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Romanesque et innommable «Analyse de Grand-mère Quéquette» (2003), «Demain je meurs» (2007) et «Les Enfances Chino» (2013) de Christian Prigent

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Romanesque et innommable

Analyse de Grand-mère Quéquette (2003), Demain je meurs (2007) et Les Enfances Chino (2013) de Christian Prigent

Félix-Antoine Marcoux

Département de langue et littérature françaises Université McGill, Montréal

Mémoire soumis à l’Université McGill en vue de l’obtention du diplôme de Maîtrise ès arts en littérature française

Août 2015

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Table des matières

Résumé / Abstract ... iii

Remerciements ... iv

Introduction ... 1

Chapitre 1 – La force dé-figurante de l’innommable ... 10

La valeur littéraire ... 13

L’idéal de vérité ... 18

Révolte et insoumission dans la langue ... 24

La forme et la vie ... 29

Le paradoxe des textes théoriques ... 31

Le sujet et le collectif ... 32

Chapitre 2 - Le réalisme critique des romans de l’innommable ... 37

Grand-mère Quéquette ... 39

Demain je meurs ... 51

Les Enfances Chino... 61

Du réalisme critique à la discursivité historique ... 74

Chapitre 3 – Le Rythme de l’innommable ... 85

La phrase – lieu du rythme... 87

Demain je meurs – métrique et mort du père ... 93

Grand-mère Quéquette et Les Enfances Chino – enthousiasme et catastrophe du phrasé ... 105

Conclusion ... 111

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Résumé / Abstract

Ce mémoire cherche, à travers l’analyse de Grand-mère Quéquette, Demain je meurs et Les Enfances Chino de Christian Prigent, à montrer selon quelles modalités une prose romanesque peut mettre en œuvre une poétique de « l’innommable ». Cette notion, développée dans les essais de Prigent, est fondée sur le sentiment d’inadéquation entre le réel et la langue censée le représenter et dépend de principes esthétiques, éthiques et politiques que ce mémoire éclaircira. Geste d’insoumission politique, la défiguration des lieux communs requiert de l’écriture qu’elle renverse les discours qui tentent par la nomination de faire sens du réel, fondamentalement insensé et innommable. Ce rejet de la représentation mimétique historiquement liée au roman détermine la spécificité des trois œuvres à l’étude qui mettent de l’avant un « réalisme critique ». Celui-ci, par des structures narratives complexes, déstabilise le statut référentiel du récit et prend pour objet les discours sur le réel plutôt que le réel lui-même. La conjonction de l’innommable et du romanesque ne peut cependant se faire sans le travail du phrasé qui permet de déplacer la signifiance de l’œuvre de la représentation vers le rythme, lui-même caractérisé par une vitesse d’emportement à la fois enthousiasmante et catastrophique.

This thesis seeks, through the analysis of Grand-mère Quéquette, Demain je meurs and Les Enfances Chino by Christian Prigent, to determine how a novelistic prose can implement a poetics of the “unnamable”. This concept, exposed in Prigent’s essays, is based on the feeling of a disjunction between the “real” and the language supposedly representing it and encompasses aesthetic, ethical and political principles that this thesis will identify. As a gesture of political insubordination, the disfiguration of commonplaces requires of writing that it overthrows the discourses that attempt, through naming, to make sense of the “real” which is in itself senseless and “unnamable”. This rejection of the mimetic representation historically linked to the novel determines the specificity of Prigent’s novels which display a “critical realism”. This form of realism, through complex narrative structures, destabilizes the referential status of the story and takes as its object the discourses about the “real” rather than the “real” itself. The conjunction of the “unnamable” and the novel cannot be accomplished without the power of the “phrasé” which allows to transfer the signification of the work of art away from its representative ability and toward its rhythm, itself characterized by a speed both exciting and catastrophic.

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Remerciements

Je voudrais tout d’abord remercier mon directeur de recherche, Arnaud Bernadet, pour ses commentaires éclairés, son érudition inspirante et ses encouragements. Sans son aide, ce mémoire n’aurait pu prendre forme.

Merci aux membres de ma famille pour leur soutien indéfectible (Suzanne, Pierre, Gabrielle, Solanges et tous les autres).

Merci à Nora et aux autres amis qui m’ont aidé à traverser les étapes plus difficiles avec le sourire.

Merci aux professeurs Alain Farah, qui m’a fait découvrir l’œuvre de Christian Prigent, et Pascal Brissette qui m’ont soutenu pendant mes études au Département.

Pour leur soutien financier, je remercie le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada et le Département de langue et littérature françaises de l’Université McGill.

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Introduction

L’œuvre de Christian Prigent est souvent associée à « l’avant-garde ». Cette association et le sens même du terme « avant-garde » sont problématiques parce qu’instables historiquement. Christian Prigent a certes activement participé à l’avant-garde littéraire de la seconde moitié du XXe siècle, notamment à travers la revue TXT qu’il a cofondée en 1969 et dirigée pendant plus de vingt ans jusqu’à sa dissolution. À la fin des années 1980, par contre, l’évolution du contexte politique (notamment la chute du Mur de Berlin et la fin de l’URSS) et les changements concomitants dans le champ littéraire (dissolution graduelle des groupes d’avant-garde politiquement « radicaux ») ont forcé Prigent à ajuster sa posture d’écrivain avant-gardiste militant et idéologiquement motivé. Il témoigne en 1989 de la fin des avant-gardes causée, entre autres facteurs, par leur attachement à des idéologies collectivistes (communisme, marxisme, maoïsme) tombées en disgrâce :

Les « avant-gardes » de ce siècle (le futurisme russe, le surréalisme, le telquelisme des années 70) ont vécu dans une sorte de fascination pour cet aboutissement pervers de leur propre stratégie que synthétisait la formule : « Il n’est d’avant-garde que politique ». L’ajustement idéologique qui servait de couverture intellectuelle et morale à la production de formes « nouvelles » ne pouvait alors se penser en dehors de l’horizon « révolutionnaire », de la croyance en l’Histoire, de la politique comme dernier mot sur tout, du marxisme comme vision totalisante. La débâcle des idéologies progressistes a aujourd’hui retiré à l’aventure littéraire ces alibis qui justifiaient (mais en même temps annulaient?) ses excentricités esthétiques1.

Le travail poétique ne peut dès lors plus se faire selon la visée idéologique de groupes ouvertement politisés. L’expérimentation et le renouvellement formels ainsi que la portée

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politique de la littérature ne s’en trouvent pas pour autant périmés. Alain Farah souligne très justement le maintien de l’impulsion de l’avant-garde :

[La fin de l’avant-garde] ne veut absolument pas dire que la question de l’invention de formes nouvelles, de même que le projet de conjoindre l’art et la vie, soit pour autant disparue. Au contraire, toute la difficulté réside dans la nécessité de maintenir ces injonctions à l’extérieur du cadre de l’avant-garde. L’échec historique du phénomène ne liquide pas la problématique qu’il sous-tend. […] En somme, rien n’arrête l’impulsion avant-gardiste, surtout pas la « fin de l’avant-garde »2.

Prigent continue jusqu’à aujourd’hui de mettre en jeu et de problématiser des questions qui trouvaient auparavant réponse dans les groupes d’avant-garde tels que TXT. Cette évolution s’accompagne d’un changement d’attitude important puisqu’il ne s’agit plus d’offrir un programme, des positions et des réponses, mais de maintenir une approche ouverte sur des questions. C’est dans cette optique qu’il me semble pertinent d’interroger les spécificités de la pratique d’écriture récente de Prigent qui, plutôt que de faire table rase de l’avant-garde, s’efforce de faire sens des considérations éthiques et esthétiques qui ont survécu au geste avant-gardiste et en conservent l’impulsion d’œuvre en œuvre dans un contexte qui n’admet plus ce geste.

