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La lettre comme lieu d’invention d’un destin littéraire : le cas de Félicité Angers (Laure Conan)

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La lettre comme lieu d’invention d’un destin

littéraire : le cas de Félicité Angers (Laure Conan)

Mémoire

Marie-Pier Savoie

Maîtrise en études littéraires

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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RÉSUMÉ

Félicité Angers, mieux connue sous son pseudonyme de Laure Conan, est la première Canadienne française à vivre de sa plume. Sa correspondance, d’abord recueillie et annotée par Jean-Noël Dion en 2002 sous le titre J’ai tant de sujets de désespoir, puis complétée par la découverte de douze autres lettres parues en 2007 dans l’édition critique d’Angéline de

Montbrun préparée par Nicole Bourbonnais, est constituée aujourd’hui de 362 lettres qui

demeurent le seul matériau par lequel nous avons accès à l’intimité de l’écrivaine. Nous pourrons donc saisir son parcours par le biais de cet élan qu’est la pratique de l’écriture épistolaire en sillonnant ses lettres intimes, empreintes d’une sensibilité qui lui est propre, tout autant que ses lettres professionnelles, qui témoignent du processus de son émancipation littéraire. Cette correspondance nous permettra également, en dernière partie, de lever le voile sur les influences féminines de l’écrivaine.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ___________________________________________________________________________ III REMERCIEMENTS __________________________________________________________________ VII INTRODUCTION ______________________________________________________________________ 1 ÉTAT DE LA QUESTION _________________________________________________________________ 2 MÉTHODOLOGIE _____________________________________________________________________ 4 PRÉSENTATION _______________________________________________________________________ 5

CHAPITRE 1 À L’ORIGINE D’UN DESTIN LITTÉRAIRE __________________________________ 7 ESQUISSE BIOGRAPHIQUE ______________________________________________________________ 7 Environnement familial et éducation ___________________________________________________ 9 Profession _______________________________________________________________________ 14

UNE VOIX PERSONNELLE ET INTIME _____________________________________________________ 18

Émergence du désir d’écrire _________________________________________________________ 25 Le terne _________________________________________________________________________ 31

CHAPITRE 2 LA PROFESSIONNALISATION D’UNE VOCATION __________________________ 39 UNE QUÊTE DE RECONNAISSANCE _______________________________________________________ 40 Une posture de modestie ____________________________________________________________ 40 La vocation d’écrire ________________________________________________________________ 46

CONSÉCRATION DU STATUT DE FEMME DE LETTRES ________________________________________ 49

Le pseudonyme ___________________________________________________________________ 49 L’audace ________________________________________________________________________ 55 Une femme érudite et un savoir professionnel ___________________________________________ 60

CHAPITRE 3 RÉSEAUX ET FILIATIONS ________________________________________________ 67 RÉSEAUX LITTÉRAIRES FÉMININS _______________________________________________________ 67

Réseaux français lettrés au féminin ___________________________________________________ 74

FILIATION ET INTERTEXTUALITÉ : UNE PRISE DE PAROLE DE FEMMES __________________________ 82 Quelques influences canadiennes-françaises ____________________________________________ 83 Une « charmante parenté » : Eugénie de Guérin et Pauline de La Ferronnays_________________ 86

CONCLUSION _______________________________________________________________________ 97 BIBLIOGRAPHIE____________________________________________________________________ 103 ANNEXE I BAPTISTÈRE ET ACTE DE SÉPULTURE DE FÉLICITÉ ANGERS DE NEUVILLE 113 ANNEXE II AUTOPORTRAITS ________________________________________________________ 114 ANNEXE IV BLASON DES ADORATRICES DU PRÉCIEUX-SANG ________________________ 116 ANNEXE V GRAPHE DES RÉSEAUX DE FÉLICITÉ ANGERS ____________________________ 117 ANNEXE VI EXTRAIT DU FONDS CRAVEN-LA FERRONNAYS __________________________ 118

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REMERCIEMENTS

Merci à mes parents, Pauline et Marc, d’avoir réalisé bien avant moi que la littérature s’imposerait d’elle-même. Merci à ma grand-mère Béatrice, pour la Sainte Bible, et à mes frères, Jean et Marco, sans qui la rédaction de ce mémoire à partir de la Gaspésie n’aurait pas été possible.

Merci à mes comparses et amies Cath, Marjo, MJ, Sarah et Gab, qui ont fait de ces années au baccalauréat et à la maîtrise des souvenirs à chérir.

Merci à JD, qui m’a accompagnée et soutenue. Merci à Isa et Adrien, pour la folie.

Merci à Monsieur Gérard Fabre, à Monsieur François Dumont et à Madame Mylène Bédard.

Enfin, merci à la passion et à l’humanité de Madame Marie-Andrée Beaudet, grâce à qui j’ai pu aimer le sujet de ce mémoire du début jusqu’à la fin.

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INTRODUCTION

La postérité a conservé une image de Félicité Angers — de son nom de baptême Marie-Louise Félicité Angers, et de son nom de plume Laure Conan1 — qui semble s’être

cristallisée au fil des années. Son œuvre, des témoignages de ses contemporains et quelques lettres auront ainsi immortalisé cette première écrivaine du Canada français en une femme au fort caractère, recluse dans son village de La Malbaie, croyante, conservatrice et célibataire malgré la relation secrète et éphémère qu’on lui prête avec Pierre-Alexis Tremblay2, dont certains en ont fait un des éléments centraux de sa biographie et de son

plus célèbre roman, Angéline de Montbrun3. Bien que ce portrait persiste, à quelques

nuances près, les éléments qui le composent paraissent trop isolés, trop volatils pour saisir comment Félicité Angers parvient à vivre de sa plume à une époque où la femme se trouve reléguée au second rang. Nous considérons à cet effet la correspondance de Félicité Angers, publiée par Jean-Noël Dion sous le titre J’ai tant de sujets de désespoir4, comme une

invitation à lever le voile sur la vie de l’écrivaine, à saisir son parcours par le biais de cet élan qu’est la pratique de l’écriture épistolaire. À ces 3505 lettres que rassemble Dion, nous

ajoutons les douze lettres retrouvées par Nicole Bourbonnais, figurant en appendice de l’édition critique d’Angéline de Montbrun6. Ce corpus de 362 lettres est bien entendu

incomplet : la majeure partie de la correspondance, qui n’a jamais été destinée à la publication, demeure perdue, brûlée — à la demande de l’écrivaine — ou toujours scrupuleusement cachée. Néanmoins, ces échanges épistolaires permettent de couvrir de

1 Dorénavant, nous préférerons le nom de Félicité Angers à Laure Conan pour désigner l’écrivaine.

2 Pierre-Alexis Tremblay est né en 1827 à La Malbaie et décédé en 1879 à Québec. Arpenteur-géomètre,

journaliste et futur député de Chicoutimi-Saguenay, il se marie à Mary Ellen Connoly en 1870.

3 Roger Le Moine, « Laure Conan et Pierre-Alexis Tremblay », dans Revue de l’Université d’Ottawa,

vol. XXXVII, nº 2 (avril-juin 1966), p. 258-271 et vol. XXXVII, nº 3 (juillet-septembre 1966), p. 500-528.

4 Laure Conan, J’ai tant de sujets de désespoir. Correspondance, 1878-1924, recueillie et annotée par

Jean-Noël Dion, préface de Manon Brunet, Montréal, Les Éditions Varia (Coll. Documents et biographies), 2002. Désormais, les renvois à cette édition seront signalés, dans le corps du texte, par la seule mention de la date suivie du numéro de la page.

5 Des 350 lettres du recueil de correspondances, 302 poseront Félicité Angers comme destinatrice ou

destinataire, tandis que 48 en feront mention comme tierce.

6 Laure Conan, « Lettres inédites », dans Angéline de Montbrun, édition critique préparée par Nicole

Bourbonnais, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal (Coll. Bibliothèque du Nouveau Monde), 2007, p. 385-394. Deux des douze lettres ne font que mention de l’écrivaine comme tierce. Des 362 lettres recueillies, seulement 312 impliquent donc directement l’écrivaine comme destinatrice ou destinataire.

