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POUR comprendre un pays, il faut, a-t-onprétendu, y passer

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Academic year: 2022

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LA VIE SPIRITUELLE AUX ETATS-UNIS

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OUR comprendre un pays, il faut, a-t-onprétendu, y passer une heure ou y vivre une vie. Il n'est pas sûr que cette alternative s'applique aux Etats-Unis. Les impressions ra- pides risquent d'être décevantes. « Il ne faudrait jamais arriver en Amérique pour la première fois », me disait un homme d'es- prit il y a plus de vingt ans, me voyant déconcerté par un pre- mier contact. Je n'ai pas oublié cette remarque, et j ' a i vérifié depuis lors quelle part de vérité elle contient. De nombreuses, an- nées de séjour permettent-elles au moins de formuler des conclu- sions précises? Peut-être, mais je n'en suis même pas certain.

J'ai longtemps rêvé d'écrire sur les Etats-Unis un livre de cinq cents pages; je l'intitulerais: La Psychologie américaine, et, sur chaque page, figurerait seulement un vaste point d'interroga- tion. La crainte de ne pas trouver d'éditeur a cependant jusqu'à ce jour arrêté ce projet...

Pourquoi ce pays est-il si difficile à connaître ? D'abord'pour une raison matérielle, la plupart du temps oubliée : entre l'Atlan- tique et le Pacifique s'étendent plus de 4.000 kilomètres, à peu de chose près la distance de la pointe du Raz à l'entrée de la Sibérie. Prétendrait-on découvrir l'Europe à travers Paris seu- lement ? C'est cependant l'illusion où s'abandonnent tant de visi- teurs. Pour beaucoup d'entre eux, New-York et les Etats-Unis sont des mots interchangeables. En réalité, New-York est peut- être moins « américain » que Paris est « européen ». Entre

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Broadway à Manhattan et Main Street à Pullmann, Etat de Washington (pour choisir un exemple au nom symbolique), la différence est si profonde que l'on a peine à croire qu'il s'agit du même pays. On dit souvent que tous les Américains du Nord sont semblables ; c'est une de ces formules dont il faut se méfier ; mettons qu'ils se ressemblent, mais n'allons pas plus loin.

Ce premier obstacle dont la géographie est responsable, il ne suffit pas, pour le franchir, de se déplacer. S'il est un pays où les apparences sont trompeuses, c'est assurément les Etats- Unis. Ce qu'on voit, ce qu'on entend est si brillant, si sonore, à certains égards si clinquant, si assourdissant, que l'on risque d'être fasciné... ou hébété. La tentation est grande d'exprimer' des opinions définitives, tant l'aspect extérieur des êtres et des choses le facilite. Il y aurait un merveilleux « A la manière de » à écrire, en reproduisant tous les « slogans », grâce auxquels on a tenté, si j'ose dire, de mettre l'Amérique en maximes. Il faut avouer, d'ailleurs, que de cette floraison d'axiomes tout faits les Américains sont grandement responsables. D'abord pour la raison que, comme les étrangers, ils croient, la plupart du temps, comprendre leur pays en se limitant à ses manifestations super- ficielles. Aussi, parce que les écouter n'est pas toujours le meil- leur moyen de les connaître. Ils semblent ne rien vous cacher ; en quelques conversations, ils vous ont, croyez-vous, livré les secrets de leur vie ; vous pensez être renseigné parce qu'ils vous ont raconté leur carrière, décrit leur femme, montré — geste instinctif chez les G.I.'s — les photographies de leurs enfants : en réalité, vous ignorez tout de vos interlocuteurs, car, bien souvent, ils ignorent tout d'eux-mêmes.

Derrière l'Amérique bavarde, familière, catégorique, il existe, en effet, une autre Amérique laconique, distante et nuancée. De celle-là, on parle peu. Soit qu'elle se livre difficilement, soit que l'on ne cherche pas à la découvrir ; les sanctuaires innombrables élevés par les Etats-Unis pour célébrer le culte de la vie maté- rielle obnubilent la vue ; les gratte-ciel, dit-on, étouffent les églises. Mais regardez au delà, prêtez-aux vibrations de ce pays immense une oreille plus subtile, vous découvrirez alors des pay- sages, vous entendrez des harmonies qui vous surprendront. Ce sont eux, aujourd'hui, que je voudrais tenter ici d'évoquer.