En ce sens, la pratique romanesque me semble particulièrement intéressante puisque c’est la forme du roman que Prigent a choisie pour marquer la rupture du tournant des années 90. C’est-à-dire que c’est le roman Commencement, publié en 19893, qui lance à la fois cette pratique romanesque et ce changement de la posture avant-gardiste de Prigent. Il le commente ainsi dans un entretien avec Fabrice Thumerel : « En quoi ce titre

2 A. Farah, Le Gala des incomparables, 2013, pp. 11.

3 Commencement est aussi la première œuvre de Prigent à être publiée chez P.O.L. Ce changement éditorial

marque une étape importante dans la carrière de Prigent qui atteint une forme de reconnaissance dans le champ littéraire en intégrant une maison d’édition de grande taille (où il publie encore aujourd’hui la majorité de ses œuvres), mais tout de même reconnue pour sa diffusion d’œuvres « expérimentales » qui tentent de renouveler les formes littéraires (pensons à Olivier Cadiot ou à Valère Novarina).

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était décidément inaugural : il disait la sensation que j’avais, écrivant ce livre, de commencer à… écrire – hors de la stricte perspective avant-gardiste militante et expérimentale4. » L’analyse des romans les plus récents de Prigent (Grand-mère Quéquette - 2003, Demain je meurs - 2007 et Les Enfances Chino - 2013), en tant que formes les plus abouties de cette émancipation lancée par Commencement, permettra de voir comment son écriture prend en charge les enjeux encore pertinents que traitait l’avant-garde et que le contexte actuel (après l’avant-garde, après la « croyance en l’Histoire ») demande de repenser.

Je me pencherai sur les romans Grand-mère Quéquette (2003), Demain je meurs (2007) et Les Enfances Chino (2013) afin d’en interroger les modalités formelles. Ce mémoire tentera ainsi de dégager les spécificités de la pratique romanesque de Prigent en rapport avec la notion d’innommable. Cette notion que Prigent développe principalement dans ses essais naît du sentiment d’inadéquation entre l’expérience du monde réel et sa représentation dans la langue et elle informe l’entièreté du rapport de Prigent avec la littérature. Or le roman a été historiquement dominé par la question de la mimesis et de la représentation du réel que l’innommable rejette comme fausse et trompeuse. Les trois romans susmentionnés se placent donc au centre de la conjonction du romanesque et de l’innommable et à ce titre soulèvent plusieurs questions : comment Prigent brouille-t-il les conventions génériques pour développer une prose romanesque sans céder à la tentation de la représentation mimétique qu’il dénonce dans sa pratique théorique? Quelles modalités formelles tente-t-il de développer pour mettre de l’avant la tension entre le langage et la mise en récit de fictions? Globalement, comment développer une pratique romanesque, soit

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la mise en intrigue d’une certaine représentation du réel, tout en respectant l’innommable en tant que posture éthique et esthétique fondée sur l’impossibilité de représentation du réel par le langage?

Afin de répondre à ces interrogations et à toutes celles qui en découlent, il faudra bien sûr déterminer les enjeux que fédère la notion d’innommable. Le premier chapitre de ce mémoire explorera ainsi les différents principes esthétiques, éthiques et politiques qui sous-tendent le développement théorique de l’innommable qui, lui, en retour, détermine tout le rapport de Prigent à la littérature et, donc, sa pratique romanesque. Ce que Prigent maintient de TXT à aujourd’hui et qui sert d’impulsion à chacune de ses œuvres même après l’avant-garde, c’est un rapport critique au réel :

Le réel : la chose, rien, l’in-sensé. La pression démesurée (charnelle, érotique, sensible, pathétique, politique) en tant que son instance défait et refait le sens et la forme des œuvres qui prétendent la faire accéder à l’existence symbolique. Le vide qui s’ouvre dans le monde à chaque fois que nos langues s’évertuent à le dire. La défaillance du symbolique5.

Ce rapport au réel détermine l’écriture de Prigent et sert de prémisse à ses nombreux essais critiques. La littérature y est dépendante de la part « innommable » du réel et de la souffrance que l’être parlant ressent face à cette impossibilité de nommer le monde. L’innommable est ainsi élevé théoriquement au niveau de critère de valeur de la poésie, terme qui inclut en l’occurrence extensivement la littérature qui satisfait ce critère de valeur sans considération générique. Pas de poésie (ou de littérature) sans traitement de l’innommable. Il est donc primordial de se pencher en premier lieu sur l’élaboration théorique de cette notion dans les essais de Prigent et dans les nombreux entretiens qu’il a accordés dans les vingt dernières années. L’innommable détermine cette volonté de

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renouveler les formes littéraires qui motive Prigent depuis ses débuts : « Pour Prigent, la (vraie) poésie est, fondamentalement, une dynamique interne dialectique, une puissance d’auto-effacement des formes éculées, un vivifiant pouvoir de toujours tout recommencer6. » L’œuvre, par l’innommable, est inévitablement inachevée et ouverte et l’écriture appelle ainsi toujours le renouvellement de ses propres modalités. Cette entreprise est autant esthétique que politique. Elle requiert en effet de défaire les réseaux idéologiques tels ceux qui ont miné, selon Prigent, l’entreprise avant-gardiste des années 70 parce qu’ils prétendaient faire sens du réel pourtant « in-sensé ». On voit bien que la question maintient l’impulsion avant-gardiste de renouvellement des formes en s’opposant pourtant aux modalités des avant-gardes passées. Il s’agit d’un véritable travail de continuation et de déplacement de la volonté de créer une pratique poétique capable de déstabiliser les discours dominants de son époque et d’engendrer sa propre modernité :

[F]aire lever à la conscience l’innommable de l’époque, ça veut dire, plus généralement, désigner l’affairement de l’époque (celle-ci comme les autres) à nier qu’il y ait de l’innommable […] Montrer que les langues d’art (et la poésie tout spécialement) sont (ne sont que) l’élévation de cela à la conscience : formalisation des moments d’assomption du réel en langues en tant que ces moments sont, simultanément, moments d’effondrement des langues face à la montée en elles de la puissance défigurante du réel innommable. Montrer que la poésie, alors, ouvre le monde. Car la clôture (idéologique, informative, iconique) du monde tient de la croyance en l’adéquation des mots et des images au réel qu’elles prétendent parler.

Le savoir du moderne est le savoir de ça, c’est-à-dire le savoir du non-savoir tapi dans les savoirs, la conscience du négatif, le rappel têtu du malaise, la dénonciation de l’idylle avec la légende de monde (le monde identifié aux représentations que la « culture » en donne)7.

La « défiguration » du réel est au cœur de l’œuvre de Prigent. Ses romans sont caractérisés par cette nécessité politique (qui elle-même relève d’un idéal éthique de respect de la vérité de l’expérience humaine) de défaire les figures (et les mécanismes de figuration) mises en

6B. Gorrillot, « Christian Prigent : l'effacement poétique à l'œuvre », [en ligne], paragraphe 9. 7 C. Prigent, Salut les modernes, 2000, p. 28.

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place par les discours idéologiquement motivés qui contraignent fallacieusement la langue à des usages qui masquent la vérité du monde ; vérité que seule la modernité poétique arrive à former : l’innommable.

