,
-
.
. 1j
--
/.
!,.', r. LA UTIÉRATURE ET LE MAL
DANS l'OEUVRE ROMANESQUE
~EMARIE-CLAIRE BLAIS
" , ~ j 1', Anne
.~. B~l
" , ' ; v ."A thes
i 5ubmi tted to the
9
Faculty of Gradua e Studies and Research
in partial fulfil'ment of the requirements
for rhé
_deg~eeof
Ma~
ter of Arts
Department of French 'Language and Literature
-McG
i11 'un
ivers i
ty,Montrea l
September 1984
©
Anne C.Bell,
1984~
'~ ,/
"\
..
! ~ .. \ , ' " " , ,', .. ' ,., \.J
\
\ 1 . 1" l " 1 , "Nous voulons démontrer, dans cette étude, que la problématique du
mal, dans les romans de Marie-Claire Blais, obêlt ~ la dialectique de la
négatto~ et de 1 a créa tl on qui régi t "éeri ture. Que l" auteur transgresse,
1
dans un Unlvers flctif, les lois et lés nonnes de la société, témoigne d'un
) , . , \
d@'s ir de dépasser ce qUl est (ce qui est permi s. ce qui ex; ste) afin de
dé-'
..
1couvrir, de créer ce qui peut être.
\
La première pa.rtie de notre 'fr~vail traite de l'awect social du
' \ . ' 'I~
rapport qui 5 'établlt entre la
littératu~\e
et le m:l. Nous yexaminon~
lafaçon dont les valeurs de la société tendent paradoxalement
a
engendrerl~
1 •
mal, la révolte par laquelle l'individu tente de combattre les injustices
,
de cette Hhique,.et enfin le rOle que la littérature, selon Blais, peut ' e , ]
;/
jouer
da'ns~cette
lutte contrel'opp~ssion ~J)êiale
et morale., ~~
Dans 1 a deux; ème part; e de notre étude nous nous concentrons sur le processus cré'ateur comme besoin de transcender, par l'imaginaire, les
\
. sons d'abord un parallèle entre les pouvoirs qu'ont l'imagination et le
\
bornes de la raison telle que dHin;e par l'éthique sociale. Nous Habl;s-..
, _ mal de contester le réel et de s'y substituer. Puis
nous
'
considérons le\ole positif de l'écriture conçue non' seulement corrme pratique de la des-truction mais aussi comme moyen de "changer, la vie", d'instaurer ce que
,,,
Marie-Claire Blais appelle "1 ' ère de l'artiste heureux".
/~
/
'.
. )
1
In this study we attempt to demonstrat.e that the problem of evil in o
,the'nove1s of Marie-Claire Blais c mplies w;th the dialectic of negation.
Il
1
an~ affirmation inherent in the ac/t of w~it;ng. The author's desire to
transgress, wlthinGa' fictitious uiiverse; the laws and norms .of society expresses a need to transcend what is (what ;s pennitted, what exists) in
f
l ' -'.
order to explore, to' create what Icou1d be. .
1
1
1 .'
The first part of our work dea1s with the social aspect of the
1
f
rapport- between 1 iterature and e~il. We exami ne the way in w'h1 ch the va 1 ues
f
1
of society tend para9ox~cally to generate evi 1, the revolt by which the
in-dividual attemp'ts to redress the in'juS'tices of this ethic, and fina1ly the ro1e which literature, according to Blais, may-play in the struggle against social and moral oppression.
The seco~d part of our study focuses on the ,creative process as a
means of transcending by the imagination the 1 imitations of "reason" (as
;: \ defi ned by the soci al ethic). First we' compare ,the imagination to evil in
its power to contest o~ to replace an intolerable reality. We then '
'consider writing not on1y as a destructive force, but a.lso as an instrument
of change, of strivi'ng towards what Blais wou1d call "11
ère de l'artiste , < ~.~J heureux Il • •
Il
1/ .. 1 ",-!
/ 1'.
.-" \..
\ \ \ J _....
.
, , INTRODUCT ION ... ' ... . ., ., , ... ., • • ., • • ., " ., ., .~. • • • • •• ,,,,r 1 'PREMl ÈRE -PARTI E - La soc ; êt~ et l'; ndi vi du
' 7
CHAPITRE l - L'ordre étab li
...
.,..
.,..
.,...
., -...
;....
., .,... .
1-
2-
3-
4-
5-I î Le fondement de la socH~té ... ~/ ...•.. La 1 i ttérature et le ma1 ., • .-': .••••••••••••••.•••••••.Marie-Claire Blais et la so~;~' quêMcoise ... ..
Les représentants de "ordrè ... ' ... ..
"la mauvalse conscience .~ ... ., .. ., .... .,: .. ., . ., ... .
CHAPITRE 2 - La rêvol te , 4 5 9 12 16
28
381- La pass ion de la terreur ... :" 38
2- le ma 1 "au ni veau du monde" et le
"mal essentlel" .... '. ... ... ... ... .... 40
3- La double mort ... -.•... : .•. 42
4- la nostalgie de l'être ... _." 44 CHAPITRE 3 - L' écriture cOlJlJle engagement et contestat; on soci ale ... .
51
1- l'écrivain et la révolte ... ' 51
2- " ... parler, c'est agir .•. " ... ::... 53
3- les exigences de l'oeuvre ... ; ... :... 56--,
, DEUXIEME PARTIE - La raison et l'imagination CHAPITRE 1 - L' oppress i on ration ell e 'o!" .. ., ., ., ... ., ., • • ; • • • ., • • • • • • .,
. 61
1- Le' ra; sonnement pas itivi ste' .... _ .• ; .•. "... • ••• .... .... 61
2- l'écriture désannée ... ' ... :_" ... ;1... 64 l '0
\,
\.
\ "" .~ . ' . -,
\
\
\.
\ \ ' \ \'"
\ \ \"
-.
.
•. CHAPITRE2 -
iel~r~~;t ~: ~A~~~~.~:. ~~ .~~~:.:
... : .. .
1 /-
~. -.. (~ ..\
\r..:
L' imaginaire conme néga Jon dù ,{~el ... .2- Le droi t ~ , a mort •....• . •••
>
... .
\ , '
71
72 (
74
. CHAPFRE 3 -·L 1 écriture comne HMrat, n ... ) ; . . . . .. . . .. ·.8Q
" 1- Le chant ... _ ... , .. , ~ • . . . . .. ...•...•. 80 2- Le droi t ~ 1 a vi e ...•....•... ...•...•....•.... 84
i -
'~"
' "
CONCLUS ION ...••• ~ •.••••••••••••••••••••••.••••..•••••..••..•.~
~ 8~ BIBLIOGRAPHIE ••••••••••• :, •••• , ... \ •••••••••••••••••.•~
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~
Le romancier, nous dit Marthe Rober:t7 "est dans son projet même un
Aauteur de trouble, un contempteur des qualités et des rang
r ( ... )
un esprit'é~ris de liberté (. .. ) rebelle aux ldées reçues aussi bien qa'aux situations
préétablies ... " (1). Aussi, son oeuvre exprime-t-elle le désir de
change-ment, le beSOln de révolte contre la réallté empirique, source de désillu-
.
