• Aucun résultat trouvé

LA PROFESSIONNALISATION D’UNE VOCATION

U NE QUÊTE DE RECONNAISSANCE

Une posture de modestie

Pour respecter la distance sociale que la nature hiérarchique de ses relations avec plusieurs correspondants l’oblige à maintenir, Angers doit faire preuve d’humilité à plusieurs reprises dans la correspondance. Pour Marie-Claire Grassi,

[l]e respect absolu est donc le reflet de l’extrême distance sociale entre les épistoliers, de la déférence due par un inférieur à un supérieur. Dans la lettre, ces marques témoignent de l’effacement, voire de la négation du corps. La nature et surtout la place des appellatifs sont importantes et se doivent de marquer particulièrement cette distance : Monsieur, parfois Cher monsieur. Les possessifs sont exclus. […] Pour signifier le respect, la formulation de base la plus utilisée, au féminin comme au masculin est l’expression de l’humilité […] donc du respect et de l’obéissance : on signe humble et obéissant serviteur124.

Les lettres professionnelles de l’écrivaine revêtent souvent cet aspect cérémonieux qui interdit toute expression intime. Les formules de salutation expriment, voire exacerbent la hiérarchie entre les correspondants, et donc l’obédience d’Angers. Lorsqu’on les compare, les salutations dédiées aux Adoratrices du Précieux-Sang sont tournées davantage vers les messages du cœur, vers l’attachement et les marques de tendresse, alors que celles présentes dans les lettres professionnelles déploient une rhétorique axée sur la reconnaissance, la considération et l’obéissance. L’humilité, comme le mentionne Grassi, est présente, « Laure Conan / très humble collaboratrice du Canada-Français » (2002

123 Des parties de cette section sont reprises du texte à paraître chez Nota bene « La lettre comme lieu

d’invention d’un destin littéraire : le cas de Laure Conan » dans les actes du colloque Relire le XIXe siècle

québécois à travers ses discours épistolaires, Congrès de l’Acfas, 6 mai 2013.

[1887] : 207), « Votre humble servante » (2002 [1895] : 235), « humblement » (2002 [1906] : 301), au même titre que les demandes de pardon de son indignité : « Cinq cent mille millions de pardons » (2002 [1992] : 221).

En outre, Julie Roy dans « Stratégies épistolaires et écritures féminines : les Canadiennes à la conquête des lettres (1639-1839) » note que la modestie des femmes épistolières de la presse est en relation avec la bienveillance des éditeurs125. Il semblerait

que ce constat puisse s’élargir à notre corpus de lettres professionnelles. En effet, les occurrences de cette bienveillance nommée par Angers pour qualifier l’attitude de ses conseillers littéraires parsèment sa correspondance et caractériseront à tour de rôle Pierre- Joseph-Olivier Chauveau, le Père Désy126, Mgr Louis-Adolphe Pâquet, Léo Leymarie127,

Victor Morin128, Louis Fréchette, puis les abbés Verreau129 et Casgrain, pour ne nommer

que ceux-là —et sans énumérer les nombreux correspondants dont la bienveillance est louée en d’autres termes.

Dans le cas de l’abbé Casgrain, cette bienveillance fait l’objet d’une stratégie discursive qui prend place dès la première lettre retrouvée que lui adresse l’écrivaine, le 9 décembre 1882. D’abord, l’exorde permet à cette dernière de revenir sur les bons mots que lui a envoyés l’abbé concernant Angéline de Montbrun, ce qui d’une part lui sert à effectuer les remerciements d’usage, mais qui d’autre part rappelle à l’abbé son heureuse disposition à l’égard de l’écrivaine. Plus encore, en qualifiant les commentaires de Casgrain de « bienveillants », Angers réussit subséquemment à solliciter d’autres bonnes grâces : « Naturellement, je ne demanderais pas mieux que de corriger mon travail et votre bienveillance me fait espérer que vous ne refuserez pas de m’aider » (2002 [1882] : 139). Plusieurs mois s’écoulent avant que l’écrivaine ne revienne à la charge, le 27 avril 1883, « je m’en vais vous donner la preuve qu’en se montrant bienveillant on n’agit pas toujours

125 Julie Roy, « Stratégies épistolaires et écritures féminines », op. cit., p. 705.

126 Joseph-Edouard Désy, né en 1841 et mort en 1918, entré chez les Jésuites en 1861, est professeur au

collège Sainte-Marie de Montréal en 1877 et 1878. Il fonde la maison de retraite Villa Manrèse en 1887 qu’il dédie à la Vierge Marie.

