mylar mat, carton, tissu reliure, 2012, 14 x 11,5 x 6,8 cm Fig [29] Tome 9 (extrait), encre, papier Mylar mat, carton, tissu reliure, 2012, 14 x 11,5 x 6,8 cm Fig [30] Tome 9 (extrait), encre, papier Mylar mat, carton, tissu reliure, 2012, 14 x 11,5 x 6,8 cm Fig [31] Archive, laine, bourrure, broche et fil à pêche, 2011-2012, 32 (L) x 35 (H) cm

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Introduction

Notre incapacité à appréhender le chaos nous incite à insérer les éléments d‟un corpus paraissant incompréhensible à nos yeux dans des systèmes qui sauront rétablir l‟ordre. Sans un certain ordre, l‟accession à la connaissance demeure impossible et nous demeurons dans le chaos. Toutefois, plusieurs systèmes dissimulent volontairement les éléments les plus gênants afin de sauvegarder une certaine cohérence. Très peu de systèmes sont en mesure de gérer des problèmes d‟une complexité substantielle sans contourner les obstacles de façon malhonnête et sans tomber dans le réductionnisme. Comment peut-on alors prétendre accéder au réel et à la vérité? « La pensée complexe est animée par une tension permanente entre l‟aspiration à un savoir non parcellaire, non cloisonné, non réducteur, et la reconnaissance de l‟inachèvement et de l‟incomplétude de toute connaissance » disait d‟ailleurs Edgar Morin1. À partir d‟une complexité issue de ma production en

dessin, j‟ai donc voulu élaborer un projet centré sur l‟organisation structurale d‟éléments plastiques de nature indéterminée. Il me fallait donc trouver un système dont l‟intention soit pure et honnête. Un système visant une simple réorganisation sans intention prédéterminée, laissant ainsi toute la place à la complexité de s‟exprimer d‟elle-même. Un système qui inclurait la totalité des éléments dans une attitude d‟ouverture afin que de nouveaux éléments plus hétéroclites puissent s‟introduire sans mettre en péril le bon fonctionnement du système en question. Un système qui saurait faire cohabiter les opposés sans que l‟un ou l‟autre en soit escamoté. Un système « acentré » et non hiérarchique. Cette prédilection pour ce type de système était motivée par la conviction profonde qu‟une appréhension juste et ouverte d‟une complexité X est forcément issue d‟un système organisationnel juste et ouvert. Je ne pouvais donc opter pour une approche réductionniste, une approche allant par définition à l‟encontre de la nature irréductible de la complexité.

Mon projet gravite autour de deux grands pôles : soit la pratique du dessin à la limite de l‟automatisme et, suivant la réalisation de ceux-ci, une étape de classification mettant en interrelation les divers éléments. A priori inexistant, cet ordre avait pour but de faire émerger du chaos un sentiment esthétique, une sensation de vérité, une intuition de connaissance. Les quelques milliers de dessins produits selon une méthodologie stricte mettant l‟accent sur une gestualité devaient être

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dénués d‟intention de ma part et réalisés de façon spontanée et intuitive afin d‟incarner la complexité à laquelle j‟allais devoir m‟attaquer. C‟est d‟abord grâce à une forte intuition que mon désir de mettre en place une série de systèmes signifiants s‟est manifesté. Je sentais qu‟il y avait quelque chose à découvrir et à comprendre au sein de mon travail de dessin. Des dessins sans lisibilité voulue, s‟apparentant à des signes informes, à la limite de l‟abstraction. Mais c‟est en voulant classer mes multiples dessins dans mon ordinateur que la problématique du classement m‟est apparue. Puisque le désordre dans lequel étaient plongés les dessins au départ annihilait toute forme d‟appréciation d‟ordre esthétique, mon intention consistait à trouver un système organisationnel qui saurait révéler la nature et le sens de ces dessins de manière juste, sans artifice signifiant.

Pour les religieux, l‟apocalypse représente ce qui peut arriver de pire à l‟humanité. L‟apocalypse est une forme de chaos où le mal prend le dessus sur le bien. Dans la culture américaine, le mal est très souvent associé au désordre et au désir alors que le bien est davantage associé à l‟ordre et à la raison. Cette appréhension du monde est coutume dans la cinématographie et la psyché étasunienne, et elle s‟est répandue bien au-delà des limites de ce grand pays. Bien que l‟Histoire nous ait démontré avec le mouvement nazi que l‟ordre n‟était pas toujours du côté du bien, cette crainte du chaos demeure omniprésente. Pour ma part, je crains davantage cet envers du chaos généré par des systèmes aux frontières rigides et aux catégories exclusives. C‟est pourquoi j‟aspire à créer des structures visuelles qui sauront à la fois sortir la complexité du chaos tout en demeurant flexibles et ouvertes.

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CHAPITRE 1

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Le premier chapitre se divise en deux parties. Dans un premier temps, il s‟agira d‟examiner attentivement la méthodologie employée dans la production de la matière première du projet, soit les dessins et de procéder à l‟analyse des résultats. Dans la deuxième partie seront explorées différentes approches systémiques provenant de disciplines multiples dont la principale préoccupation concerne l‟organisation et la structure d‟une forme de complexité. La notion de complexité développée par Edgar Morin, la théorie du conflit central, les recherches d‟Aby Warburg et le travail de Jean-Luc Godard me serviront de repères et de points comparatifs dans l‟évaluation de mes propres systèmes.

La matière première

Fig. 1

Afin d‟incarner la complexité dans toute sa splendeur, les dessins nécessaires à la réalisation des projets devaient être empreints d‟une certaine pureté. La raison et l‟intention se devaient d‟être évacuées au maximum du processus afin de ne pas en retrouver les traces dans les différentes propositions des systèmes. Pour ce faire, j‟ai instauré une méthodologie très stricte me permettant d‟intensifier mon contact avec moi-même afin d‟atteindre des zones de conscience nouvelle qui ne sont pas accessibles par le biais de la raison.

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5 Selon le procédé établi, les dessins doivent être exécutés rapidement dans un délai approximatif de 5 à 10 secondes. D‟autre part, les dessins doivent s‟effectuer alors que mon attention était divisée en deux. Dans ce cas-ci, tous les dessins ont été réalisés alors que je suivais un cours et que mon attention était partagée entre le contenu du cours et mon dessin. Le format réduit des dessins a aussi son importance puisqu‟il m‟oblige à synthétiser et à limiter l‟ajout de détails inutiles. Le point de départ de chacun des dessins est celui d‟un geste sans intention à partir duquel s‟effectue une mise en relief de certains traits qui attisent mon inspiration. Le crayon utilisé doit obligatoirement être un stylo noir pointe fine de marque Pentel par souci d‟uniformité. Pour terminer, je dois être dans un état d‟esprit ambivalent, à la fois connectée avec mon for intérieur et distraite par mon environnement immédiat.