.
sions et de désenchantements (2). Animé plus ou moins consciemment par le
complexe d'Oedlpe, l'écrivain cherche, "au nom d'un rêve personn~l" (3), A
-compenser dans l 'écrlture la perte du-paradis de l'enfance (4). l'accomplis-sement d'un tel dessein l'engagera, selon Robert, dans 1 'unè ou l'autre des directlons 'sulvantes:' soi1: qu'il tourne le dos au monde pour se créer un
"autre'" monde, qu'll renonce au vrai pour s'enfonc::Jans la nUlt dû rêve et du virtuel (5), salt qU'll relève le défi que lui tend le réel et qu'il
lance
a
la conquête du mondé des personnages résolusa
payer le pri~ de laréusslte (transgressions, crimes, etc.) (6). Mais loin d'être
contradic-toires, ces deux tendances se compl~tent €t peuvent fort bien se retrouver
chef un m~me auteur et dans un même texte
(7).
----______ L'aspect subvers i f
;~~
manlfeste avecClaire
Blals~n
l'univers des marginaux ~
comprendre et accueillir.
:~~,
de 1 a vocatlon romanesque. tel que décrit par 0
on ne peut plus d'évidenje dans l.'oeuvre de Marie'-· premier roman, c:t aUle r s'avère fascinée par
5 rêvo ltês qu 1 e 11 e eut non pas dênoncer, ma i s
. ~
ct l on p ur "1 e ma 1" procède d'une
- volontê d'ébranler un ordre---.stable et les val ~i le fondent, mais elle
-~~~.
1-..
"
-.
, f , , " , 12
-,traduit aussi cette impulsion vers l 'origlne qui serait
a
la source de toutroman. C'est alnsi que Blais conteste le réel en suivant tantôt le chemin
du "batard" (la violence. la faute) tantôt ce1ul de "l'enfant trouvé" (.l'é-vJsion, le reve).
Etudier le rapport entre la littérature et le mal dans l'oeuvre
roma-nesque de Marie-Cl ëti re B l aï s suppose donc. dans un premi er temps, que nous
examinions les valeurs soclales de éet unwers afin de détenniner dans quelle
mesure la romanci~re, dans son oeuvre, "s'engage envers le monde" (8). Dans
un
deux'1~me
temps, en nous 'appuyant princlpalement.sur l,'oeuvre critique de
r-Maurice Blanchot. nous nous pencherons sur la révolte de l'individu et de l'écrivaln vécue comme fUlte' vers' "l'autre cOté" (9). Pour ce faire nous nous lnspirerons de la dialectique blanchotienne du "chant" et du "regard".
t
Car, cOlTiTle Robert~ Blanchot analyse ce conflit entre le réel et le vlrtuel,
entre l '~tre et le non-être, qui fonde la litt~ratUre. Aussi rep~re-t-il
dans l'acte d'êcrire deux impu1slDns contraires: le chant, qui traduit le
" désir de dire, de se réaliser , aupr~s des hommes, et qui rappelle ainsi la
,
tendance du "bâtard"; et le'regard, qui désigne le besoin de voir, de
re-\
tourner
a
l'origine en rompant, fomme "l'enfant trouvé", avec le monde actuel.Nous tenterons de déceler.," dans cette étude, l a tendance profonde de
~
l'oeuvre de Marie-Claire Blais,
a
savoir si celle-ci obélt surtout d<l'appeldu chant ou ~ celui du regard. En d~autres mots, est-ce que cette oeuvre qui
s'inscrit dans la problématique ~u mal manifeste lJaffirmation ou la négation
de l'existence?
---3
"
Notes - INTRODUCTION
1- Marthe Robert. Roman des orlglnes et origines du roman. Paris,
Bernard Grasset, 1972, p.
36.
2- Rotiert cherche A dHinir le roman non pas,d'après ce qu'il est,
mais d'après ce qu'il veut. Elle en propo~e alors une définition
psychologique et maintient que le désir de nier le réel, soit en
changeant lice qui est" (Ill 'enfant trouvé"), soit en changeant ce
qu'il (le romancier) est (le llbatard'"), est cl la source de tout
roman.
Cf. M.
Robert. Roman des origines et origines du roman, pp.35,
36 et 39.
3- Ibid., p. 35.
4-
Ibid., pp. 62-63.Voir l'interprétation qu'elle pose de ce "roman familial Il qu'est
5- 6-le comp6-lexe d'Oedipe,R
-62.
Ibid., pp.7V~
-
~ ~ Ibi ., pp. 60, 74, 76. 7- Ibid., p. 75. 8- Ibid., p. 76.C'est l'expression qu'utilise Robert p04r décrire le projet du
bâtard. '
c
9- La deuxième partie de l'étude de Robert. qui traite de la tendance
de l'enfant trouvé. s'inti'tule "L'Autre côté".
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, " CHAP ITRE 1
l'ordre établi"
, '
..
,
..
; \ '1/'
" Cette première partie'det:notre travail trait,era, dè l'aspect social
o.
de' la problématique du ma-l et de la littérature. ,NoUs considérerons la
transgression morale dans l'Qeuvre' de Blais en tant que fait social.
A
, " . , J ,
cette fin, nous examinerons dans ur:' premier, chapi'tre 1 a soc,iété et se's valel,lrs, pour tenter de défin;'r les principe'S du bie'n et du mal. 'En effet,
nos notions éthique n'ont de sens que • f ~arce que nous sommes en relation'avec ..
~'- ~t!'.. ,~ 'e
d'aut~s hommes. Seul, je serais, libre.de tout jugement moral, libre de
pour-,suivre mes ambitions, et de satisfaire mes dési'rs 'sans a.t/cune contrainte. Mais puisque je vis en sociHê, je dois régler ma conduite sur les int,érêts'
~'a~trtii. Mes actions acquièrent du coup une portée éthique: je fais Te
/
.bien ou.Je'mal selon que 'je me' confonne aux,attentes
du.~roupe.
C'est cette... _~~I
~ correlation directe entre la morale et le fait social que relève Alex Inkeles
.::'
.'
Man c ld conceivably survive in his physical setting
withott s05=ial lire (":'d But finding himself living in
group , he i5 immediately confronted by a particular
set·o problems which
go
beyond the individual. Menlivi~g together must coordinate and integrate their actions ta sorne degree to avoid chaos and confusion
~
. J
Man must el aborate- rul es and provi de orderlyprocedures ta determine who occupies given sites, ta coordinate movement, to control the use of force and fraud, to regulate sexual behaviour, ... (1)
4 '
Or, ce sont jùstement ces règles et ces lois gouvernant les rapports' des;
.... - f.
4
-'.
" ,
, .'
- 5
"
hommes entre eux qui' constituent, du point,de vue de la sociêtê, la morale
• C
(2). Il nous faut donc dêfinir le but'ultime de l'aétion sociale afin ge
dêterminer ce qui constitue le bien:
,
.