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façon fragmentaire l’ensemble de la carrière de l’auteure, de 1878, où son premier roman7

paraît en feuilleton, jusqu’à 1924, année de son décès.

ÉTAT DE LA QUESTION

S’il paraît évident que ce corpus de lettres peut éclairer la vocation littéraire de Félicité Angers, l’idée ne fait pourtant guère consensus chez les chercheurs qui se sont penchés sur la correspondance. De fait, Maurice Lemire ainsi que Jean-Noël Dion émettent des réticences quant au caractère « littéraire » de ces lettres, et Nicole Bourbonnais, dont l’édition critique d’Angéline de Montbrun demeure le travail le plus exhaustif voué à l’écrivaine et son oeuvre, estime la correspondance comme l’une des rares « source[s] fiable[s]8 » qui permet d’en apprendre davantage « sur la genèse des œuvres de Laure

Conan, sur ses motivations et préoccupations9 », mais admet également que les lettres sont

« une maigre moisson […] [où] Laure Conan fait peu d’allusions à son métier d’écrivain10 ». Abondant dans le même sens, Nicole Côté estime que l’épistolière

« discut[e] très peu de littérature11 ». Il est vrai qu’une grande part de cette correspondance

ne constitue pas le lieu d’une réflexion directement liée au processus d’écriture, et voilà, peut-être, une raison suffisante pour justifier le manque d’études consacrées au corpus, d’autant plus ressenti qu’aucun manuscrit des œuvres n’a été retrouvé et qu’une grande part de la vie de l’écrivaine demeure inconnue — Manon Brunet, dans la préface de J’ai tant de

sujets de désespoir, a d’ailleurs souligné l’importance d’établir une biographie de la

romancière, considérant la publication des lettres en amont d’un tel projet.

Néanmoins, quelques travaux sur la correspondance proposent des hypothèses quant à la carrière de Félicité Angers, notamment sur la profonde foi de l’écrivaine, qui deviendrait un motif à l’écriture. Maurice Lemire, dans un article qu’il consacre à la correspondance retrouvée de Félicité Angers, constituée seulement d’une centaine de lettres à l’époque, se donne pour objectif de comprendre les raisons qui ont motivé cette dernière à

7 Il s’agit d’« Un amour vrai », publié dans La Revue de Montréal en 1878-1879.

8 Nicole Bourbonnais, « Introduction », dans Laure Conan, Angéline de Montbrun, édition critique préparée

par Nicole Bourbonnais, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal (Coll. Bibliothèque du Nouveau Monde), 2007, p. 11.

9 Idem. 10 Ibid., p. 12.

11 Nicole Côté, « J’ai tant de sujets de désespoir. Correspondance 1878-1924 (review) » dans University of

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écrire pour gagner sa vie. Le chercheur y considère l’importance de la religion dans la démarche de l’écrivaine, qui assume ce « rôle que lui confie le ciel12 ». Pourtant, toujours

selon Lemire, la foi de l’écrivaine serait basée sur le « marchandage13 » : les prières de

Félicité Angers deviennent une monnaie d’échange contre des faveurs venant du ciel, rapport mercantile à la religion qui s’expliquerait par l’éducation reçue de son père, qui était forgeron et marchand. Il est vrai que cette dernière doit subvenir à ses besoins ainsi qu’à ceux de sa sœur restée célibataire, Marie-Marguerite, et fait part à l’intérieur de sa correspondance de préoccupations d’ordre financier : elle ira jusqu’à justifier son oeuvre par sa fonction alimentaire. Pourtant, Marie-Andrée Beaudet souligne que la foi de Félicité Angers demeure très ancrée dans sa pratique d’écriture et dans sa vocation de femme de lettres, puisque son désir d’écrire trouve à se justifier dans une espérance : celle de « nourrir la ferveur des croyants14 ».

Notre hypothèse de recherche nous mène à considérer certains postulats émis à l’égard de Félicité Angers et de sa correspondance, notamment quant aux motifs de sa venue à l’écriture, mais aussi à évoluer en marge de ces travaux, dans une volonté de poser un regard neuf sur cette pionnière du monde des lettres canadiennes-françaises et sur l’émancipation de sa carrière. De quelle manière parvient-elle, au fil du temps et au fil des lettres, à se tisser des réseaux qui lui permettent de négocier la professionnalisation de ce désir d’écrire ? Sa correspondance témoigne-t-elle d’une sensibilité particulière, et auprès de quels correspondants se développe-t-elle ? Comment faire dialoguer son œuvre et ses lettres, le seul matériau brut par lequel nous avons accès à l’auteure, à défaut de ses manuscrits ? Comment évolue son rapport à la religion et à l’écriture, dont le recours à la pseudonymie, à l’intérieur même de ses relations épistolaires, semble pouvoir offrir un élément de réponse ? Qualifiée de « fauvette » par Alfred Garneau15 parce que déterminée

également à conserver l’anonymat sous le nom de Laure Conan pour la publication de ses oeuvres, Félicité Angers paraît se « cacher », se protéger, mais qu’en est-il véritablement

12 Maurice Lemire, « Félicité Angers sous l’éclairage de sa correspondance », dans Voix et images,

vol. XXVI, nº 1 (automne 2000), p. 141.

13 Ibid., p. 134.

14 Marie-Andrée Beaudet, « Laure Conan à l’épreuve du livre de piété : hétéronomie et individuation dans la

littérature québécoise du dix-neuvième siècle », dans Voix et images, vol. XXXII, nº 3 (printemps 2007), p. 61.

15 Alfred Garneau, poète et historien, est né en 1836 et mort en 1904. Il est le fils de François-Xavier Garneau

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dans la correspondance, dont la nature même requiert du destinateur qu’il s’identifie, du moins par l’adresse postale ?

MÉTHODOLOGIE

Sans faire des approches féministes l’assise de ce mémoire, il nous faut considérer le titre particulier de « première écrivaine » du Canada français attribué à Félicité Angers, tout comme il est impossible d’étudier les hypothèses précédemment mentionnées sans replacer les lettres dans le contexte du XIXe siècle et du début XXe, et donc d’y souligner la

situation des femmes, invitées à évoluer loin de la sphère publique et du champ du pouvoir. Dans cette perspective historique, les travaux tentant de construire une histoire littéraire des femmes au Québec — tels ceux de Chantal Savoie et de Julie Roy — demeurent partie prenante de notre étude, par laquelle nous souhaitons dégager les conditions d’émergence de l’écrivaine, dont la démarche devra être pensée en tenant compte du champ littéraire canadien-français, en processus de constitution à l’époque, où même les hommes ont peine à se tailler une place. En effet, Savoie et Roy ont notamment relevé dans quel contexte, voire sous quelles prescriptions, les femmes peuvent franchir la sphère privée vers la sphère publique et tout ce qu’elles doivent mobiliser en terme de posture, entendue selon Jérôme Meizoz « comme la présentation de soi d’un écrivain, tant dans sa gestion du discours que dans ses conduites littéraires publiques16 ». Ainsi, la lettre est le lieu d’un discours où la

mise en scène du je est notoire, et où sa posture se négocie notamment selon la distance sociale établie entre son destinataire et lui. Les concepts de champ et de capital empruntés à la théorie des champs de Pierre Bourdieu permettront de prendre une juste mesure des relations hiérarchiques présentes dans la correspondance de Félicité Angers, issues des rapports de force au sein des champs littéraire, politique et religieux. Aussi, nous ne pouvons faire fi des travaux majeurs sur le genre épistolaire desquels ce mémoire s’inspire : l’ouvrage de Vincent Kaufmann, L’équivoque épistolaire, qui ouvre l’analyse au paradoxe de la lettre concernant l’absence-présence, conception de l’épistolaire qui semble offrir un leitmotiv important de la correspondance de Félicité Angers, et Lire l’épistolaire, de Marie-Claire Grassi, qui présente une étude pragmatique de la lettre en exposant l’interaction entre

16 Jérôme Meizoz, « Ce que l’on fait dire au silence : posture, ethos, image d’auteur », dans Argumentation et

Analyse du Discours, [en ligne]. http://aad.revues.org/667 [mis en ligne le 15 octobre 2009 et consulté le 1er

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ses diverses composantes. Enfin, les travaux en sociologie des réseaux nous permettront, d’une part, d’établir les relations épistolaires de Félicité Angers qui s’avèrent significatives quant à sa reconnaissance outre-mer et, d’autre part, de comprendre les réseaux intratextuels, les intertextes, qui témoignent de l’influence de ses lectures sur sa démarche d’écrivaine.

