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La mort des films

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Academic year: 2021

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HAL Id: hal-01962723

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01962723

Submitted on 10 Jan 2019

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La mort des films

Daniel Morgan, Laurent Husson

To cite this version:

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KINÉ

ÉDITIONS

la

mort

des films

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Première de couverture : Autant en emporte le vent (Gone with the Wind, USA, 1939, Victor Fleming), copie nitrate, 1940, Library of Congress © Photogra-phie de Barbara Flueckiger, Timeline of Historical Film Colors, http://zauberklang.ch/filmcolors/.

Deuxième de couverture [juste la bande de film] : Gi-na uhaw ako... GiGi-na gutom ako… (J’ai soif… J’ai faim…, Philippines, Leonardo Q. Belen, 1975). Ar-chives françaises du film © Photo de Daniel Morgan. Troisième de couverture [le tas de film dans un bocal en verre] : films nitrate en décomposition. Archives françaises du film © Photo de Daniel Morgan.

Quatrième de couverture : « Lili Finish » © Photo d’Hervé Pichard.

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KI N É TRA CE S ÉD IT ION S

A

VANT

-

PROPOS

par Laurent Husson et Daniel Morgan 5

É

DITORIAL

Georges Mourier 8

V

ISIONS IMPOSSIBLES

:

FILMS INACHEVÉS ET INACHEVABLES

Les évangiles de lumière d’Abel Gance : une voie pour l’inachevé, par

Élodie Tamayo 13

Les scénarios des poètes d’avant-garde dans les années 1920 : des films

mort-nés ?, par Charlotte Servel 28

À la recherche du trésor perdu des Rapaces, par Louis Daubresse 41 Relégué aux archives : L’Affaire Seznec, un film mort d’un cinéaste

reje-té, par Daniel Morgan 57

L

A MORT DE L

ORIGINAL

:

SUR L

EXPÉRIENCE SPECTATORIELLE

Sur l’accompagnement musical de Popaul et Virginie 74

La musique au cinéma en 1919, présentation du film Popaul et

Virgi-nie, par Céline Pluquet 75

Choisir des musiques pour accompagner un film muet, par

Jean-François Ballèvre 80

Le film d’exploitation, un film-martyr, par Nicolas Lahaye 87 Le 16 mm et la notion de format « substandard », par Laurent Husson 109 Presenting the Past: Abel Gance’s Napoléon (1927), from Live

(7)

4

KI N É TRA CE S ÉD IT ION S

L

A RÉSURRECTION DE L

ORIGINAL

?

P

ROBLÉMATIQUES DE LA RESTAURATION

L’ère numérique, la morphine des films ?, par Nicolas Ricordel 145 Les films restaurés d’André Antoine : une source fiable pour

l’historiographie ?, par Manon Billaut 156

Comment les éléments filmiques participent-ils à l’écriture de l’histoire du cinéma ? Le cas de Lola Montès (Max Ophuls, 1955),

par Iris Deniozou 174

U

NE VIE APRÈS LA MORT DES FILMS

?

Revenge of the Obsolete, by Jurij Meden 194

Sur la présentation d’« Épaves » 195

Épaves, par Émilie Cauquy et Hervé Pichard 196

La mort lente des collections privées de films, par Frédéric Rolland 203 Bilwamangal, ou l’énigme du premier long métrage de fiction bengali,

par Jitka de Préval 214

Ni perdu, ni trouvé : idées pour une nouvelle filmographie de la pre-mière campagne italienne en Libye et dans les îles Égéennes, 1911-1913, par Sila Berruti, Luca Mazzei et Maria Assunta Pimpinelli 228 Diffuser des films par écrit : dictature, censure et politique éditoriale de

la Cinémathèque uruguayenne, par Germán Silveira 246

B

IBLIOGRAPHIE INDICATIVE

269

R

EMERCIEMENTS

278

R

ÉSUMÉS

/A

BSTRACTS

283

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5

KI N É TRA CE S ÉD IT ION S

A

VANT

-

PROPOS

par Laurent Husson et Daniel Morgan

Depuis sa création en 2013, l’association Kinétraces se consacre à l’étude des ar-chives et du patrimoine cinématographiques. À la recherche d’un thème fédérateur qui intéresse et implique l’ensemble des membres de l’association, qui travaillent sur une variété d’objets en employant de nombreuses méthodologies, il nous a semblé inévitable dans le contexte actuel de penser autant à l’absence des films qu’à leur contenu. La « mort des films » s’est révélée pour nous une évidence, tant elle est au cœur de nos réflexions.

Ce thème nous amène à réfléchir au travail même de l’historien, du conservateur et de l’archiviste. En abordant notre rapport aux objets anciens, dégradés, abandon-nés, non réalisés ou tout simplement oubliés, la mort des films a également l’avantage de porter au-delà des films eux-mêmes, nous amenant à évoquer un éventail de documents sur lesquels nous travaillons quotidiennement, et qui com-posent ce que l’on nomme le « non-film » : scénarios, notes de montage, revues de cinéma, archives personnelles… tous les objets étudiés par les chercheurs en ciné-ma à part les films eux-mêmes.

Si le problème de l’éphémérité des œuvres filmiques est aussi ancien que le cinéma, nous constatons qu’il est aujourd’hui d’une actualité aiguë, et ce principalement en raison de la généralisation de l’usage de l’outil numérique par l’industrie cinémato-graphique. Les professionnels de la restauration de films, les chercheurs et les ar-chivistes du monde entier ne cessent en effet de démontrer depuis plusieurs années les limites d’une technologie aux visées salvatrices qui aura cependant modifié d’une façon profonde et sans doute irréversible l’essence du cinéma.

Aujourd’hui, nous publions un ensemble de textes distincts mais directement inspi-rés par les discours et les échanges qui ont eu lieu lors du colloque éponyme organi-sé en mai 2015 à l’université Sorbonne Nouvelle – Paris 3. Si la plupart des contri-butions nous ont été proposées par des doctorants et des chercheurs en début de carrière, nous avons décidé qu’il était essentiel de laisser une place importante à des textes écrits par des professionnels de la conservation et de la diffusion du cinéma qui travaillent au plus près des films. Nous croyons que ces articles, concernant des sujets aussi divers que le choix de musique pour l’accompagnement d’un film muet

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KI N É TRA CE S ÉD IT ION S

ou le tirage sur pellicule argentique de nouveaux films tournés en format numé-rique, s’engagent dans un véritable dialogue avec les autres textes plus traditionnels. Ce numéro est divisé en quatre sections qui abordent, chacune à sa manière, la même thématique. La première, intitulée « Visions impossibles : films inachevés et inachevables », contient des articles qui se saisissent des questions posées par les films inachevés ou incomplets. Existent-t-il des projets n’ayant pour seule vocation que d’être des films « morts », trouvant leur forme la plus appropriée, la plus ache-vée, en tant que scénario, notes, ébauche ? Comment conserver, présenter, appré-hender des projets démesurés, des films impossibles à réaliser ou à exploiter ? Et en ce qui concerne les différentes manières dont un film peut disparaître des écrans, une mauvaise réception critique peut-elle poser une plus grande menace que la censure pour la survie d’une œuvre ?

Les articles de la deuxième section, intitulée « La mort de l’original : l’expérience spectatorielle », abordent un autre aspect du caractère éphémère du cinéma. À l’image de la littérature, de la peinture, de la sculpture, de la photographie et de la musique enregistrée, le film est considéré comme un objet cristallisé, un « produit fini », ayant la particularité semble-t-il de se présenter de façon identique à chaque spectateur. À l’instar des travaux de groupes de recherche tels celui du « Film plu-riel » créé par François Thomas en 2006, les textes formant cet ensemble témoi-gnent de l’extrême diversité de l’expérience que les spectateurs peuvent avoir d’une même œuvre. Des différences de version, de format ou de qualité de projection, pour nommer quelques exemples, tendent à démonter l’idée d’une expérience unique des films, aussi reproductible que peut l’être le film lui-même.