--ln
the I!lany defi nj tions of
v~1 ues proposed by
sociologists and anthropologists, the common
ele-ment 1 ies in the recognition of values as an
ex-pression of the ultimate ends, goals, or purposes
ot social action. (3).
1-
Le fondement de'la sociêtê
Pourquoi les hommes vivent-; 1 s'f:m sociêtê?
Onpourrait 1 es imag; ner,
-1
par exemple, existant
àpeu' près comme le tigre, solitaire et sauvage, sans
d'autres règles de cohduite que celles dé la nature. Mais l
'ho~ne,selon Tes
sociologues, est un être socla1 qui ne peut pas totalement se passer d'autres
hommes:
"Cette nécessité de
r~lations,cette solidarité ontologique est le
phénomène premier de l'Hre humain" (4). La sociétê lui fournit "une
cer-taine organisatlon de détente ou de l'oislrs" et lui permet de satisfaire des
"besoins d'ordre ldéologique ou religieux" (5). L'homme,a besoin de
camara-derie, de contact physique et psychique.
Il veut s'exprimer (6).
(\.-Ces apports d'ordre affectif et spirituel ne reprêsentent que
quel-ques-uns des avantages procurés par la vie sociale. Sur un plan beaucoup
plus
vital~1 'homme a besoin de ses semblables pour
survi~re.Seul, il est
faible, livré
~l'inconnu, au danger, A la mort.
Ce n'est qu'en s'associant
~
d'autres qu'il peut faire face A la nécessité de se nourrir, de se vêtir,
de s'abrlter, de se protéger et blen sOr de se propager. La vie sociale lui
permet d'étendre ses ressources personnelles très limitées par le partage et
la dlVision des tâches essentielles
(7).Comme l'écrit Georges Bataille:
,
.
••
0; .1
•
.'
.
"La
soci~i~se fonde sur la faiblesse des individus, que sa force compense"
,
.
(8) ,.\,
Il est
int~ressantde comparer les points de vue
pe
Georges Bataille
1
et des sOciologues sur cette question des objectifs de la
soci~té.Tous
in-Il
';sistent sur le but primordial de la survie et reconnaissent que nos valeurs
.. y
sont étroitement liées. Mais tandis que les sociologues mettent en
lu-mi~re
le cOté positif de ce fait, Bataille en souligne les aspects
nêfastes~Au nom de la survie de l'espèce, les- sociologues applaudissent
a
la
"sociali-sation" de l'holJlTle, processus par lequel ses instincts irrationnels sont
l'domPtés:
Most sociologists hold that man as we find him
everywhere, even in the most primitive tribes< has
had his original, raw, animal nature overlaid
bya
long process of social learning
t .
.J
In this sense
most human action is "rational", and in the
SoC1o-logical view, were it not
50,men could hardly
sur-vive in nature. Men could not for certain count on
the action of other men, and social life would be
al1 but impossible. And since men are mutually
de-pendant on others for existence, human life itself
wo~ld
disappear.
(9)
• J
--:!~
',,-Du point de vue moral, cette éducation sociale, qui transfonne les puls,ions
biologiques de l'homme, expliquerait, d'après Inkeles, s.es actes les plus
~
nobles et les plus' altruistes (10).
Bataille, par contr:-,e, dêplore ce sacrifice de
l'ind;vidualit~au
profit du groupe.
La socialisation, d'aprês lui, ne favorise que la
soumis-sion et l'obéissance. Puisque l'organisation soc5ale se fonde sur la
fai-blesse des individus et le souci de la survie, elle ne peut qu'encourager
,
l'avarice et la répression au
detrimen~de la jouissance et de la
gen~rosite:-
,)
-. \
f 6
7
-La misère de la tradition est de s'appuyer sur la ,
faiblesse, qui engage le souci de l'avenir. Le
souci de l'avenir exalte l'avarice; il condamne
1
1 imprévoyance, qui gaspille. La faiblesse
pré-voyante sloppose au principe de la joùis'sance de
l'instant présent. La morale traditionnelle
s'àc-corde avec
1'avarice, elle voit dans la préférence
pour 1a jouissance immédiate la racine du Mal.
La
morale a'-!are fonde l'entente de la justice et de
1
a
po
1
ice. (11)
"
Evidenvnent Bataille nia pas tort d'insister sur ce côté répressif de la
50:'ciét~ que~Durkheim lui-m~me
a souligné mieux que quiconque. C1est en se
ré-férant aux travaux de ce dernier que G. Bouthol explique que le "fait social",
qui présente "une véritable
réali~êextérieure
a
l'individu
r:.~se manifeste
par l,a contra\te \:.
J
Est proprement social tout ce qui provoque une
con-trdinte"
(12).Il nlest pas surprenant alors que l'ordre sQcial dépende dans
une large mesure de la mise en vigueur de "sanctions":
The social order depends on the regular and
adequate fulfillment of the role obligations'
in-curred by the incumbents of the major
status-positions in the social system
f: ..
J
conformity to
role obligations rests in good part on sanctions;
the power of others -- individuals, groups; and
the community --- ta enforce tneir expectations by
the use of
re~ardand punishment.
The
ultima~~'negativesanction is, of course,
death.
Negative sanctions range through all
forms of physicàJ force down to mild restraint.
(13). \ '
/
Ce qui distingue donc le point de vue de Bataille de celui des
so-ciologues, clest que ces derniers considèrent les contraintes sociales
im-posées comme nécessaires et souhaitables:
\
While holding that manls anti-social and
self-centered impulses can either be restrained or
, /
channeled to serve the public good, they (les
so-ciologues] acknowledge that in the process man
must inevitably suffer sorne important restraints
on the free and untrammeled expression of his
impulses. Despite these restraints, sociologists
argue, on balance social 1ife 1eaves man infi
nite1y more free-for deve10pment and
self-ex-pression th an he cou1d be in any conceivab1e un:
socia1ized state of nature.
(14)
Ainsi, selon eux, la liberté de l'individu, loin d'être
bri~epar les
con-traintes sociales, dépend en grande'partie de ces dernières. Cette
diver-gencé de perspectives résulte sans doute du fait que les sociologues se
bornent
a
la description et Cl l'analyse de leur objet, la sociHé, alors
que Bataille, par contre, veut changer celle-ci, attitude propre
a
toute
dé-/
marche artistique. Comme l'explique Herbert Marcuse, l'horrrne de science se
'\
réf~re
dans ses recherches Cl ce qui
~(logique unidimensionnelle) tandis
que l'artiste ou le philosophe, tout en s'inspirant du réel, décrit aussi
ce qui peut etre. Cette pensée dialectique garde vivante "la rationalité de
la négation", la "protestation contre'':ce qui est" (15).