PRÉSENTATION

En prenant la perspective de l’écriture de l’intime pour tenter de dresser les jalons de la carrière littéraire de Félicité Angers, nous devons, dans un premier temps, choisir et présenter les éléments biographiques de la vie de l’écrivaine qui nous disposeront à saisir le contenu et la teneur des lettres. La deuxième section de notre premier chapitre exposera la relation d’amitié profonde que l’écrivaine entretient avec les Adoratrices du Précieux-Sang dans ses lettres, qui paraissent constituer un lieu de partage féminin qui participe au regard singulier qu’Angers porte sur le monde.

La deuxième partie présentera la large part de la correspondance investie par Félicité Angers dans sa quête de légitimation et de reconnaissance. À l’intérieur de lettres destinées à plusieurs collaborateurs forts de leur position dans le champ du pouvoir, l’écrivaine cherchera les appuis, et son inscription institutionnelle lui permettra d’assumer sa vocation, qu’elle considère comme un appel de Dieu. Ces lettres, adressées majoritairement à des hommes, seront souvent signées de son pseudonyme Laure Conan et présentent une posture qui paraît assez éloignée de celle de l’amie intime adoptée dans les échanges avec ses grandes amies du Précieux-Sang.

Si cette section tend à souligner les relations épistolaires entre l’écrivaine et les hommes influents de l’époque, il en va autrement de notre troisième et dernière partie, où est mis de l’avant l’apport des femmes dans l’accession de Félicité Angers au titre d’écrivaine. Par le biais de la lettre, elle se créera des contacts féminins canadiens-français et français importants. Un regard porté sur son œuvre, Angéline de Montbrun notamment, nous permettra de considérer l’influence majeure que les femmes ont eue sur Félicité Angers quant à son univers littéraire.

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CHAPITRE 1

À L’ORIGINE D’UN DESTIN LITTÉRAIRE

« Depuis ma dernière lettre, j’ai fait bien du chemin.

Faut-il vous dire que je vous aime partout. »

Lettre à sœur Saint-François-Xavier 26 septembre 1883 Les informations que nous possédons à l’heure actuelle sur la vie de Félicité Angers et le milieu qui fut le sien nous mènent à une meilleure compréhension des lettres de l’écrivaine. Son environnement familial et sa position au sein de l’espace social, le type d’éducation qu’elle reçoit et les intérêts qu’elle développe sont autant d’éléments qui permettent de préciser une bonne part des conditions de sa venue à l’écriture. Ces assises ainsi posées, nous serons à même d’analyser la sensibilité singulière que l’écrivaine développe au contact des sœurs du Précieux-Sang, présente dans son écriture comme dans les motifs qui la poussent à prendre la plume.

ESQUISSE BIOGRAPHIQUE

Félicité Angers naît le 9 janvier 1845 dans le petit village de La Malbaie, quatrième d’une famille de six enfants17. Étonnamment, nous avons découvert que l’une de ses

cousines porte le même nom18 : l’existence de cette Félicité Angers de Neuville n’a, à notre

connaissance, jamais été divulguée. Pourtant, ce cas d’homonymie nous semble d’une grande importance compte tenu des nombreuses ressemblances entre les deux femmes, en ce qui concerne notamment leur année de naissance et de mort, leur occupation première, leur statut matrimonial et leur rapport aux domaines artistiques. D’abord, leur lien de parenté s’établit par leurs grands-parents paternels : Joseph Angers, navigateur, et Félicité Delisle — dont le prénom des cousines serait inspiré — célèbrent leur mariage le 19 février 1798, à Neuville. De cette union naissent Cyril Angers, qui se marie à Marie-Angélique

17 « De ce mariage naissent 11 enfants dont six atteignent la majorité : Élie (1832-1923), Marguerite

(1838-1898), Madeleine (1841-1934), Félicité (1845-1924), Adèle (1849-1926) et Charles (1854-1929). » Voir Nicole Bourbonnais, « Introduction », dans Laure Conan, Angéline de Montbrun, édition critique préparée par Nicole Bourbonnais, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal (Coll. Bibliothèque du Nouveau Monde), 2007, p. 11.

18 Toutes les informations concernant Félicité Angers de Neuville (1854-1921) ont été tirées des documents

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Savard le 2 août 1853, et Élie Angers, marié à Marie Perron le 18 février 1828, aux Éboulements. Il est frappant de constater la concomitance des anniversaires de naissance et de mort des deux femmes : Félicité Angers de La Malbaie voit le jour en 1845 et meurt en 1924, tandis que sa cousine de Neuville naît en 1854 et s’éteint en 192119. Sans que

personne le mentionne, l’écrivaine Félicité Angers a donc une cousine germaine du même nom qui s’affiche elle aussi à contre-courant des standards et des occupations prescrites pour leur sexe en développant un talent d’artiste-peintre auprès d’Antoine Plamondon. Elle peint une soixantaine de tableaux sur différents supports (carton, bois de pin, toile de lin, tissu, papier), dans la majorité des cas des portraits de sa famille ainsi que des paysages de Neuville, et rédige également une vingtaine de pièces de théâtre et un journal intime, de 1899 à 1912, qui n’auraient pas été publiés. Il s’avère donc que « l’autoportrait » qu’on dit de Laure Conan (Félicité Angers) paru dans Œuvres romanesques20 ainsi que dans J’ai tant

de sujets de désespoir21 n’est vraisemblablement pas celui de l’écrivaine, à qui on ne

connaît aucun intérêt pour la peinture ni pour les représentations d’elle-même, au contraire. Bien que nous n’avons pu remonter à la source première dudit autoportrait, nous sommes persuadée qu’il serait l’oeuvre de la cousine artiste-peintre de l’écrivaine, puisqu’il ressemble en tout point à un second autoportrait de Félicité Angers de Neuville daté de 191122. Dans la même veine, le tableau intitulé Paysage de Neuville, publié dans Œuvres

romanesques et qui provient également d’une collection privée que nous n’avons pu

retracer, est considéré par Roger Le Moine comme l’œuvre de l’écrivaine. Pourtant, il s’agit là d’un paysage qui non seulement représente la paroisse de la peintre Félicité Angers, mais qui possède de surcroît des similitudes avec les propres peintures de cette dernière23. La

description du tableau prouve bien, d’ailleurs, que l’on a tenté d’interpréter l’ensemble de l’œuvre de l’écrivaine selon sa prétendue relation amoureuse : « Dans ce paysage — le seul qui nous soit parvenu — Laure Conan a dépeint une jeune femme, placée entre deux arbres, qui fixe son attention sur un homme plus âgé dont elle est séparée par une clôture quasi

19 Voir Annexe I.

20 Laure Conan, Oeuvres romanesques I, édition préparée et présentée par Roger Le Moine, Montréal, Fides

(Coll. Nénuphar), 1974, p. 16.

21 Laure Conan, J’ai tant de sujets de désespoir. Correspondance, 1878-1924, recueillie et annotée par

Jean-Noël Dion, préface de Manon Brunet, Montréal, Les Éditions Varia (Coll. Documents et biographies), 2002, p. iv. Selon le témoignage de Rémi Morissette, président de la Société d’histoire de Neuville, Jean-Noël Dion aurait découvert le malentendu après la publication du recueil de correspondances.