En forçant ainsi une prise de décision rapide par la restriction temporelle, je favorise l‟émergence d‟une intelligence intuitive et spontanée. Je réduis l‟état de doute et me force à prendre des risques, à répondre à mes désirs immédiats sans porter de jugement. Il en résulte un trait plus pur, soustrait à la raison contrôlante qui précède d‟ordinaire tout geste humain, quel qu‟il soit. La beauté de la simplicité et de la gestuelle y est célébrée. Quant à la division de mon attention en deux, elle vise aussi à minimiser au maximum toute forme de contrôle lié à la raison. Je dépossède ainsi ma conscience d‟une partie de son contrôle. Ce qui favorise une certaine liberté dans le geste et restreint l‟intentionnalité autant que possible. L‟utilisation du stylo apporte une stabilité dans le trait puisqu‟il ne réagit pas différemment lorsqu‟il est incliné. De plus, le stylo ne produit que très peu de nuances comparativement au crayon de plomb qui comporte une échelle de nuances définitivement plus grande. Haute en contraste, la technique de sérigraphie utilisée ultérieurement dans plusieurs projets afin de transférer les dessins sur un autre support sera d‟ailleurs favorisée aussi pour les mêmes raisons, réduisant à néant toute forme de nuance et permettant aisément la multiplication. Comme cette technique fonctionne à partir de photocopies qui ne conservent que les blancs et les noirs, cela a pour effet de réduire le dessin à sa plus simple expression, conservant ainsi l‟essentiel et lui conférant un aspect iconique.

Cette approche intuitive et gestuelle génère des dessins beaucoup plus expressifs, vivants et organiques que ceux issus d‟une intention consciente puisque je ne vise aucun résultat en particulier.

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Quand on les examine attentivement, on reconnait généralement des visages avec ou sans corps, tous aussi différents les uns que les autres tout en étant légèrement similaires. À mi-chemin entre abstraction et figuratif, ils induisent en eux-mêmes une ouverture et un mouvement. La liberté d‟interprétation en est donc décuplée. En divisant mon attention en deux et en limitant ma raison, je tente de faire émerger sur papier les différentes étapes de transformations des images qui m‟habitent, de mettre en lumière le fonctionnement de la pensée. Selon moi, tout ce qui se matérialise hors de notre esprit, donc ce qui physiquement prend corps, est le produit d‟une longue série de métamorphoses se déroulant à l‟insu de notre conscience.

Fig. 2

Si à une certaine distance les dessins paraissent tous pareils, il en va tout autrement lorsqu‟on porte une attention particulière à l‟un ou à l‟autre. On peut cependant déceler une certaine notion de répétition alors que le geste de départ de chaque dessin est sensiblement le même malgré des

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7 résultats assez variés, tout comme le traitement et le format. De cette répétition émane d‟une certaine façon l‟idée qu‟il n‟y a pas de perfectibilité possible, que des possibles. C‟est donc une répétition dans la différence ou plutôt une répétition de différences en vue d‟un même. Mais un même absent, un même qui est la somme de toutes ces parties, qui s‟exprime à travers le multiple sans jamais se dévoiler. Ce phénomène est non sans rappeler la notion d‟image du cinéaste Raoul Ruiz selon laquelle « une image originale génère d‟autres images, lesquelles en deviennent aussitôt son fragment, son reflet et son perfectionnement2 ».

La redondance de certains personnages dont seule la posture est légèrement modifiée est évidente. Par contre, ces ressemblances ne se présentent pas sous forme de cycle régulier, mais plutôt aléatoire comme en témoigne la figure no.3. Ce qui m‟incite à croire que nous ne pensons pas de façon linéaire, ni binaire, mais plutôt de façon rhizomatique telle que décrite par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans le livre Mille plateaux. La pensée serait donc issue d‟un réseautage de connexions multiples reliant entre elles des composantes homogènes comme hétérogènes, provenant d‟origines diverses et ne présentant ni début, ni fin. « Le rhizome est un système acentré, non hiérarchique et non signifiant, sans Général, sans mémoire organisatrice ou automate central, uniquement défini par une circulation d‟états. »3. Mes dessins se présentent comme une multiplicité

non ordonnée, sans début ni fin, comme l‟entre-deux idées, comme processus créatif en mouvement et dont aucun dessin ne présente une position hiérarchique particulière. Ainsi, le système recherché se devait lui aussi d‟agir de manière « acentrée » et non hiérarchique afin de respecter la nature même de ces dessins.

Le procédé utilisé pour réaliser les dessins est non sans rappeler la méthode d‟écriture et de dessin automatiques tant louangée par les artistes surréalistes des années 20 qui situaient l‟état de distraction au cœur même de leur processus. Ils avaient recours à l‟écriture et au dessin automatique, au cadavre exquis, au collage, au sommeil hypnotique afin d‟explorer cet inconnu qu‟on nomme inconscient. Les artistes du mouvement surréaliste s‟opposaient fortement à la trop forte influence de la raison et désiraient en limiter son action au minimum. L„automatisme fut pendant longtemps considéré comme le plus sûr moyen d‟accéder à l‟inconscience par le groupe surréaliste.

2 Ruiz, Raoul. Poétique du cinéma, Paris : Dis-Voir, 1995, p.43

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« Le surréalisme disqualifie le monde objectif. Il est, en transportant l‟esprit hors de l‟homme, une quête de la liberté ».4 L‟inconscient, un terme développé par Sigmund Freud à cette même époque

est pourtant, par définition, inaccessible à la conscience. Pour ma part, je ne prétends pas accéder à quoi que ce soit, mais simplement faciliter le passage de ce qui m‟habite profondément vers une matérialisation la plus fidèle possible. Bien que les premiers traits du dessin soient davantage spontanés et intuitifs, traçant la silhouette du dessin en devenir, la seconde partie du processus est issue d‟une certaine volonté consciente, puisque réagissant à ce qui fut fait précédemment ; une forme de dialogue perceptuel s‟instaure. En ce sens, l‟amorce se fait sans la direction de la pensée alors que la suite du dessin implique une réaction à ce qui est apparu au préalable. La perception du trait initial incite à faire des choix afin de poursuivre le tracé et le temps restreint force une prise de décision rapide, sans prendre le temps de construire une hypothèse. La réponse doit être immédiate. Depuis le début, j‟utilise le terme dessin plutôt qu‟esquisse, mais est-ce le bon choix? Antidote définit le terme esquisse ainsi : « Première forme d‟un dessin, d‟une peinture, d‟une sculpture, d‟une œuvre d‟architecture, exécutée par un artiste et qui lui servira de guide pour la réalisation de l‟œuvre ». C‟est donc dire que l‟œuvre n‟est pas l‟esquisse et que l‟esquisse n‟est pas l‟œuvre. Pourtant, dans ce cas précis, l‟esquisse deviendra œuvre en ce sens qu‟elle ne subira pas de transformation formelle, elle sera utilisée telle quelle, seul le système dans lequel elle sera insérée aura une incidence sur la perception qu‟on en aura. Ainsi, le terme dessin s‟impose puisqu‟il est défini par Antidote comme une « Représentation graphique de personnes, de choses ou d‟idées ». Même s‟il n‟y a pas de représentation intentionnelle dans ma production de dessins, la configuration graphique ouvre tout de même à l‟interprétation.