Le deuxième chapitre cherchera par la suite à mettre en relation cette élaboration théorique et la réalisation poétique de l’innommable dans les œuvres romanesques. Plus spécifiquement, le deuxième chapitre s’attardera aux structures narratives des romans et au travail critique d’interdiscursivité qui en caractérise le rapport au réel, au monde et à l’Histoire. Les mécanismes de reprise de différents discours conditionnent le rapport au réel mis en place dans les romans de Prigent et montrent bien qu’il ne faut pas voir dans la volonté de renouvellement des formes une façon de faire table rase de la littérature du passé. Au contraire, la modernité que Prigent tente de créer par ses œuvres dépend largement de mécanismes intertextuels qui font dire à Hugues Marchal qu’il « écrit peut-être moins en français qu’en littérature française8. » En réactivant des textes ayant marqué la modernité de leur époque, Prigent constitue une littérature moderne aujourd’hui, fondée sur une discursivité qui traverse l’histoire. Il semble que la reprise de discours, qu’il s’agisse d’œuvres choisies par complicité esthétique ou bien de discours à renverser ou subvertir (pour des raisons esthétiques ou politiques), permette d’installer les discours comme objets du texte plutôt que le réel qui, lui, est innommable :

L’écrivain entend donc créer des failles dans la représentation qui se substitue au monde, pour la détramer sans rétablir un tissu conjonctif substitutif. Ainsi son texte parle-t-il du réel pour autant qu’il ne se réfère pas au monde, mais à du référentiel, à

8H. Marchal, « Le coup du canon : Christian Prigent lecteur des anciens », Histoires littéraires, n° 27,

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du déjà discours : le poète écrit depuis l’intérieur de la réalité. La représentation devra donc être révélée comme représentation, mais avec ses propres moyens9.

Il s’agit là d’une piste à explorer pour répondre aux interrogations multiples qui naissent de la conjonction de l’innommable et du romanesque. Les romans de Prigent rendent la question de l’innommable particulièrement problématique parce qu’ils investissent par le récit les matériaux autobiographique et historique, s’exposant d’autant plus au piège de l’adéquation trompeuse entre le réel de l’expérience vécue et la réalité forgée dans et par le langage. Prigent ne déroge pas complètement aux conventions du genre romanesque historiquement établies (pour le dire de façon schématique : exploration du réel, mimesis, représentation, etc.) puisque sont bien présents et reconnaissables les éléments de récit qui rattachent l’œuvre à la biographie de l’auteur et aux événements historiques. Mais l’adéquation entre les éléments tirés du réel et leur présence dans le texte est spécifiquement dénoncée dans les essais de Prigent, à cause de la part innommable du monde. Les romans se doivent donc de mettre en place des mécanismes de détournement des codes du réalisme pour que le récit « défigure » le réel au lieu de le représenter. C’est dans cette logique que s’inscrit l’interdiscursivité qui présente des éléments biographiques ou des faits historiques comme des créations de discours, mélangés à des reprises d’œuvres littéraires qui brouillent le statut référentiel du récit. L’Histoire est au cœur de cette dynamique en tant que Grand récit qui informe le récit romanesque en marquant la distance radicale entre celui-ci et le réel ; on ne représente pas, par exemple, la guerre : on convoque (et subvertit, déstabilise) le discours sur la guerre que l’Histoire tente de faire accepter comme la vérité et dans lequel les individus tentent de s’inscrire sans en connaître la nature discursive. Il apparaît que, la

9H. Marchal, « Le trou de Roger Rabbit : poétique et refus de la représentation dans l’œuvre de Christian

Prigent », dans Daniel Guillaume (dir.), Poétiques et poésies contemporaines, Cognac, Le Temps qu’il fait, 2003, p.331.

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littérature devant prendre la forme d’un « défi à la croyance en une langue naturelle qui nous livrerait le réel (l’expérience, l’émotion, le contour des faits et des choses)10 », le travail formel de renversement subversif des discours, de même que la part comique et carnavalesque11 de ce renversement, donnent sa valeur au matériau autobiographique et historique dont traitent les romans de Prigent et placent une distance critique entre le récit et son objet.

Ce renversement des éléments de récit et des structures narratives ne sert cependant que de base au véritable travail de déplacement de la signifiance dans les romans : le rythme. La question de la langue étant centrale à la notion d’innommable, il va de soi que le travail de la langue est aussi au cœur des œuvres romanesques. L’étude des romans se doit d’articuler à l’analyse des récits, une analyse de la prose romanesque. L’usage d’un phrasé particulier semble permettre aux romans de Prigent de déplacer les modalités de sens de la représentation vers le rythme et donc de sortir la langue du rapport de nomination auquel les discours trompeurs la limitent. Le troisième et dernier chapitre poursuivra la mise à l’épreuve de l’innommable par les œuvres romanesques en interrogeant le travail de la prose qui permet de considérer autrement la matière narrative. Le travail prosodique et syntaxique de la prose permet, dans les trois romans, d’entraîner le texte dans une vitesse qui, selon la catégorie de « phrasé » avancée par Prigent lui-même, « défigure » avec

10 C. Prigent, Salut les anciens, 2000, p. 69.

11 À titre d’exemple, l’entrée en scène du personnage de la mère, calqué ouvertement sur la

grand-mère de l’auteur, dans Grand-grand-mère Quéquette, p. 35 : « La voix qui sort des cabinets crie : j’va t’couper la quéquette! j’va t’couper la quéquette! C’est grand-mère, elle exagère. Ça me fait quand même du mauvais goût dans les échauguettes. Surtout qu’elle ajoute : dans l’cul la balayette! dans l’cul la balayette! Quéquette, balayette, la rime suffit : grand-mère est poète. » On perçoit clairement la valeur comique et subversive de cet extrait qui fait de la voix du poète celle qui, émanant des cabinets, fait rimer sa menace castratrice. Le procédé carnavalesque de mélange du bas (« quéquette ») et du haut (« poète ») rappelle évidemment Rabelais.

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violence le réseau de signification créé par la langue enchaînée des discours dominants. Ce phrasé est déterminant parce qu’il permet au roman de s’extirper de la nomination, la signifiance s’installant hors de la relation représentative réel-langue, dans une poétique du rythme, la seule capable de donner forme de façon satisfaisante à l’expérience innommable du réel.

L’étude des trois plus récents romans de Prigent, mise en rapport avec la pratique globale de l’auteur et l’évolution du champ littéraire français contemporain, permettra ultimement d’illustrer comment l’impulsion de renouvellement et d’expérimentation littéraire a pu, suite à la chute des avant-gardes, recréer des critères de valeur afin de subsister et de croître hors des cadres idéologiques du passé.

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Chapitre 1 – La force dé-figurante de l’innommable

L’analyse de toute pratique d’écriture de Christian Prigent ne peut se faire sans une compréhension approfondie de la pensée de « l’innommable ». Le développement de celle-ci dans l'œuvre de Prigent s’appuie sur la théorie psychanalytique lacanienne, elle-même liée à une compréhension structuraliste de l’arbitraire du signe chez Saussure. En effet, Lacan postule l’inadéquation du langage et du réel, le mot ne correspondant pas à la chose à laquelle il est associé arbitrairement. Prigent le répète dans plusieurs essais et entretiens : « J’appelle poésie la symbolisation d’un trou. Ce trou, je le nomme réel. Réel s’entend ici au sens lacanien : ce qui commence là où le sens s’arrête12. » La poésie (ou littérature, il sera question plus loin du caractère interchangeable de ces termes) symbolise l’impossible accession au réel par le langage puisque, par définition, le réel est précisément ce qui fait achopper toute tentative de faire sens. Le caractère innommable du réel n’est pas un obstacle au geste poétique, il en est le fondement. Dans la mesure où la littérature doit avoir comme enjeu et comme sujet l’insignifiance du réel et devenir ainsi acte de résistance face à l’ambition, que Prigent juge futile, de faire sens de l’expérience du réel en l’exprimant de façon mimétique. Cette expérience étant insensée et incommunicable, la littérature se doit de prendre acte de cet innommable en tant qu’altérité que le langage pose entre le parlant et son monde.