22 Voir Annexe II. 23 Voir Annexe III.

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inaccessible. Ainsi a-t-elle voulu exprimer, comme dans son œuvre écrite, l’impossibilité qui fut la sienne d’atteindre l’être aimé24. »

Enfin, bien qu’elle ne soit pas la nôtre, l’hypothèse de l’homonyme pourrait être soulevée pour expliquer en partie le recours au pseudonyme de l’écrivaine, d’autant plus que les deux femmes prennent la plume dans les mêmes années, et que chacune possède la volonté de faire œuvre à une époque où le champ artistique et le champ littéraire, entendus comme « espaces sociaux dans lesquels se trouvent situés les agents qui contribuent à produire les œuvres culturelles25 » sont loin d’avoir acquis leur autonomie26. Jamais dans la

correspondance, qui, pourtant, est constituée de plusieurs échanges entre les membres de la famille Angers, il ne sera fait mention de cette cousine de Neuville.

Environnement familial et éducation

Profondément libéraux, les parents de Félicité Angers de La Malbaie, Marie Bernadette Perron et Élie Angers, en dépit de l’humble condition et du faible niveau d’instruction qu’on leur prête, accordent une place importante à l’éducation de leurs enfants et déboursent des sommes considérables pour permettre à ces derniers de poursuivre leurs études secondaires. Cette disposition de la famille Angers à l’égard de l’éducation n’est pas singulière en ce sens où elle semble le fait de plusieurs familles dans les années qui suivront : la démocratisation de la lecture et le taux d’alphabétisation au Canada français sont en montée fulgurante de 1869 à 190027. L’Église catholique de l’époque, adversaire

des mouvements libéraux, craint que l’alphabétisation offre une liberté de pensée telle que son pouvoir en serait amenuisé, et souhaite donc faire siens les domaines de l’éducation et de l’assistance sociale, en plus de vouloir s’octroyer un certain droit de regard sur la politique. De fait, la fondation de l’Université Laval (1852) — rendue possible grâce aux efforts de Mgr Bourget, l’une des figures épiscopales les plus influentes du Canada français,

24 Roger Le Moine, « Note », dans Laure Conan, Oeuvres romanesques I, op. cit,. [s. p.] [sur papier glacé,

entre les pages 32 et 33].

25 Pierre Bourdieu, « Le champ littéraire », dans Actes de la recherche en sciences sociales, nº 89 (septembre

1991), p. 3.

26 En 1860, grâce au travail d’animation de Casgrain et de l’École patriotique de Québec, sont posés les

premiers jalons d’une institution littéraire, importante dans la structuration du champ en ce qu’elle sera vouée à la reconnaissance de sa littérature. Malgré ces efforts, le champ littéraire demeure pourtant en quête de son autonomie.

27 Maurice Lemire et Denis Saint-Jacques [dir.], La vie littéraire au Québec, Tome IV, 1870-1894, « Je me

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et de l’archevêque de Québec, Mgr Elzéar-Alexandre Taschereau28 — devient le symbole

du « couronnement de l’emprise du clergé sur l’évolution intellectuelle du Québec29 ».

Dans cette mouvance, tous les enfants Angers auront une éducation religieuse, même les filles : Marguerite et Marie-Madeleine voient leur instruction confiée à la Congrégation Notre-Dame, alors que Félicité et Marie-Adèle poursuivent leur formation chez les Ursulines de Québec. Félicité, pendant cette période de 1859 à 1862, réussit à se démarquer en se révélant une élève brillante dotée d’un talent précoce pour l’écriture. En témoignent six de ses textes, qui figurent parmi les meilleures dissertations publiées dans le journal étudiant le Papillon littéraire. On lui remet en guise de récompense Les heures

sérieuses d’une jeune personne de Charles Sainte-Foy, qui devient l’un de ses « auteurs de

prédilection » (2002 : 31). Il semblerait que ce parcours scolaire prédispose Angers à prendre la plume, la poursuite d’études secondaires étant considérée par Lucie Robert comme l’une des conditions nécessaires à l’émergence des femmes de lettres30. Cependant,

la famille rappelle la jeune fille à La Malbaie avant l’obtention de son diplôme, ne pouvant plus supporter la charge financière de son instruction. Quelques années s’écoulent, puis le père, acculé à la faillite, se voit forcé de fermer son magasin général vers 1870. Il décède cinq ans plus tard, le 9 août 1875. Dans ses lettres, l’écrivaine ne fera qu’une seule fois référence à la perte de son père31 tandis qu’elle évoque la perte de sa mère à quelques

reprises, cette dernière ayant succombé à la petite vérole le 31 janvier 1879 avant d’être enterrée dès le lendemain dans le cimetière des pestiférés de La Malbaie.

Quant à Élie, l’aîné des enfants, il obtient après des études en notariat un poste à la Société d’agriculture puis à la municipalité comme secrétaire-trésorier. Jean-Noël Dion (2002 : 89) fait remarquer que le frère Éloi-Gérard, dans sa notice biographique complète du notaire Élie Angers32, évoque la mémoire et l’érudition de l’homme, « véritable

28 Monseigneur Elzéar-Alexandre Taschereau sera nommé cardinal en 1886.

29 Philippe Sylvain et Nine Voisine [dir.], Histoire du catholicisme québécois, tome II, Réveil et consolidation

(1840-1898), Montréal, Boréal, 1991, p. 98-99.

30 Lucie Robert, « D’Angéline de Montrbrun à la Chair décevante. La naissance d’une parole féminine

autonome dans la littérature québécoise », dans Études littéraires, vol. XX, nº 1 (printemps-été 1987), p. 99.

31 Félicité Angers écrira à sœur Catherine-Aurélie le 27 novembre 1879 : « je voudrais bien aussi pouvoir

vous remercier de ce que vous avez fait pour mon père et ma mère. Ne me direz-vous pas qu’ils sont au ciel ? » (2002 [1879] : 105). Étonnamment, la religieuse lui demandera, quelques mois plus tard : « Vous ne me dites rien de votre père. — Dieu l’aurait-il appelé à lui avant votre pauvre mère, qui a tant souffert ? » (2002 [1880] : 110).

32 Éloi-Gérard, Inventaire des contrats de mariages au greffe de Charlevoix, publié par la Société historique

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encyclopédie » qui pouvait citer des passages complets d’œuvres littéraires, ainsi que son goût pour la poésie, qu’il lit et écrit. Dion ajoute un extrait du témoignage de Renée des Ormes33 avançant que le notaire était un ami de nul autre que Crémazie, et « l’un des plus

beaux talents du siècle dernier » (2002 : 89). C’est dire que ses contemporains étaient au fait de sa passion pour la poésie et lui accordaient une crédibilité certaine. Enfin, le benjamin, Louis-Charles-Alphonse, est admis au barreau en 1880 après une tentative en enseignement et gagne une place au sein de la Chambre des communes en tant que député libéral pour la circonscription de Charlevoix, de 1896 à 1908. Il publie en 1912 Le docteur

Hubert Larue et l’idée canadienne-française sous le pseudonyme de Jean du Sol, texte à

saveur politique et nationaliste déguisé en biographie. Charles sera le pourvoyeur de Marie-Marguerite et de Félicité jusqu’à son mariage, qui place les deux femmes dans une précarité financière, puis se ruine à la bourse en 1923. Dans sa correspondance, Félicité Angers exprimera son désir d’indépendance pour sa sœur et elle-même, raison pour laquelle elle tente par tous les moyens d’obtenir un emploi qui subviendrait à leurs besoins.

L’entrée en religion est l’objet de maintes réflexions chez Félicité Angers, fervente croyante. Faut-il ajouter que le destin des femmes de l’époque se résume bien souvent à devenir gardienne du foyer ou à prendre le voile ? Sans mari ni prétendant, excepté la courte relation qu’on lui prête avec Pierre-Alexis Tremblay, reste à Félicité le choix de vouer sa vie à Dieu. D’autant plus que dans la deuxième moitié du XIXe siècle, le Canada

français assiste à ce qui est qualifié par plusieurs chercheurs de « réveil religieux34 ». Selon

Louis Rousseau, les fondements d’un tel mouvement, soit « la montée graduelle d’une conscience de crise culturelle et l’élaboration d’un nouveau réseau symbolique35 », seraient

apparus dans les années 1820. Renforcé par l’échec des Insurrections de 1837-1838, le dynamisme catholique ultramontain des années 1840-1870 qui en résulte marque le Canada français par ses pratiques officielles et populaires. Plus encore, le nombre de diocèses double presque dans les trois dernières décennies du siècle36. Grâce aux efforts de Mgr

Bourget, maintes communautés de religieuses éclosent et sont décrites comme des lieux

33 Renée des Ormes, « Laure Conan : un bouquet de souvenirs », dans La revue de l’Université Laval, vol. VI,

n° 5 (janvier 1952), p. 385.