D‟autre part, avec des dessins en aussi grand nombre, tous de taille similaire et exécutés de gauche à droite, il est facile d‟établir des liens avec l‟écriture. L‟écriture est formée de lettres qui, combinées, donnent des mots, et les mots combinés créent des phrases qui signifient des idées. C‟est donc un système d‟assemblage et de combinaison qui est à la base de notre communication. Il en va de même pour mes petits dessins qui prennent un sens nouveau lorsqu‟ils se retrouvent à proximité d'autres dessins faisant ressortir similitudes et différences. Les systèmes organisent les différentes composantes d‟une complexité de façon à les mettre en relation les unes avec les autres selon un certain ordre et c‟est précisément de cette relation qu‟émane le sens. En d‟autres mots, le rôle du

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9 système est d‟établir des liens de connexion entre les divers éléments afin d‟en faire jaillir le sens. Au cours du rapprochement de deux ou plusieurs dessins, l‟ordre réapparait subitement et une expérience d‟ordre esthétique prend forme due à cette proximité. C'est pourquoi mes nombreux dessins m‟apparaissaient comme un tout informe auquel il était possible de redonner corps par une réorganisation systémique à saveur esthétique

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Fig. 3

Les systèmes de classement

Selon Antidote, un système se veut un « Ensemble d‟éléments reliés entre eux et exerçant une influence les uns sur les autres ». Une autre définition dit qu‟il s‟agit d‟une « Organisation que l‟on présuppose pour expliquer les relations de plusieurs éléments entre eux ». C‟est donc dire qu‟un système classe, ordonne et hiérarchise une multitude d‟éléments, établissant des liens significatifs entre eux. Le système est donc une forme de classement signifiant, car non seulement il les classe, mais il les ordonne, les mets en relation dans le but de les faire fonctionner tous ensemble. Pour ma part, les systèmes en question se devaient de procéder par une mise en relation d‟ordre esthétique puisque la banque de données était constituée uniquement d‟éléments visuels.

La notion de complexité d‟Edgar Morin

La notion de complexité du sociologue Edgar Morin fut capitale dans l‟élaboration des systèmes en question et j‟y ai puisé une bonne partie de mon inspiration pour ce présent travail. Selon Edgar Morin, la complexité désigne « ce qui ne peut se ramener à une loi, ce qui ne peut se réduire à une idée simple »5. Selon lui, la complexité doit se penser selon trois principes. Le principe dialogique est

celui qui saura « maintenir la dualité au sein de l‟unité »6 c‟est-à-dire qu‟il y aura une forme de

collaboration entre des éléments discordants et opposés comme ordre et désordre par exemple. Le deuxième principe est celui de la récursion organisationnelle selon lequel les éléments sont à la fois produits et producteurs, la cause et l‟effet. L‟être humain, par exemple, est le produit du processus de reproduction et devient éventuellement le producteur du processus en question. Cette approche « est donc une idée en rupture avec l‟idée linéaire de cause/effet, de produit/producteur [...] »7. La

structure hiérarchique est en quelque sorte en mouvement. Le troisième et dernier principe est le principe hologrammatique. Celui-ci nous positionne à mi-chemin entre une attitude réductionniste qui ne perçoit que les parties et une attitude holistique qui ne perçoit que le tout. Ainsi, « on peut enrichir la connaissance des parties par le tout et du tout par les parties, dans un même mouvement

5Morin, Edgar. Introduction à la pensée complexe, Paris : ESF éditeur, 1990, p.10

6 Morin, Edgar. Introduction à la pensée complexe, Paris : ESF éditeur, 1990, p.99 7 Morin, Edgar. Introduction à la pensée complexe, Paris : ESF éditeur, 1990, p.100

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11 producteur de connaissances »8. Il s‟agit en quelque sorte de créer un ensemble où chaque élément

conservera de son identité tout en faisant partie d‟un tout. Ce qui ressort de ces trois principes c‟est la nécessité du mouvement et la volonté de faire cohabiter les opposés. Les dichotomies doivent donc être insérées dans une relation de proximité plutôt que d‟opposition. La hiérarchie structurelle doit être en mouvement afin que chaque élément ne soit cantonné à un rôle unique au sein de la structure. Et la vision globale comme la vision partielle doivent être considérées afin que le point de vue ne soit pas unique mais multiple. Ces trois principes me serviront de critère de base afin d‟évaluer la pertinence de mes systèmes.

Aby Warburg et son Atlas Mnémosyne

Fig. 4

D‟autres ont aussi tenté d‟explorer la complexité sous un angle différent de leurs prédécesseurs, dont l‟historien d‟art Aby Warburg, avec son atlas Mnémosyne (1924-1929). De manière générale, les historiens d‟art de cette époque appréhendaient l‟histoire comme un processus téléologique. Aby Warburg s‟opposait fortement à cette façon de voir. Selon lui, il y a une sensibilité qui se partage d‟une œuvre à l‟autre. Par conséquent, les notions de chronologie et de linéarité temporelle si chères au système de classement de l‟histoire de l‟art ne présentaient aucun intérêt. Ainsi, Warburg décloisonne l‟histoire de l‟art des mouvements artistiques et des périodes historiques afin de se concentrer uniquement sur les œuvres d‟art.

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Son système de classement faisait état des différentes associations possibles entre plusieurs images en exposant sous forme de tableau et par le biais du montage, les multiples possibilités. Il mélangeait des images de statue, de détails architecturaux et de peintures qui étaient tout aussi éloignés dans l‟espace que dans le temps. Ces images étaient punaisées sur des tableaux recouverts d‟un tissu noir et les différents tableaux étaient ensuite mis en relation les uns avec les autres. Ainsi, « [...] l‟atlas Mnémosyne illustre moins une interprétation préexistante sur la transmission des images qu‟il n‟offrirait une matrice visuelle pour en démultiplier les ordres possibles d‟interprétation ».9 Il n„offrait

pour ainsi dire aucune solution, que des propositions, elles-mêmes constamment appelées à changer selon ses intuitions d‟où la flexibilité du système d‟affichage. Ce projet ne présentait pas un ordre de classement clair et évident. Sa logique échappait au regardeur qui ne pouvait qu‟en retirer une sensation de compréhension intuitive, mais rien de véritablement manifeste. Le philosophe et historien de l‟art français Georges Didi-Huberman, dans son étude sur le travail d‟Aby Warburg, y voyait surtout une pensée par images, une mémoire au travail.

Fig. 5 Fig. 6

9 Didi-Huberman, Georges. L’image survivante : histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris : Éditions de Minuit, 2002, p.464

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Jean-Luc Godard et la nouvelle vague

Jean-Luc Godard a lui aussi expérimenté un système complexe dans le cadre de sa pratique cinématographique. C‟est d‟ailleurs ce qui a fait l‟originalité de son œuvre. La nouvelle vague française (1959-1964) dont Godardétait l‟un des plus influents du groupe, luttait contre un cinéma à l‟univers clos et policé. Ce mouvement a entre autres remis en question la notion de continuité narrative au cinéma en sabotant les rapports de causalité, en présentant des personnages sans objectif, en créant des effets de discontinuité par le montage et en présentant des fins délibérément ouvertes et ambiguës. La chaîne causale ainsi rompue produisait un cinéma dont le spectateur avait la liberté de reconstituer les liens à sa guise. Lorsque Godard a bâti ses Histoires du cinéma, il l‟a fait un peu à la manière de Warburg, « en proposant une iconologie qui ne porterait pas sur la signification des figures, mais sur les relations que ses figures entretiennent entre elles selon un dispositif visuel complexe et irréductible à l‟ordre du discours »10. Godard n‟applique pas une idée du

monde à ses films ni une idée du cinéma au monde, il procède de manière improvisée au tournage et de manière intuitive au montage. Il laisse s‟exprimer, s‟associer et se dissocier les images sans jamais tenir compte d‟une quelconque continuité. Il en découle une œuvre à première vue hétéroclite, mais qui présente tout de même une certaine logique, mais une logique instinctive et non rationnelle. « Godard cherche, par le montage d‟images hétérogènes que renforce l‟hétérogénéité des textes, une autonomie du même ordre afin d‟obtenir une puissance et une saturation homogène à partir de cet hétérogène »11. On croit à tort que nous ne sommes pas en mesure de comprendre ce qui ne

répond pas d‟une logique de cause à effet. Pourtant, nos rêves nous apparaissent extrêmement cohérents au moment où on les vit, mais tout à fait incohérents au moment de les raconter. Freud justifiait ce phénomène par l‟effet de condensation des rêves qui ferait en sorte de ne pas être explicable par les moyens limités du discours. Personnellement, je crois plutôt que c‟est notre conception de la mise en récit qui est en cause. Le philosophe Paul Ricœur qui s‟est grandement penché sur la nature du récit disait d‟ailleurs qu‟il nous fallait un début et une fin pour raconter une histoire ainsi qu‟un enchainement de cause à effet afin de rendre le récit intelligible et compréhensible aux yeux des autres. Il s‟agit en somme d‟organiser le réel de façon logique bien que la réalité en soi tout autrement. En fait, je crois que c‟est à la fois à cause des limites du discours et