Prigent place la dualité entre le réel (innommable) et la réalité (nommée) au cœur de la question de la poésie. Le langage permet de constituer une réalité, mais celle-ci n’est pas

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le réel ; l’expérience que l’on fait corporellement du monde est symboliquement intransmissible :

Cette distinction [réel-réalité] vient de Saussure. Elle est aussi d’une autre façon dans Nietzsche et elle est fondamentale chez Lacan. Mais, au vrai, elle traverse plus ou moins implicitement toute expérience poétique. Pour moi, elle est d’abord de l’ordre de la sensation qu’il y a un écart violent entre l’expérience que nous faisons du réel (le corps, le monde, l’intime) et le tableau sensé que construit pour nous l’ordre symbolique en articulant les représentations. C’est ce tableau que j’appelle réalité : le monde identifié aux représentations que nous nous en faisons. Écrire, c’est s’acharner à dé-figurer ce tableau pour aller vers un plus-de-réel. D’où que la distinction réel/réalité vient [sic], en tant qu’outil de lecture des écritures irrégulières, comme exposant minimal de tout effort d’interprétation de l’irrégularité (la non adéquation aux représentations codées, la soustraction à la simple mimesis)13.

Si Prigent inscrit ici son raisonnement dans une filiation théorique composite (Saussure, Nietzsche, Lacan), il s’en écarte rapidement pour placer l’enjeu sous le signe d’un « implicite » traversant « toute expérience poétique ». Ce rapprochement de la poésie et de la sensation intime et corporelle du monde qui met à distance, sans l’écarter tout à fait, la rationalisation théorique, est essentiel parce qu’il marque les limites du discours théorique de l’innommable (qui inclut l’entretien dans lequel s’insère cette citation). Ce discours cherche paradoxalement à faire sens de l’insensé du langage par le langage, à nommer l’innommable. La pratique poétique de Prigent est fondée sur la volonté de faire ressentir l’écart violent entre le réel et ses représentations, écart que toute théorie ne peut que pointer de façon insatisfaisante. Écrire relève donc d’un premier impératif : éviter de présenter un tableau pouvant être identifié au monde réel. Cet impératif est transcendé par la visée globale de la poésie telle que la postule ensuite Prigent : la « dé-figuration » de la réalité. Le sens de ce mot est rendu complexe par sa décomposition au plan morphologique. La défiguration appelle nécessairement l’enlaidissement, l’altération et la dénaturation de tout

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portrait stabilisé du réel (modification qualitative du tableau résultant de la représentation). La séparation de la base lexicale et du préfixe redonne également à celui-ci (le préfixe dé- ) son sens habituel qui aurait été effacé si le mot « défigurer » avait été utilisé : action contraire ou négation du verbe radical. Ainsi, il s’agit non seulement d’enlaidir le portrait, mais aussi, voire surtout, de faire l’opposé de « figurer », mettant en relief la nature discursive du geste poétique : ce geste est second puisqu’il défait la figuration que construit tout tableau réaliste. La dé-figuration s’attaque au processus de figuration autant qu’à son résultat puisqu’il faut « défigurer le tableau » et « dé-figurer le tableau ». La notion de « figure » active aussi le lien historique entre la littérature et l’elocutio et ce sont les pouvoirs de la rhétorique et sa capacité à faire voir et à faire croire par les figures qu’il faut contrer.

Le postulat lacanien sur le réel devient alors « outil de lecture » de cet effort essentiel de « dé-figuration » de toute réalité qui tente de représenter le réel. L’innommable, donc, comme critère de valeur, comme révélateur de ce qui fait acte de « refus de la fatalité déjà nommée des choses14 » (la poésie, la littérature) en opposition à ce qui leurre et se leurre en prétendant représenter fidèlement l’expérience du réel par le langage (les représentations codées, le mensonge associé à la simple mimesis). La mention de la « simple mimesis » est particulièrement intéressante en rapport aux romans. L’adjectif « simple » indique qu’il y a différentes valeurs accordées à la mimesis. Est rejetée celle qui pose une représentation qui s’identifie au monde réel (« figuration »). Pour être acceptable, la mimesis doit installer une dé-figuration de la réalité, que Prigent appelle

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« plus-de-réel », traitement irrégulier (donc mesuré à une norme de régularité) du matériau réel.

La valeur littéraire

Le discours de Prigent sur la littérature pose cette axiologie centrée autour de l’innommable et de la « dé-figuration » imposée à celui qui veut être poète. La configuration axiologique de ce discours est primordiale puisque la conception littéraire de Prigent est polémique. C’est-à-dire que la valeur littéraire y est constamment assignée selon une logique d’opposition aux discours qui, eux, ne la méritent pas. La littérature est « bonne » essentiellement par sa force d’insoumission. Ainsi, le terme de « poésie » (et donc de « poète ») a tout à faire avec le travail de « dé-figuration » et peu à voir avec le genre pratiqué :

Le poète est pour moi celui qui ouvre, à son propre usage d’abord, un monde illuminé (non « figuré » mais défaisant les figures sous la pression du négatif innommable). Ce monde agit dans le dos de la fermeture idéologique. […] L’auteur est l’acteur de cette ouverture au creux de laquelle des mondes rafraîchis surgissent dans les formations verbales. Ou il n’est rien, et son ouvrage ne crée rien que la mièvrerie, la lourdeur et la coquetterie soumis de la littérature ornementale qui occupe les étals. En cela, le poète (j’entends par ce terme aussi bien Rabelais ou Faulkner que Mallarmé et Artaud) est l’homme même, tout entier fait de signes et redistribuant sans cesse les signes : inventant son monde. L’homme comme puissance d’insoumission goguenarde à la dictée biologique et idéologique15.

Les « poètes » sont les « bons » écrivains. La poésie ne prend pas sens comme genre et elle englobe toute pratique d’écriture qui fait œuvre de dé-figuration. Prigent utilise ainsi le plus souvent le terme « littérature » indistinctement avec « poésie ». La poésie est en fait

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la « bonne » littérature, celle qui a la puissance polémique et d’insoumission que valorise Prigent, permettant à Faulkner et Rabelais d’être poètes au même titre que Mallarmé et Artaud. Cette réponse offerte dans un entretien publié à l’occasion de la sortie de son plus récent roman (Les Enfances Chino, 2013) ne fait que réitérer ce que les essais de Prigent exposent depuis longtemps : soit l’auteur écrit en ayant conscience de l’inadéquation entre le réel et le langage et s’efforce de créer des formes nouvellement capables de défaire les

représentations « ornementales » du réel, auquel cas il est jugé bon et a le statut de « poète », « ou il n’est rien ». La valeur littéraire va de pair avec le pouvoir critique de résistance et d’insoumission. La déclaration de Prigent place dès le départ la question esthétique en relation avec la question politique. L’œuvre poétique défait les « figures »

(entendues premièrement au sens d’artifice d’ordre symbolique tentant de représenter le réel par le langage) qui elles-mêmes sont les représentations dans le langage de certaines puissances idéologiques. La « littérature ornementale », qui relève encore une fois du point de vue rhétorique sur la littérature, est rejetée parce qu’elle figure le monde et cette figuration en fait, dans le discours de Prigent, la figure d’un adversaire politique que doit

contrer la poésie dé-figurante.

La reprise de la formule de Buffon mettant en adéquation le « poète » et « l’homme même » ne peut être comprise sans le reste de la phrase qui précise le sens du mot « homme ». Celui-ci est « tout entier fait de signes » qu’il redistribue sans cesse pour

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inventer « son monde ». Poète = homme même. Et homme = celui qui invente son monde fait de signes. Là où Buffon signifie que l’homme se démarque en tant qu’individualité reconnaissable par le style qui forme la matière de ses propos (sa place dans le monde), Prigent indique que l’homme accède à sa propre subjectivité en usant de sa capacité à redistribuer les signes pour établir le lieu même de son existence (l’invention de son monde). Est poète/homme celui qui invente « son » monde en opposition à celui qui représente « le » monde. Créer « son » monde fait de signes, c’est rester dans l’ordre du

discursif et se placer dans le discours précisément en tant que sujet discursif plutôt que de se placer directement en rapport avec le réel, rapport rendu impossible par l’innommable.