Face au processus de déchéance du film, la restauration est l’opération visant à re-trouver l’objet au plus près de ce qu’il fut lors d’une première monstration pu-blique, et à conserver cet état le plus longuement possible. Une troisième partie, intitulée « La résurrection de l’original ? Problématiques de la restauration », aborde diverses questions que peuvent rencontrer les historiens et les conservateurs face à la restauration de films. L’œuvre restaurée, par le travail d’expertise dont elle aura fait l’objet, ainsi que le transfert effectué sur un support davantage pérenne, possède en effet le paradoxe de proposer une nouvelle version de référence d’un film, suivant toutefois un processus régi par des choix subjectifs. Ces choix fondent aussi l’histoire des films, car ils en modifient encore l’expérience ; s’appuyant sur des exemples très variés, les trois textes formant cette section tentent de considérer ces choix avec un regard critique.

Une dernière partie, intitulée « La vie après la mort des films ? », évoque des œuvres qui à première vue semblent irrécupérables, absentes ou tellement difficiles d’accès

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KI N É TRA CE S ÉD IT ION S

qu’il serait impossible de les présenter au public. Pourtant, les auteurs de tous les textes de cette section semblent trouver un certain espoir malgré l’état des objets en question. S’il reste seulement une bobine d’un film perdu, l’on peut tout de même la regarder, l’analyser, et essayer de reconstruire son histoire et ses liens avec d’autres objets ; si des films sont censurés par une dictature militaire, on peut tout de même essayer d’en parler dans la presse. La mort d’un film peut susciter un re-nouveau d’intérêt de la part des spécialistes et du grand public.

Au regard de l’ensemble de ces articles, c’est au final un autre sujet que nous avons tout autant abordé. Car l’intérêt que l’on porte à la mort des films ne concerne fina-lement pas la mort en elle-même, mais plutôt la façon dont ces films vivent encore. Si nous nous intéressons à des films perdus, incomplets, éclatés ou irréalisables, c’est que ces œuvres peuvent encore nous apprendre des choses et nous faire réflé-chir sur notre rapport aux films et aux archives cinématographiques. Et en parlant d’elles dans cette revue, nous espérons en quelque sorte les faire vivre.

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KI N É TRA CE S ÉD IT ION S

É

DITORIAL

par Georges Mourier

« La mort des films » : la violence du titre de ce second numéro de Kinétraces Édi-tions nous plonge d’emblée aux portes de l’invisible.

Alors que la thématique de la première édition traquait le tangible dans une ap-proche pluridisciplinaire de la presse cinématographique, ce nouvel ensemble de textes veutsans crainte franchir le miroir fatal, et délibérément axer ses réflexions sur un point limite : la mort (ou ce que l’on définit comme telle).

Ce qui frappe dans ces articles, c’est combien l’œuvre filmique en arrive à se définir presqu’autant par ce qui est visible, que par ce qui ne l’est pas, ou plus.

De très nombreux aspects de l’invisible ou de l’impalpable cinématographique et patrimonial y sont évoqués : films irrémédiablement perdus ou partiellement dé-truits1, films non-réalisés2 (le projet et le travail de préparation et de documentation

faisant office d’œuvre, allant même jusqu’à rendre caduc la réalisation du film en lui-même), ou bien films encore transformés (ou dénaturés ?) par le travail, pour-tant sincère, dit de restauration3, ou, à mettre tout au mieux, la sensation de

pré-sence d’une projection « vivante » mais unique par son accompagnement musical en direct, à jamais perdue dès la dernière note jouée4.

Une approche paradoxale donc : c’est par une thématique basée sur l’incapacité de « conserver » ou même de voir un film (qu’il ait été réalisé ou non) que cette ren-contre de recherches, de travail et de réflexion nous exprime une face généralement cachée du « grand œuvre cinématographique » qui nous hante tous : l’absence d’image.

En quoi, par exemple, le numérique détruit-il le passé d’un film ? Les fragments disparus des Rapaces de Stroheim renforcent-ils la puissance évocatrice de ce qu’il en subsiste ? En quoi, encore, les outrages du temps confèrent à telle ou telle bande, qui ne nous aurait en rien interpellés en parfait état, une fascination proche de la relique (« d’une épave »5), qui semble, par ses stigmates, nous mettre en

communi-cation directe avec un autre monde, plus secret, plus intime ?

Ici, comme en beaucoup de matières, le temps a fait son office : détruisant, mode-lant, pétrissant ou recréant la forme originale. Les réflexions dans les pages qui

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suivent ont le courage d’aller au-delà du sentiment de fatalité et de terreur que « ce grand sculpteur » inspire habituellement.

Certes, « Fugit tempus irreparabile », mais la volonté de « conservation » non plus ne cesse.

Par ailleurs, ce numéro assume aussi d’emblée la volonté d’explorer en quoi ces « outrages », ces « atteintes » ou ces « glorieuses ruines » nous contraignent en fait à constamment nous replacer, remettre en question les principes même de notre mémoire, de notre perception, nous, en tant qu’êtres vivants et sensibles, et ce, en fonction d’un objet apparemment inerte, pris et emporté dans les transmutations que l’âge lui fait subir…ou dont, certaines fois, il le gratifie.

Chaque texte, au-delà de nous instruire des chemins passionnants auxquels chacun a consacré souvent des années de recherches, nous interpelle très intimement sur la persistance de la mémoire d’un sentiment, en regard de la conservation de l’objet qui l’a véhiculé.

Comme toi, j’ai essayé de lutter de toutes mes forces contre l’oubli. Comme toi j’ai ou-blié. Comme toi, j’ai désiré avoir une inconsolable mémoire, une mémoire d’ombres et de pierres. J’ai lutté pour mon compte de toutes mes forces, chaque jour, contre l’horreur de ne plus comprendre du tout le pourquoi de se souvenir6.

De quoi la conservation pourrait-elle nous consoler ?

Et au fil du temps, de l’objet ou du spectateur, lequel doit-il le plus s’adapter ? Lequel doit être le plus fidèle à l’autre7 ?

De ces écrits, au lieu d’une lamentation sur l’irréparable, émane en revanche une réflexion que je qualifierais de « nourricière », nous ouvrant sur un monde insoup-çonné, transcendant ainsi la ruine d’un film, ou même sa non-réalisation.

Ces contributions expriment, au sens propre du terme, « une source pétrifiante de la pensée », (pour reprendre cette si belle définition du Cinématographe par Jean Cocteau8), soit à partir des atteintes étrangement poétiques du support nitrate

jusqu’aux idées « mortes dans l’œuf » de certains grands réalisateurs, soit par toutes ces lacunes, aux documents désormais en poussières.

C’est un des grands paradoxes de ce recueil de textes : avoir concrétisé l’invisible. Le colloque qui a inspiré ce numéro s’est déroulé en deux journées d’une variété et d’une densité exceptionnelles consacrées aux « manques ». Cela a permis des prises de paroles, qui, au lieu de se succéder platement ou de s’additionner, se sont multi-pliées entre elles de telle manière que, à force d’analyse, de comparaisons, de do-cuments, d’hypothèses et de projections même, s’est pleinement incarnée au final cette fulgurante pensée d’Élie Faure :

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L’invisible, pour l’âme humaine, n’épuisera pas sa vertu, justement parce qu’elle s’acharne à la matérialiser. À mesure qu’elle accumule l’invisible dans le visible, et que par conséquent la masse du visible augmente, l’invisible s’élargit9.

Oui, « la mort des films » n’est donc plus une fin en soi, et ce, malgré ou grâce à ce que ferait ce grand sculpteur, le Temps, qui en l’occurrence fit « œuvre » sur ces deux jours.

La réflexion, le désir d’apprendre et de comprendre, l’étude, la sensibilité, les échanges et les nouveaux regards sans cesse renouvelés de toute une génération de jeunes doctorants et de chercheurs confirmés, nous enseignent qu’au-delà de « la mort des films » s’obstinent à rester intactes nos parcelles d’éternité.

À nous d’en imaginer et d’en distinguer les différentes formes sous lesquelles elles peuvent perdurer.