Dans La théorie du roman, Georges Lukacs affirme que la littérature
naft du schisme entre l'individu et son environnement:
la philosophie, aussi bien,en tant qu'elle est
forme de vie qu'en tant qu'elle détermine la forme
et le contenu de la création littéraire, est
tou-jours le symptôme d'une faille entre l'intérieur et
l'extérieur, significative d'une différence
essen-tielle entre le moi et le monde, d'une
non-adéqua-tion entre
l'~meet l'action. (16)
la littérature s'inscrit donc dans cette altérité qu'elle tente de rendre
intelligible. Si la littérature des anciens (l'épopée) reflétait une vision
harmonieuse de l'univers, le roman (l'.épopée moderne) renvoie cependant
~~\
)
9
-1\
'_A
"un temps
00la totalité extensive de la vie n'est plus donnée de maniêre
il1lTlêdia!e" (17). L'horrme moderne, ayant dêcouvett que l'esprit est créateur,
-ne croit plus
a
l'objectivité des valeurs, et sa pensée "suit désormais le
chemin infini de l'approximation toujours inachevée",.::{l8). Il se rend
çompte que le monde qu'il s'est créé es't une prison dont les
~tructures
lui •
sont devenues étrangères, une puissance qui l'asservit et qu'il appelle
"lois" (19).
Il cherchera 'alors dans le
~oman àdécouvrir et
a
édifier la
"totalité secrête de la vieil (20).
i,
Une certaine hostilité envers la société est donc-caractéristique de
l'homme de lettres, d'oD le point de vue subjectif de Bataille qui situe son
interrogation dans une perspective de négation: écrire n'est possible que
par la contestation du réel défini par la société.
2-
La littérature et le mal
/
/
. Le mal s'oppose d'une manière ou d'une autre au but primordial de
toute collectivité humaine: la survie (les fonctions familiale, récréative
et religieuse étant en fin de
~te subor~onnéesa
celle-ci) (21). Cette
conjecture suppose, d'après
B~taf14e,
que la société condamne comme un mal
tout acte qui va
a
l'encontre de notre "désir de durer" (22). Ainsi
admet-tons-nous aisément l'interdiction du meurtre et de tout attentat contre
l'être humain.
Ce
mê~e
principe expliquerait en plus notre condamnation du
vol et du vandalisme, et cela non seulement parce que notre survie dépend
dans une certaine mesure de nos biens, mais aussi parce que la pauvreté que
peuvent occasionner ces actes nous rapproche du "domaine funèbre" (23).
-C'est en vertu de ce désir de durer que la société, selon Bataille,
valorise le travail ("l'accroissement de ressources") plus que le plaisir
("la tlêpense.s ressources"): "le tr,avail répond au souci du lendemain,
le plaisir
a
celui de l'instant présent" (24). Ainsi, qu'il s'agisse de
meurtre, de vol ou de plaisir, tout ce qui touche de loin ou de pres
a
la
dépense, et donc
a
la
mor~,tend, sur le plan moral, a
provoqu~rnotre
désap-pr"oba t ion.
En fait, puisque la transgression implique toute infraction aux
normes et aux règles de la société, elle constitue dans son essence même
une menace
~l'ordre établi et
a
notre survie. Elle trahit ce principe de
"coopération" qui représente '-'la condition essentielle et indispensable du
maintien et de la contintRté des groupes et sociétés", (25). Elle fait
appel
a
l'anarchie et vise, pour ainsi dire,
a
la destruction du
syst~mesocial. Nous comprenons dès lors que la société soit
ré~essiveet
conser-vatrice: elle nous protège contre tout changement et toute révolte par
~
lesquels
s'exprimeraient,~anotre insu, nos instincts de mort.
La littérature, corrme le mal. s'oppose a "l'économie rigoureuse du
monde".-
L'une et· 1 'autre sont, d'après Sartre, "oeuvre(s) de luxe, gra ....
tuit(es) et imprévisible(s)" (26).
La littérature serait inutile en ce
qu'elle ne contribue pas
A l'édification et
a
la perpétuation d'un système
sodal queltonque. De mëme Maurice Blanchot considère qu'elle est "une
r-pure
dépen~edans
la~uelleest sacrifiée notre
vie~et non pas en vue d'un
résultat, pour conquérir ou acquérir, mais pour rien, ... " (27). La
littéra-ture serait non seulement sans fonction, mais viserait
a
ruiner l'ordre
11
-La littérature ne peut assumer la tache
d'ordon-ner la nécessité collective. Il ne lui convient
pas de conclure:
"C~que j'ai dit nous engage
au respect fondamental des l oj s de l a ci té" ;
t . J
La littérature est même, comme la transgression
de la loi morale,
u~danger.
Etant inorganique, elle est irresponsable.
Rien ne repose sur elle. El)e peut tout dire.
(28)
\
,
C'est cette puissante force de négation, qui fait de la littérature
un
"danger" pour les "lois de la cité", que Sartre analyse dans Qu'est-ce
~ \
gue la littérature?
~nspour autant admettre l'irresponsabilité de
l'é-crivain, Sartre soutient que "fonctionnellement,'
il[l'écrivain] va
a.l'encontre des intérets de ceux qui le font vivre"
(29).Son oeuvre est
a.
la société un miroir qui oblige celle-ci
a.
se voir et du coup
a.
se
compro-mettre:
Si la société se voit et surtout si elle se voit
vue, il
ya, par le fait même, contestation des
valeurs établies et du régime: l'écrivain lui
présente son image, il la somme de l'assumer ou de
se changer.
(30)0'00 la conclusion sartrienne que "la littérature est, par essence, la
sub-j ecti vité d'une soc i été en révo l uti on permanente" (31).
Or, qui dit révolution permanente dit contestation non seulement des
--objectifs mêmes d'une société mais de tout objectif. En somme, puisque la
littérature s'oppose au
"caract~refermé de la règle" et puisqu'elle est
liée
a.la dépense plutOt qu'a. la production, elle va de pair, comme l'art
\
L'art est cette passion subjective qui ne veut
plus avoir de' part au monde.
Ici, dans le monde,
r~gne
la subordination
a
des fins, la mesure,
le sérieux, l'ordre, -- ici la science, la
technique, l'Etat, -
ici ,la signification, la
certitude des valeurs, l'Idéal du Bien et du
Vrai. L'art est "le monde renversé": l'insubor:'"
dination, la démesure, la frivolité, l'ignorance,
le mal, le non-sens, tout cela lui appartient,
domaine étendu.