10 Bonfand, Alain. Le cinéma saturé ; essai sur les relations de la peinture et des images en mouvement, Paris : Presses

Universitaires de France, 2007, p.220

11 Bonfand, Alain. Le cinéma saturé ; essai sur les relations de la peinture et des images en mouvement, Paris : Presses

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aussi de notre logique de récit que nous sommes dans l‟incapacité de raconter dignement nos rêves. Par contre, l‟image comme le rêve et par extension le cinéma nous offrent des possibilités d‟expression beaucoup plus complexes comme le démontrent les œuvres de Godard.

La théorie du conflit central

Afin de saisir la nature originale et complexe des œuvres de Godard, nous pourrions comparer son approche à la notion de conflit central, qui incarne pratiquement son opposé. Cette approche qui élimine volontairement des aspects de la réalité par souci de cohérence, privilégie une organisation rigoureuse, fermée et orientée autour d‟un centre organisateur. Cette théorie narrative qui constitue désormais une « loi » dans le domaine du cinéma invite les réalisateurs à inclure uniquement dans leur film les plans qui entretiennent un lien direct avec le conflit à la source du récit. Le réalisateur ne doit donc pas porter attention aux détails et à tout ce qui dévie de la trame narrative principale. Tous les plans font partie d‟une totalité et concourent à faire avancer le récit dans une relation de cause à effet. Tous les personnages principaux font partie de la solution ou du problème. Les histoires secondaires sont éliminées et les personnages sont unilatéraux : une psychologie, une fonction, un rôle. Tout compte fait, c‟est le fantasme de la totalité qui habite le cinéma classique américain et aussi toute la psyché nord-américaine à laquelle nous ne faisons pas exception. C‟est un peu comme un casse-tête où chaque morceau a une place qui lui est prédestinée et qu‟il est le seul à pouvoir occuper. Il s‟agit donc d‟un système organisationnel excessivement centré et orienté de façon à ne laisser aucune ouverture au spectateur. Un système où la libre circulation entre les éléments est totalement impossible due à la rigidité de la structure. Un système qui s‟éloigne d‟ailleurs énormément de l‟organisation générale de la vraie vie et qui rejoint de belle façon la théorie de l‟identité narrative de Paul Ricœur.

L‟identité narrative de Paul Ricœur

C‟est en explorant les notions de récit historique et de récit de fiction que Paul Ricœur en est arrivé à une hypothèse selon laquelle l‟identité narrative serait le lieu où histoire et fiction s‟entrecroisent. Nous semblons habités par cette nécessité d‟interpréter nos vies selon le modèle narratif de façon à les rendre plus intelligibles. Selon Ricœur, en sélectionnant certains moments de notre vie et en les organisant de façon significative dans une relation de cause à effet, nous participons à la fictionnalisation de notre propre vie. Cette médiation privilégiée emprunte donc à l‟Histoire autant

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15 qu‟à la fiction pour générer une interprétation de soi. L‟identité narrative est donc liée à l‟acte configurant, qui sélectionne et organise des évènements X de façon à créer du sens. Construire un récit est un acte de synthèse où sont assemblés des hétérogènes pour former un tout homogène, où les évènements d‟apparence discordants deviennent concordants, voire nécessaires à l‟avancée du récit. Cette opération de mise en intrigue des personnages et évènements comporte aussi une implication éthique. Celui qui organise le récit, même s‟il n‟en est pas l‟auteur, en devient inévitablement le coauteur, car il induit un sens aux évènements et fait surgir certains enjeux qui lui sont chers. Dans notre rapport au monde, nous avons d‟abord une précompréhension intuitive des évènements et du temps où tout semble abstrait et inintelligible. Vient ensuite le processus de mise en intrigue qui remet en perspective ces mêmes évènements dans une relation de cause à effet, leur attribuant des significations particulières. Par la suite apparait l‟identité narrative qui a pour effet de consolider certains enjeux narratifs et historiques.

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CHAPITRE 2

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Fig. 7

Le deuxième chapitre explore les différents systèmes que j‟ai conçus en tenant compte de certaines préoccupations. Mon intention était de mettre au point des modes d‟organisation à la fois «acentrés», ouverts, non hiérarchiques, flexibles et dans la mesure du possible respectant les trois principes élaborés par Morin soit le principe dialogique, le principe de récursion organisationnelle et le principe hologrammatique. Ainsi ont pris forme les trois grands projets : Taxinomie, In-Between et

Provenance. Bien qu‟ils soient de formes fort différentes, ces trois systèmes utilisent exactement la

même matière première soit l‟ensemble des dessins produits dans une visée automatiste. Par contre, chacun de ces trois projets aborde le classement à sa manière. Taxinomie explore une méthode de classement plus classique en regroupant par semblables les dessins précédemment sérigraphiés sur carton. Les différentes catégories sont départagées à l‟aide d‟une craie blanche qui souligne les frontières entre les différents groupes. Pour sa part, In-Between aborde le classement dans un souci de continuité en disposant par montage vidéo des dessins préalablement numérisés. Pour finir,

Provenance, en passant par le livre d‟artiste et dans une préoccupation d‟ouverture, explore une

structure définitivement plus flexible grâce à ses pages détachées et à la transparence du papier sur lequel sont sérigraphiés les dessins. À l‟issue des projets Provenance et Taxinomie, dont la majeure partie du travail s‟effectue en sérigraphie, tous les tests d‟impression ont été récupérés afin d‟être archivés sous forme de livres selon un ordre encore une fois « acentré », non linéaire et dépourvu d‟intention signifiante. Ces livres, auxquels ont été ajoutés deux autres livres contenant les photocopies des quatre cahiers dans lesquels j‟ai exécuté la totalité de mes dessins, constituent le corpus Archives de production. Finalement, afin de souligner ma conception du système archivistique qui m‟apparait truffé d‟intentions de la part de l‟archiviste, j‟ai conçu un sapin de laine intitulé simplement Archive. Par contre, il ne s‟agit pas ici d‟un système en soi, mais bien d‟un commentaire sur le système archivistique.

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19 TAXINOMIE

Fig. 8

Le premier système que j‟ai créé fait état de la forme la plus classique de classement selon laquelle on assemble par groupe les éléments similaires. Cependant, le projet Taxinomie rend compte d‟une réalité beaucoup plus ouverte puisque les morceaux sont interchangeables et les combinaisons infinies dues à la mobilité de l‟aimant et à la flexibilité du trait à la craie. L‟objectif étant de démontrer que d‟une part, la structure signifiante n‟est pas prédéterminée mais imaginée et d‟autre part que notre mode de pensée rationnel n‟est pas applicable à tous les domaines.