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LA VIE SPIRITUELLE AUX ÉTATS-UNIS 5 Sans doute n'est-il pas inutile, pour éviter un malentendu fréquent, de préciser, avant d'aller plus loin, que la vie spiri- tuelle ne correspond pas exactement aux Etats-Unis à la défi- nition que nous avons l'habitude de donner. Il est évident qu'au delà de l'Atlantique, comme chez nous, elle s'exprime en partie par des manifestations de caractère intellectuel. Sur ce premier aspect, aucun désaccord n'est possible ; le « roseau pensant » de Pascal est une image aussi vivante à New-York qu'à Paris. Mais dans un autre domaine que celui du cerveau, dans la zone réservée à l'âme et au cœur, l'interprétation des mots « vie spi- rituelle » diffère assez sensiblement des deux côtés de l'Océan.

Pour nous, ces mots éveillent une idée d'abandon, d'abstention ; c'est dans un renoncement, quelle qu'en soit la forme : renon- cement à la richesse, aux plaisirs, au pouvoir, irai-je jusqu'à dire, dans certains cas, un renoncement à la propreté ?... que nous voyons la preuve d'un triomphe de l'esprit sur la matière.

Non que la vie spirituelle soit nécessairement associée dans notre pensée à des règles de contemplation ou à des attitudes d'immo- bilité ; nous concevons fort bien qu'elle s'exprime par l'action, mais nous imaginons mal qu'elle ne commence pas, tout d'abord, par écarter, telles des entraves haïssables, tout ce qui risquerait de l'assimiler aux autres réactions humaines.

Cette conception en partie passive s'explique par un pessi- misme instinctif sur la nature de l'homme ; nous ne sommes pas certains qu'elle puisse être améliorée ; nous ne voyons, en tout cas, de moyen d'y parvenir qu'en nous débarrassant d'une partie de nous-mêmes ; tel un navire qui va couler et que le capitaine espère sauver en jetant à la mer une partie de la cargaison. Sans même que nous nous en rendions compte, nos élans spirituels ressemblent parfois à des gestes de sauve-qui- peut. Essayez de faire comprendre cet état d'âme aux Améri- cains, et vous y parviendrez difficilement. Peut-être parce qu'ils sont moins enclins que nous aux spéculations philosophiques ; mais surtout en raison de leur optimisme. Je ne sais quel auteur a écrit qu'instinctivement ils oublient le passé, se plaignent du présent et ont confiance dans l'avenir. Leur vie spirituelle représente un des aspects les plus révélateurs de cette psycho- logie. Elle leur semblerait destructive si elle procédait de pré- misses pessimistes ; ils la jugeraient presque dangereuse si elle cherchait à s'isoler du reste de leur activité.

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6 LA REVUE

A son origine, il est aisé de découvrir quelques principes sur lesquels à peu près tous sont d'accord, même quand ils n'y songent pas. D'abord, l'homme est naturellement bon. Pour le prouver, un prêtre qui vient de mourir, le fameux Father Flanagan, avait eu l'idée de créer ce qu'il appela : « Boys' Town ». C'est un village où il a rassemblé des enfants que leur famille et l'Etat, l'un comme l'autre, désespéraient d'amé- liorer ; afin de leur donner le sens des responsabilités, ils sont admis à se gouverner eux-mêmes; ils élisent deux Chambres, un Président, des tribunaux. 'Cette expérience que nous trouve- rions un peu naïve, et qui semble d'ailleurs avoir bien réussi, fit du Father Flanagan un des hommes les plus populaires des Etats-Unis. Que l'homme soit bon ne représenterait toutefois pas une conviction qui, par elle-même, suffirait à alimenter la vie spirituelle. Cette simple constatation aurait un caractère de passivité que la mentalité américaine tolérerait avec peine.