127 Léo Leymarie, né en 1876 à Paris et mort en 1945 à la suite d’un internement en Allemagne durant la

Seconde Guerre mondiale, est professeur, journaliste, conférencier et auteur. Il enseigne au Canada français et est l’auteur de plusieurs ouvrages et articles sur l’Acadie et le Canada. Il sera secrétaire à la revue Nova

Francia et stimulera la redécouverte de textes de femmes en les publiant dans la revue.

128 Victor Morin, né en 1865 et décédé en 1966, est notaire, professeur et homme de lettres. Il est connu pour

avoir rédigé un manuel de Procédures des assemblées délibérantes (1939).

129 Hospice-Anthelme-Jean-Baptise Verreau est né en 1828 et décédé en 1901. Il est professeur et auteur

prudemment. Le fait est qu’il me faudrait l’avis d’un juge éclairé sur mon travail » (2002 [1883] : 150), cette fois en lui reprochant avec humour cette même bienveillance pour mieux le relancer.

Quoique ce blâme paraisse s’écarter de la posture de modestie, Angers n’oublie pas pour autant qu’elle occupe une position inférieure à celle de son correspondant. Elle souligne d’ailleurs la relation hiérarchique qui la lie à Casgrain, celle qui sépare l’homme de la femme, l’abbé de la croyante, le père de la littérature canadienne de l’aspirante écrivaine : « Jamais je n’ai oublié quelle distance il y a entre nous et je sais parfaitement que vous faites preuve d’une grande condescendance en vous occupant de mon ouvrage. » (2002 [1884] : 180) En des termes similaires, elle s’adressera à Pierre-Joseph- Olivier Chauveau : « malgré la distance entre nous130 ». Aux deux hommes de lettres, elle

énonce d’emblée la honte et les raisons qui l’ont poussée à l’écriture, alors même qu’elle souhaite obtenir leur aide. La lettre lui servira presque de contrat : Angers y explique que prendre la plume est pour elle un acte de nature alimentaire, et non pas une preuve de vanité, avant d’engager ses correspondants à collaborer avec elle. De fait, dans une lettre à Casgrain, datée du 9 décembre 1882, elle se décrit comme subissant son destin littéraire, puisque ce sont des causes extérieures qui sont le sujet des verbes d’action : « j’éprouve encore le besoin de me justifier d’avoir essayé d’écrire. Permettez-moi donc de vous dire que les circonstances ont tout fait où [sic] à peu près. Ma volonté, je vous l’assure, y a été pour bien peu de choses. La nécessité seule m’a donné cet extrême courage de me faire imprimer » (2002 [1882] : 139). Cette explication est reprise presque textuellement dans une lettre adressée à Chauveau, où elle avoue vouloir se « justifier un peu de [s]on étrange manie d’écrire131 » en répétant que seule la nécessité la pousse « au ridicule132 » de publier.

Elle parlera au Père Édouard Désy de « la nécessité [qui] est une rude maîtresse » (2002 [1892] : 217), de son « pauvre livre » (2002 [1891] : 214) et de « ses petites affaires » (2002 [1892] : 218), employant un qualificatif qui, à l’évidence, tend à amoindrir la qualité de son travail. Aussi, accablée par « une assez belle honte de [s]e faire imprimer » (2002 [1883] : 160), elle tentera de convaincre l’abbé Casgrain de retrancher de

130 Laure Conan, « Lettres inédites », dans Angéline de Montbrun, édition critique préparée par Nicole

Bourbonnais, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal (Coll. Bibliothèque du Nouveau Monde), 2007, p. 391.

131 Ibid., p. 386. 132 Idem.

sa préface les renseignements intimes la concernant. Elle avancera que ce « sentiment » d’incapacité à tolérer une telle exposition publique est une affaire toute féminine qui peut être incompréhensible pour les hommes, qui « sont faits pour la publicité. » (2002 [1883] : 160) En intégrant dans son discours les représentations de l’homme public et de la femme s’épanouissant dans la sphère privée qui nourrissent l’imaginaire social, l’écrivaine parvient à argumenter que la méconnaissance de l’abbé sur les femmes le rend coupable d’incompréhension. Parallèlement, la honte d’Angers de voir imprimer son ouvrage s’ajoute à celle de pouvoir être perçue comme présomptueuse lorsqu’elle s’adresse à Pierre- Joseph-Olivier Chauveau : « ce n’est pas la prétention, ni aucun travers de cette sorte qui m’a fait prendre ma plume pour autre chose que ma petite correspondance133. » Dans une

telle posture d’humilité, il devient bien difficile pour l’écrivaine de se faire valoir, et elle le sait : « Je vous demande pardon de cette vantardise » (2002 [1892?] : 218). Pourtant, cette déférence destinée aux hommes tient en partie à la volonté de voir fleurir son entreprise littéraire.