Pour la réalisation de ce projet, j‟ai utilisé des centaines de dessins que j‟ai numérisés en haute résolution. Bien entendu, aucune sélection n‟a été effectuée au préalable. À l‟aide du procédé de sérigraphie, j‟ai imprimé en noir sur carton peint les dessins utilisés. La couleur vert pâle du carton est un choix purement esthétique sans toutefois être complètement uniforme puisque la couleur est issue d‟un mélange fait à la main. Puis, les cartons ont été découpés de telle sorte que chacun des dessins se retrouvait seul sur son petit carré de carton. Ensuite, j‟ai apposé au dos des cartons des aimants et utilisé de la peinture magnétique afin de les disposer sur le mur. En déplaçant les éléments aimantés au mur, j‟ai créé des groupes selon la similitude formelle des éléments et délimité au moyen d‟une craie blanche les différents groupes en question. Aucun dessin aimanté n‟a été laissé de côté pour faciliter le travail de classement.

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En disposant les dessins magnétiques sur le mur, s‟exerce et s‟exprime cette manie obsessive de tout classer. L‟aspect fragmenté est capital car il démontre que tout élément d‟un tout ne s‟emboite pas parfaitement tel un casse-tête, mais bien plutôt comme un casse-tête libre où les morceaux sont indéfiniment interchangeables, d‟où leur forme carrée ou rectangulaire. La matérialité décomposable du carton comme la mobilité de l‟aimant concordent à renforcer l‟idée de la fragilité des catégories qui changent allègrement au gré des individus, des cultures, des époques. Les catégories ne sont pas préexistantes, elles sont issues d‟une perception culturelle et sociale donnée. « Tout langage découpe le réel et lui impose ses catégories [...] » disait Jacques Aumont12. En ce qui concerne la

couleur variable des éléments, elle exprime l‟indétermination du système de classement en vigueur. D‟autre part, la sérigraphie était la technique la plus appropriée dans la mesure où elle ne supporte aucune nuance. Ainsi, j‟obtiens une image rigide et dépourvue de subtilité qui rappelle le caractère sans équivoque du signe dont l‟intention est de représenter de façon simple quelque chose de plus complexe. L‟intérêt des dessins dans ce projet ne réside pas dans la contemplation de leur qualité graphique, mais plutôt dans leur relation au groupe, à la catégorie.

Fig. 9

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21 La classification est au cœur du projet Taxinomie grâce auquel j‟ai tenté de soulever le non-sens de cette « pathologie » lorsqu‟appliquée à un sujet complexe. La grande difficulté réside dans l‟élaboration de l‟arborescence en question. La logique veut que le classement s‟effectue uniquement selon un genre de catégorie à la fois. Par exemple, les humains peuvent être classés selon leur couleur de peau, leur religion, leur origine ethnique, leur sexe, leur âge, leur orientation sexuelle, etc. Ensuite, on se bute aux entre-deux qui se situent à mi-chemin entre deux catégories. Ce qui donne lieu à la création de sous-groupes et « entre-groupes ». Par contre, plus le nombre de catégories et sous-catégorie augmente, plus ça affecte l‟articulation logique derrière cette « classifiction ». C‟est d‟ailleurs pourquoi adhérer aux normes participe à son renforcement alors que s‟en dissocier participe à son affaiblissement. Lorsque la disposition des divers éléments est enfin achevée, on constate une certaine friction entre l‟identité individuelle et l‟identité de groupe. Les attributs communs à un groupe de dessins prennent définitivement le pas sur les attributs individuels de chacun. Une forme de normalisation s‟opère et rend homogènes les éléments d‟un groupe malgré leur hétérogénéité d‟origine. Cette forme de classification a donc une incidence directe sur notre perception des divers éléments.

Taxinomie est le terme utilisé pour désigner la science ayant pour objet la classification des êtres vivants. Il ne fait aucun doute que classer et ordonner les choses selon une certaine logique facilite notre compréhension du monde et un bon fonctionnement en général. Cela dit, lorsqu‟on applique cette logique aux êtres humains, tout en sachant à quel point l‟homme est complexe, les catégories deviennent rapidement trop rigides, réductrices et oppressantes. André Breton, l‟un des principaux acteurs du mouvement surréaliste, disait d‟ailleurs que notre cerveau est engourdi par la manie incurable qui consiste à réduire l‟inconnu à ce qui est connu, à ce qui peut être catalogué13. Cette

volonté classificatrice est issue de notre logique binaire et dichotomique qui consiste à associer et dissocier les choses de manière à obtenir deux catégories opposées et exclusives. Ainsi, on est homme ou femme, masculin ou féminin et hétérosexuel ou homosexuel. Ces catégories de sexe, de genre et d‟érotisme par exemple constituent les enjeux permettant de définir l‟identité sexuelle d‟une personne actuellement. Très restrictive, l‟existence de ces catégories marginalise tous ceux qui correspondent à une identité sexuelle plus ambiguë. Pourtant, les « autres » constituent un groupe au nombre imposant. Parmi eux se retrouvent les transgenres, les transsexuelles, les travestis, les

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hétérosexuels non conformistes, les bisexuels, les hommes féminins, les femmes masculines, etc. C‟est en réaction au mouvement gai des années 80 où la norme homosexuelle devenait elle-même oppressante que le mouvement Queer a fait son apparition. Ce mouvement, qui se veut inclusif plutôt qu‟exclusif, dénonce le « caractère factice et réducteur des identités socialement imposées »14. En

incluant l‟ensemble des diversités concernant le sexe, le genre et l‟érotisme, ce mouvement met de l‟avant les possibilités infinies d‟approches liées à l‟identité sexuelle et ainsi discrédite le système exclusif et réducteur relatif aux normes et à la logique binaire. Cette approche libératrice et empreinte de tolérance permet à chacun de nous de s‟émanciper des déterminismes socio-culturels acquis au cours de notre vie. Dans le projet Taxinomie, les groupes formés ont généré des marginaux et en ce sens, l‟approche préconisée par ce système ne semble pas tout à fait adéquate pour la complexité de mes dessins.

Taxinomie se présente donc à mi-chemin entre homogénéité et hétérogénéité, rendant utopique le

fantasme de la totalité et inopérant notre mode de pensée rationnel malgré une forte propension pour la classification. Cette approche qui marginalise certains dessins et normalise les autres aura tout de même réussi à démontrer la teneur de cette complexité. De par l‟exclusion de certains dessins se manifestent les failles du système. Selon les critères d‟Edgar Morin sur la manière de penser la complexité, Taxinomie répond tout de même à certains critères. Le principe dialogique est partiellement respecté puisqu‟il semble y avoir une tension entre l‟individu et le groupe auquel il appartient. Mais ce principe stipule aussi qu‟il doit y avoir dualité au sein d‟une unité et malheureusement, dans ce cas précis, l‟unité est plus ou moins évidente. En ce qui concerne le deuxième principe, il ne semble pas y avoir particulièrement de hiérarchie si ce n‟est celle entre le groupe et l‟individu, mais elle n‟est pas vraiment interchangeable comme le mentionne le principe de la récursion organisationnelle. Puis, en ce qui a trait au principe hologrammatique, Taxinomie le respecte en partie puisque les deux points de vue sont accessibles au regardeur, celui de la partie et celui du tout. Bien que le tout est plutôt incarné par les différents groupes et non pas la totalité des dessins. En somme, Taxinomie, malgré la flexibilité obtenue par l‟utilisation d‟aimants et de traits à la craie donc effaçables en tout temps, demeure un système inapproprié pour une telle complexité. Cependant, l‟existence d‟images au croisement de deux groupes nous démontre bien qu‟il y a différents degrés d‟appartenance à un groupe. Est-ce qu‟une forme moins rationnelle de classement