« Le visible est le commencement de la mort, l’invisible est l’aube de l’esprit10. »

Merci à Manon Billaut, Daniel Morgan, Élodie Tamayo, Laurent Husson et toute l’équipe de Kinétraces de m’avoir permis d’assister avec émotion à ce colloque dans la même salle, où, du temps de mes études cinématographiques, je fus instruit par Michel Marie, Roger Odin, Alain Bergala, François Jost, Eric Rohmer, Michèle Lagny, Christian Metz et tant d’autres…

Notes

1 Première partie, « Visions impossibles : films inachevés et inachevables » : Louis Daubresse 2 Première partie, « Visions impossibles : films inachevés et inachevables » : Elodie Tamayo,

Charlotte Servel, Daniel Morgan.

3 Troisième partie, « La résurrection de l’original ? Problématiques de la restauration » :

Nicolas Ricordel, Manon Billaut, Iris Deniozou.

4 Deuxième partie, « La mort de l’original : sur l’expérience spectatorielle » : Jean-François

Ballèvre, Céline Pluquet, Paul Cuff.

5 Quatrième partie, « Une vie après la mort des films ? » : Emily Cauquy et Hervé Pichard 6 Hiroshima mon amour, texte off du prologue, film d’Alain Resnais, scénario de Marguerite

Duras, 1959.

7 Question soulevée par Alain Carou lors de la table ronde finale du colloque à l’origine de

ce numéro de revue, 7 mai 2015.

8 Le Testament d’Orphée, film et scénario de Jean Cocteau, 1960.

9 Élie Faure, préface de Prisme d’Abel Gance, Paris, Gallimard, 1930, p. 12. 10 Ibid.

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V

ISIONS IMPOSSIBLES

:

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KI N É TRA CE S ÉD IT ION S

L

ES ÉVANGILES DE LUMIÈRE D

’A

BEL

G

ANCE

:

UNE VOIE

POUR L

INACHEVÉ

par Élodie Tamayo

Fig. 1. Ecce homo (Abel Gance, 1918), rushes 35 mm © La Cinémathèque française.

Je rentre en ce moment dans le bureau des rêves perdus. Mais c’est immense, mais c’est à l’infini, mais c’est incroyable. Je voudrais bien savoir quel est le gardien de ces rêves perdus. C’est incroyable ce que de belles choses dorment encore en silence. Vous permettez je vais visiter quelques casiers. Je me figure ça comme une sorte de morgue. Et des morts admirables me regardent et me disent : « Pourquoi ne m’a-t-on pas laissé sortir à temps, pourquoi suis-je toujours enfermé ? Si on m’ouvrait la porte ? J’ai des ailes monsieur, aidez-moi1 ».

La gigantesque masse des archives (conservée essentiellement à la Cinémathèque française et au département Arts du spectacle de la Bibliothèque nationale de France) témoigne que l’œuvre achevée d’Abel Gance, notamment celle que l’on

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connaît à travers ses films, n’est qu’une infime partie de l’œuvre idéale qu’il a con-çue. La BnF conserve 200 de ses projets non réalisés tandis que près d’1/8e du fonds

de la Cinémathèque française est consacré à des projets inachevés. Il y a bien sûr des tenants et aboutissants concrets qui expliquent pourquoi nombre de ses des-seins n’ont pu se concrétiser, faute de moyens financiers ou techniques : les ambi-tions monumentales de Gance ayant généré des proposiambi-tions particulièrement dif-ficiles à mener. Néanmoins, l’objet de cette étude est ailleurs.

Notre hypothèse est que l’inachèvement chez Gance permet d’envisager une poé-tique totale et cohérente, film et non-film – soit un lieu de l’œuvre où les films réa-lisés rejoignent les pensées (nombreuses) consignées par le cinéaste ainsi que les esquisses, repentirs et versions multiples des projets. Il s’agit de passer d’une con-ception péjorative de l’inachevé (conçu comme contrition, ratage), à une concep-tion positive, entendue comme un levier créateur voire une méthode de cinéma tel que Gance le pense et le pose. Car ses projets « fantômes » sont habités d’une somme d’intuitions et d’images particulièrement exacerbées. Les projets devien-nent l’objet poétique et ne visent plus à être réalisés en tant que films : leur établis-sement se suffit comme voie d’écriture. Par exemple, Gance documentera inces-samment des films tout en sachant pertinemment qu’ils n’ont pas vocation à être produits. À la manière d’un juriste défendant un cas impossible, l’artiste instruit et exacerbe son écriture par cette voie négative.

Ces intuitions sont particulièrement saillantes dans un ensemble de projets que Gance nomme « évangiles de lumière ». Il s’agit d’un corpus largement inédit qui conjugue trois spécificités.

Ce sont des projets mystiques (portant sur des prophètes, des poètes, des vision-naires, c’est-à-dire des médiums) et leurs scénarios, d’inspiration eschatologique (la fin du monde est leur horizon), sont littéralement apocalyptiques, au sens premier de révélation, de dévoilement miraculeux. Réflexifs, ils mettent en scène l’avènement de dispositifs cinématographiques inédits, glorieux, médiumniques. Enfin, tous ces films – mutilés, non-montés, abandonnés en cours de production ou non-réalisés – sont frappés d’inachèvement. Ces œuvres ne cessent de s’intensifier en termes d’enjeux poétiques, historiques (de la Première Guerre qui les fonde à la Seconde qui les réactive atrocement) ou d’archives (des dizaines de dossiers conservés pour les années dix aux centaines de boîtes consultables pour les années quarante et cinquante).

Nous proposons d’étayer quelques considérations liminaires autour de ce corpus puis d’étudier en particulier le cas d’Ecce homo (1918), premier « évangile de lu-mière » d’Abel Gance.

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Les « évangiles de lumière » : faire du cinéma comme il n’est pas

Dans ses « évangiles de lumière » Gance ne vise pas à faire des films mais à faire du cinéma comme il n’est pas. Il invente des néologismes pour désigner ses œuvres qu’il nomme « évangiles de lumière » ou encore « vitraux mouvants », bref qu’il ne nomme pas films. Lorsqu’il se réfère au cinéma il le déporte souvent hors du temps présent dans des formules telles que : « cinéma de demain » ou « cinéma à venir », soit un hors-champ, un hors-lieu du cinéma en l’état.

Rappelons que Gance, né en 1889, assiste à la naissance de cet art et participe dès les années dix à la grande émulation épistémologique de ses premiers théoriciens, auprès de Riciotto Canudo ou Elie Faure notamment. Le cinéma « muet », nouvel idéogramme, semble promettre l’avènement d’un langage universel. L’alphabet et la grammaire de cet art inédit doivent être créés. Ainsi, Gance, comme nombre de ses contemporains, envisage le film comme un potentiel poétique, un ouvroir encore ni délimité ni bridé. Il se pose à la fois en amont de la clôture du cinéma dans le dispo-sitif que nous lui connaissons aujourd’hui, et en aval, comme celui qui annonce ses formes futures (tel les prophètes qu’il a si souvent dépeint).

Tissant des liens entre le cinéma et les arts, Gance conçoit en 1913 avec le peintre Robert Delaunay des « Orgues de lumière » : il s’agissait de créer un immense écran formé de lampes électriques multicolores qui s’allumeraient ou s’éteindraient en fonction du jeu d’un exécutant appuyant sur des touches, telles celles d’un orgue, animant sur l’écran toutes sortes de figures.

Le cinéma est une modalité de l’avancée dans l’invisible et la photogénie2 que la

photographie, les rayons X ou les projections lumineuses jalonnent pareillement. Le dispositif film n’est ainsi qu’un terme imparfait de « l’écriture de lumière » que Gance recherche. Les premières versions du scénario de La Fin du monde sont, à ce sujet, particulièrement éclairantes : « [...] une science, qui est à la fois un art et une religion, a pris le dessus de toutes les autres et conquis la curiosité générale, c’est la science de la lumière dont l’astronomie, le cinéma, le mysticisme ne sont que des aspects inférieurs et des applications3... »

Cette quête va en s’amplifiant : Gance rapporte ainsi dans ses cahiers un conseil prodigué en 1922 par son ami Jean Epstein : « Pourquoi n’écrivez-vous pas ? Fixez tout de suite dans le verbe vos pensées sans attendre la naissance de l’Autre verbe de lumière que vous dites attendre4 ».