À l’opposé de cette humilité, mais toujours dans le même objectif, certaines lettres, qu’elle adresse à des femmes et à des hommes de confiance, révèlent sa méfiance profonde des hommes. À sœur Catherine-Aurélie, elle affirmera savoir « ce que vaut le français des hommes qui [la] remplaceraient » (2002 [1896] : 246) s’il advenait qu’on lui enlève la direction de La Voix du Précieux-Sang, poste qu’elle chérit, tout comme elle avertira Élodie Garneau134 « que les hommes sont trompeurs » (2002 [1887 ?] : 203). Ce discours à l’égard

de la gent masculine sera aussi présent dans la sphère publique. Ainsi, elle répond à l’article de Joséphine Marchand-Dandurand135, « Le suffrage féminin », paru dans Le Coin du

feu136, dans une lettre à la presse datée de décembre 1893. Sous le couvert d’une opposition

au droit de vote réclamé pour les femmes, elle critique sévèrement l’usage que font les hommes du leur :

133 Laure Conan, « Lettres inédites », art. cit., p. 386.

134 Née en 1864 et décédée en 1940, Henriette Élodie Garneau (Minette) est la fille d’Alfred Garneau et

d’Élodie Globensky

135 Joséphine-Hersélie-Henriette Marchand-Dandurand est née en 1861 et décédée en 1925. Journaliste,

écrivaine et féministe, elle est la fondatrice du magazine Le Coin du feu, devient vice-présidente du National Council of Women of Canada, et participe à l’Exposition universelle de Paris en 1900. En 1902, elle est cofondatrice de la section féminine de l’Association Saint-Jean-Baptiste de Montréal.

Décembre 1893 Je vous avoue, madame, que le droit de voter me semble pour nous assez peu désirable. Mais, si jamais il nous était accordé — ce dont je n’ai cure, — c’est ma conviction que les femmes n’en pourraient guère user plus mal que les hommes.

Laure Conan (2002 [1893] : 226)

Si le droit de vote semble peu désirable, c’est qu’Angers conçoit « [l]es douces illusions […] pour les politiques137 », et, en l’occurrence, pour les hommes qui les

pratiquent. De surcroît, dans une lettre datée du 10 octobre 1880, elle évoquera l’éloquence et la vertu transparaissant dans les allocutions de Chauveau en spécifiant : « la dessus [sic] il me semble que l’opinion d’une simple femme vaut celle d’un académicien138. » L’emploi

du qualificatif « simple » choisit par l’écrivaine pour désigner la femme en général détonne de son discours habituel, ce qui laisse croire à une pointe d’ironie, preuve d’une relation de confiance avec son correspondant, d’autant plus que l’écrivaine connaît l’ouverture d’esprit de ce dernier et son grand égard pour les femmes, dont il fait l’éloge dans une lettre antérieure :

je ne suis pas de ceux qui voient d’un mauvais œil les productions littéraires de la plus belle moitié du genre humain. Au contraire, il y a des genres tels que le roman, la nouvelle, la poésie intime, et par dessus tout [sic] le genre épistolaire, dans lequel la plus vilaine moitié doit admettre son infériorité, ce qui, je crois, serait encore plus évident, si un vilain préjugé fortifié par certaine épithète mal- séante n’empêchât beaucoup de talents féminins de se révéler au monde. (2002 [?] : 163)

Contrairement à Chauveau, certains hommes, selon les propos d’Angers, s’emploient à entraver son émancipation en tant que femme de lettres. L’attitude des hommes à l’égard de ses projets littéraires l’oblige à faire preuve de prudence dans ses échanges épistolaires. Par conséquent, lorsqu’elle confie au Père Désy, un des quelques hommes à avoir obtenu sa confiance, qu’elle a reçu une lettre de France qui l’emplit d’espoir, elle joue de précaution en lui demandant de n’en rien divulguer : « Ceci est absolument confidentiel car si on s’en doutait on mettrait tout en œuvre pour me nuire. Je commence à connaître les hommes et vous prie de ne donner à personne aucun soupçon — même le plus vague. » (2002 [1892] : 220) Dans le même sens, l’écrivaine requiert l’aide du premier