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23 est envisageable? C‟est du moins ce que je crois et ce que croyaient les surréalistes par l‟entremise de leur révolution :

Elle vise au reclassement spontané des choses suivant un ordre plus profond et plus fin, et impossible à élucider par les moyens de la raison ordinaire, mais un ordre tout de même, et perceptible à l‟on ne sait quel sens..., mais perceptible tout de même, et un ordre qui n‟appartient pas tout à fait à la mort.15

Fig. 10 Fig. 11

15 Thévenin, Paule. Bureau de recherches surréalistes : Cahier de la permanence : octobre 1924 - avril 1925, Paris :

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IN-BETWEEN

Le deuxième système a été conçu quelque peu en opposition au système de Taxinomie qui divise les éléments en petits groupes, négligeant l‟unité de l‟ensemble. Ainsi, le présent projet aspire à unifier la totalité des éléments dans un esprit non hiérarchique. Ce faisant, mon intention était de déjouer notre réflexe machinal de classement et de procéder à l‟abolition des frontières préalablement érigées au sein de Taxinomie. Grâce à ce projet qui a souligné de belle façon les différents degrés possibles d‟appartenance à un groupe, une certaine forme de continuité m‟apparaissait une piste intéressante. L‟animation image par image s‟imposait donc par son aspect à la fois fragmenté et unifié et sa structure linéaire donc continue.

Fig. 12

Le processus d‟animation 2D « image par image » requiert généralement le respect de certaines étapes afin de créer une animation fluide et homogène. Ainsi, on détermine d‟abord quel (s) objet (s) et/ou quel (s) personnage (s) effectueront des mouvements. Ensuite, on dessine les poses clés (Key Frame) et on détermine dans quelles positions le personnage débutera et terminera son mouvement. Pour finir, on crée les « in-between » c‟est-à-dire les dessins qui se situent entre deux poses clés et qui produisent l‟effet de mouvement et de fluidité. Pour ma part, j‟ai inversé le processus en dessinant d‟abord tous les dessins requis pour l‟animation de façon intuitive et sans égard pour cette fin. Je dessinais simplement de façon ludique en tentant de créer de nouveaux personnages.

In-Between consiste donc en un assemblage par montage vidéo de près de 3000 dessins numérisés.

Chaque dessin est utilisé une seule fois et assemblé au rythme de 10 images/seconde. Chacun des dessins bénéficie d‟un temps d‟apparition identique. Un fondu au blanc marque le début et la fin du film. À la différence de Taxinomie, le classement s‟effectue selon une préoccupation de continuité plutôt que de compartimentation. En trafiquant le processus de création d‟une animation de la sorte, je laisse la parole aux images d‟abord et avant tout. En m‟obligeant à ne pas ajouter ou retirer d‟image dans mon film d‟animation, je sacrifie volontairement une fluidité générale préfabriquée au

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25 profit d‟une fluidité momentanée et aussitôt interrompue. Le bonheur est de constater à travers ce flux d‟images hétérogènes, des moments d‟osmose naturels et non déterminés à l‟avance. De ce fait, l‟individualité de tous disparait momentanément au profit du un. Gilles Deleuze écrivait d‟ailleurs à propos du dessin animé :

s‟il appartient pleinement au cinéma, c‟est parce que le dessin n‟y constitue pas une pose ou une figure achevée, mais la description d‟une figure toujours en train de se faire ou de se défaire, par le mouvement de lignes et de points pris à des instants quelconques de leur trajet.16

En associant selon leur aspect formel 3000 dessins à raison de 10 images/seconde se créent des accélérés et des ralentis non intentionnels. L‟image sérigraphiée sur carton bénéficie d‟une durée d‟apparition illimitée alors que placée dans un contexte filmique, sa durée devient dépendante du dispositif cinématographique. De plus, la limite de temps accordé à chaque dessin empêche de réduire ce qui est vu à quelque chose de connu et de prévisible. D‟autre part, en incluant la totalité des 3000 dessins, mon contrôle sur le film est davantage limité. Je contourne ainsi l‟étape de sélection qui sous-tend une forme de hiérarchie arbitraire de l‟information que je désirais ardemment contester. Les fondus au blanc soulignent l‟accès au processus créatif interne qui se déploie à mon insu et duquel une infime partie seulement nous est accessible ici. Au cinéma, le fondu au blanc symbolise généralement le rêve, la mort ou la pensée. Dans ce cas précis, il s‟agissait bien entendu de la pensée. D‟autre part, l‟absence totale de son et de musique fait en sorte que l‟image demeure au cœur du projet. Le pouvoir du son m‟apparaissait trop imposant, ayant la capacité d‟unifier artificiellement des éléments qui sont d‟apparence hétérogène. Il était primordial que les images conservent le contrôle de l‟œuvre. Mon rôle consiste uniquement à mettre en relation les images les unes avec les autres. En aucun cas je dois exercer mon emprise sur un système ou un autre. Bien qu‟organisé et structuré, ce système propose tout de même une ouverture par sa forme non narrative et son absence de conflit central. Une part de hasard comme producteur de sens et la quasi-absence de possibilité d‟intention de ma part diminuent l‟extension de la raison au profit d‟une expérience. Ce n‟est donc pas avec les yeux de la raison que pourra être appréhendé ce film dont l‟aspect saccadé rappelle les animations en « stop motion ».

En m‟attaquant au fonctionnement du montage, j‟explore aussi, d‟une certaine façon, à la manière de Godard, le montage en tant qu‟entité autonome. Un montage non assujetti au scénario ni au principe

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de continuité. C‟est-à-dire que Godard, lorsqu‟il multiplie les faux raccords, démontre entre autres que le montage peut aussi être employé de cette façon et que les règles telles, la ligne d‟action, la règle des 30 ° d‟écart, etc. ne sont que conventions. Ce n‟est pas le montage qui demande le respect de ces règles, c‟est l‟institutionnalisation du cinéma qui l‟impose pour conserver une certaine continuité. Le caractère fragmenté et discontinu du cinéma est pallié par plusieurs stratégies tels les raccords dans l‟axe, dans le mouvement, par le regard et les nombreux raccords visuels. Pour ma part, l‟aspect fragmenté était accepté et justifié puisqu‟il fait image de la personnalité parfois chaotique et insensée de la vie. Il s‟agit donc d‟une alternative au montage par continuité en accordant une plus grande importance aux dimensions visuelles et rythmiques qu‟au temps et à l‟espace. Le montage ainsi utilisé réduit l‟image filmique à un seul plan, une seule dimension. Par ailleurs, l‟esprit humain par sa volonté de tout synthétiser et son aversion pour le chaos finit tout de même par faire volontairement abstraction de l‟aspect saccadé du film.