En choisissant l’invention de son monde (un monde « illuminé » qui défait les figures par le travail de l’innommable) comme critère distinctif de la valeur littéraire, et non plus l’idée originellement rhétorique de « style », Prigent fait de l’œuvre artistique le lieu de subjectivation de l’être politique. Le poète est « l’homme même » et la poésie est acte de résistance. « La dictée biologique et idéologique » est identifiée comme adversaire de cette entreprise et l’idée même de « dictée » suppose un pouvoir aliénant et oppressant. L’insoumission à la dictée biologique se manifeste par l’usage goguenard du langage pour transcender par le rire l’état souffrant de l’être parlant séparé symboliquement de son existence corporelle (la dictée biologique étant identifiée à la douleur d’être corporellement au monde sans pouvoir accéder à cette corporéité par le langage). S’ajoute à cela « la

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résistance au lieu commun idéologique, c’est-à-dire à l’assignation des parlants à cette

articulation de représentations qu’on appelle la “réalité”16. » Le lieu commun limite le langage à des formules figées, collectivement partagées, qui permettent d’installer une forme de rapport consensuel à la représentation réaliste du monde dans le langage. Tout lieu commun est aussi une « figure » à dé-figurer. La doxa qui supporte cette transmission des lieux communs doit être contrée. C’est ainsi que prend forme l’adversaire idéologique

qui sert de repoussoir à la définition de la valeur littéraire.

Cette structure axiologique sur laquelle repose la conception de la littérature de Prigent reprend certains éléments du discours anticapitaliste, rappelant les thèmes privilégiés des avant-gardes artistiques à tendance communiste. Son essai À quoi bon encore des poètes? s’articule entièrement à la question : « Pourquoi y a-t-il quand même

ça [de la poésie], ça plutôt que rien (plutôt que seulement le tout-venant qui occupe les

boutiques et les tréteaux médiatiques)17? » La mauvaise littérature est celle des étals, celle qui répond aux exigences du marché, qui sont les exigences de la doxa, puisque les gens cherchent collectivement à faire sens du monde. Le discours que Prigent construit autour de l’innommable dépasse encore une fois le cadre des considérations esthétiques et est orienté par des considérations éthiques et politiques, renvoyant elles-mêmes à des

16 Ibid.

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considérations économiques. Prigent s’oppose à la fois à la mise en scène médiatique et à la marchandisation de la littérature. Les tréteaux médiatiques et les boutiques sont les vecteurs d’une idéologie qui réduit la littérature à sa capacité à installer des points de repères discursifs pour stabiliser le rapport collectif des hommes au réel. Or « ça », identifié à la poésie elle-même identifiée à l’insoumission à cette puissance idéologique, est au cœur de toute subjectivité humaine (poète = homme même). L’utilisation d’une formule de Leibniz (« Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien? ») reprise par Heidegger souligne l’importance de la réflexion. Les poètes existent, malgré l’idéologie des masses, contre le néant, associé à la littérature ornementale. L’existence de la poésie est toujours remise en question (comme l’indique le titre de l’ouvrage) parce qu’elle existe précisément en tant qu’adversaire de l’idéologie dominante. L’innommable détermine la place du poète dans la société. L’emprunt de procédés rhétoriques aux avant-gardes n’est qu’un signe parmi d’autres de l’interpénétration des enjeux esthétiques et politiques dans la pensée de

Prigent, malgré son détachement affiché des groupes avant-gardistes à proprement parler depuis la fin de TXT18.

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L’idéal de vérité

La mise en valeur du travail littéraire de dé-figuration n’est pas uniquement justifiée par la croyance en l’inadéquation du réel et de la réalité. Si les présupposés lacaniens imposent pour Prigent l’obligation de défaire symboliquement les représentations du réel, c’est que sa posture est définie par un idéal de vérité. C’est-à-dire que sa conception de la littérature selon l’axiologie décrite plus haut repose sur l’obligation éthique, une fois révélée la nature mensongère des représentations mimétiques du réel, de travailler à dé-figurer celles-ci. La vérité que se doit de transmettre l’écriture n’est évidemment pas celle des « faits » objectifs et historiques que se devrait de calquer la fiction, au contraire. La vérité en littérature ne se définit pas ici par la correspondance du « vécu » réel et de la trame narrative, mais bien par la mise en forme de l’expérience du réel que fait le sujet parlant à travers une écriture irrégulière (voire étrange ou même illisible puisque c’est une écriture dont le propre est de montrer son processus polémique). Ce qui place la vérité de l’écriture dans un « plus-de-réel », l’effort poétique se concentrant à montrer le caractère violemment innommable du réel plutôt que de tenter vainement de le nommer. Il s’agit là du paradoxe constitutif de l’écriture romanesque de Prigent qui se sert malgré tout de la représentation d’éléments observables du réel pour créer un univers narratif, mais tant que ce monde se détache de la simple mimesis pour devenir un « monde illuminé » qui dé-figure la « réalité », l’idéal de vérité est respecté.

Prigent propose ainsi la présentation de l’altérité du monde, rejetant comme fausse la réalité proposée par les discours dominants et ne cherchant pas à lui substituer une autre réalité qui ne pourrait être que mensongère elle-même :

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Il n’y a pas d’autre monde. Par contre il y a le monde comme autre, comme altérité à ce que j’appelais tout à l’heure « réalité » — et qui est une fiction que les représentations dominantes cherchent à nous faire prendre pour le réel. Ce que j’écris essaie de faire monter dans des formes adéquates des traces de cette altérité. Ce qui ne veut pas dire la figurer ou la nommer : elle relève en son principe d’un infigurable et d’un innommable. Mais en révéler, dans la balistique de l’écrit (rythmes, traces d’énonciation, liaisons sémantiques injustifiables), l’écart génératif ; poser cet écart comme la condition nécessaire et suffisante pour qu’il y ait de l’écriture ; et parier que de cette instance négative peut naître non pas un autre monde formé (représenté), mais une telle puissance de déformation des mondes habitués qu’aucune fiction stable ne puisse y coaguler et venir, sous le nom de « réalité », faire écran à la vérité de l’expérience singulière19.

Prigent ne mentionne pas ici de quelles « représentations dominantes » il est question. Les « idéologies » auxquelles il s’oppose restent aussi habituellement sans nom. Cette absence de spécificité est significative. En n’identifiant pas précisément les discours qu’il cherche à contrer, Prigent évite de retomber dans le piège des avant-gardes littéraires du XXe siècle qui, en s’associant à des discours politiques spécifiques, ont vu leurs visées littéraires échouer en même temps que ceux-ci. Tout discours présentant une réalité stabilisante et rassurante doit être contré et se placer contre telle ou telle idéologie spécifique transformerait son propre discours en idéologie trompeuse. Il faut déstabiliser, non pas offrir une stabilité alternative. La logique de l’innommable est fondamentalement négative. C’est pourquoi Prigent reprend ici, sans néanmoins appuyer la référence, la « trace » derridienne : l’écriture doit être la trace du monde innommable, elle doit tracer son absence dans la nomination. L’écriture est fidèle à l’expérience du réel en posant un écart dé-figurant qui témoigne de l’altérité fondamentale entre le sujet et le réel. La vérité du réel est, fatalement, l’innommable même. Cette mission qu’a le poète de rester fidèle à la vérité fait passer l’innommable du statut de constat souffrant à celui de force d’impulsion

19 C. Prigent, « Christian Prigent : la distance et l’émotion » - Entretien avec Roger-Michel Allemand, 2010,

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créatrice. L’écriture devient le mouvement violent de la langue (« balistique de l’écrit ») censé révéler l’irreprésentabilité du réel / la vérité du réel.