(33)
3-
Marie-Claire Blais et la société québécoise
A la lumière de ces quelques considérations sur les rapports entre .
la littérature et la société, nous essayerons de dégager certaines éaractê- \
\
ristiques de l'oeuvre romanesque 6e Marie-Claire Blais. Pour ce faire,
nous brosserons d'abord un portrait de la société et de ses valeurs telles
qu' e 11 es appa ral ssent dans cette oeuvre. ' Ma i savant même de nous livrer
a
cet exercice, nous devons nous poser, avec,Marie-Claire Blais, cette
épi-neuse question: quellè société est représentée dans ses romans? Blais a
toujours évité de répondre avec exactitude
àcette question. Elle refuse
l'étiquette de "romancière québécoise" et se veut témoin de notre temps,
"errant", "nomade" (34). Ainsi, bien que quelques-uns de ses romans soient
situés explicitement au Québec (Un joualonais, sa joualonie, Les nuits de
l'Underground), la plupart ne sont que vaguement localisés. A propos de
Une saison dans la Vle d'Emmanuel, Blais dira que ce n'est pas un roman
"québécois", mais qu'il "a été inspiré de la réalité québécoise ce qui
n'est pas la même chose" (35). Quelle nuance tente-t-elle d'établir? En
fait, il semble qu'elle veuille différencier une lnfluence d'un projet:
ses romans reflèteraient la société dans laquelle elle-même est née et a
grandi, mais n'obéiraient pas pour autant
a
un parti pris idéologique,
a
un
\
\ \\
.-,
\
T
, 0 13-~
.quelconque gessein proprement québêcois. Tout en s'inspirant dtun contexte
socid-historique partiFulier, elle voudrait le dépasser,
e~atteindre ainsi
\
a
l
1un
iverse 1 .
\Cette dlstinction entre influence et projet est-elle valable? Selon
Sartre, l'écrivaln, corrme tout honme, se trouve nécessairement "dans
t-e
COUp"
(36).c'est-3-dire qu'il est engagé, qu'jl le veuille ou non, dans
l'histoire. Son oeuvre, par conséquent, s'inscrit implicitement dans un
lieu et un temps bien définis (37).
Toutefois.~bienque le milieu produise
\"~crivain.
il ne
p~oduit
pas
lloeuv~\,
car écrire implique "le libre
dé-passemènt"d'une certaine ,situation huma\ine et totale" (38):
~,
\
",-On ne'peut écrire sàns publ i
et sans mythe
-sans un certain public que le circonstances
historiques ont fait. sans un certain mythe de la
littérature qui dépend, en Un€\très arge mesure,
des demandes de ce public. En un mot l'auteur est
en situation. comme tous les autres hommes.
Mais
ses écrits, comme tout projet
h~main,enferment
a
la fois, précisent et dépassent fette situation •...
(39 )
• f
;
Blais. nous semble-t-il, est donc justifiée de ne pas se percevoir comme
/
Il
romane ière québécoi se" en ce sens; que son oeuvre peut "enfermer" et
"dé-.passer"
a
la fois sa situation. S
vouloir nier la présence du "fait
québécois" dans cette oeuvre. nous e croyons donc pas devon fonder notre
étude exclusivement sur lui (40).
'autant plus que nous ne visons pas
a
établir et
~commenter la justesse
d~la représentation romanesque d'une
réalité sociale spécifique. mais bien
a
élucider la révolte de l'individu
( '
(1 e ma 1·) contre l' éthi que de
Jal a 1 ittéra ture elle-même.
l'ordre établi (le bien)
nJ~~~anmOins ~vident
CQmne démarche propre
qu'une telle
~tudene
,
-J
s~urait 19norer les valeurs et les mo , en question par les divers personnage
\
de cette société qui sera.remise
L'histoire récente du Québec se confond avec ce qu'on a appellé la
"révolution tranquille", révolution fut, selon Guy Rocher,
pluscultu-relle que sociale (41). Si le Québ cavait déjA adopté les structures
so-ciales (politique et économique) de la civilisation
moder~-e-?êpu;s
le débutdu vlngti~me siècle, il avait cependant gardé la mentalité et les valeurs de la société préindustrielle. dont l'un des traits dominants était le "respect de toutes les formes d'autorité" considérées corrme "sacrées" (42).
A la source de cet esprit conservateur se trouvait l'Eglise
catho-lique qui jouissalt d'un pouvoir absolu et incontest~ auprès du peuple.
Elle administralt les affaires de 1 Létat cOl1l11e "en un Château inaccessible",
dit Jean LeMoyne, et ses affinités l'amenèrent
a
s'allier "aux élémentsréactionnaires et autoritaires" 'de la société (43). Rocher explique que l'Eglise du Québec "a hérlté des courants de pensée les plus
traditionna-listes et les plus conservateurs" (44). Elle exigeait une "rude piété", un
lIaustère moralisme" et portait "un regard de réprobation sur tout ce qui
pouvait provoquer quelques satisfactions humaines: théâtre, danse, f~tes
populaires mondaines, privées ou publiques" (45). Ce qui touchait au monde,
1 J
et
a
plus forte raison A la chalr, était perçu comme appartenanta
l'ordre'du péché. Ce ngorisme proc~dalt, selon LeMoynE)', de l'esprit "dualiste" de
l'ancienne Eglise française:
On ne nous mettait au monde que pour désirer le
quitter de toutes mani~res, que pour le nier. Le
\
15
-monde n'était que la
gal~red'un fourvoiement
général. Nous n'étions pas issus de lui, mais
placés dedans, artificiellement, arbitrairement,
comme en un piège de contrariété. En
n~usmême,s,
nous n'étions que des êtres de superposition,
nos strates charnelles étant avec la matière
entière l' habitat du Mal et de Satan.
(46)
En somme, la société québécoise d'avant 1960 ressemble
so~splu-sieurs aspects
~celle décrite par Bataille dans La littérature et le Mal.
Elle se montre conservatrice, réactionnaire et oppressive. Dirigée par
l'Eglise, elle- se déclare contre le plaisir et contre les arts (plus
préci-sément, selon Rocher, le thédtre et la danse). Et surtout elle exige, au
(tb
nom de la religion, le sacrifice de l'instant présent au
pr~~i)de
l'avenir:
la vie éternelle n'est accordée
~u'aceux qui renoncent
~la vie terrestre,
et la survie
québécois~a
un peuple soumis a l'orthodoxie.
Qu'en est-il du Québec des années 1960? Selon Rocher, "le phénomène
le plus frappant est probablement l'affaiblissement des motivations
re1i-G.>'
gieuses et la sécularisation de la mentalité du Québéc:ois francophone" (47). '"
En d'autres mots, l'Egllse a perdu son pouvoir, et ne représente plus
l'au-~
torité infaillible et incontestable d'autrefois.
Le~Québecpasse des mains
ecclésiastiques
a
celles des puissances laTques, et ressemble désormais,
grosso modo,
a
toute autre société moderne occidentale
a
laquelle ses
va-leurs correspondent.
Bien sOr, cet aperçu du Québec d'avant et d'après la révolution
~l
tranquille est plus incomplet. Il faudrait notamment
yajouter tout le
phé-nomène de la décolonisation inscrit dans la problématique de l'indépendance
que 1 es aspects l es pl us' perti nents aux romans de 81 ais où 1 a référence
a
la présence des Anglais au Québec, par exemple, ne se retrouve
cltoute fin
~atiqUe
que dans Un jotJalonais, sa joua'lonie. Par contre, l'oppression
de l'Eglise ainsi que les contraintes propres
~une société moderne et
sé-c~larisée
y. son omniprésentes. Certains textes, comme la trilogie de
Pau-line Archange et Une saison dans la vie d'Emmanuel, rappellent
incontesta-blement le Québec des années
4Q et 50 qui correspondent
a
l'enfance et
a
l 'adolescencè de l'auteur, née en 1939 (49). Mais la plupart des romans se
situent dans le
Q~ébecde la révolution tranquille où l'Eglise est pour
1
ainsi dire absente
J
(par exemple: Les nuits de l'Underground, Le sourd dans
la ville, Visions d'Anna).