La réalité parvient à nous par fragments et notre esprit organise systématiquement l‟information que l‟on reçoit. Notre réalité est donc toujours issue d‟un montage, d‟une reconstruction et d‟un système. Nous fonctionnons selon des systèmes de pensée et d‟association qui relèvent plus souvent qu‟autrement d‟un automatisme. Mon objectif est donc en quelque sorte de faire obstacle à ces automatismes. « C‟est cela, un montage : une interprétation qui ne cherche pas à réduire la complexité, mais à la montrer, à l‟exposer, à la déplier selon une complexité au deuxième degré. Ce qui suppose de la construire... par “coups de projecteur cinématographiques” fatalement discontinus17 ». Bien que Taxinomie exprime surtout l‟échec de la raison, il expose aussi la

complexité du problème. Par contre, le projet In-Between utilise le montage vidéo à la fois pour rendre justice à sa complexité et aussi à son déploiement. Sans simplifier la nature complexe du problème, il tend à l‟unification plutôt qu‟à la déconstruction. Le cinéaste Raoul Ruiz comparait le cinéma narratif classique à un voyage organisé alors qu‟il le voulait clandestin et le film In-Between se présente davantage comme tel.

17 Didi-Huberman, Georges. L’image survivante : histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris : Éditions de Minuit, 2002, p.494-495

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Fig. 13

Alors que le cinéma joint des images au rythme de 24 images par seconde pour créer une illusion du mouvement parfaitement fluide, j‟essaie de créer une certaine fluidité à l‟aide d‟images hétérogènes et créées de façon instinctive. Le déplacement du dessin sérigraphié du système Taxinomie vers le système cinématographique induit un changement de statut signifiant. Je retire ainsi le statut de dessin autonome (image fixe) pour le remplacer par le statut de photogramme (image-mouvement), ce qui a pour effet de faire disparaitre la catégorie à laquelle appartient le dessin au sein du projet

Taxinomie. Le statut d‟image fixe engendre par effet d‟immobilisation le processus de classification

propre à chaque individu. Par contre, en usurpant leur statut d‟image fixe par celui d‟image-mouvement, le contenu iconique du dessin sérigraphié est altéré au profit d‟une nouvelle signification. Ainsi, selon le système dans lequel est inséré le dessin, son statut sera redéfini et son sens modifié. Du lien établi entre le système, le statut et le sens émane l‟idée que la perception des choses est intimement liée au système à travers lequel nous le regardons.

La vie au quotidien est perçue quelque peu comme une fixité en ce sens qu‟on travaille au même endroit chaque jour, on partage notre vie avec les même personnes, on dort au même endroit chaque soir, etc. Mais lorsque survient un drame comme la mort d‟un proche par exemple, la vie telle qu‟on la perçoit généralement est ébranlée et nous parait momentanément insensée. Lorsque nos repères s‟envolent, on entre dans une forme d‟état intervallaire où la valeur de chaque facette de notre vie est remise en question. Cet état intervallaire où tout est en flottement m‟apparait fort intéressant puisqu‟il s‟agit d‟une période où tout est à reconstruire et où rien n‟est acquis, rien n‟est ordonné. Une fois le deuil accompli, l‟ordre est rétabli et la vie continue. En ce sens, nous vivons toujours dans l‟entre-deux fixités. L‟institution du mariage comme le fait d‟avoir des enfants, d‟être propriétaire d‟une maison et d‟avoir un boulot stable procure cette illusion de fixité et de stabilité. Ce sont tous des notions qui comportent un présupposé définitif bien que n‟offrant aucune garantie. L‟ordre et le classement constituent eux aussi de bons moyens d‟accéder à une impression de

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sécurité et de maitrise de son environnement. Chacun tente d‟attribuer un sens à sa vie, mais ce sens peut rapidement être remis en cause lorsqu‟un évènement difficile survient. Le sens est donc dépendant de facteurs extérieurs qui changent la perception de celui qui est concerné par les évènements.

Cet état intervallaire rappelle la notion de précompréhension intuitive de Paul Ricœur qui rend compte de cette étape précédant la mise en intrigue des évènements alors qu‟ils sont encore abstraits et inintelligibles. Dans le cas d‟In-Between, il m‟est apparu évident que je devais exploiter une présence courte pour chaque dessin afin de maintenir le regardeur dans un état de précompréhension intuitive. C‟est en attribuant des significations aux évènements qu‟ils deviennent compréhensibles à nos yeux. À la manière de ce que le Zen appelle « l‟esprit du débutant »,

In-Between n‟offre d‟autre choix au spectateur que d‟adopter une attitude de «non-connaissance»,

d‟ouverture à ce qui vient, car rien ne laisse présager ce qui va suivre.18 La structure des films

narratifs est d‟ordinaire sans surprise et prévisible, car la recette utilisée est toujours la même. Ainsi, en remettant le contrôle du film aux éléments qui la composent, l‟esprit contrôlant du regardeur est libéré. Ce regard neuf, on le vit parfois en sortant d‟une salle de cinéma où la transition entre la réalité diégétique du film et notre réalité n‟est pas encore accomplie. Notre compréhension du monde réel est donc momentanément suspendue. Ainsi, on redécouvre le monde dans lequel on vit quotidiennement et on retrouve cette sensation de vie si souvent anéantie par la raison. Malheureusement, ce phénomène ne dure que quelques minutes puis notre vision rationnelle du monde reprend rapidement le dessus.

D‟autre part, le montage au cinéma est doté d‟un pouvoir d‟unification sans pareil. Ainsi sont juxtaposés des décors réels et fictifs qui, grâce à la magie du montage, paraissent issus d‟une seule et même réalité. Par exemple dans le film Shining de Stanley Kubrick, la façade extérieure de l‟hôtel est une construction artificielle alors que l‟intérieur de l‟hôtel est un assemblage de plusieurs pièces de véritables hôtels, tous différents et éloignés dans l‟espace, mais qui paraissent tout de même contigus. Il en va de même pour les 3000 dessins qui soudainement semblent avoir été conçus et destinés à un tel usage. La machine cinématographique réussit d‟une certaine façon à imposer sa réalité en synthétisant des hétérogènes et nous faisant croire que c‟est l‟unique réalité. Nos faibles

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29 esprits ne peuvent que s‟incliner devant cette puissance dévastatrice. «Le montage est la force créatrice fondamentale par laquelle les photographies sans âme (les plans séparés) sont organisées en une forme cinématographique et vivante» disait Vsevolod Poudovkine.19 Les 3000 dessins se

fusionnent et prennent donc vie grâce au montage, ce qui donne l‟impression d‟un seul et même personnage dans un état de constante métamorphose. Si la correspondance avec le cinéma est évidente, elle l‟est encore davantage avec le dessin animé.

Le terme « in-between » a été sélectionné au détriment de « key frame », car le caractère réfléchi et hiérarchique du « key frame » ne coïncide pas avec le caractère spontané de mes dessins. Comme le « key frame » constitue l‟image de départ et de fin d‟un mouvement et qu‟il influence l‟apparence des images se situant entre les deux et que ce projet se veut non hiérarchique, le terme « in-between» a été privilégié. Mes dessins relèvent davantage de la mouvance de mon imaginaire que d‟un dessin mûrement réfléchi et intentionnel comme le sont généralement les images-clés. Ainsi, il n‟y a pas de hiérarchie entre poses clés et « in-between » puisqu‟il n‟y a que des images intermédiaires et aucun dessin ne vient déterminer l‟apparence des autres. Le terme « in-between » fait aussi référence à ce qui se passe entre 2 photogrammes, au fait que ce soit la relation entre les images qui prédomine dans ce système. On ne voit plus les images, mais le mouvement, l‟entre. Les photogrammes constituent des images fixes, mais c‟est ce qui se passe entre les deux qui devient primordial.