Epstein comprend bien la difficulté très concrète de Gance qui, redoublant ses pro-jets de films de propro-jets littéraires, cherche un médium tierce — ni celluloïd, ni pa-pier — un support qui littéralement n’existe pas, qu’il faut inventer. Rappelons à cet égard que Gance nourrissait des ambitions de poète et de dramaturge avant de se

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pencher vers le cinéma et qu’il emploiera ses dons littéraires pour faire advenir du cinéma autrement (par des images écrites)5 : à travers le soin apporté à ses

scéna-rios, l’édition de son recueil de pensées Prisme (chez Gallimard en 1930), ou par les adaptations romancées de ses films, qu’il supervise6.

Lorsque Gance s’attelle au cinéma, c’est pour faire advenir de l’invu, de l’inouï. Cette appétence induit des inventions techniques qui mettent en scène des condi-tions de vision inédites, repoussant les limites physiques de l’outil et du spectateur, jusqu’à l’aveuglement. Les exemples ne manquent pas : anamorphoses obtenues à l’aide de miroirs déformants dans La Folie du Docteur Tube en 1915 ; montage ra-pide jusqu’au scintillement7 (défiant la persistance dite rétinienne) pour La Roue en

1922 ; ou triptyques du Napoléon de 1925 avec lesquels Gance fait éclater le cadre de l’écran8. Ces recherches techniques autour des phénomènes lumineux

abouti-ront à une résolution poétique proprement glorieuse et apocalyptique (au sens étymologique de dévoilement, révélation), sur laquelle nous reviendrons.

Fig. 2. La Folie du Docteur Tube (Abel Gance, 1915), photogramme.

La période charnière de la Grande Guerre dans l’histoire du cinéma, qui bouleverse la conception et la fabrication des films, est propice aux premières expériences gan-ciennes. Le besoin de s’adapter aux difficultés concrètes engendrées par le conflit favorise expérimentations et essais. La presse spécialisée salue l’apparition de films qui osent, qui défient normes et conventions : Louis Delluc et Henri-Diamant Ber-ger notamment exhortent Gance à ne pas cesser de voir trop grand, quitte à pren-dre le risque de rater ses films, pourvu que ce qu’ils proposent soit inédit. Il faut à cet égard rappeler l’incroyable émulation artistique née de la matrice de la guerre à laquelle Gance participe auprès de ses amis poètes et plasticiens (tels Cendrars et

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Léger). Gance s’affirmera ainsi au sortir du conflit comme l’un des chefs de file de la « première avant-garde », auprès de Marcel L’Herbier, Germaine Dulac ou Louis Delluc9.

Dans les années vingt les projets expérimentaux de Gance deviennent pharao-niques, portés par la vogue des films européens à grand spectacle. Napoléon vu par Abel Gance est l’exemple même de ce surpassement de l’industrie du film par elle-même : en termes de métrage (plus de cent mille mètres de pellicule enregistrée), de budget, de moyens humains ou d’inventions techniques10.

Fig. 3. La Fin du monde (Abel Gance, 1931), photogramme.

La « cathédrale de lumière » conçue par Gance ne vise pas seulement à révolution-ner les œuvres filmiques mais également leurs conditions de production et de diffu-sion. Son geste de créateur embrasse la totalité des manifestations de son médium : comme objet d’art et fait social. La période la plus exaltée à cet égard est l’entre-deux-guerres. Porté par les ailes de l’idéalisme, Gance se pense en orchestrateur d’une société visuelle dans laquelle le film serait non seulement le médium artis-tique roi, le dépositaire de toute la mémoire du monde, mais également un puissant véhicule syncrétique et pacifiste11.

L’effondrement de ces desseins, couronné par l’échec fracassant de La Fin du Monde en 1931, premier film sonore du cinéaste, transforme ce surinvestissement démiurgique en une via negativa. Le film s’ouvre sur une représentation théâtrale de la Passion dans laquelle le héros Jean Novalic (joué par Abel Gance) interprète le Christ. Gance, prophétiquement (et ironiquement) s’y crucifie dès la séquence inaugurale et n’aura de cesse dès lors d’élaborer des œuvres martyres.

Le cinéaste, ne trouvant plus le soutien nécessaire à l’accomplissement de ses grands projets, fomente ainsi jusqu’à sa mort une gigantesque « œuvre négative » que révèlent les archives. En termes de méthode, la documentation et l’écriture

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autour des films prennent une part de plus en plus dévorante. En effet, Gance ne vise pas l’élaboration d’un seul long métrage : il amplifie ses récits de trilogies, sé-ries et kyrielles de projets annexes. De même, il ne limite pas son geste à la concep-tion de scénarios mais investit toutes les formes possibles d’écritures sur le film, de la recherche sociologique (statistiques, rapports, essais sur la réception des films) à l’exégèse mystique. Ainsi dans les années cinquante Gance rédige le scénario de La Divine tragédie en collaboration avec un comité de religieux de différentes confes-sions pour s’assurer de la justesse théologique de son projet : la casuistique autour du film devient une excroissance redoutable de l’écriture, multipliant les corres-pondances, rapports, notes d’intentions, commentaires et versions.

Cette forme inextinguible, titanesque, répond à l’ambition de Gance de faire une œuvre prophétique et révolutionnaire, à l’image de ses héros mystiques ou histo-riques qui influent directement sur le

monde et en produisent les images effi-caces. Ces Vies (au sens de vies des saints) impliquent un investissement à leur mesure en terme de production, mais surtout un investissement poétique qui, lui, vise à faire advenir le cinéma de l’avenir, du monde d’après. De fait l’écriture des « évangiles de lumière » se fait un exercice de prière, un sacerdoce appelant une « vie nouvelle » du cinéma, désincarnée, glorieuse.

Étude de cas : Ecce homo

Le récit d’Ecce homo, premier évangile de lumière de Gance entrepris au printemps 1918, commence au sortir de la « tragédie rouge » (c’est-à-dire de la guerre). Un prophète tente de consoler les hommes en proie au deuil et à la haine. Mais ses paroles sont moquées, ses actes incom-pris, ses écrits parodiés et brûlés, lui-même est lynché puis interné dans un asile. L’humanité a perdu le sens du

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fait subir au visionnaire toutes les stations d’un « calvaire médiatique », brimant chacun de ses modes d’expression. Néanmoins, à l’issue de ce martyre l’apôtre est frappé d’une révélation : il décide de changer de médium et de passer par le cinéma pour « impressionner12» (au sens commun, mais également cinématographique du

terme) les foules de sa nouvelle :

Je n’écrirai plus, ne vous parlerai plus jamais. J’emploierai le nouveau langage des yeux qui ne connaît pas de frontière comme les autres [...] je vous montrerai des Images mouvantes, et ce sera mon grand secret de pouvoir, à la même seconde et dans tout l’univers, dire les plus profondes choses avec les plus simples images. Je vais bientôt graver mes rêves sur vos prunelles, comme un animateur d’eaux-fortes13.

La déclaration du voyant vaut comme profession de foi de Gance lui-même qui s’est converti (non sans réticences) au cinéma durant la Grande Guerre, constatant combien le film s’impose comme un art puissamment suggestif et un exceptionnel agent de propagation de formes et d’idées. Selon cette visée téléologique, le cinéma, support moderne, nouveau véhicule des images visionnaires, remplace les arts tra-ditionnels, devenus obsolètes, inopérants.

Plus exactement, suivant une intuition énoncée par Elie Faure, le spectacle cinéma-tographique prend en charge leur « réanimation » et leur résurrection car il promet la réalisation possible du spectacle collectif que nous attendons et qui remplacera la danse sacrée morte, la tragédie philosophique morte, le mystère religieux mort, toutes les grandes choses mortes autour desquelles la multitude s’assemblait pour commu-nier dans la joie que venait délivrer en elle le pessimisme, victorieux de lui-même, des poètes et des danseurs14.