Ces hommes bons, il faut les rendre meilleurs. Pour y parvenir, la raison doit venir en aide à l'instinct ; à leur association pourrait s'appliquer fort exactement la remarque de Robespierre sur la Terreur et la Vertu, néfaste ou impuissante si elles sont séparées l'une de l'autre.

De là le prestige de l'éducation, beaucoup plus des- tinée d'ailleurs à répandre les connaissances qu'à dévelop- per les personnalités. A peine avaient-ils ébauché les principes de leur unité nationale que les Américains de 1776 étaient déjà persuadés que plus l'homme sait de choses et plus il est heureux. Ecoutez George Washington : « Dans tous les pays, la connaissance est la base la plus solide du bonheur public. » Tous les successeurs du premier président des Etats- Unis en ont dit autant quand, par millions, jeunes filles et jeunes gens — anciens combattants ou autres — se bousculent pour entrer dans les innombrables institutions d'enseignement.

Ce n'est pas seulement pour obtenir le diplôme qui, espèrent-ils (souvent à tort), leur procurera un « job » ; c'est tout autant par une sorte de réaction collective, et pourrait-dn dire héré- ditaire, qui les attire vers la « connaissance », un peu comme les papillons sont fascinés par la lumière. De cet élan, presque unanimement encouragé, je ne voudrais donner que deux exem- ples : il existe aux Etats-Unis 700 Universités, publiques ou privées, religieuses ou laïques ; et dans l'une d'entre elles où

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j'ai l'honneur d'enseigner, l'Université de New-York, on comp- tera l'automne prochain 60.000 étudiants, à peu près la popu- lation d'Orléans. C'est à peine si quelques esprits clairvoyants commencent à apercevoir les dangers inéluctables de la déva- luation intellectuelle qui doit en résulter.

Hommes bons, hommes meilleurs, hommes toujours meil- leurs, faut-il ajouter. L'expression américaine : « Le ciel est la limite {The sky is the limit) » est bien connue. Allons-nous penser qu'elle signifie seulement que le progrès matériel ne connaîtra pas de bornes ; que s'il y a actuellement 30 millions de téléphones aux Etats-Unis, il y en aura 40 dans 50 ans et 60 dans 100 ans ; que si les fabricants de chaussures proposent au choix de leurs clientes 160 types différents de souliers, ils leur en offriront à l'avenir 300, 400 ou 1.000 ; que si, en 1947, les femmes ont dépensé 700 millions de dollars (210 milliards de francs... au cours libre) en produits de beauté, il n'y aura pas dans quelques années assez de zéros pour évaluer en statis- tiques cet article essentiel de la poursuite du bonheur ? Faudrait-il conclure que l'Amérique n'a d'autre but que plus de confort et plus de richesse, moins de travail et plus de paresse ? Quelle erreur ! Si « le ciel est la limite », c'est surtout parce que l'individu, créature réchauffée par les rayons divins, est appelé à franchir, l'un après l'autre, les échelons de la per- fection, c'est parce que de bon il deviendra meilleur ; d'ignorant savant ; c'est parce qu'il oubliera la haine pour découvrir l'amour, et maudira la guerre pour glorifier la paix.

* * *

A travers ce no man's land aux contours indéfinis qui les sépare du bonheur, les hommes ne devraient pas, pensent les Américains, s'avancer isolés les uns des autres. Si l'origine de la vie spirituelle est liée pour eux à l'idée du progrès, son évolution ne se "conçoit guère en dehors d'une atmosphère col- lective. -Cette constatation nous permet sans doute de mieux la comprendre ; cependant elle fait ressortir encore davantage à quel point le triomphe de l'esprit peut revêtir des formes différentes sur notre vieux continent et dans le Nouveau Monde.

L'Amérique a produit et produira des saints, si l'on entend par là des êtres pour qui la charité et la bonté sont les plus grandes

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des vertus ; il serait banal de mentionner une générosité tradi- tionnelle dont notre pays, aujourd'hui encore, reçoit les bienfaits.