Que la société peinte par Blais participe au monde occidental ne
saurait donc nous dispenser de toute référence
~la spécificité québécoise
dont la pertinence est évidente, par exemple, lorsqu'il s'agit d'analyser
le rOle de l'Eglise. En effet, la toute puissance
~ecette institution
telle que peinte par Blais risquerait de paraître exagérée si on ne la
situait pas dans le contexte québécois.
(
4-
tes représentants de l'ordre
'Le portrait que Blais brosse de l'Eglise recoupe
clpeu près les
ana lyses de Rocher et de LeMoyne:
"Autorité projette sa peur. Autori té:
la peur pour tous
~
la
porté~
de tous", écrit LeMoyne
Cipropos de l'Eglise
catholique québécoise
(50).(De son côté, Blais fera ressortir le
despo-tisme de cette institution qui, avant 1960, subjuge
enti~rementla conscience
.
'l
,
~ 1 1 1 ~ ) ,,~ ~~" ~..
• 0"
,.,-. , , = '..
'quil~guette, sur les bancs d'~coo'le. Pau1i,ne Archange est ses amies:
, / .
---lI(;;e regard partout vous regarde et vous guette", l'
disait M~re Saint-Scholastique, accrochant d'un
air satisfait, son oeuvre barbare au tableau,' et cet oeil, en effet, comme une horloge boudeuse,
jamais ne nous laissa de repos, ~arquant chaque
.heure de notre ~ternit~ scol~ire d'un~ placide
contemplation de toutes les fautes commises, ou
..
que nous avions l'intention de cOlTll1ettre dans les
ann'~es â venir. (51)
~
Ce b'refopassa.ge illustre bien le ,caractère rigoureux et absolu de l'auto ..
rit~ ecclésiastique: chaque acte, passé, présent et
a
venir, est' observé/ . ' jug~. Les valeurs de l'Egli'se sont,si bien assimilées par les fidèles
qu'ils se sentent coupables avant même d'avoir péché._
o
C~tte ubiquité de la morale catholique se retrouve dans Une saison
dans la vie d'Errananuel où Jean-Le Maigre et le Septi,ême voudront ironique- &'
-
.
ment se confesser avant, durant et après leurs délits. Par exemple, avant
, 1 •
'que J~an aÏ'lle piquer les restes du soup~r, son frère lui conseille: liA
ta place,t .. ] je lui Die
Pè~eJ
demanderais -pa,rdon: Ouî, avantde volerJ~
,
.
,viandeh
(52).
A l' irsta!lt même 0011
ment, Jean:songe A "1 a Confession,•
la bonne \Confession
a
genoux dans le Confessfonal puant ..• " (53). Etencore, après s'être mutuellement IIréchauffés", 'les deux frères décideront
1 \ ~;,
de ren1rp\ une ~site A la "vertueusell
1iélo'se afin d'apaiser leurs
con-sciences: IIJ'aimerais beaucoup me confessëF'tout de suite, dit le Septième,
.
~qui résistait mal, au SOrm'feil, et qui
voyait~danser'
les flantnesd~
..~,'enfer
~
,
sur
Je
mur" (54)./ >
Cett~ menace de li Enfer repr~sente la pl us efficace des sanctions
qui enracine le,p~ché et la culpabilité dans 1 'esprit des fidêles. Mais
quelles 'sont, en fait, les valeurs que l'Eglise s'efforce ainsi de faire respecter?
Nous retrouvons chez Blais cette Hhique
dijali~e
dénoncée "par.
L.~oyne dans Convergenées. La matière en général et le corps en particu-
.
.
lier sont consid~rés conme lieux de péché. Dans Les manuscrits de Pauline
. Archange, par exemple, les jeunes filles du pensionnat devront humilie~
leur chair en se soumettant 11 des règlements pour le mOins insolites: • s'habiller sous, les draps, dissimuler le ventre et la poitrine en les
aplatissant, s'abstenir d'aller aux toilettes avant midi, ~viter le "péché"
.
qui consiste
a
se toucher par les ~oudes (55). Toute Joie et tou~ejouis-sance physique provoquent la réprobation alors que la ~ouffrance acquiert
ulle valeur inestimable. Clest ainsi que la jeune Hé1o'se (Une saison),
aspirant
a
une vie religieuse, confondra martyr et vertu:Comme l'avait écrit
j~an-Le
Maigre dans l'un deses nombreux chapitres dédié au ~ortrait d ' Hé1o'se
- "Dès l 1 enfance, Hélo'se a mamfesté cet amour
de 'la torture. Quand tout le monde trayait les
vaches autour d ' e11e, Hélofse.
a
genoux dans lefoin. méditait, les bras en croix, ou bien regar-dait jaillir des gouttes de sang de ses doigts transpercés d'aiguilles. Combien de fois ma grand-mère ne lui a-t-elle pas arraché des mains le ,glaive et·la couronne d'épines dont elle
slac-cablait pieusement le vendredi ". (56)
,--De la même 'façon, le curé voit dans toute affliction le signe d'une élection
_divine. A-la mort de Pivoine, il consolera la famille par ces mots: "Un
\
...
19
-" '.
La logique dualiste aboutit donc A la négation de la vie elle-même: la
IOOrt, annoncent 1 es J~suites, est une .bonne nouvelle (58).
$
1.
1
'Mais tout en prechant la vanitê de la vie terrestre, les
représen-tants de l' Egl i se n'encouragent pas pour, a~tant, dans l'oeuvre de Bl ais,
une plus grande spiritual;t~. La valorisation de la mort est signe plutOt
de cette "adoration du nêant" dont parle LeMoyne (59). Il s'agit donc d'une moralitê toute négative où le reniement du corps "ne fonde'aucune
vé-ift ritable pensêe ou recherche spirituelle. C'est ainsi que la mortification
exagérée préconisée par les religieu,x affaiblit ou ruine le sentiment
reli-gieux: si un seul lacet dénoué peut rompre toute la discipline de la maison,
ainsi que le raconte Pauline Archange,. c'est que cette discipline repose sur .des principes bien fragiles (60).
Quant aux yertus d'amour, de compassion et de générosité, elles
jouissent de peu d'estime aux yeux de l'autorité ecclésiastique. Cette
1
\ ..
. r~gle génêra,1e sera conf;rm~e par que'lques notables exceptions" COO1Jle l'Abbé
Vincent (Un joualonais, sa joualonie) et Benjamin Robert
(Iii
manuscrits dePaul ine Archange), qui ser;ont réprimandés pour leur compo(tement _inhabituel
et inacceptable. L' indêpendanc~ et l'orgueil de l'un seront dénoncés par
~es SUPé~ieurs ta~dis qU~ la révolte ~.: l'autre contre ""cette vaste
auto-rité visible et invisible qui toujours dans le monde a broyé les plus
fai-.
bl es" lui :vaudra l'internement dans un monastère (61
r.-,
" 1
If " Nous retrouvons donc, dans Une saison et dans Les manuscrits, un
oï"d're social similaire
a
celui esquissé par Bataille dans La littérature etle mal, c'est-a-dire une organisation oppressive et conservatrice dont les
-"
'.valeurs voilêes sous des semblants de spiritualitê sont celles de la
sou-'b
mission et de l'obéissance.