L’histoire d’Ecce homo s’arrête là, quand le médium-prophète a trouvé l’objet de sa quête : le bon média. Rappelons à cet égard qu’Évangile signifie « Bonne Nou-velle », soit, selon la théologie chrétienne, l’annonce du salut du monde par le Sau-veur. Mais ce terme désigne également, par métonymie, sa consignation écrite, voire l’ouvrage lui-même en tant qu’objet. Ce glissement unit le contenu à son sup-port, la Nouvelle à sa profération. Or la Bonne Nouvelle d’Ecce homo est précisé-ment médiatique : il s’agit de célébrer l’avèneprécisé-ment d’une nouvelle forme culturelle, triomphante — celle des Images mouvantes.

Pourtant Ecce homo a échoué à réaliser cette prophétie. Le film n’existe aujourd’hui que sous la forme de rushes non montés. Gance en abandonne le tournage à l’été 1918 alors qu’il jouit du soutien inconditionnel de Charles Pathé. Les conditions techniques, artistiques et financières sont pourtant relativement favorables, en dépit du contexte de guerre qui prive momentanément Gance de son acteur, Albert t’Serstevens, mobilisé. Les notes qui émaillent les carnets du cinéaste à cette époque ne font état d’aucune difficulté, si ce n’est le « manque de phosphorescence »

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ché à l’acteur. Alors pourquoi abandonner ce film ? Peut-être parce qu’il s’agit d’un des « premiers films pour ne pas être faits » qui trouve sa forme juste, vraie, dans celle du projet — ce que la fin d’Ecce homo suggère et indique. Là où le voyant (le cinéaste) échoue, le scénario, l’idée, triomphe.

En effet, le récit s’achève au moment où le prophète embrasse l’idée d’écrire son film. Dès lors, la conviction opère et la foule s’allie enfin à sa doctrine. Elle pénètre « l’atelier » du prophète, assis à son bureau, en pleine rédaction d’un scénario, et assiste à sa conversion comme s’il s’agissait déjà du spectacle cinématographique à venir. La scène se passe dans une « cellule » comparée au cloître de St Jérôme dé-peint par Dürer où « la lumière joue mille variations » : la foule y est transfigurée. La conversion du prophète au film par le papier (la rédaction du scénario) induit celle de la foule au médium cinématographique par le projet qui les comprend (Ecce homo) mais qui demeurera dans cet état latent, potentiel, de film écrit.

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Cette cellule, dans laquelle le prophète déclare sa profession de foi, récapitule toutes les étapes de fabrication du film : de l’idée lumineuse qui frappe le cinéaste à sa mise sur le papier, de l’enregistrement sur un support sensible à la projection, au moment où l’image vient frapper la rétine. Dans Ecce homo le projet du film fait donc office de projection. L’idée du film, puis sa mise par écrit, se fait métonymie suffisante du bon média, du médium juste.

Ce scénario est également construit autour d’une astuce narrative qui concourt à éclairer notre propos. Le calvaire du prophète nous est raconté par un narrateur (de plusieurs générations postérieures à l’apôtre) qui nous fait visiter une église. En lieu et place des vitraux sont des « vitraux mouvants » qui font le récit du film que l’on vient de voir. Cette écriture contient en elle l’affiliation du spectateur par mise en abyme ; elle s’adresse directement à lui et l’intègre dans l’espace du film.

En effet, Gance n’a de cesse de mettre en scène des spectateurs, une audience, c’est-à-dire la réception sensible de son cinéma. Ce canevas a une visée explicite : celle qu’un jour, la prophétie décrite dans la diégèse – adressée aux spectateurs de l’histoire comme aux spectateurs du film – s’accomplisse. L’échec ou la réussite du film n’a plus de prise : elle indique seulement la mise en attente du projet, sa matu-ration intime, jusqu’à l’avènement du spectateur qui saura l’exaucer et l’accomplir. À rebours de l’histoire « officielle » du cinéma, ces projets s’écrivent tels un récit apocryphe qui attend le spectateur qui le justifiera, le rendra effectif : en chœur, en canon, pour le canoniser15.

Le dispositif de cette révélation est rendu possible par une certaine mise en scène du lumineux, celle des « vitraux mouvants ». Le vitrail est un motif fondamental de la poétique gancienne16. Il fait office d’équivalent, de métaphore du cinéma

lui-même en tant qu’il est une interface de forme et de couleur, un récit qui filtre la lumière toute puissante du mystère, sa gloire.

La célèbre scène du retour des morts de J’accuse (1919) reprend ce motif après Ecce homo et nous permet d’en préciser la portée. Les soldats trépassés reviennent han-ter les vivants en s’imprimant à même la vitre, tel un vitrail de poilus animé. Vitrail et pellicule impriment et projettent leur forme par photogénie, comme interface spirite. Dans cette séquence – paradigme de la poétique gancienne visée par les « évangiles de lumières » – le médium se fait littéralement médium, au sens divina-toire.

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Fig. 6. J’accuse (Abel Gance, 1919), photogramme.

Plus précisément les « évangiles de lumière » mettent en scène une revanche my-thique et terminale de la lumière artificielle (filtrée, médiatisée, transfiguratrice) sur la lumière naturelle. La matrice de cette poétique est une ébauche de scénario que Gance conçoit en 1914 intitulé programmatiquement Soleil noir. Gance y imagine un Homère qui assassine l’astre solaire après que celui-ci l’a rendu aveugle :

Il aura après devant ses yeux d’aveugle l’image ronde du soleil, mais du soleil mort, tué par sa volonté. Ceci est très beau : Il dira : je traîne un soleil mort parmi mes insom-nies, et son cadavre vient me reprocher mon crime ! Nietzsche m’aurait embrassé pour avoir écrit cela. N’est-ce pas sublime de détruire le soleil pour en faire un plus divin encore, lequel se détruira à son tour devant des yeux plus larges encore !

Fig. 7 & 7bis. J’accuse (Abel Gance, 1919), photogrammes.

Gance reconduit ce combat d’inspiration gnostique dans la séquence terminale de J’accuse, lorsque le poète Jean Diaz se retourne contre sa muse, le soleil, et l’accuse de sa rime accusatrice tandis que ses rayons meurtriers le terrassent (encore une fois au travers d’une vitre). Cette séquence clé nous livre à nouveau un horizon

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théorique et poétique du cinéma gancien et témoigne de sa volonté de remplacer la lumière naturelle par un dispositif artificiel. Désir que Gance cherche à imposer techniquement, dans cette lettre au producteur Charles Pathé : « Il m’est indispen-sable avec ma façon de travailler de posséder un théâtre électrique, car la lumière artificielle m’est nécessaire comme le sont les couleurs à un peintre. Je ne veux en aucun cas être l’esclave du soleil, et je veux obtenir à chaque négatif l’effet exact que j’ai présent à l’esprit17 ».

Ce vœu premier de sacrifice du soleil en vue d’une maîtrise totale du dispositif ci-nématographique allait par le même retournement poétique sacrifier le film lui-même. L’idéal de lumière, ces « couleurs de peintre », s’exaspéreront dans ses évan-giles à même leur palette comme projets, visions indéfiniment visionnaires, soleils sans images car aveuglants, non filtrés par une forme quelconque – fut-il un cinéma paré de vitraux – un corps glorieux.

Les « évangiles de lumière » s’affilient ainsi à certaines traditions mystiques comme la théologie de la lumière, selon laquelle l’architecture sacrée et le vitrail en particu-lier, permettent de transfigurer la substance lumineuse, glorieuse. Selon Gance, l’appareil cinématographique doit opérer cette sublimation en faisant changer de paradigme la nature de son dispositif d’impression (à même la pellicule) et de pro-jection (sur le corps sensible de l’écran) par la photogénie de ses acteurs, fussent-ils de papier.

Les « évangiles de lumière » ne cessent d’annoncer un cinéma affranchi de son mé-tabolisme — télépathe, spirite. Ce que Gance nomme dans Prisme, l’idéal du violon sans archer ou d’une pensée sans support18.

Selon une intuition chère à Artaud c’est la forme atomique (de l’ange humain mais aussi de l’ange cinématographe : sa pure puissance virtuelle) qui est appelée par Gance par explosion de son corps anatomique. Le cinéma sans support se fait un corps sans organes. Il écrit : « La télépathie, le magnétisme, la volonté sous toutes ses formes, cette radioactivité mentale trop mal connue, confirment mon dire pré-cédent, à savoir qu’il nous sera un jour possible de créer sans le secours de notre corps. Ce jour, notre enveloppe matérielle étant devenue inutile, disparaîtra19 ».