34 Louis Rousseau, « À propos du "réveil religieux" dans le Québec du XIXe siècle : où se loge le vrai

débat ? », dans Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. XLIX, nº 2, 1995, p. 223-245.

35 Ibid., p. 234.

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propices à l’épanouissement de la femme, tant sur le plan personnel que sur le plan professionnel37. Ces femmes moniales ont alors une fonction non négligeable au sein de la

société puisqu’elles constituent plus de 20% du corps enseignant au Canada français38.

Parmi ces communautés de religieuses se trouve celle du Précieux-Sang de Saint-Hyacinthe, premier institut de contemplatives au Canada français où Angers choisira d’effectuer une retraite entre 1877 et 1878. Fondée, le 14 septembre 1861, par Aurélie Caouette39 — avec l’aide de Mgr Sabin Raymond et de Mgr Joseph LaRocque — la

fondation du Précieux-Sang s’inscrit dans la foulée du mouvement gothique présent à l’époque. En témoignent sa devise, « Vive le Précieux Sang de Jésus ! », et les « armes » de son blason40 — les « trois Clous de la Passion d’Argent appointés », le Cœur « enflammé et

ensanglanté », la Lance et le « Calice d’Or du Précieux Sang débordant »41. Portées vers le

recueillement auquel invitent les temps d’adoration, vers la fidélité, la constance et la charité, les sœurs du Précieux-Sang sont « filles de prières42 » et de contemplation, vibrant

au « Sitio [J’ai soif]43 », lancé par Jésus-Christ crucifié, qui deviendra leur inspiration à

chacune, inspiration d’autant plus forte que soeur Catherine-Aurélie en signera un texte éponyme. Ce culte pour le Précieux-Sang, qui se célèbre en juillet, paraît alimenté par les textes de l’époque qui concernent le modèle consacré du mysticisme au Canada, Marie de l’Incarnation. Comme le constatent Routhier et Warren, ces textes évoquent « le dénuement de la mystique et le chemin parsemé d’embûches de l’existence44 », alors que « [l]’abbé

Casgrain45, dont l’imagination macabre est connue pour sa fertilité parmi les littéraires,

37 Ibid., p. 124-125. 38 Ibid., p. 277.

39 Aurélie Caouette, considérée comme l’une des grandes mystiques du Canada, est née à Saint-Hyacinthe le

11 juillet 1833, mois consacré au Précieux-Sang, et décédée le 6 juillet 1905. On lui accorde onze fondations. Son processus de béatification est actuellement en cours. Désormais, le nom de cette religieuse sera abrégé dans le corps du texte par soeur Catherine-Aurélie.

40 Voir Annexe IV.

41 Adoratrice du Précieux-Sang, [en ligne]. http://www.adoratricesps.net/application/content/voc_blason.html

[Site consulté le 2 janvier 2015].

42 Adoratrice du Précieux-Sang, [en ligne]. http://www.adoratricesps.net/application/content/voc_lectio.html

[Site consulté le 2 janvier 2015].

43 Idem.

44 Gilles Routhier et Jean-Philippe Warren [dir.], Les visages de la foi, Montréal, Fides, 2003, p. 20-21. 45 Henri-Raymond Casgrain est né en 1831 à Rivière-Ouelle, où Angers ira le visiter, et meurt à Québec en

1904. Important critique et animateur littéraire, il est l’auteur de plus d’une vingtaine d’ouvrages et se voit récompensé par l’Académie française.

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parle avec délices d’une mère supérieure "navrée de douleurs" et "meurtrie par la souffrance"46 ».

C’est dans cet esprit qu’Angers, lors de sa retraite au monastère du Précieux-Sang, se liera d’amitié avec sœur Catherine-Aurélie, demeurant jusqu’à ce jour la destinatrice de la première lettre retrouvée de la correspondance, datée du 8 janvier 1878. L’énergie qu’Angers investit dans cette relation est importante : au sortir de la retraite, elle défendra l’œuvre des « petits contrats47 » du Précieux-Sang, se gardant ainsi un lien privilégié avec

sœur Catherine-Aurélie, à qui elle envoie plusieurs lettres et dont les souscriptions sont motifs à relancer la correspondance. Cependant, la distance physique entre les deux femmes s’amenuise entre 1894 et 1898, moment où l’écrivaine effectue un autre séjour auprès des sœurs du Sang, mais en tant que directrice de la revue La Voix du

Précieux-Sang48. Pour Julie Roy et Chantal Savoie, « l’émergence du journalisme féminin est

étroitement liée à la carrière des lettres au féminin au tournant du XXe siècle.49 » En effet,

les périodiques comportant des pages féminines ou dont les rédactrices sont des femmes agissent comme moteur à la production d’écrits de femmes. Cette prise de parole, bien que restreinte50, développe un lectorat spécialisé, composé bien entendu de femmes. De fait,

Angers collaborera à plusieurs journaux51, en plus d’assumer ses fonctions de rédactrice à

La Voix du Précieux-Sang, lesquelles seront remises en cause par l’abbé Jean-Antonin

Plantin, aumônier du monastère, qui considère bien trop élevé le salaire versé à l’écrivaine. Quoi qu’il en soit, Angers est rappelée à La Malbaie et quitte la revue en 1898, alors que sa sœur Marguerite est gravement malade. Néanmoins, les occupations journalistiques et littéraires prennent désormais toute la place dans l’esprit de celle pour qui le cloître n’est

46 Idem.

47 Ces contrats promettent notamment aux souscripteurs une présence perpétuelle dans les prières des sœurs

du Précieux-Sang. Les souscriptions amassées étaient destinées à l’Institut du Précieux-Sang.

48 Il est possible de consulter plusieurs articles de Félicité Angers (sous Laure Conan) en ligne, voir La Voix

du Précieux-Sang, [en ligne]. http://eco.canadiana.ca/view/oocihm.8_04702 [Site consulté le 21 décembre

2014].

49 Julie Roy et Chantal Savoie, « Vers une histoire littéraire des femmes », dans Québec français, nº 137

(printemps 2005), p. 41.

50 Chantal Savoie présente dans un article deux postures à adopter pour les femmes journalistes qui sont

garantes de la bonne réception de leurs textes : celle de la mondaine et celle de l’ingénue. Voir « Pour une sociopoétique historique des pratiques littéraires des femmes », dans Texte. Revue de critique et théorie

littéraire : Sociocritique, 45/46 (automne 2009), p. 195-211.

51 Revue canadienne, Nouvelles soirées canadiennes, Les Annales, L’Ami du foyer, Le Rosaire et les autres

dévotions dominicaines, Le Journal de Françoise, Le Coin du feu, Le Rosaire, Le Messager canadien du Sacré-Cœur, Le Soleil, La Tempérance, La Revue nationale et L’Enseignement primaire.

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définitivement plus une possibilité, un choix qui s’appuie probablement sur les conseils du Père Fievez52, qui estime sa « mélancolie naturelle » (2002 [1884] : 186) comme un

obstacle à la vie de moniale et qui l’incitera à révéler au grand jour son talent artistique.

Profession

Les traces d’une carrière littéraire apparaissent chez Félicité Angers dès sa première sortie du monastère, moment où ses œuvres — signées de son pseudonyme Laure Conan — sont d’abord publiées en feuilleton, telles « Un amour vrai » (La Revue de Montréal, 1878-1879), « Angéline de Montbrun » (Revue canadienne, 1881-1882), célèbre roman de l’auteure et premier roman psychologique au Canada français, ainsi qu’« À travers les ronces » (Les Nouvelles soirées canadiennes, 1883). À ces percées dans le champ littéraire se fait parallèlement une tentative d’entrer sur le marché du travail, conformément à bien d’autres écrivains dont les trajectoires, selon l’équipe de La vie littéraire au Québec, se divisent en deux catégories : celle du sous-investissement ou celle du surinvestissement53.