"--. ,
"'--. " \
L'é):Olution de la sociétê québécoise, depuis 1960, se caractérise,
d'après Guy Rocher, par une "exR1osion de liberté" et un "besoin de briser les contraintes, de transgresser les tabous" (62). Or, l'oeuvre de Blais,
. tout en refH~tant le dêc1 in de l' E91 ise, montre
a
peine cette 1 ibération.Car,
a
la place de l'autorité ecclésiastique s.lérige cOl111le gardien de lamoralité publique une puissante classe moyenne.
Celle-ci est partout présente dans son oeuvre: la mère d' Isabel1e-Marie est un "riche propriHaire" (la Bel'le bête), les frères de David
Sterne sont avocat et pr~tre, le mari de Madeleine (L'insoumise) et le
p~re de Judith Langenais (Le sourd dans l'a ville) sont médecins, le pêre de
Michelle (Visions d'Anna) est un "jeune sociologue respecté", et ce sont des notaires, des dentistes et autres gens respectables qui fréquentent le
bordel d'Hêlo'se (Une saison). Ces personnages fournissent le cadre moral
dans lequel se débattent les mal-adaptés et les révoltés de Marie-Claire B1 ais.
Quelles sont les valeurs de cette classe moyenne? Curieusement,
malgré la sécularisation de l'état, elles correspondent toujours en principe A l'éthique judéo-chrétienne telle qu'esquissée par. les Dix Commandements.
1 •
Les personnages de Blais, sans être nécessairement des catholiques prati-quants, continuent de respecter les valeurs traditionnellement enseignées par l'Eglise. Ainsi Peter, le père d'Anna (Visions d'Anna), qui n'a rien d'un croyant, considère COmme "les vraies valeurs, les siennes" "ne J:l,as, tuer,
,
21
-~
ne pas voler son prochain, gagner sa vie
Ipar des moyens honnetes" (63).
Cette perpétuati?n de 1
'éthi~uejudéo-chrétienne au sein d'une
so-ciété dite "en effervescence" (64)
m~i-tenotre attention. Cela semble
con-firmer la thèse 'de Bataille,
a
savoir
qu~toute société se définit ,par sa
tendance profondément conservatrice. Malgré la perte de la foi, les ,hofTJl'1es
hésitent
a
mettre en question l'éthique établie, craignant sans doute
l'ef-fondrement de toute la structure sociale. Ainsi, Peter condamne Anna et
ses semblables qui contestent cet atta,chement
a
la tradition:
... le spectacle de cette progéniture marchandant
sa musique, ses roses, dans la rue, aux terrasses
des cafés
00venait se délasser une classe de gens
\
respectables, avait irrité Peter
t:.:J
elle et sa
génération opportuniste, qui se répandait partout
'\
~urles vraies valeurs, les siennes [. ..
] eux se
ré-,\!anda i ent partout corrme l' hui le sur
1
e feu,
immo-Vnt même leurs"idoles,
[..~mais il eDt mieux valu,
pour soi-meme comme pour ceux qUl étaient,encore
bons, ne les avoir jamais vus naître
l ... ).
(65)
,
\
-,
La rooralité de Peter. celle des "gens
respecta~les'"
ne to\lère aucune
oppo--sition. Le mal s'associe, dans son esprit,
a
t~t
changement qui risque
de ruiner un ordre dont
ilprofite largement.
Les normes sol ides protègent
et circonscrivent le champ des privilèges qui s'étend des piscines luxueuses
aux
~etitesfl1les aux boucles
d'o~.D'oO la valorisation de la soumission
3 un "certain" altruisme:
, !
Mais j'ai su, contrairement d d'autres avec qui
j'ai passé ma
jeune~sefolle, insensée,
~itPeter]
j'ai su appartenir A la sociétét: ..
] sans les
autres, on ne peut que végéter, mourir, objecteur
de conscience, j'ai perdu ma patrie et le respect
des hommes.
(66)
.
.
/
\.
\.\
'\.
"
..
..
Ces remarques sont tr~s révélatrices. Elles mettent en relief' d'abord
le
conflit entre l'éthique sociale et tout mouvement de réforme, évoqué ici
par l'expression "objecteur de conscience". De plus, elles soulignent le
.
cOté oppresslf du rôle soclal: on ne gagne sa "patrie" et le "respect des honrnes" qu'en sacrifiant ses ldéaux personnels .. La morale prévoyante,
conrne dirait Bataille, s'oppose d la jouissance et d la générosité: il
Jaut'renoncer ~ sa "jeunesse folle et insensée" pour connaître enfin la
sé-curité et 1 e b len-être. Au fond, ce dés i r de conformité s'inscrit tout
na-tûtellement dans le "désir de durer". Lorsque Peter dit, "sans les autres .~.
,
on ne peut que ~ .
J
mouri r", il se réf~re bi en sOr aux dangers encourusdurant sa folle jeunesse (l'errance, la drogue), mais il faut aussi entendre
--- \
littéralement cet aveu: pas de survie, point de salut sans l'appartenance
au groupe, l'adhésion
a.
une éthiql!e.-Si l'ordre soclal dépend de la conformité de ses membres aux normes de la communauté, le meurtre, J,e vol ou le vandal isme représentent
claire-"
~ent des cas de déviance et méritent aux yeux de la société un chatiment
sévêre. Dans les romans de Blals,' les représentants de l'ordre condamnent
de façon impitoyable ce type,de transgression. Dans Le sourd dans la ville, le juge exprime ce point de vue intransigeant: " ... en nettoyant l'univers de ses assassins, ne répandait-on pas sur lui une manne inespérée, une puri-fication toute hygiénique et lndispensable, dans ce désert 00 les qualités
morales des hommes ne fleurlssaient plus?" (67). Pour lui, les probl~mes
moraux se présentent et se tranchent aussi facilement que le noir et le
blanc. D'ailleurs ce personnage se confond tellement ~ sa fonction sociale
- 23 - .