La Divine tragédie, projet écrit au sortir de la Seconde Guerre mondiale et dernier évangile gancien20, est un théorème de cette intuition. Ce film a pour motif la

des-truction atomique de l’humanité. Il s’ouvre dans une salle de cinéma qui projette un documentaire sur le linceul du Christ. Et cette salle de cinéma se fait littérale-ment pulvériser par une apocalypse nucléaire. Une poignée d’élus ayant survécu au désastre sont réfugiés dans « la Vallée des Effraies » : une région dont les vents pro-tègent (temporairement) les rescapés des retombées radioactives. Parmi eux un

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prophète a enchâssé un drap à une croix. Ce drap n’est autre que leSaint suaire, sur lequel s’animent d’elles-mêmes les images (mouvantes, vivantes) de la Passion du Christ. Muni de sa croix, et de cet écran auto-animé, le prophète gravit une mon-tagne et guide les survivants vers un lieu miraculeux, hors du monde, épargné par la catastrophe. Le drap fait donc office de relique du cinéma, un lambeau médium-nique dressé sur les vestiges de la peinture (la croix valant pour chevalet).

Fig. 8. La Divine tragédie (dessin préparatoire, s.d.) © La Cinémathèque française.

Ce film se projette donc dans le drap sans autre condition que lui-même (sans ca-méra, ni projecteur, ni salle obscure). Il incarne cet état immanent, génial et glo-rieux, de la lumière, et donc du cinématographe (la lumière qui s’écrit elle-même), tant appelée par Gance, fut-ce au détriment du « cinéma » comme production phy-sique. Il s’agit d’une impression miraculeuse que la mystique désigne sous le nom d’images achéiropoïètes, du grec « non faites de mains d’hommes ». C’est-à-dire une image d’origine divine, qui console, qui révèle et qui sauve.

Une de ces icônes est le mandylion : une pièce de tissu sur laquelle l’image du Christ aurait été miraculeusement imprimée de son vivant. Selon la légende21 le

mandylion serait né de l’incapacité d’un peintre à exécuter le portrait du Christ, à cause de la gloire indicible de sa face. Le Christ aurait alors essuyé son visage sur un linge, où ses traits restèrent fixés. La suite de l’histoire est moins connue. La mandylion fut muré après qu’on eut placé devant lui, à l’intérieur de la niche, une

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lampe allumée. Lorsque, des générations plus tard, on redécouvrit la cachette, la lumière était toujours allumée et l’image s’était prodigieusement imprimée sur la brique. Cette image-copie, le Kéramion, est donc reproduite par le seul génie de la lumière (qui conserve en dépit de la reproduction son aura). On ne peut pas ne pas voir dans ce récit un dispositif de cinéma premier, qui est également l’horizon der-nier du cinéma de Gance. C’est-à-dire une « image-empreinte », qui porte à même la pellicule (littéralement petite peau) la trace du corps divin dont elle est le déposi-taire.

Ce cinéma non humain va être esquissé sous la forme idéelle et inachevée « d’évangiles de lumière » incessamment écrits, médités et convoqués à la manière d’une prière ou d’un vœu pieux, pour l’avenir. Ses œuvres se donnent comme des phénomènes de révélation, des programmes d’invocation d’un cinéma glorieux. Gance appartient à une autre histoire du cinéma, mystique, selon laquelle la créa-tion est une opéracréa-tion sacrée qui dépasse la simple fabricacréa-tion de films. Les « évan-giles de lumière » participent au cinéma sans devenir des films, comme les icônes participent de la peinture sans être des tableaux. Paraphrasant une intuition énon-cée par Arséni Tarkovski face à l’œuvre de son fils nous aimerions conclure ainsi : « Abel, ce ne sont pas des films que tu fais22 ».

Notes

1 Abel Gance, émission « Le Bureau des Rêves perdus » d’Albert Riera et Louis Mollion,

Paris, 20 décembre 1956, http://boutique.ina.fr/audio/PHD88004653/les-reves-perdus-d-abel-gance.fr.html (toutes les références électroniques ont été consultées une dernière fois le 11 juillet 2016).

2 Le terme photogénie est employé ici dans la plénitude de son sens épistémologique (le

génie de la photographie, de la révélation) et pour les implications mystiques qu’il recèle dans les écrits des cinéastes et théoriciens de la première avant-garde française (en tant que qualité magique, ineffable et impondérable des images photosensibles).

3 « La Fin du monde, résumé de l’argument de l’œuvre écrite en 1912 par M. Abel Gance »,

s.d., Cinémathèque française, GANCE 104-B42.

4 Abel Gance citant Jean Epstein, carnet 11, 3 Juillet 1922, BnF, Paris, département des Arts

du spectacle, 4-COL-36/41 [Abel Gance].

5 Les ambitions littéraires de Gance, dont les archives témoignent à travers d’abondantes

notes et esquisses de projets, sont également frappées du sceau de l’inachèvement. Prisme, sa seule œuvre publiée, est un recueil de fragments que le cinéaste compare à une « ruine ». Le penchant d’auteur dramatique de Gance se manifeste également dans certaines œuvres tardives (tel son Cyrano et d’Artagnan de 1964, aux dialogues versifiés en alexandrins).

6 Au sujet de ces adaptations se reporter à l’article d’Alain Carou : « Le celluloïd et le

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7 Le scintillement (ou « flicker » en anglais) est un effet de montage rapide où chaque image

est composée d’un plan. Ce procédé génère une variation très rapide, aléatoire ou régulière, de l’intensité lumineuse à l’écran.

8 Gance décrit son film lors d’une conférence en 1928 comme une « véritable fresque

apoca-lyptique [...] où, à raison de huit réimpressions par écran, apparaissent à certains moments vingt-quatre visions entrelacées ». Ce qui outrepasse les capacités physiques du spectateur.

9 Cette première avant-garde cinématographique est notamment théorisée par Richard Abel

dans French Cinema: The First Wave 1915-1929, New Jersey, Princeton University Press, 1984, 672 p.

10 Napoléon vu par Abel Gance est également devenu un film monstre et inextinguible de par

ses multiples versions et reconstructions. En témoignent les travaux récents des spécialistes et restaurateurs Kevin Brownlow et Georges Mourier.

11 Gance conçoit à cet effet des projets de grande ampleur tels que la « Bibliothèque des films

en une minute », la « Société mondiale de films » et la « Section cinématographique de la Société des Nations ». À ce sujet, lire notamment l’article de Dimitri Vezyroglou « Les grandes espérances », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, n° 31, 2000, http://1895.revues.org/64

12 Cette métaphore de « l’impression » a toute son importance : Gance qualifie notamment

son apôtre de « Dürer moderne », devant graver ses images directement sur la rétine de son auditoire.

13 Ecce homo, « Étude psychologique du film », avril 1918, scénario dactylographié, BnF,

Paris, département des Arts du spectacle, 4-COL-36/550 [Abel Gance].

14 Élie Faure, « De la cinéplastie », 1922, dans Fonction du cinéma, Presses Universitaires du

Septentrion, 1922, p. 22.

15 Gance investit tout particulièrement le motif du chœur, de la chorale, cher aux tragiques

grecs. Mais dans ses films ces chœurs sont en outre la métaphore de moments décisifs où un groupe secret, minoritaire, persécuté, accède à sa pleine puissance et entre dans l’Histoire officielle, triomphante. C’est le cas exemplairement dans la séquence de « La Marseillaise » de Napoléon et dans une séquence de La Divine tragédie où les chrétiens pour la première fois déclament le Pater Noster.

16 Notons, pour le plaisir de l’anecdote, que Gance disposait vraisemblablement dans son

bureau durant les années vingt d’un gigantesque vitrail animé par des jeux de lumière.

17 Lettre d’Abel Gance à Charles Pathé, été 1918, correspondance Abel Gance, Fondation

Pathé.

18 Selon Georges Mourier, cet idéal amènera Gance dans les dernières années de sa vie à

effectuer des recherches techniques autour des images virtuelles.