Le sous-investissement suppose que la situation de l’écrivain le satisfait et que le recours à l’écriture est un accomplissement avant tout pour lui, comme loisir, mais qui peut s’adresser à un groupe restreint de littéraires, ce qui n’est guère le cas d’Angers. Au contraire, son comportement correspond au surinvestissement, qui suggère que l’écrivain mobilise plusieurs capitaux pour réussir à capter l’intérêt de ses pairs ou du grand public, puisque la pratique de l’écriture lui est nécessaire. Par leur investissement et leur volonté à se percevoir eux-mêmes comme écrivain avant tout, il est considéré que seuls l’abbé Casgrain, Louis Fréchette54 et Félicité Angers peuvent être coiffés du statut d’écrivain de

carrière. Répétant à plusieurs reprises que la nécessité la pousse à l’écriture, Félicité Angers souhaite vivre de sa plume ou pallier le manque de ressources financières en obtenant un emploi, que ce soit celui de bibliothécaire que l’abbé Casgrain souhaite lui offrir ou encore celui de son frère : alors qu’Élie ne réussit pas à relever les fonctions de maître de poste de

52 Louis Fievez, père rédemptoriste né en 1828, en Belgique, et mort en 1895, à Sainte-Anne-de-Beaupré. Il

est considéré comme un père spirituel par Félicité Angers et est prédicateur à la basilique de Sainte-Anne-de-Beaupré, lieu que celle-ci fréquente à maintes reprises.

53 Maurice Lemire et Denis Saint-Jacques [dir.], La vie littéraire au Québec, op. cit., p. 120-121.

54 Louis-Honoré Fréchette, né en 1839 à Saint-Joseph-de-la-Pointe-Lévy et mort en 1908, est poète,

dramaturge, écrivain et homme politique. Il remporte le prix Montyon en 1880, vingt-trois ans avant Félicité Angers.

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La Malbaie, dont les comptes s’avèrent en déficit en 1879, elle prend les rênes temporairement et espère conserver l’emploi. Mais l’entreprise est vaine : en dépit de la qualité de son travail et des fortes recommandations de l’honorable famille Chapais à son endroit, elle se voit remplacée par le notaire J. A. Joseph Kane, prédécesseur de son frère.

Après avoir essuyé ce dur coup, Angers voit paraître en 1884 la première édition55

en volume d’Angéline de Montbrun, préfacée par l’abbé Casgrain. L’affaire entourant la préface est bien connue : jusqu’à l’impression finale, l’écrivaine jugera irrecevable le texte du père de la littérature nationale, contenant selon elle trop d’informations personnelles, telles que l’état financier de sa famille et des renseignements permettant l’identification de son village natal ainsi que de sa maison. Elle voit enfin ces transgressions à sa précieuse intimité retranchées pour l’impression définitive, non sans avoir demandé l’aide de plus d’un tiers pour forcer la main de l’abbé. L’apport de ce dernier dans le parcours de l’écrivaine reste cependant considérable : acteur important du champ littéraire, responsable du programme de rééditions du gouvernement implanté par le surintendant Ouimet et de fait bâtisseur d’un canon littéraire canadien-français, membre de « la société d’admiration mutuelle56 », qui, comme son nom l’indique, « recourt à une véritable stratégie

promotionnelle57 », l’abbé Casgrain favorisera l’inscription institutionnelle d’Angers,

puisque « les membres de ce groupe entrent en interaction pour légitimer des pratiques ou consacrer des réputations58 », se basant sur des critères littéraires, et non plus seulement

religieux comme le demandent les ultramontains. Ces deux rivalités en présence convoitent alors, pour employer les termes de Pierre Bourdieu, un des enjeux du champ littéraire, toujours, ici, en quête d’autonomie, « le monopole du pouvoir de consécration59 ».

Bien que l’aisance financière ne soit jamais tout à fait atteinte, si l’on s’en fie au discours tenu dans la correspondance, l’activité littéraire de Félicité Angers ne cessera guère de son vivant. À cet effet, dans « D’Angéline de Montbrun à la Chair décevante. La

55 Succéderont à cette édition celles de 1886, de 1905 et de 1919, celle de 1905 attestant d’un important

remaniement, comme le montrent les travaux de Nicole Bourbonnais.

56 En font également partie Louis Fréchette, Joseph Marmette et Faucher de Saint-Maurice. 57 Maurice Lemire et Denis Saint-Jacques [dir.], La vie littéraire au Québec, op. cit., p. 147. 58 Ibid., p. 148.

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naissance d’une parole féminine autonome dans la littérature québécoise60 », Lucie Robert

souligne que l’accès à l’écriture pour les femmes est facilité par le projet national, qui mobilise des agents, masculins et féminins, afin de créer une littérature valorisant l’histoire des Canadiens français et de ses figures importantes. Les femmes contribuent alors au projet par l’entremise de biographies, de monographies, d’hagiographies et parfois même de romans historiques ou nationalistes, genres que choisira d’exploiter Félicité Angers. La politique et la religion auront tôt fait de percevoir l’écrivain qui tend vers un patriotisme axé sur les valeurs traditionnelles comme « utile » à leur cause : « toute production, si banale soit-elle, devient une "pierre" dans la construction de l’édifice patriotique ; tout écrivain devient un "ouvrier" dans l’édification d’une littérature nationale61. » Est alors

accordée à l’écrivain, toujours en quête de reconnaissance, une fonction sociale, et pour Lucie Robert, cette participation au projet national marque la pratique d’écriture des femmes et oriente le « type d’écriture » qu’elles exploiteront par la suite.

Mais la consécration des écrivains du Canada français est également influencée par des instances extérieures, telle l’Académie française : « il serait vain de chercher le garant ou la garantie ultimes de cette monnaie fiduciaire qu’est le pouvoir de consécration en dehors du réseau des relations d’échange à travers lequel elle se produit et circule à la fois62 ». Ainsi, des écrivains réussissent à publier outre-mer, et le talent de Louis Fréchette,

de l’abbé Casgrain et de Félicité Angers est couronné par l’Académie. Le roman L’oublié de cette dernière, d’abord paru en feuilleton (Revue canadienne, 1900-1901) puis en volume (1901), lui vaut en 1903 l’un des prix Montyon. Puissance dans le domaine des lettres, la IIIe République ne possède toutefois pas, comme le remarque l’équipe de La vie

littéraire au Québec, un pouvoir absolu sur le champ littéraire canadien-français, en

processus d’autonomisation : « Acteur important dans la presse, reconnu par le pouvoir politique, diffusé par l’appareil scolaire, répandu par les publications de grande consommation, doté de cercles et d’une académie officielle, l’écrivain canadien jouit donc

60 Lucie Robert, « D’Angéline de Montrbrun à la Chair décevante. La naissance d’une parole féminine

autonome dans la littérature québécoise », dans Études littéraires, vol. XX, nº 1 (printemps-été 1987), p. 99-110.

61 Lucie Robert, L’institution du littéraire au Québec, Québec, Les Presses de l’Université Laval (coll. Vie

des lettres québécoises), 1989, p. 182.