Prigent présente cette nécessité éthique de présenter la vérité innommable du réel comme intrinsèque au geste poétique. C’est-à-dire que cette exigence ne s’ajoute pas au geste poétique, mais plutôt que le geste poétique n’existe pas sans elle. L’axiologie structurant la conception de la valeur littéraire repose donc sur une base éthique. L’exigence de vérité à laquelle est soumis l’écrivain n’est jamais nommée comme telle par Prigent, mais elle sous-tend tout son discours. C’est cette exigence éthique qui fait qu’ayant pris conscience de l’inadéquation entre le sujet parlant et le réel, il ne soit pas envisageable de faire de la littérature en en faisant abstraction. L’innommable, donc, non pas en tant que critère distinctif d’un type de littérature, mais comme critère de la littérature (la seule qui mérite ce nom). Et la prise en charge par l’écrivain de l’innommable comme rien de moins qu’un devoir :

Ce qui fait écrire, c’est la conscience à la fois douloureuse et jouissive de cette « différence » entre la polyphonie inarraisonnable de l’expérience et le monologue chromo, positivé et médiatisé que j’appelais ci-dessus « réalité ». Le défi qu’une écriture poétique doit alors relever est celui-ci : comment donner forme à la pression informe de cette différence non logique? quelle langue adéquate former à partir de ce qui n’est que la trace d’une inadéquation irrémédiable et ne tire son élan que d’être appelé par le fait de l’inadéquation? […] Ce qui est recherché et cultivé, c’est tout ce qui peut approcher d’une mise en scène juste de la « différence » dont je parlais : de cet écart tragique et comique à la fois, saturé de voix inoriginées et de sensations chaotiques, qui fait consister du vivant dans la langue contractuellement morte20.

Il faut réinvestir (violemment) la langue morte pour donner forme à la différence entre la façon dont le monde nous affecte objectivement et les représentations qu’en offrent les figures figées de cette langue morte. Libérer la langue de ses usages « contractuels » (la logique de marché est encore une fois prise à parti) en lui donnant une nouvelle forme qui

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soit fidèle à la « polyphonie » de l’expérience. C’est pourquoi les romans de Prigent sont tout sauf des monologues et qu’ils mettent de l’avant une langue singulière aux voix multiples tout en réinvestissant, par la subversion comique ou la déformation sémantique, des discours typiques de la « langue contractuellement morte ».

L’obligation éthique de vérité place l’écrivain dans une position problématique car elle peut avoir comme résultat des textes posant des difficultés de lecture que les lecteurs ne sont pas prêts à surmonter. L’étiquette « illisibles » peut être appliquée à ces textes dont la forme tente de tracer le rapport insensé au monde. Prigent n’y voit pas de problème et il considère que le degré de « lisibilité » d’un texte dépend de la nature du compromis choisi par l’écrivain entre deux exigences contradictoires. Il décrit ce phénomène dans le chapitre de Ceux qui merdRent dédié à l’œuvre de Guyotat, qui, lui, choisit de censurer la demande de sens, ce que salue Prigent :

On pourrait dire enfin que c’est sans doute une idée un peu saugrenue que d’exiger de la littérature qu’elle soit « lisible », qu’elle ne soit que lisible, qu’elle soit d’abord lisible : la littérature n’est pas là pour dresser, face au monde, le tableau de la parole et de ses limites; la littérature est une réponse à l’exigence de la parole; elle répond de l’inadéquation de la parole aux choses, elle chiffre cette inadéquation […] Le problème est qu’on a vis-à-vis d’elle deux exigences contradictoires. D’abord qu’elle déchiffre pour nous le monde (entre autres le monde énigmatique que nous sommes pour nous-mêmes) et qu’elle fasse apparaître, parmi les « confuses paroles » dont bruit le monde, des réseaux chargés de sens. Ensuite qu’elle nous donne la sensation de quelque chose de vivant au point de pouvoir passer pour du réel. Or l’insensé est un attribut du vivant, l’in-signifiant est la réalité du réel. L’insensé et l’insignifiant sont alors des attributs de la littérature quand elle accepte jusqu’au bout cette deuxième exigence et qu’elle répond alors inéluctablement à l’obscur par l’obscur. Toute œuvre littéraire est l’effet d’un compromis entre les deux demandes, l’effet donc d’une censure sur l’une ou l’autre, voire sur l’une et l’autre de ces demandes21.

Le sujet parlant attend de l’écriture qu’elle fasse sens du monde afin de le rassurer en stabilisant le rapport problématique entre le réel et lui. Prigent est conscient de cette attente,

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mais lui oppose la demande de « chiffrement » (chiffrer prenant, dans cette citation, à la fois le sens « d’évaluer et de rendre compte » et le sens de « masquer le sens en le transposant dans un langage différent et illisible » en opposition à « déchiffrer ») du réel caractérisé par la dé-figuration de ces mêmes « réalités » stables et rassurantes et qui est, d’un point de vue éthique, plus légitime parce qu’il tend à la vérité. Pour le sujet parlant, la quête de vérité et la quête de sens ne peuvent qu’entrer en contradiction. Toute œuvre littéraire est inévitablement le lieu de la mise en échec d’une de ces quêtes. Ce phénomène affecte aux yeux de Prigent bien plus que la littérature contemporaine puisqu’il s’agit de questions remontant à tout le moins aux « confuses paroles » présentées dans le texte « Correspondances » des Fleurs du Mal de Baudelaire. C’est la littérature et son histoire qui sont ici concernées, bien plus que le simple cas Guyotat. Il apparaît évident, à la lecture de cette étude du cas, et plus généralement de l’ensemble de Ceux qui merdRent, que Prigent tente ici de clarifier sa vision de la littérature de deux façons. Premièrement, l’extrême « illisibilité » de certaines œuvres telles que celle de Guyotat peut être légitime et le critère d’évaluation d’une œuvre n’est pas sa façon de faire sens du monde. Prigent souligne que la difficulté de lecture sur laquelle lui-même bute est peut-être l’effet d’une incompétence de lecture plutôt que d’une incompétence du texte et il laisse à la postérité la tâche d’en décider22. L’illisible n’est que le lieu d’une compréhension différée. Deuxièmement, la littérature ne doit pas absolument être « illisible ». Il me semble que Prigent cherche à souligner que la conception de la littérature qu’il met de l’avant dans ses textes théoriques n’a pas de visée programmatique. Au sens où la présentation du travail de Guyotat et la justification théorique de certains de ses éléments controversés ne signifie

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pas que tous devraient viser un même « degré de lisibilité », la lisibilité étant de toute façon sujette à des variations constantes et ne représentant jamais un absolu. Le travail de Guyotat sur le sens et le son, même s’il est mis en valeur par Prigent, n’est que l’illustration d’un rapport extrême (et situé historiquement et contextuellement) à l’écriture. La censure relative de la demande de vérité est toutefois admissible. C’est une forme de précaution que Prigent cherche à prendre pour ne pas retomber dans la dynamique des avant-gardes qui tentaient de faire école et d’établir des règles d’écriture spécifiques. L’innommable n’est pas un « programme ». Dans ce cas précis, l’écriture de Guyotat n’a pas à être imitée. Prigent cherche plutôt à présenter les différents enjeux et les différentes considérations qui sont impliqués dans le geste d’écriture. Celui-ci n’est pas simple, motivé qu’il est par certaines visées contradictoires. L’idéal éthique de vérité est tempéré par la fatalité du compromis et de la censure de l’écriture à cause de notre rapport paradoxal au monde que la langue nous donne et nous enlève d’un même geste.

À l’innommable ne répond pas que l’illisible. L’écriture de l’innommable, à cause de sa nature fondamentalement paradoxale de mise en forme de l’irreprésentabilité, ne peut pas se manifester uniquement de manière positive. C’est-à-dire qu’elle est aussi fondamentalement polémique. Au travail de la forme cherchant à tracer le rapport innommable au monde s’ajoute le travail essentiel de renversement des discours qui, eux, prétendent nommer le monde. Écrire l’innommable, c’est écrire contre la prétention de nomination. Respecter le devoir, la nécessité éthique, qu’implique l’innommable, ce n’est pas que montrer la vérité, mais c’est tout aussi bien renverser le mensonge.