Mais cet enrichissement mystique, cet épanouissement du cœur, cette prosternation passive devant Dieu dans lesquels, si souvent, la sainteté a trouvé son expression en Europe, je doute qu'en Amérique leur signification puisse être pleinement acquise.

Saint Vincent de Paul et non pas sainte Thérèse d'Avila, voilà, pourrait-on dire, un type de saint qui serait sûr d'être populaire aux Etats-Unis.

Qu'une vie spirituelle ne s'exprime pas dans une manifes- tation de solidarité, qu'elle se limite à la pensée, qu'elle n'abou- tisse pas à des actes paraîtrait inconcevable à des Américains.

C'est une des raisons, parmi tant d'autres, qui expliquent qu'elle soit si difficile à déceler, tant elle est parfois cachée derrière des gestes presque mécaniques. Etre meilleur, cela souvent ne veut dire qu'agir ; non pas, bien entendu, pour soi seulement, mais au profit de la collectivité. Un ancien président de la Chambre de commerce des Etats-Unis, Mr. Eric Johnston, a exprimé très exactement, dans un livre au titre significatif, America unlimited (Amérique illimitée), cette juxtaposition constante de l'idéal et de la réalité. « Nous autres Américains, écrit-il, nous ne vivons pas seulement de pain ; nous avons besoin de la nourriture de l'esprit. » En quoi lui semble-t-elle consister ? D'abord dans des idées d'individualisme et de fra- ternité : « Liberté, respect de soi, justice démocratique » ; puis, ajoute-t-il aussitôt, « nous sommes en même temps prati- ques et idéalistes ; il est dans notre caractère national de tra- duire la foi en action ». Cet instinct traditionnel a engendré d'innombrables expressions qui reviennent sans cesse dans les interminables discours que le public le plus bienveillant du monde ne se lasse pas d'écouter : « bonne camaraderie, esprit collectif, responsabilité civique » ; on les a tellement répétées qu'elles sont devenues banales ; cependant elles évoquent chez ceux qui les entendent des images d'une précision si vivante qu'elles sont immédiatement colorées pa* les reflets d'un sou- venir. A qui veut essayer de connaître les Etats-Unis, je conseil- lerais d'éviter les grandes agglomérations et de limiter ses efforts à la découverte de quelques-unes de ces petites villes où fleurissent, comme sous l'effet d'une génération spontanée, ces clubs, ces fondations, ces sociétés aux buts les plus inat-

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LA VIE SPIRITUELLE AUX ÉTATS-UNIS 9 tendus ; se refuser d'y appartenir serait à peu près impossible pour un homme en vue ; son abstention serait interprétée comme un manque de solidarité ; autant dire comme un péché contre l'esprit. On a prétendu, je le sais, que, si ces associations étaient si fréquentées, c'est parce qu'elles fournissaient aux maris amé- ricains un moyen d'échapper pour quelques heures à la tyran- nie impérieuse de leurs femmes. Ce n'est là que propos de cyni- ques ; autant dire qu'il ne faut pas s'y arrêter, car de tous les états d'âme dans lesquels on peut aborder la découverte des Etats-Unis, le cynisme est celui qui interdit le plus sûrement de réussir.

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Laissons de côté les boutades faciles et voyons si l'histoire, toujours secourable, ne pourrait nous aider à comprendre pour- quoi la vie spirituelle revêt en Amérique du Nord ce double caractère d'expansion et de solidarité par lequel j ' a i tenté de la définir.

Il est banal de rappeler que les Etats-Unis ont été fondés par des réfugiés européens ; encore ne faut-il pas se méprendre sur les caractéristiques essentielles de leur mentalité. On a beaucoup insisté sur leur foi religieuse ; certes, ils étaient croyants, mais en même temps hommes d'action. Ils se sentaient plus attirés vers la morale que vers la théologie ; s'ils éprou- vaient le besoin de prier, la nécessité de bâtir une église ne leur semblait pas toujours impérieuse. A Plymouth, ou, débar- quèrent en 1620 les fameux « Pilgrims », peloton d'avant-garde de l'armée de 750.000 hommes qui, en une centaine d'années, traversa l'Atlantique, une maison commune servait à la fois de mairie et de temple. Sans doute ne convient-il pas d'exagérer la signification de ce détail : il a cependant une valeur symbo- lique ; dès l'origine des Etats-Unis, la vie spirituelle et la vie active se sont trouvées étroitement liées.