137 Laure Conan, « Lettres inédites », art. cit., p. 386. 138Ibid., p. 390.

ministre Wilfrid Laurier139 le 6 avril 1904 et lui précise saisir le comportement hostile à son

endroit, auquel elle ne consent : « Si j’étais un homme, on me traiterait bien autrement. » (2002 [1904] : 286) À titre comparatif, il est vrai que les sollicitations de Louis Fréchette auprès d’Honoré Mercier et de Wilfrid Laurier porteront fruit : le premier lui fournira un poste de greffier au Conseil législatif, et le deuxième, une invitation auprès du lieutenant-gouverneur, Louis-Amable Jetté140, privilèges dont ne jouira pas Félicité

Angers. Bien que les deux écrivains doivent poser les premiers jalons de leur métier, cette dernière, comme Manon Brunet le précise, a bien conscience de faire « cavalier seul » (2002 : 12). Une missive de l’abbé Lapointe adressée à l’écrivaine attestera de la mince marge de manœuvre dont Angers dispose pour gagner sa vie par l’écriture en tant que femme141. En effet, le 18 octobre 1907, l’abbé montre son mécontentement au sujet

d’une lettre qu’Angers a envoyée aux journaux dans laquelle elle dénonce le piètre entretien des cimetières de La Malbaie et remet en cause l’autorité du curé de sa paroisse :

Vous avez dans votre livre de prédilection, si je ne me trompe, magnifiquement illustré le rôle naturel et pourtant providentiel de la femme.

Que n’êtes-vous restée toujours dans ce rôle si beau, si utile, le seul où vous puissiez certainement faire du bien parce que c’est le seul que vous ait assigné la Providence.

[…]

On se moque beaucoup entre hommes, entre homme [sic] du monde surtout — j’en parle à bon escient — de la manie qu’ont certaines femmes de s’ériger en "directeurs" de conscience, ou, comme ils disent, de confesser dans les gazettes. N’est-il pas à craindre qu’on se gausse un peu de ce qui pourrait sembler à une légère prétention de gouverner les paroisses ? (2002 [1907] : 313- 314)

Dans cette lettre, Désy met en parallèle l’œuvre et le comportement de l’écrivaine. L’interprétation de l’abbé, « s[’il] ne [s]e trompe », se base sur le rôle providentiel de la femme dans Angéline de Montbrun pour constater qu’Angers s’en écarte, elle qui devrait pourtant se satisfaire du seul rôle qui lui est réservé : celui assigné par « la Providence ». Ainsi, si l’œuvre a pour fonction de servir Dieu, il apparaît que l’écrivaine doit également

139 Henry Charles Wilfrid Laurier naît en 1841 au Canada français et meurt en 1919 en Ontario. Profondément

libéral, il devient le septième premier ministre du Canada et gouverne de 1896 à 1911.

140 Jacques Blais, Hélène Marcotte et Roger Saumur, Louis Fréchette épistolier, Québec, Nuit blanche éditeur

(Série Séminaire, nº 4.), 1992, p. 28.

141 La lettre en question n’aurait jamais été envoyée à Angers, selon la note de l’abbé que relève Dion : « [En

marge de la première page : "Cette lettre n’a pas été envoyée à sa destinataire, cela ayant été jugé inutile, après réflexion"] ».

en faire foi en reprenant le rôle qui lui convienne. De plus, l’abbé, en informant sa correspondante des bruits qui courent dans les milieux mondains masculins, accentue la distance sociale qui les sépare et lui donne davantage d’autorité. Sous des airs de bienveillance, « [n]’est-il pas à craindre », l’homme prévient — ou menace — Angers des médisances qu’elle pourrait s’attirer.

La vocation d’écrire

À cet effet, Georges Bellerive, dans Brèves apologies de nos auteurs féminins, souligne le caractère inusité pour une femme de l’époque de faire « une intrusion aussi osée dans le domaine des lettres142 ». Il considèrera qu’il faut cependant « l’excuser de s’adonner

à l’art littéraire143 » en raison de sa piété et de sa modestie. Cette piété, Angers ira jusqu'à

l’exacerber en évoquant le métier d’écrivaine comme un appel, une vocation, dans une lettre à sœur François-Xavier en 1882 :

On m’encourage beaucoup à écrire. On me dit que c’est ma vocation et plusieurs choses me portent à croire qu’on dit vrai. Aidez-moi donc à la remplir, très chère. C’est terrible pour une pauvre ignorante comme moi de me trouver aux prises avec une destinée pareille. Mais si Notre Seigneur voulait bénir mes faibles efforts, il peut faire fleurir les pierres et les bourbiers. C’est là-dessus que je compte. (2002 [1882] : 140-141)