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Révolte et insoumission dans la langue

Prigent répète dans la plupart de ses essais que la poésie est une injonction contre le nommé car toute tentative de représenter le réel fidèlement est trompeuse. Il affirme dans L’Incontenable, paru plus de dix ans après Ceux qui merdRent :

Pas de poésie, à mon sens, sans que cet innommable quelque chose soit assigné comme objectif au travail poétique. Pas de poésie, c’est-à-dire aucune traversée de l’opacité des langues, aucune force de protestation contre l’assignation aux noms, aucun défi à la puissance des idoles. En somme, aucun tremblement vivant dans la concaténation des mots, des représentations, des discours sans que le quelque chose passe, traverse, lance sa force défigurante – sans que ce rien-de-nommable aspire à lui l’exigence de parler et donc d’être autre, autrement, infixé23.

Prigent réitère l’injonction fondamentale : pas de poésie sans travail de l’innommable. Ce qu’il ajoute ensuite montre bien l’importance toute aussi fondamentale de la portée critique de la littérature : « traversée de l’opacité des langues », « force de protestation contre l’assignation aux noms » et « défi à la puissance des idoles » sont autant d’expressions qualifiant la poésie. En limitant la représentation du réel à la nomination, les discours non-identifiés de la doxa opacifient le rapport au monde, au sens où les noms font écran entre l’être parlant et le réel (la nomination masque l’innommable). Le pouvoir de ces discours repose sur l’envie de l’homme de stabiliser son rapport au monde. Le leurre de l’assignation aux noms permet à l’individu de faire sens de son monde et de sa place dans celui-ci, faisant accéder le pouvoir de la doxa à la dimension du sacré. Mais ce rapport sacralisé à la nomination est fondé sur le mensonge de la représentation, d’où la qualification « d’idole ». La force défigurante de l’innommable quelque chose assigné à la poésie s’attaque à ce pouvoir politique et métaphysique, voire théologique, de la langue « contractuellement morte ». La construction d’une réalité présentée comme le réel passe par la « concaténation

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des mots », expression qui force à penser la syntaxe et le phrasé (dont il sera question plus loin dans ce mémoire) en lien avec l’idée de liberté : l’assemblage des mots par les discours dominants est une chaîne. La syntagmatique est politique. Il faut briser les chaînes de la langue parlée par la doxa :

Pas de tremblement vivant, c’est-à-dire pas de liberté, aucune chance d’échapper à l’incarcération dans les discours positivés et arraisonnés qui prétendent nous livrer le monde – et nous livrent en fait sa stupidité meurtrière. Et si la poésie est porteuse, parfois, d’une force de « révolte », cette force s’origine et se trace là, comme cela. Quitte à épouser, ensuite, secondairement, des formes plus déclaratives, plus socialisées, plus politisées, de la « révolte »24.

La révolte doit se faire dans la langue. L’opposition de Prigent aux discours adverses est rarement menée frontalement et, quand il advient, ce combat frontal reste secondaire : « Je crois que cela a un sens politique, mais si c’est politique, ce n’est pas dans la déclaration frontale, la protestation, l’indignation25. » La littérature, la poésie, ont une portée politique qui se manifeste par la dé-figuration du lieu commun idéologique, de la « réalité » que celui-ci constitue et élève en idole. Même dans ses essais où l’adversaire est plus explicitement identifié tel que la marchandisation capitaliste dans À quoi bon encore des poètes?, Prigent insiste sur le fait que le combat contre la soumission de la littérature au marché doit être mené au sein de la langue en refusant, dans l’écriture, de se soumettre aux demandes de constitution d’un réseau idéologique qui décomplexifie le monde. L’écriture romanesque de Prigent s’inscrit précisément dans cette révolte et y joue même un rôle privilégié puisque c’est dans les romans que la puissance des idoles est la plus forte, le roman étant le lieu par excellence de la « simple mimesis » :

Les 90% de la production littéraire (en particulier de la production romanesque) sont surdéterminés par ce type de sommation : la littérature doit nous distraire de la vérité,

24 Ibid.

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il faut qu’elle nous emporte dans un spectacle qui simplifie la complexité du monde sensible, voile la violence de son excès au sens et masque sa résistance à toute représentation; elle veut ainsi nous permettre d’approuver ce qui est là et d’y adhérer tant bien que mal26.

Il s’agit ainsi de créer des textes qui « sont inadéquats à la demande du spectacle et à la logique du commerce éditorial, [et qui] résistent de toutes leur force stylistique à la rationalisation consensuelle de ce marché27. » La poésie n’a pas à dire son opposition aux discours tels que le discours économique dominant, puisqu’elle jouerait alors encore selon les règles de la doxa. Ne pas opposer un autre monde, mais mettre de l’avant l’altérité du monde idéologiquement constitué. Défigurer, donc, ces réalités qui font de la langue un outil censé représenter le réel pour partager entre tous l’expérience du vivant par des symboles figés. « C’est aussi une protestation […] contre la réduction de la dimension linguistique à celle de la “communication” » et une « forme de résistance à la dévotion aliénée aux “images” (à la subtilisation du “réel” dans “l’image”) qui est sans doute la marque propre de notre modèle culturel. La poésie est un iconoclasme28. » Le faux dieu de la nomination qui crispe la langue dans un réseau de communication fait de formules qui créent des réalités identifiées par les masses comme un réel stable, partagé, unifié, doit être renversé par la poésie. Le modèle libéral et capitaliste de la société de consommation contemporaine est ici clairement identifié comme l’adversaire par rapport auquel se mesure l’iconoclasme du geste poétique.

Le travail littéraire est motivé éthiquement en vue de présenter la vérité du réel innommable et politiquement afin de résister aux discours (idéologiques, sacralisés) qui masquent cette même vérité. De cette façon, la littérature n’est pas un lieu où gloser des

26 C. Prigent, A quoi bon encore des poètes?, 1996, p.13 27 Ibid., p.11.

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questions politiques ni un terrain où débattre de ces différents enjeux parce qu’elle n’est pas méta-politique. La littérature est politique, dans son activité même de travail dans et par l’innommable. La langue ne sert pas à discuter des différents enjeux puisque l’enjeu politique est la langue. À Roger-Michel Allemand qui lui demande quelle langue est « blessée » par le travail du poète selon une telle posture, Prigent répond :

Il ne s’agit pas de la langue en soi (du corpus verbal et de ses formes artistiquement stylisées). Il s’agit du réseau des représentations que tresse l’usage contractuel de la langue et qu’il impose comme lieu idéologique commun. Il s’agit en somme de la « réalité » : du monde identifié à la somme des représentations qu’on en a. Et de la puissance d’aliénation qu’est l’assignation des sujets à ce réseau de représentations contraignantes. La littérature et la poésie académiques (y compris l’académisme moderniste) sont des composantes du réseau, au même titre que la vulgate des discours (science, morale, politique...) qui au jour le jour médiatisent pour nous le monde. Qui écrit rêve de s’extirper du réseau que je dis et de se soulager un peu du poids de l’aliénation. Et donc tente des opérations sur le réseau : recompositions défigurées des figures qu’il dessine, redécoupages, distorsions parodiques, précipitations rythmées, pulvérisations sonorisées. Ce n’est pas pour « blesser ». Mais pour faire de l’air. Pour raviver la langue (moribonde de n’être que dénominateur commun et vecteur d’assentiment soumis). Et pour essayer d’ouvrir de petits espaces de sensation fraîche et de sens vivant29.