Cent cinquante années plus tard, les Américains conquièrent leur indépendance. Par la force des armes, certes, mais une fois encore associée au prestige de l'esprit. Des hommes de toutes origines firent la constitution des Etats-Unis ; des puri- tains de la vieille école, des rationalistes à la manière de nos philosophes d'alors, des conservateurs de tendances anglicanes ;

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même, chose surprenante, deux catholiques. Leur nationalisme encore fragile n'eût pas été un ciment d'une solidité suffisante pour assurer leur union. Comment parvinrent-ils à triompher des différences qui risquaient de les séparer ? En proclamant, en termes d'une élévation rare, l'origine divine de l'homme, en affirmant, dès l'aube de son indépendance, que les assises de leur pays seraient aussi bien faites d'idées que de matières.

Alors commença la grande aventure qui, en trois quarts de siècle, aboutit à faire des treize colonies de 1776 un Etat im- mense, s'étendant de l'Atlantique au Pacifique, du Rio Grande au lac Michigan. Période épique, cruelle à bien des égards ; comme toutes les unités nationales, celle des Etats-Unis n'a pas été façonnée par des rosières. Il n'y avait pas que des mis- sionnaires parmi les pionniers qui gravissaient les pentes des montagnes Rocheuses, fascinés par les rumeurs magiques arri- vant de la Californie, terre promise de l'or, et se répercutant d'un bout à l'autre du continent. Les conquérants des Indiens oublièrent, certes, les recommandations de la charité chrétienne.

Cependant, quelle vue médiocre serait celle qui, derrière les ambitions matérielles, ne décèlerait pas les élans spirituels ! S'ils ne partirent pas pour une croisade, les créateurs de l'Amé- rique contemporaine n'en furent pas moins des libérateurs. Non qu'ils eussent à lutter contre l'emprise d'infidèles (la terre sur laquelle ils s'avançaient était vierge) ; « nous ne construirons pas

notre pays sur les cendres d'une civilisation disparue », écrira Thoreau ; mais ils n'en aspiraient pas moins à épargner à leurs descendants d'autres formes d'oppression. Le mot de liberté avait pour eux une consonance magique. Cette période d'expan- sion continentale, de construction de chemins de fer, de décou- verte de mines d'or et de gisements de pétrole fut une des épo- ques de l'histoire des Etats-Unis où le courant idéaliste se développa le plus puissamment. Si l'on veut en avoir un exemple, il suffit de lire la vie de John D. Rockef eller, mélange surprenant d'âpreté et de générosité, aussi enclin à prier qu'à bâtir, égale- ment intéressé dans les progrès de la foi et dans le dévelop- pement des affaires. Hypocrisie, dira-t-on, que cette attitude.

Je ne crois pas, si l'on veut bien admettre que les traits distinc- tifs de la vie spirituelle aux Etats-Unis sont ceux que je me suis appliqué à dégager : besoin d'action et sens de la solidarité.

Imaginez, vers 1860, un de ces villages de la Nouvelle-

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Angleterre, noyé dans la verdure, d'où se dégage une telle im- pression de poésie et de rêve ; transportez-vous plus loin dans le « Wild West » (l'Ouest sauvage), si bien nommé, à travers les plaines infinies de l'Illinois ou du Kansas où chaque coucher de soleil ressemble à un salut que la nature soumise adresse à ses conquérants ; allez jusqu'au Pacifique ; reconstituez par la pensée ces flottes de « clippers », aux voiles légères, ramenant vers le Nouveau Monde les richesses de l'Asie ; ne verrez-vous que des maisons, des champs et des bateaux ? N'entendrez-vous pas les paroles d'Emerson :

« Events, actions arise that must be sung, that will sing themselves. » (1).