19 Abel Gance, Prisme, Paris, Gallimard, 1930, p. 146.

20 Le Royaume de la Terre, projet mystique en polyvision conçu par Abel Gance et Nelly

Kaplan à la suite de l’effondrement de La Divine tragédie, en 1957, s’affranchit résolument des motifs chrétiens chers aux « évangiles de lumière », au profit d’une approche païenne.

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21 Nous nous reportons ici aux descriptions d’Alain Bonfand dans Le cinéma saturé : Essai

sur les relations de la peinture et des images en mouvement, Paris, Presses Universitaires de France, 2007, p. 210.

22 « Andréi, ce ne sont pas des films que tu fais. » Cette déclaration du poète à son fils à la

découverte du Miroir (1975) est placée en exergue du Temps scellé, Andréi Tarkovski, Paris, Cahiers du cinéma (coll. Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma), 2004, p. 5.

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L

ES SCÉNARIOS DES POÈTES D

AVANT

-

GARDE DANS LES

ANNÉES

1920 :

DES FILMS MORT

-

NÉS

?

par Charlotte Servel

« Jamais aucun moyen d’expression n’a engendré autant d’espoir que le cinéma […] Et cependant, jamais on n’a observé tant de disproportion entre l’immensité des possibilités et le dérisoire des résultats. » Tel est le constat amer de l’écrivain surréaliste Benjamin Péret en 1951 dans un article intitulé « Contre le cinéma commercial », publié dans la revue d’inspiration surréaliste L’Âge du cinéma1. On

pourrait multiplier les témoignages de déception d’autres écrivains de la mouvance surréaliste face au cinéma, qu’ils viennent de Breton, d’Artaud, ou encore de Sou-pault. Avant d’analyser la disproportion entre « l’immensité des possibilités » ex-primée notamment dans les nombreux scénarios écrits par ces poètes et « le déri-soire des résultats », à savoir la réalisation effective de seulement deux films – la non réalisation des autres scénarios pouvant s’apparenter à la « mort » de ces films –, il convient de décrire les scénarios écrits par ces poètes d’avant-garde, l’expression « avant-garde » étant entendue selon la définition qu’en donne Fran-çois Albera dans L’Avant-garde au cinéma, c’est-à-dire un groupe procédant d’un positionnement politique dans le champ social et artistique, et non au sens d’une stylistique ou d’un goût pour l’expérimentation ou le formalisme2.

Dans sa conférence de novembre 1917, L’esprit nouveau et les poètes, Apollinaire invite ses confrères à s’emparer du cinéma. Cet appel suscite de nombreuses ré-ponses dans les années 1920 chez les poètes d’avant-garde qui se lancent dans l’élaboration de scénarios que les poètes ne nomment pas forcément « scénarios ». Si Péret sous-titre « Film » son texte Pulchérie veut une auto publié en 1923, Des-nos, quant à lui, ajoute le sous-titre « Scénario de film sonore et en couleurs » pour son texte Les Mystères du métropolitain publié en 1930. D’autres poètes choisissent un terme générique pour désigner l’ensemble de leurs textes scénaristiques : Albert-Birot écrit des « poèmes dans l’espace », Soupault des « poèmes cinématogra-phiques », Fondane des « ciné-poèmes ». D’autres poètes choisissent un terme gé-nérique pour désigner l’ensemble de leurs textes scénaristiques : Albert-Birot écrit des « poèmes dans l’espace », Soupault des « poèmes cinématographiques », Fon-dane des « ciné-poèmes ». Le terme de « scénario » ne fera pas ici l’objet d’une dis-cussion terminologique et sera utilisé pour désigner ces productions textuelles.

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Dans les années 1920, on compte ainsi plus d’une cinquantaine de scénarios écrits notamment par Albert-Birot, Artaud, Cendrars, Desnos, Fondane, Péret, Ribe-mont-Dessaignes, ou Soupault.

Certains scénarios sont publiés dans des ouvrages propres : c’est le cas de l’ouvrage d’Albert-Birot intitulé Cinéma, Drames Poèmes dans l’espace publié en 19203 ainsi

que celui de Fondane, Trois scenarii : ciné-poèmes, publié en 19284. D’autres sont

publiés dans des revues, d’avant-garde comme SIC ou Littérature, ou un peu moins confidentielles comme Les Cahiers du mois5, Les Cahiers jaunes6 ou encore La Revue

du cinéma, qui dans ses premiers numéros propose un projet de film imaginé par un écrivain, le plus souvent proche du mouvement surréaliste.

Ces scénarios comptent entre une et trente-cinq pages et restent en moyenne des textes courts d’environ cinq pages. Leur forme se caractérise par cinq dispositions différentes : texte sans découpage, texte découpé en parties, texte découpé en ta-bleaux, texte découpé en numéros et en parties, texte découpé en numéros7. Si leur

forme est assez variable, ces scénarios partagent en revanche dans leur majorité une tonalité comique très similaire reposant sur la destruction et l’absurde. C’est bien ce qui intéresse Soupault dans le cinéma, comme il l’explique dans son texte critique intitulé « Note I sur le cinéma », publié en 1918 dans la revue SIC :

Dès maintenant apparaît pour ceux qui savent voir la richesse de ce nouvel art. Sa puissance est formidable puisqu’il renverse toutes les lois naturelles : il ignore l’espace, le temps, bouleverse la pesanteur, la balistique, la biologie, etc.8

Cette note est suivie du premier poème cinématographique de Soupault intitulé « Indifférence », où se déploie cet imaginaire loufoque :

Je gravis une route verticale. Au sommet s’étend une plaine où souffle un vent violent. Devant moi des rochers se gonflent et deviennent énormes. Je penche la tête et je passe au travers. J’arrive dans un jardin aux fleurs et aux herbes monstrueusement grandes. Je m’assieds sur un banc. Apparaît brusquement à mon côté un homme qui se change en femme, puis en vieillard. À ce moment apparaît un autre vieillard qui se change en enfant puis en femme. Puis bientôt et peu à peu une foule disparate d’hommes, de femmes, etc... gesticule, tandis que je demeure immobile. Je me lève et tous disparais-sent, je m’installe à la terrasse d’un café, mais tous les objets, les chaises, les tables, les fusains dans les tonneaux, se groupent autour de moi et me gênent, tandis que le gar-çon tourne autour de ce groupe avec une rapidité uniformément accélérée ; les arbres abaissent leurs branches, les tramways, les autos passent à toute vitesse, je m’élance et saute par-dessus les maisons. Je suis sur un toit en face d’une horloge qui grandit, grandit tandis que les aiguilles tournent de plus en plus vite. Je me jette du toit et sur le trottoir j’allume une cigarette9.

Quand ce poème est repris dans la revue Le Film en 1918, une courte note intro-ductive s’achève par la phrase suivante : « Si un metteur en scène désire tourner

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“Indifférence”, qu’il nous l’écrive aussitôt10 ». « Indifférence » n’a jamais été tourné,

comme la majorité des scénarios écrits par ces poètes, qui sont restés lettres mortes. Seuls deux d’entre eux ont été tournés : La Coquille et le Clergyman écrit en 1927 par Artaud et réalisé par Germaine Dulac en 1928 et L’Étoile de mer écrit par Des-nos et réalisé par Man Ray en 1928. On pourrait ajouter Entracte, écrit par Picabia et réalisé par René Clair en 1924, ainsi que deux poèmes cinématographiques de Soupault que le réalisateur allemand Walter Ruttmann semble avoir tournés, mais qui ont été perdus11. Même si on ajoute ces trois films, le nombre de films réalisés

reste très faible par rapport au nombre de scénarios écrits.

La critique ultérieure a souvent mis en avant leur extravagance pour expliquer la non réalisation de ces scénarios. Le cinéma de l’époque n’aurait pas été prêt techni-quement à mettre en œuvre cet imaginaire délirant. Pour s’en convaincre, il suffira de prendre un seul exemple. Dans Le cinéma invisible, livre volumineux qui ras-semble une centaine de scénarios non tournés écrits par des non cinéastes, l’auteur, Christian Janicot, écrit :

Certains en montant leur société de production, espéraient échapper à l’emprise du cinéma commercial, protéger leurs idées, produire leurs histoires dans un style échap-pant aux normes dominantes. Ils échouèrent dans cette entreprise illusoire. La plupart de leurs scénarios, un peu fous, décalés, étaient intournables. Parfois c’était leur di-mension poétique, l’impalpable frontière entre poésie et image, qui se révélait incom-patible avec la technique de l’époque. […] on peut s’en tenir à la beauté de leur dimen-sion poétique, ou bien imaginer leur mise en forme par des trucages impensables il y a encore quelques années12.