Près d’un an plus tard, elle revient sur l’idée de l’appel de Dieu, toujours à sœur Saint- François-Xavier, mais avec ceci de plus qu’elle demandera de prier pour sa bonne fortune : « Il me semble que la sympathie qu’on me témoigne vient d’en haut. Je veux dire des prières faites pour mon succès. Continuez, très chère, je touche à un moment important. » (2002 [1883] : 156)

Or, le récit que fait Angers quant à sa décision de prendre la plume nous semble trouver écho dans la description que fait Pierre Nepveu144 du récit de Marie de

l’Incarnation, qui « se déroule sous le signe d’une nécessité radicale, providentielle145 ».

Angers, par l’écriture, veut déraciner le mal que lui cause le souvenir de sa mère146. Marie

142 Georges Bellerive, Brèves apologies de nos auteurs féminins, Québec, Librairie Garneau, 1920, p. 12. 143 Idem.

144 Pierre Nepveu, « Admirable néant », dans Intérieurs du Nouveau Monde. Essais sur les littératures du

Québec et des Amériques, Montréal, Boréal (Coll. Papiers collés), 1998, p. 31-41.

145 Ibid., p. 33. 146 Voir Chapitre 1.

de l’Incarnation, d’un point de vue « sédentaire et intérieur, […] saisit cette aventure de transplantation dans le prolongement de la logique d’une expérience de l’être, à la fois comme manque et comme intensité suprême147. » Contrairement à Angers, cependant,

Marie de l’Incarnation se dirige vers le sacrifice, et non pas la liberté : il lui arrivera cependant de goûter l’expérience du néant avec extase, alors que la première, nous l’avons vu, ne peut se résoudre au terne et exprime par un vocable de la verticalité son désir d’ascension vers le titre d’écrivaine. Cette idée de vocation, qu’Alain Corbin définit comme le « sommet de l’échelle des ambitions148 », semble très présente dans l’imaginaire social

du Canada français de l’époque, en plein « réveil religieux149 », de la même façon que la

France du XIXe siècle est alimentée par une passion ravivée notamment pour les dévotions,

le mysticisme et l’Immaculée Conception. À l’instar de ce que Corbin perçoit dans le « déploiement contemporain d’une figure laïcisée de la vocation150 » Félicité Angers, qui

demeure célibataire et qui souhaite faire aimer Dieu, « moul[e], plus ou moins consciemment, [s]a conduite sur le modèle ancien [celui de la vocation religieuse]151. »

Transférée au monde laïc, la vocation devient alors « consécration152 » de soi.

Ainsi, la religion servira en partie à légitimer la venue à l’écriture d’Angers, comme le suggère Marie-Andrée Beaudet153, mais il n’en demeure pas moins que l’écrivaine

cherchera également dans sa vocation une émancipation professionnelle. Pour ce faire, elle convertira son capital religieux, qui se mesure à sa pratique personnelle — les exercices privés, les prières, les neuvaines, les retraites et les quarante heures — et à sa pratique « publique ». C’est-à-dire qu’Angers montrera son zèle en sollicitant des « petits contrats » pour les sœurs du Précieux-Sang, en s’impliquant au sein des mouvements de tempérance en vogue à l’époque — qui redorent le blason de l’Église catholique — , ou encore au mouvement paroissial de La Malbaie qui s’oppose au déplacement du cimetière et à l’exhumation des corps : « Ce n’est pas en faisant jeter à la voirie les cendres de nos morts

147 Pierre Nepveu, « Admirable néant », art. cit., p. 31.

148 Alain Corbin, « Coulisses », dans Philippe ARIÈS et Georges DUBY [dir.], Histoire de la vie privée. 4. De

la Révolution à la Grande Guerre, Paris, Le Seuil (Coll. L’Univers historique), 1999 [1987], p. 430.

149 Voir Chapitre 1.

150 Alain Corbin, « Coulisses », art. cit., p. 430. 151 Ibid., p. 430-431.

152 Ibid., p. 431.

153 Marie-Andrée Beaudet, « Laure Conan à l’épreuve du livre de piété : hétéronomie et individuation dans la

littérature québécoise du dix-neuvième siècle », dans Voix et images, vol. XXXII, n° 3 (printemps 2007), p. 59-71.

qu’on relèvera l’âme canadienne. » (2002 [1907 ?] : 309) Ce capital religieux qu’elle

Documents relatifs