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d’un statut pour lequel la sanction étrangère ne compte que dans des occurrences exceptionnelles.63 »

Bien qu’elle soit consacrée par la grande institution française, Angers devra faire des efforts considérables pour réussir à vivre de sa plume dans un marché du livre canadien-français qui se structure peu à peu. L’écrivaine, nous l’avons vu, profitera de la tribune des journaux pour publier ses œuvres, alors que ceux-ci « permettent plus que la parution, dans leurs pages, d’un grand nombre d’écrits. Leurs moyens techniques et financiers les autorisent à prendre en charge une part de plus en plus grande de la publication des livres64 ». La part restante de la production revient surtout aux

imprimeurs-éditeurs et aux libraires-imprimeurs-éditeurs, qui s’occupent également de l’édition scolaire. Acteurs principaux du milieu, Léger Brousseau, C. Darveau et Beauchemin fondent leur entreprise d’éditions dans les années 1860 et publieront Félicité Angers, de même que la maison Leprohon et Leprohon, qui ouvre ses portes en 1890 et que l’écrivaine poursuivra en justice quelques années plus tard, les accusant d’avoir plagié son roman Un amour vrai en le publiant sous le titre Larmes d’amour en 1897 et 1899 sans son accord. Mais l’omission d’enregistrer ses droits d’auteur au ministère de l’Agriculture lui fera perdre sa cause devant les tribunaux en mai 189965. L’écrivaine rencontrera plusieurs difficultés dans la

mise en marché de ses livres, mais avec effort et audace, elle poursuit sa carrière littéraire, et ce, jusqu’à sa mort, le 6 juin 1924, survenue à la suite de complications d’une ablation d’une tumeur cancéreuse à un ovaire. Ses œuvres auront été publiées en Europe et aux États-Unis, son roman L’oublié traduit en esperanto en plus d’avoir été remarqué par l’Académie française, nous l’avons vu, et par la princesse Czartoryska, née Marguerite Adélaïde d’Orléans66. En 1925, Thomas Chapais67 publie à titre posthume La Sève

immortelle, dernière œuvre signée par l’écrivaine.

***

63 Maurice Lemire et Denis Saint-Jacques [dir.], La vie littéraire au Québec, op. cit., p. 494. 64 Lucie Robert, L’institution du littéraire au Québec, op. cit., p. 59.

65 Voir Chapitre 2. 66 Voir Chapitre 3.

67 Joseph Amable Thomas Chapais est né en 1858 et décédé en 1946. Il est journaliste, professeur d’histoire à

l’Université Laval, homme politique et homme de lettres. Il est un grand ami de Félicité Angers et tous deux partagent des valeurs communes telles la foi, la tradition et la patrie.

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UNE VOIX PERSONNELLE ET INTIME68

L’époque étant foncièrement marquée par le catholicisme, il n’est guère étonnant d’en constater la forte présence dans la correspondance de Félicité Angers. Comme le remarque Marie-Andrée Beaudet, les principaux mentors de cette dernière dans « la réalisation de sa vocation d’écrivain69 » sont des figures religieuses, et le même constat

prévaut quant à ses précieuses amitiés, dont sœur Catherine-Aurélie, la grande mystique, mère fondatrice et directrice du monastère du Précieux-Sang de Saint-Hyacinthe, et sœur Saint-François-Xavier70. Cette prise de parole de femmes, ici dans l’épistolaire, mais qui se

traduit également dans l’œuvre de Félicité Angers, a été l’objet de plusieurs études féministes, notamment menées par Lucie Robert71, Mary Jean Green72, Patricia Smart73 et

Valérie Raoul74. Soulignons également la critique de Robertine Barry, qui, dès 1900, dans

« Les femmes canadiennes dans la littérature », remarque le « chaleureux plaidoyer […] en faveur du rôle patriotique de la femme75 » contenu dans Si les Canadiennes le

voulaient ! (1886). À l’intérieur de J’ai tant de sujets de désespoir, ces deux fidèles amies

sont présentées comme des êtres chers qui semblent influencer la sensibilité et le rapport au monde de l’écrivaine, avec qui les échanges constituent plus que le quart de la correspondance retrouvée, soit 84 lettres sur 31276.

De fait, les lettres destinées à sœur Catherine-Aurélie rappellent sans cesse la glorification du lien qui les unit. La religieuse remarquera elle-même l’attachement

68 Des parties de cette section sont reprises du texte à paraître chez Nota bene « La lettre comme lieu

d’invention d’un destin littéraire : le cas de Laure Conan » dans les actes du colloque Relire le XIXe siècle

québécois à travers ses discours épistolaires, Congrès de l’Acfas, 6 mai 2013.

69 Marie-Andrée Beaudet, « Laure Conan à l’épreuve du livre de piété : hétéronomie et individuation dans la

littérature québécoise du dix-neuvième siècle », dans Voix et images, vol. XXXII, nº 3 (printemps 2007), p. 65.

70 Née Sophronie Boucher en 1844 à Trois-Pistoles et décédée en 1922, sœur Saint-François-Xavier est la

secrétaire de sœur Catherine-Aurélie pendant quelque temps.

71 Lucie Robert, « D’Angéline de Montbrun à la Chair décevante », art. cit., p. 99-110.

72 Mary Jean Green, « Laure Conan and Madame Lafayette : Rewriting the Female Plot », dans Essays on

Canadian Writing, nº 34 (Spring 1987), p. 50-63.

73 Patricia Smart, « Angéline de Montbrun ou la chute dans l’écriture », dans Écrire dans la maison du père :

l’émergence du féminin dans la tradition littéraire du Québec, Montréal, Québec-Amérique (coll. Littérature

d’Amérique), 1990 [1988], p. 39-86.

74 Valérie Raoul, « Phallic women and moral narcissism : the fictional journals of Laure Conan » dans

Distinctly Narcissistic : Diary Fiction in Québec, Toronto, University of Toronto Press, 1993, p. 58-82.

75 Françoise [pseudonyme de Robertine Barry], « Les femmes canadiennes dans la littérature », dans Les

Femmes du Canada, leur vie et leurs œuvres, ouvrage colligé par le Conseil national des femmes du Canada,

pour être distribué à l’Exposition universelle de Paris, Montréal, 1900, [s.e.], p. 209-215.

76 La correspondance retrouvée ne contient aucune lettre de soeur Saint-François-Xavier, bien qu‘elle soit

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grandissant qu’elle éprouve envers Félicité Angers et ne manquera pas de le lui signifier : « Toute vôtre toujours et de plus en plus affectueusement » (2002 [1878] : 65), « chère et dévouée amie, […] c’est un nouveau degré de plus dans notre sainte et mutuelle affection » (2002 [1882] : 137). La proximité féminine des deux femmes se traduit également par leur souci de nommer l’Autre, de parvenir à exprimer par les marques d’appel leurs sentiments. Ainsi, la religieuse fait l’éloge du prénom de son amie, le préférant au « Mademoiselle » d’usage :

Ma bien chère Félicité,

Votre beau nom qui me rappelle à la fois une glorieuse Martyre et la félicité dont elle jouit dans le ciel va si bien à mon cœur que je ne fais pas de différence, comme vous le voyez, de le mettre à la place de "Mademoiselle". — Si c’est un moyen de vous faire plaisir j’en suis vraiment toute [sic] heureuse. (2002 [1878] : 57)

Semblablement, « l’amie » cèdera parfois la place à des marques empreintes d’amour filial : « c’est la prière d’une sœur aînée qui sent le besoin de suivre sa petite sœur du regard » (2002 [1878] : 54), écrira sœur Catherine-Aurélie dans la première lettre retrouvée adressée à l’écrivaine. Moins d’un mois plus tard, le lien s’intensifie, et la religieuse ne se présente plus comme une sœur, mais bien comme une mère, vraisemblablement à la demande de sa correspondante : « si je suis une petite Mère bien aimante, je suis aussi bien exigeante pour la perfection de mes bien-aimées filles… » (2002 [1878] : 57) Angers donnera son accord quant à ce nouveau lien d’affection dans l’adresse de Sweetest Mother. Cette filiation apparaît pour la première fois dans la correspondance le 21 février 1879 et à un moment charnière dans la vie d’Angers, en ce que l’élection de cette mère spirituelle correspond au deuil de sa mère véritable. En effet, la lettre77 dévoile la douleur d’Angers et son repentir quant à la difficulté de

communiquer avec sa mère biologique, Marie Perron, à qui elle demande pardon et pour qui elle souhaite une place réservée auprès de Dieu. Cet aveu de remords renforce paradoxalement la relation intime qu’elle entretient avec sœur Catherine-Aurélie, relation qu’elle n’a jamais su développer avec sa propre mère. Le 10 juin, pourtant, Félicité Angers revient sur l’appellatif de Sweetest Mother et précise sa pensée :