\~
impersonnelle puisqu'elle s'édifie sur la mort de l'individu, le sacrifi.ce de la personne au profit du collectif. C'est ce que nous rappelle la voix
\
du trib~na1 qui condamne David Sterne:
David Sterne, vous avez tout essayé, nous le savons, vous passez comme un incendie sur la terre, toute la genèse du désastre, vous la portez, ah! oui, nous savons tout cela, le tri-bunal est impatient, la sociHé qui vous a élevé,nourri, ne demande qu'a rejeter de son
sein ce misérable fruit du si~c1e, la vertu de
nos filles, la candeur de nos fils, la propriété
de vos pères, ah! tout cela vous est bi~n
indif-} férent ... (68)
Cependant, la déviance n'implique pas toujours l'infraction
a
uneloi,' En effet. chez Blais, elle peut se manifester de façon très
inoffen-sive. Prenons, èi titre d'exemple, le cas de la sexualité et plus
précisé-ment ce~ui de l'homosexualité. Même s'il ne s'agit pas
a
proprement parlerd'un crime, l'homosexualité, en tant qu'écart aux moeur-s communes, suscite dans certains milieux des sanctions sévères: la ridicule, l'ostracisme, et
\
même la violence. L'hostilité sociale (et religieuse)
a
l'égard des"dé-viances sexuelles" traverse toute l'oeuvre de Blais cOllTne l'expression la plus manifeste des forces d'oppression. Dans Le loup, le protagoniste
Sé-bastiien
se,
heurte continuellement èi la séprobation de la conlnunauté.Para-doxalement ce sont ses amants qui expriment avec le plus de véhémence cette
condamnation (69'). Tout comme le colonisé qui adhère
a
larep~ésentation
négative que le colonisateur projette sur lui, ces "déviants" finissent par
assimiler les préjugés de la société (70). Conséquemment, un lien
homo-sexuel implique
a
leurs yeux "un sacrilège d toutes les lois morales",/
le "crime" réside, bien sOr, dans le fait d'être différent (72). , / , '
En SOrTVT1e, la gravité du mal ne se mesure pas ~ la gravité des actes: tout
écart
a
la norme. qu'il s'agisse de meurtre ou d'homosexualité, vouspro-jette dans l'absolu du mal.
/
Ce rigorisme moral, qui assure dans un premier temps un certain ordre social, est censé garantir aussi la surVle physique et "spirituelle"
des membres de la cOl1lTlunauté. L'on"renonce ~ la chair et
a
la jouissancepar peur du néant, de la mort, cOll1lle c'est le cas pour Rodolphe dans L'insou-mise. Celui-ci, médecin respectable, a pour ainsi dire la foi du travail.
Pendant des années, par "une trop grande préoccupation du travail", il
re-l
fusera de prendre des vacances (73). Dans le même esprit, il accablera son
fils, Paul, de violents reproches lorsque celui-ci néglige ses examens pour
les sports (74). Il lui interdira aussi les plaisirs tr~s suspects de la
boisson et de la cigarette. Cette méfiance vis-3-vis l'agréable et
l'inu-tile traduit son désir de tenir
a
distance la mort. A cet égard, sonmétier - médecin - devient symbolique. Rodolphe sec montre en effet
parti-culiêrement préoccupé pàr la survie: "Rodolphe avait l'habitude de lire les
journaux au lit et d'encercler de rouge toute anecdote susceptible de pro-longer son espérance du lendemain ... " (75).
Cette crainte de la mort et le refus d'y faire face, dans les ro-mans de Blais, sont des attltudes propres aux représentants de l'ordre. Elles se ,manifestent non seulement par la valorisation du travail et de la production, mais aussi par la répugnance qu'inspirent aux personnages aisés la maladie, la pauvreté et la souffrance. Une scène de Un joualonais, sa
joualonie est 3 cet égard très significative. L'avocat de Québec se plaint
\
25
-,\
du rendement d'un de ses investissements, un hOte1 qul
i1 a eu'le malheur de construire devant un hOpita1. Son ami Papillon lui dira:
, - J':vais donc raison quand je te d1sais de ne
pas confondre ta bourgeoisie personnelle, ton
ambitieuse oisiveté et le spectacle de la ma1~die
et de la mort. A ta place, je boucherais ce
coté-la des fenêtres, jè taillerais d'autres
fe-nêtres
a 11 intérieur avec vue sur un jardinet
fourmillant d'oiseaux, tu me comprends? (76)
..
' .Ce corrmentaire résume de façon succincte notre tendance
a
fenner les yeuxdevant la mort et surtout 1 1 incompatibilité entre,deux ,espaces: celui d'un
certain plaisir (l l hOtel, qui. dans la mythologie québécoise, est un lieu
suspect) et celui du désir dleffacer tout ~igne de mort.
Bataille explique ainsi ce phénomène:
,Le ressort de l lactivité humaine est généralement 'le désir dlatteindre un point le plus éloigné du
domaine funèbre (que distingue le pourri, le sale,
'1
impur): nous ~ffaçons partout l es traces, lessignes, , es symboles de la mort, au pri x d 'efforts
incéssants ~ .
.J
Notre désir de nous élever nlest •qulun symptOme, entre cent, de cette force qui nous
dirige vers les antipodes de la mort. Llhorreur
qu'ont les riches des pauvres, la panique qui
prend de peti ts bourgeois
a
'1
idée de tomber dansla condition ouvrière tiennent au fait quia leurs yeux les pauvres gens sont plus quleux sous la
coupe de la mort. (77)
Le témoignage de Pauline Archange sur le sort des pauvres (sort qui est celui de sa propre famille) va dans le même sens:
... il me semble que dlautres familles slarrêtaient pour nous regarder, nous qui avions l lair au bord du cercueil, disait Madame Poire, sans délicatesse, et que lion nous jugeait sur notre pâ:leur émaciée,
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comme des agonisants qu'il eOt ét~ préf~rable
d'ensevel ir tout de suite, afin de ne pas conta-miner les autres qui jouissaient encore de leur
santé. (78),
,
. Ceux qui vivent dans l'aisance supportent mal l'air de la mort ("cercueilt',
"agonisants") qui émane des pauvres. Ils les jugent ("l 'on nous jugeait")
conme si cette misère Hait en soi un péché, ce qu'elle est véntablement si l'on redonne au péché tout son sens, qui est de nous rappeller 11 la
vé-~ rité de la mort. C'est ainsi que le pauvre représente une sorte de "bouc
émi ssa i re" mora l, ca r C '-es t a
1
u i qu' incombe 1 a tache de porter l es pêchés" du monde, c' est-a -d i re d' incarner cette nuit, cette mort dont les hOlTllles se détournent pour exister.
La condamnation des pauvres par les représentants de l'ordre est
donc fondée: par leur seule déchéance, les pauvres accusent le caractêre
illusoire d'un monde qui tient son équilibre par le refus et l'ignorance du
"désordre" qu'est 1 a mort (79). L'hypocrisie de cette condamnatlon tient
a
"
ce que les pauvres sont nécessaires aux riches et que ceux-ci en sont très
conscients. Nécessaires d'abord parce que les uns ne peuvent atteindre a la
richesse que par l'exploitation des autres. L'iniquité est donc fonction-nelle et entraîne une dépossession du groupe, s·acrifié qUl ne se traduit pas
uniquement par une pauvreté matérielle. Alnsi Pauline et ses semblables
sont atteints Jusque dans leur langage - un langage "infinne" qui les voue
au silence et ct l'esclavage sans véritable espQir de changement (80). Corrme
l'exp 1 i que- Ma rcuse:
... la proposition classique qui affirme que la
v~rité n'est pas compatible avec le fait d'être
astreint