Pourtant, la technique nécessaire à la réalisation de ces scénarios a déjà été exploi-tée au début du siècle, qu’on songe à Méliès et ses trucs avant 1900. Qu’on songe surtout aux films comiques français, qui apparaissent quelques années après les débuts du cinématographe et disparaissent à la fin des années 1910 : ces films utili-sent non seulement les truquages nécessaires à la réalisation de certains gags, mais partagent aussi avec ces scénarios le même imaginaire loufoque. La rencontre entre ces films comiques français et ces poètes d’avant-garde a été mise au jour de façon lumineuse dans un numéro de 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze consacré aux comiques français des premiers temps, notamment dans deux articles, l’un coécrit par Laurent Guido et Laurent le Forestier13 et l’autre par François Albera14.

Cette filiation commence dès les titres. Par exemple, le scénario Pulchérie veut une auto15 de Péret rappelle les titres des films Pathé Titi veut se marier (1913), Zigoto

veut faire du dressage (1911), Rosalie veut engraisser (1912) ; ou encore son scénario Allons déjeuner sur l’herbe16 évoque les titres des films Déjeuner sur l’herbe (1897),

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déjeuné (1916). Ces titres centrés sur la nourriture avec une formule oralisée se retrouvent également dans le titre du scénario de Desnos Y a des punaises dans le rôti de porc !17 Dans le scénario Onésime à Dijon18 de Desnos, on retrouve le nom

d’un personnage comique créé par Jean Durand, même si Onésime est un prénom souvent utilisé dans la littérature populaire comique. Si les prénoms des autres per-sonnages ne sont pas identiques à ceux des films, l’onomastique des scénarios par-ticipe du même côté naïf et idiot que les films comiques français : chez Péret, on trouve un Glouglou, un Pandanleuil, ou une mère Volauvent ; chez Albert-Birot, il s’agit d’une Poire, d’un Cœur et d’une Belle qui semblent cousins avec les BeauCi-tron, Bébé, Zigoto et autres Patouillards des films comiques français. Bien entendu cette rencontre se prolonge dans l’action même des scénarios, qui n’est qu’une suc-cession de gags.

Pour démontrer cela, on s’appuiera sur un seul scénario, celui de Péret, intitulé Pulchérie veut une auto, publié dans la revue surréaliste Littérature en 1923. Ce texte où se succèdent les transformations et les destructions de corps et d’espaces est représentatif de la tonalité loufoque qu’on retrouve dans un grand nombre de scénarios écrits par d’autres poètes pendant les années 192019. Ces rapprochements

entre Pulchérie veut une auto et quelques films comiques montreront que la tech-nique permettant de réaliser ces gags existait déjà avant les années 1920. Le scénario commence ainsi :

Pulchérie est bonne d’enfants. Elle admire les autos et sa grande joie est de voyager en taxi. Quand elle promène les enfants confiés à sa garde, elle bâille d’admiration devant les belles autos qui défilent dans l’avenue des Champs-Élysées. Dans sa chambre, elle rêve d’un beau jeune homme qui aurait une luxueuse automobile. Un jour qu’elle promène les enfants de ses patrons, elle fait la connaissance d’un jeune homme, Glou-glou, qui lui dit avoir une auto, et lui propose de l’emmener faire une promenade. Elle accepte. Glouglou revient peu après pour la prendre. Elle laisse les enfants à la garde d’une vieille dame qui lui paraît respectable. La voiture de Glouglou est une vieille guimbarde qui a des ratés continuels, et fait des bonds à chaque fois qu’elle avance de quelques mètres. Les occupants de la voiture sont terriblement secoués à chaque pas. Un coup de vent emporte le chapeau de Pulchérie, qui passe devant la voiture. Glou-glou se précipite. Un coup de vent emporte le chapeau un peu plus loin. La voiture ca-pricieuse, part à toute vitesse, Pulchérie au volant, et écrase Glouglou. La voiture re-vient en arrière et écrase plusieurs fois Glouglou. Glouglou se relève et court après l’auto qui file de plus en plus vite.

Cette dernière action apparaît par exemple dans le film Le Torchon brûle de Roméo Bosetti sorti en 1911 chez Pathé où un homme et une femme, après s’être disputés, se jettent à terre en se battant et roulent corps à corps dans les différentes pièces de la maison, puis dans les différentes rues de la ville jusqu’au moment où une voiture

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les écrase, sans interrompre leur roulé-boulé. Ici le trucage employé est celui de l’arrêt caméra avec la substitution de mannequins (fig. 1 et 2).

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Après ce début mouvementé s’ensuivent de nombreuses péripéties. Glouglou, parti à la recherche des enfants kidnappés par la vieille dame, se retrouve face à des che-minées :

Glouglou voulait descendre par la cheminée, mais il y en a une quinzaine. Laquelle est la bonne ? Glouglou met la tête à l’orifice de chaque cheminée. Dans l’une d’elles se trouve un ramoneur qui fait sortir un jet de suie. Glouglou est aussi noir que le ramo-neur, dont la tête apparaît hors de la cheminée. À la fin, Glouglou tire à la courte-paille la cheminée par laquelle il doit descendre. Celle qui est désignée par le sort est si étroite que Glouglou, arrivé en bas, est démesurément allongé.

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Un gag similaire se trouve dans L’agent a le bras long de Romeo Bosetti, sorti en 1909, où l’on retrouve non seulement ce décor de toits et de cheminées mais aussi un bras démesurément allongé. Le trucage de l’image par image est employé dans ce film assorti de l’utilisation de figurines (fig. 3 et 4).

Finalement, Glouglou retrouve les enfants, mais la maison a pris feu et ils essayent de s’échapper au moyen de l’intestin du voleur dont le ventre a explosé. Le scéna-rio de Péret s’achève ainsi :

Glouglou saisit à son tour l’intestin, mais comme il est lourd, il descend brusquement de plusieurs mètres et se balance verticalement. Puis à mi-chemin du sol, l’intestin se rompt entre ses deux bras tendus. Il reste suspendu par une main, ayant dans l’autre le reste de l’intestin. D’en bas, on tire sur l’intestin et le corps de Glouglou se fend en deux. Une partie tombe à terre pendant que l’autre reste suspendue à l’intestin. À l’aide d’un sécateur semblable à ceux dont se servent les jardiniers pour, étant à terre, couper les hautes branches d’un arbre, un pompier coupe l’intestin, pendant que l’autre saisit la moitié du corps de Glouglou, comme les bouchers décrochent un quar-tier de viande. On réunit les deux parties et on les fixe ensemble à l’aide de clous gi-gantesques qui dépassent de l’autre côté de son corps. Glouglou qui vient de revenir à lui les coupe avec son canif. Puis il arrache les clous qu’il casse et suce comme des bonbons. Il s’en va, accompagné des deux enfants qu’il ramène à leurs parents. Joie des parents. Sourire de Glouglou. On lui offre de choisir sa récompense. Il veut une auto. L’ayant, il va trouver Pulchérie, l’embrasse et l’emmène.

L’un de ces gags se trouve dans un film d’André Deed tourné en 1910 en Italie, Cretinetti e le donne, où le personnage, démembré par un groupe de femmes, se recompose tout seul, par le trucage de l’arrêt caméra et de l’animation image par image (voir fig. 5).

Figure

Fig. 1. Ecce homo (Abel Gance, 1918), rushes 35 mm © La Cinémathèque française.
Fig. 2. La Folie du Docteur Tube (Abel Gance, 1915), photogramme.
Fig. 3. La Fin du monde (Abel Gance, 1931), photogramme.
Fig. 5. Saint Jérôme dans son étude (Albrecht Dürer, 1514), gravure, domaine public.
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