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Ma très chère amie,

J’aime à vous nommer ainsi. C’est si vrai et si doux. Ma mère, vous ne l’êtes pas, mais mon amie je sais que vous l’êtes. (2002 [1879] :94)

Pour Angers, les mots ont un poids, ils portent, ils évoquent. Leur choix devient primordial et c’est d’entrée de jeu, dans l’exorde de la lettre, que l’écrivaine revient sur le langage, ce qui n’est pas sans rappeler l’extrait précédemment présenté où sœur Catherine-Aurélie saluait avec ravissement le prénom de son amie. La complicité entre les deux femmes, cette « parenté entre [leur] âm[e] » (2002 [1881] : 127) est soutenue, il va sans dire, par l’admiration qu’elles se vouent mutuellement. Angers, très croyante, se tourne vers sœur Catherine-Aurélie comme vers sa mère spirituelle, sa médiatrice auprès de Dieu. Cette dernière recevra par conséquent plusieurs demandes de son amie pour intercéder en sa faveur auprès du Seigneur dans les moments d’épreuves, particulièrement celles liées au deuil ou aux difficultés financières. Dans les moments d’extase comme de douleur, leur complicité est si entière, si sentie, que sœur Catherine-Aurélie écrira, le 31 janvier 1879, apprenant le décès de Marie Perron : « Jamais encore comme aujourd’hui je n’ai compris par quels liens étroits le Sang de Jésus m’a attachée à votre âme — votre douleur est ma douleur — vos larmes sont mes larmes. » (2002 [1879] : 81) Plus que compatissante, la religieuse substitue sa douleur à celle d’Angers, l’idée de symbiose rappelant ses propres capacités de mysticisme et de transcendance. Mais les liens entre les deux femmes ne sauraient s’arrêter à leur fervente foi. Véritables pionnières du Canada français dans leur champ respectif, l’une comme fondatrice de la première communauté de religieuses contemplatives et l’autre comme première écrivaine, leur statut marque évidemment une rupture avec le rôle traditionnel qui leur est socialement réservé, mais chacune est déterminée à agir selon les volontés du Seigneur. Angers, en plus de destiner son œuvre, comme nous le verrons plus tard, à la gloire de Dieu, appuiera le financement de la communauté du Précieux-Sang en recueillant, auprès de souscripteurs, de « petits contrats » adressés à l’Institut de Saint-Hyacinthe. De son côté, autant sœur Catherine-Aurélie se fait médiatrice d’Angers auprès de Dieu, autant elle n’hésite pas à demander la collaboration de cette dernière lorsqu’il est question d’entreprises relationnelles : « Je trouve très bien, que vous atteigniez Messieurs les Curés des paroisses voisines ; car je n’en connais à peu près aucun de vos environs ; même dans le cas contraire je crois que je vous prierais encore de vous faire notre médiatrice auprès d’eux. Comme vous le voyez, j’ai foi en vos succès

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d’avocate. » (2002 [1878] : 61) Mais cette détermination qu’on attribue à la Malbéenne ressemble parfois à de l’entêtement, notamment quant à son rêve de voir édifier un monastère à Chicoutimi, à l’image de la fondation de soeur Catherine-Aurélie. Aux yeux de la religieuse, le projet de son « imperturbable » (2002 [1881] : 126) amie semble peu réaliste. La réponse du 26 août 1883 qu’envoie Angers à sœur Saint-François-Xavier montre qu’elle en est consciente, puisque, sans déroger à ses convictions, elle affirme : « Je crois à ma fondation — riez tant qu’il vous plaira. » (2002 [1883] : 156)

D’ailleurs, il ne semble pas surprenant que ce ton soit destiné à sœur Saint-François-Xavier, à l’image des 28 lettres à l’intention de cette dernière. En effet, en dépit des preuves de sympathie entre les trois correspondantes, c’est pourtant dans les lettres échangées avec sœur Saint-François-Xavier qu’on sent le plus d’aisance. Dans ces lettres, le naturel de la familiarité remplace la noblesse recherchée du sentiment, si présente dans les lettres à sœur Catherine-Aurélie. Sœur Saint-François-Xavier recevra les soubresauts, les excès, les écarts, garants de la confiance profonde de leur relation, par des lettres ponctuées d’exagérations, d’humour, d’exclamations et d’interrogations, portées sur les grandes affaires du quotidien (bien que révélant quelques fois et brièvement un travail d’écriture) : « N’était votre fête qui approche, je ne serais pas à vous écrire. Je vous en veux trop de ne m’avoir pas encore écrit. Moi qui attends chaque malle si impatiemment ! dure ! cruelle ! va. » (2002 [1884] : 187) Selon Julie Roy, « la ponctuation expressive, que l’on retrouve abondamment dans les lettres signées sous pseudonyme féminin [ce n’est pas le cas ici], exprime les variantes affectives et témoigne du naturel de l’écriture, branchée directement sur l’émotivité de l’épistolière78. » Cette énergie, cette audace qui paraît présente chez les

trois femmes est l’objet d’admiration, de valorisation dans les lettres : « Très chère amie / Vous êtes meilleure que jamais et plus audacieuse aussi », écrit Angers à sœur Saint-François-Xavier. (2002 [1885] : 196) Dans la même veine, Julie Roy constate que « [l]a culture féminine, commune aux deux pôles de la communication, engendre un point de rencontre qui permet de faire de la lettre un espace de réflexion et de connivence où l’identité féminine s’ébauche, est remise en question ou se consolide79. »

78 Julie Roy, « Stratégies épistolaires et écritures féminines : les Canadiennes à la conquête des lettres

(1639-1839) », thèse de doctorat, Montréal, Université du Québec à Montréal, 2003, p. 710.

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Au fil des lettres échangées entre Angers et les Adoratrices du Précieux-Sang se dégage chez la première un leitmotiv, celui de l’absence de l’autre comme souffrance. Cette idée renvoie à la notion de proxémie de l’anthropologue Edward T. Hall, que Julie Roy transpose à l’épistolaire : « Ces rapports de proximité déterminent de manière importante les comportements des individus dans l’univers social. Dans le cas des lettres, ils jouent un rôle tout aussi fondamental dans la mise en place de l’écriture et la mise en scène de soi par l’écriture80 ». Découlent de cette proxémie quatre types de distances, que Julie Roy définit

brièvement: la distance intime, la distance personnelle, la distance sociale et la distance publique.

La distance intime demande à ce que les deux interlocuteurs s’accueillent et s’acceptent mutuellement dans un espace intime qui permet l’exacerbation de la séduction ainsi que du contact, telles les lettres d’amour. La distance intime se veut aussi celle du tête-à-tête, du corps à corps, bien que cette question de présence physique puisse sembler paradoxale dans le cadre d’une correspondance. Dans le même ordre d’idées, Vincent Kaufmann, dans L’équivoque épistolaire81, confère la présence physique comme un enjeu

majeur des lettres. L’épistolier, pour qui la lettre est une tentative de rapprochement vers son destinataire, doit rédiger la lettre afin que se matérialise cette quête de proximité tant souhaitée, ce qui, du même coup, réitère sa souffrance de l’absence. Pour Julie Roy, le motif d’écriture de la lettre écrite à distance intime est, bien avant le propos, la communication.

La distance personnelle, quant à elle, n’est pas de l’ordre du contact physique et relève plutôt de la discussion et des confidences « [l]es diverses situations vécues au quotidien servent de point d’ancrage du discours et exercent une influence sur le projet d’écriture82. » Toujours selon Roy, la distance personnelle tient à l’importance de

l’« espace vital83 » de chacun des correspondants que ceux-ci sont invités à respecter.

Au contraire, les correspondances s’inscrivant dans la distance sociale mettent l’accent sur le rôle social des épistoliers davantage que sur la relation intime ou personnelle qu’ils entretiennent. Il n’est plus question de sentiments, encore moins de contacts

80 Ibid., p. 131-132.

81 Vincent Kaufmann, L’équivoque épistolaire, Paris, Éditions de Minuit. (Coll. Critique), 1990. 82 Julie Roy, « Stratégies épistolaires et écritures féminines », op. cit., p. 134.

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