La médiatisation contraint le vivant dans des carcans de signification trompeuse. La « vulgate » des discours et « l’académisme » de la poésie, même moderniste, de même que l’aspect « contractuel » de l’usage de la langue pointent le problème concret. Ce n’est pas la science, la morale, la politique, le modernisme ou la langue en eux-mêmes qu’il faut défaire, mais la réduction de ses discours à un usage commun mis en place au profit de l’idéologie aliénante de médiatisation qui promet l’adéquation entre le sujet et le réel. Ce réseau de sens trompeur sert de matériau de base au renversement même de l’idéologie qui le motive. L’écriture que propose Prigent prend les figures de ces discours pour les défigurer et les recomposer, les « distordre parodiquement », les reconstituer selon des

29 C. Prigent, « Christian Prigent : la distance et l’émotion » - Entretien avec Roger-Michel Allemand, 2010,

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rythmes et des sonorités aptes à les précipiter et les pulvériser dans la « balistique de l’écrit ». Et ainsi trouer la « concaténation des mots » d’espaces où, malgré leur exiguïté, soit ressentie la fraîcheur de la langue nouvellement reconstituée.

Les idéologies ne peuvent être renversées en leur opposant des idéologies adverses. Il faut, pour contrer les idoles chères à la doxa, renverser les mécanismes linguistiques qui servent à les constituer et moquer leur façon de représenter un monde unifié et compréhensible par l’effort de communication. Installer, par exemple, une mimesis complexe où la polyphonie du roman rende impossible l’identification de l’univers narratif au réel objectivement observable, tout en parodiant les conventions romanesques. L’insoumission que présente Prigent est une « insoumission goguenarde » et elle passe par la « force stylistique ». La part comique permet de mettre à distance son propre travail et d’empêcher de le prendre trop au sérieux et invite à rester vigilant et critique face à sa propre pratique. Le style et le rire s’allient pour animer une langue affaiblie par les « réalités » fausses. Ou plutôt prendre la langue morte et la ranimer. Faire du matériau verbal aseptisé le matériau même de la révolte contre l’aseptisation en le renversant parodiquement, en le recomposant stylistiquement, en le distordant rythmiquement, en en pulvérisant les sonorités. Faire naître l’innommable de la différence, de l’altérité trouvée dans la nomination :

L’idée même qu’il y a de l’innommable ne se pense que dans la logique de la nomination et l’intuition de l’irreprésentable est un effet du pouvoir de représenter. Nommant, on ne nomme pas seulement le nommable. On ne nomme pas non plus, d’évidence, l’innommable. Mais on ouvre au fond du nommé le vide de l’innommable et on nomme cette ouverture. Cette idée et cette intuition sont au principe de l’élocution poétique30.

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Pas de poésie sans vérité et la vérité est celle de l’innommable. Cette vérité demande le renversement du mensonge. Or le mensonge est l’outil du pouvoir et de la doxa et le renverser demande la révolte. Et la révolte se fait par le travail de la langue, constamment soumis à l’acte de nomination, d’où la nécessité de faire advenir l’innommable négativement, par traces, par renversement. Tous les enjeux éthiques et politiques de l’innommable prennent sens dans et par la langue. Les questions éthiques et esthétiques sont rendues indissociables au sein de l’innommable.

La forme et la vie

On voit bien que le travail de l’innommable est un travail sur la forme du texte et que le travail de la forme dépasse les enjeux esthétiques. Ce que le travail formel du texte engage, c’est la réanimation de la langue tuée par son usage contractuel et convenu par plusieurs types de discours dont la littérature académique. Écrire passe ainsi par l’expérimentation. Prigent définit l’expérimentation dans Ceux qui merdRent et tente de déconstruire l’idée selon laquelle l’expérimentation est l’application de procédés cherchant à créer des formes nouvelles simplement pour surprendre :

Mal gré [sic] qu’en ait ceux qui considèrent avec quelques [sic] suspicion ou quelque dédain ce qu’on appelle l’expérimentation littéraire, sa question n’est pas celle d’un affrontement aux formes (la question de la production de formes excentriques). Sa question est celle d’un affrontement au réel, c’est-à-dire au surgissement dans la langue de l’impossible réel, aux torsions mystérieuses que l’insensé du réel inflige à la ligne du sens. Sa question est celle de la défiguration des figures convenues du réel sous les coups rythmés du fouet de la parole poétique. Ce dont nous font part ces langues dévoyées par une matière innommable, c’est moins d’une passion de la forme (de la forme « originale ») que de la revendication d’un plus-de-réel – la revendication

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d’un réel plus réel que celui que nous livre la langue communicante. « Ces génies-là, dit Flaubert, sont grands parce qu’ils n’ont pas de procédés. »31

Les « procédés » académiques fonctionnent sur le mode du lieu commun : des marques formelles communément reconnaissables, facilitant la communication, et présentant un « réel » d’autant plus rassurant. Les « procédés » avant-gardistes qui visent à surprendre et à choquer par l’originalité de la forme, ne font guère mieux. Le calcul qui motive ces « excentricités » méprend le moyen pour la finalité. « Affronter le réel », parce que les discours dominants refusent de le faire, passe nécessairement par des formes jamais vues. Mais la nouveauté de la forme, si elle ne défigure pas les « figures convenues », n’a pas de valeur. Ces procédés ne sont jamais ultimement « nouveaux » puisqu’ils maintiennent la représentation dans la logique du déjà-vu. L’innommable ne cherche pas à faire « école ». La forme (par la défiguration) est le moyen d’atteindre un plus-de-réel et cette accession est violente ; la parole poétique est un fouet qui frappe la langue par son rythme. Prigent relève des exemples dans l’histoire littéraire :

Peut-être que, comme je l’ai noté ailleurs, écrire est découvrir qu’aucun nom ne nomme le monde, que corps et réel, expérience et vérité sont sans figures; qu’entre réel (expérience) et langage, il n’y a qu’affrontement, conflit; que le matériau inconscient qui hante l’écriture ne vient à la langue que pour la faire rater dans des coruscations vernissées (comme chez Rimbaud), des lapsus comiques (comme chez Michaux ou Queneau), des entassements fatrasiques (comme chez Denis Roche ou Oskar Pastior), des portées glossolaliques et des rythmes échoués au bord de l’aphasie (comme chez Artaud ou chez Guyotat), des circonvolutions centripètes (comme chez Proust) ou des ressassements emboîtés (comme chez Thomas Bernhard ou Hubert Lucot)32.

Pour Prigent, le travail de la forme permet de dépasser l’expérience du réel vers un plus-de-réel, plutôt que de la représenter. Triompher du réel qui nous fait souffrir en résistant à

31 C. Prigent, Ceux qui merdRent, 1991, p.259. 32 Ibid., p.123.

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la symbolisation par le ratage de la langue dans l’affrontement entre notre corps et le monde. « L’auteur n’est pas celui qui a vécu la chose qu’il raconte mais celui qui a triomphé de cette chose en lui donnant une forme33. » Et ce triomphe se veut ludique et moqueur puisque le rire peut faire éclater les représentations aliénées des discours idéologiques. La mimesis romanesque n’est plus représentation du réel, mais, par la forme de la langue romanesque, transcendance de la référence vers un plus-de-réel. Plus-de-réel marqué par la violence (réitérée constamment par le champ lexical de l’affrontement : conflit, fouet, balistique, etc.) et la déstabilisation (le ratage de la langue commune), ce qui le rend plus près du réel que n’importe quelle représentation. « [E]xpérience et vérité sont sans figures », mais elles peuvent avoir une forme.

Le paradoxe des textes théoriques

Quel rôle jouent alors les essais de Prigent? Sa pratique théorique fait problème dans la mesure où le travail défigurant de la forme est le seul travail éthiquement satisfaisant. La vérité que l’innommable permet et appelle, on l’a vu, relève de la prise en charge d’une impossibilité ontologique de faire sens du monde. Or les textes critiques de Prigent, en faisant sens de cette vision, y contreviennent. Son discours critique pourrait être considéré par certains comme un discours « trompeur », selon les critères qu’il établit lui-même, puisqu’il articule le rapport entre le sujet parlant et son monde. Il affirme, certes, la négativité de la nature de ce rapport, mais l’affirmation, en tant qu’affirmation, stabilise ce

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