« America has met the expectaUons of mankind with Utile but the exertions of rrveehanical skill. Why should she not enjoy an original relation with the universe ? » (2).

Et Walt Whitman, chantre de la démocratie, du progrès et de la solidarité humaine, surenchérissait dans une poésie où chaque ligne retentit comme une cloche qui saluerait l'aurore d'un monde nouveau :

/ heard that you (tforeign lands) ask'd for something to prove this puzzle, the New World,

And to define America, her athletic democrucy.

Therefore I send you my poems that you béhold in them what you wanted.

Before every individual opens Liberty, the Better, the Best.

Each of us inévitable.

Each of us lènitless, each of us with his or her right upon the earih.

Each of us allow'd the eternal purpose of the earth.

Each of us hère as divinely as any is hère. (3).

(1) « Voici que surgissent des événements, des actes qui doivent être chantés et chanteront eux-mêmes. »

(2) « L'Amérique n'a guère apporté à l'humanité que les prodiges de son habileté technique ; on attendait d'elle autre chose ! Pourquoi n'arriverait-elle pas à Jouer dama l'univers un rôle vraiment original ? »

(3) « Je vous ai entendu demander une explication de cette énigme, le Nouveau-Monde, et une définition de l'Amérique, et de sa démocratie athlétique.

» C'est pourquoi je vous adresse mes- poèmes, afin que vous découvriez en eux ce que voua désirez.

» Devant chaque individu s'ouvre la Liberté, le Mieux, et encore le Mieux.

» Chacun d'entre nous inévitable.

» Chacun d'entre nous sans limites, chacun d'«ntre nous, homme ou femme, avec ses droits sur la terre.

» Chacun d'entre nous participant aux buts éternels de la terre.

» Chacun d'entre nous paré d'un reflet divin. »

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A cette vague spirituelle de nombreux obstacles furent bien- tôt opposés. L'Amérique connut des succès trop faciles. Les spé- culateurs prirent la place des pionniers ; l'habileté fit concur- rence au travail ; à force d'être divinisé, l'argent prit ombrage de Dieu. Cette nouvelle époque est merveilleusement illustrée par un mot charmant que l'on prête à Emerson. Un pasteur méthodiste lui écrivit un jour, se désolant de l'absence d'intérêt dont les habitants de son village témoignaient à l'égard de son ministère. « J'ai pourtant tout fait pour les attirer, disait-il ; des pique-niques, des tombolas, des séances théâtrales; rien ne semble réussir. » Emerson lui répondit par une lettre ne conte- nant que six mots : « Pourquoi ne pas essayer la religion ? »

Il serait toutefois inexact de conclure que, dans les dernières années du XIX* siècle, et le début du XXe, toute vie spirituelle disparut aux Etats-Unis. Même glorifié, même au plus haut de son apothéose, le dollar était moins sûr de lui qu'il prétendait l'être. Ces églises innombrables, ces Universités, ces musées, ces fondations, ces hôpitaux, vivant des dons des millionnaires, représentaient plus que l'hommage classique du vice à la vertu.

Les Américains d'alors mettaient assurément la richesse au pre- mier plan de leurs soucis ; mais sans que, peut-être, ils en fus- sont conscients, 1 eur instinct les poussait à ne pas laisser se dissoudre cette alliance de l'idéal et de la réalité, chère à leurs ancêtres. Je connais peu d'exemples aussi significatifs que celui des deux frères Adams, descendants d'un des signataires de la Déclaration d'Indépendance, et du deuxième président des Etats-Unis ; l'un, en plein triomphe du matérialisme, écrivant sur le Mont Saint-Michel et Chartres un livre d'une étonnante poésie; l'autre rappelant à la jeune Amérique enivrée de succès, dans un ouvrage fameux, The law of civëization and decay, que ' les sociétés aussi bien que les hommes sont mortelles.