Le système In-Between, de par sa structure, engendre la perte d‟autonomie de chacune de ses composantes. Certains artistes comme Éric Rondepierre ont construit leurs œuvres de façon inverse en dégageant des images du système cinématographique et en leur redonnant une forme d‟autonomie.

Si une image, regardée à part, exprime nettement quelque chose, si elle comporte une interprétation, elle ne se transformera pas au contact d‟autres images. Les autres images n‟auront aucun pouvoir sur elle, et elle n‟aura aucun pouvoir sur les autres images. Ni action, ni réaction. Elle est définitive et inutilisable dans le système cinématographique.20

19Bordwell, David et Kristin Thompson. L’art du film ; une introduction, traduit de l‟américain par Cyril Béghin, Paris : De Boeck, 2000, p.329

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Bien que cette affirmation de Robert Bresson expose une perspective intéressante, elle sera quelque peu remise en question par l‟artiste Éric Rondepierre et son travail sur les photogrammes corrodés qu‟il expose en tant que photographies. Bien entendu, l‟effet narratif provoqué par la relation entre l‟image et la corrosion confère au photogramme une certaine autonomie tout comme le fait de masquer les perforations et les coins arrondis. Mais selon moi, aucune image n‟est inutilisable dans le système cinématographique puisque « l‟illusion cinématographique repose sur la disparition des instantanés qui constituent réellement la bande du film...» Et non seulement les instantanés (ou dessins) disparaissent, mais elles disparaissent dans l‟autre. Les images sont happées par le mouvement qui les « distorsionne » et elles perdent automatiquement leur autonomie. La difficulté rencontrée par Rondepierre résidait dans le fait d‟extraire un photogramme d‟un film et de le faire voir de manière à ce que les images qui lui succédaient et le précédaient ne soient pas prises en compte dans l‟esprit du sujet qui regarde. Il tente de créer autour de l‟image-photogramme un univers clos. Pour ma part, je tente l‟inverse en insistant sur le fait que tous les dessins peuvent être intégrés dans un même mouvement. Cette idée est renforcée par le fait qu‟il n‟y a ni début, ni fin. Il est un flot continu et infini d‟images qui présentent parfois un aspect fluide, parfois un aspect saccadé.

Fig. 14 Fig. 15

Par comparaison avec le projet Taxinomie, il apparait évident qu‟In-Between offre une approche beaucoup plus adaptée à la complexité. En procédant à l‟inverse de la compartimentation, on multiplie les possibilités et confère aux éléments un déploiement de leur capacité et de leur sens, ce qui contribue à une appréhension plus juste du réel. Il respecte davantage les divers éléments en ne leur imposant aucune structure contraignante et en traitant chacun des éléments de manière égale. De plus, In-Between constitue un système « acentré » à la manière des rhizomes bien que linéaire. À

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31 la lumière des principes de Morin, on constate qu‟il y a une certaine opposition entre continuité et discontinuité et entre le contenu des différents dessins, mais ces oppositions sont bien maintenues au sein de l‟unité générale du projet. Ce qui répond de brillante façon au principe dialogique. D‟autre part, chacun des dessins est tour à tour le précédent et le suivant de l‟autre, le transformeur et le transformé. Donc le rôle des dessins est interchangeable et la structure en mouvement, ce qui correspond au principe de récursion organisationnelle. En ce qui concerne la perception à la fois du tout et de la partie, elle est partiellement respectée puisque la vitesse du mouvement (10 images/sec) permet de percevoir chacun des dessins individuellement, mais elle permet aussi de créer une unité entre les parties qui s‟apparente à une vision d‟ensemble bien que non statique. Cette vision d‟ensemble n‟est cependant pas issue d‟une vision globale, mais plutôt d‟une impression générale due à l‟effet de continuité du montage. Bien qu‟il soit impossible de voir d‟un seul coup d‟œil la totalité des dessins, on peut tout de même considérer le principe hologrammatique comme accompli puisqu‟il se réalise dans le temps. C‟est dans un mouvement d‟accumulation au sein de la mémoire que se conçoit la perception du tout.

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PROVENANCE

Fig. 16

Les deux systèmes précédents dans lesquels j‟ai inséré mes dessins, soit Taxinomie et In-Between, sont particulièrement structurés. C‟est pourquoi le troisième système se veut davantage libre et ouvert, impliquant une participation définitivement plus active de la part de l‟utilisateur-lecteur.

Ce système a pris la forme d‟un livre, mais pas d‟un livre tel que nous le connaissons. Il s‟agirait plutôt d‟un livre d‟artiste dû à son caractère peu conventionnel. La définition du livre d‟artiste est loin d‟être aussi simple à définir qu‟on ne pourrait le croire. Pour ma part, le terme « livre d‟artiste » a tout de suite évoqué en moi l‟idée d‟une boîte. Une boite est un contenant où sont déposés au hasard toutes sortes d‟objets rassemblés généralement sous un thème en particulier. Ce qu‟il y a d‟intéressant avec la boite, c‟est qu‟elle ne comporte pas un ordre de lecture obligatoire puisque les divers éléments ne sont pas reliés entre eux comme le sont les pages d‟un livre. Ils sont généralement disposés selon l‟espace qu‟ils occupent et non pas dans le but de créer un effet quelconque. Il s‟agit d‟une disposition d‟ordre pratique et spatial plutôt que signifiante. Ainsi, les possibilités de créer des liens entre les objets sont infinies. Le livre classique, pour sa part, nous offre et même devrais-je dire nous impose une direction de lecture bien précise. Fort heureusement, cet ordre n‟est pas un prérequis en ce qui concerne le livre d‟artiste, il gagne même, selon le cas, à être évité. Henri Michaux disait à ce sujet : « Les livres sont ennuyeux à lire. Pas de libre circulation. On

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33 est invité à suivre. Le chemin est tracé, unique ».21 Henri Michaux reproche au livre ce que Raoul

Ruiz reproche au film en général, c‟est-à-dire une structure inflexible et fermée, s‟apparentant à un voyage organisé. Une direction trop précise peut parfois empêcher l‟ouverture ou en d‟autres mots peut enfermer le sens de manière un peu trop rigide, ce qui laisse très peu de place à l‟apport du lecteur. À mon sens, une œuvre d‟art réussie a cette capacité de ne jamais épuiser son mystère de telle sorte que nous ne nous lassons jamais de la regarder. C‟est ainsi qu‟il faut comprendre l‟ouverture d‟une œuvre d‟art, laissant à la discrétion du spectateur le soin d‟entrevoir les différentes avenues. Le livre d‟artiste n‟est pas non plus un catalogue d‟œuvres autonomes, il est une œuvre à part entière qui fonctionne et fait sens grâce au dialogue entre les différentes parties. L‟intérêt du livre pour l‟artiste tient justement à sa structure fondamentale, une structure agissant comme une solution liante établissant un ou des liens entre plusieurs éléments plus ou moins disparates. Par contre, si jamais un artiste proposait un livre contenant une seule page et que ce choix était nécessaire au bon fonctionnement de l‟œuvre, nous ne pourrions pas non plus l‟exclure du créneau livre d‟artiste.

Fig. 17

Figure

Fig. 5                      Fig. 6
Fig. 10        Fig. 11

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