Mille autres preuves pourraient être fournies, attestant cette permanence du courant spirituel, même entre les deux guerres, même dans cette étrange période où la prohibition et la prospérité réunies plongèrent les Etats-Unis dans un état d'inconscience et d'indifférence dont il semblait qu'ils ne dussent jamais triompher. Sans alourdir cet exposé par des chiffres, puis-je au moins en citer quelques-uns ? 95.000 enfants

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LA VIE SPIRITUELLE AUX ETATS-UNIS 13 dans les « high schools » (à peu près l'équivalent de nos lycées) en 1900 ; 311.000 en 1920 ; 667.000 en 1930 ; 1.220.000 en 1940.

C'est vers ces mêmes dates que le mouvement de Chautauqua,

« ce prénom si américain », a atteint son développement maxi- mum. L'idée était simple ; il s'agissait par des séries de confé- rences populaires de sauver les petites villes de l'emprise, alors toute-puissante, des « babbits ». En 1924, 35.000.000 de per- sonnes ont entendu « Chautauqua » dans 12.000 villes et villa- ges ; à cette campagne ont participé des hommes d'origine aussi variée que l'ancien président Taft, Winston Churchill, Walter Lippmann et le fameux Al Smith, l'idole des Irlandais de New- York au temps des « Gay twenties ». L'une des conférences fut répétée six mille fois ; les honoraires que reçut l'heureux confé- rencier lui servirent à donner une éducation gratuite à des cen- taines de jeunes gens et à fonder à Philadelphie une Université et un hôpital aux noms significatifs : l'Université du Temple et l'Hôpital du Samaritain.

* *

Parlez actuellement de vie spirituelle aux Américains, et vous serez étonné de la Similitude de leurs réactions. La plupart exprimeront des opinions pessimistes ; vous entendrez des plai- santeries banales ou vous constaterez une apathie qui vous sur- prendra. Toutefois, si, laissant de côté ces impressions super- ficielles, vous poussez plus avant votre enquête, vous vous ren- drez bientôt compte que cette indifférence est en réalité de l'inquiétude. L'Amérique ne se désintéresse pas de ces pro- blèmes : bien au contraire et j'espère le prouver, mais elle ne voit pas clairement comment les aborder. De là ces innombra- bles expériences, les unes qui font sourire tant elles sont naïves, les autres émouvantes par leur sincérité,; certaines vouées à un échec probable ; d'autres où l'on croit apercevoir les prodromes d'un renouveau; imprégnées d'un esprit généreux, révélatrices d'une civilisation qui, malgré ses apparences matérielles, jaillit de sources spirituelles qu'elle souhaite ne pas laisser tarir.

Que la confusion des esprits soit évidente, qui le conteste- rait ? Je me suis entretenu maintes fois de ces problèmes avec mes étudiants et mes collègues ; j'en ai discuté avec des hom- mes d'affaires. Aussi bien dans les milieux intellectuels que dans

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les bureaux de « business », sur les « campus » des Universités comme à Wall Street, je n'ai pas, je le confesse, aperçu de prin- cipes directeurs autour desquels se fasse l'unanimité. Des églises divisées ; une moralité qui décline (un divorce sur trois mariages d'après les dernières statistiques) ; un système d'édu- cation moins soucieux de répandre la culture générale que de former des techniciens ; une littérature qui oscille, disent-ils, entre un réalisme obscène et une conventionnalité lassante : voilà bien souvent les constatations auxquelles s'arrêtaient mes interlocuteurs. Parfois par pudeur. Fréquemment aussi p a r las- situde : les périodes d'après guerre sont des époques de désen- chantement, et les Etats-Unis de 1948 connaissent, à leur ma- nière, « le mal du siècle ».

Bien que moins puissantes qu'elles ne l'étaient jadis, les idées sur lesquelles le pays a été construit gardent encore leur pres- tige. C'est un fait important qu'il convient, tout d'abord, de mettre en lumière. Je ne crois pas qu'il existe dans le monde un pays où la notion d'individualisme soit si précieusement conservée. Non que le mot de démocratie ait peut-être aux Etats-Unis la consonance poétique d'il y a un siècle ; je doute qu'il y soit prononcé avec la même ferveur religieuse que jadis.

Qu'est cette liberté dont on nous parle tant, me disait un jour un de mes étudiants ? La liberté d'être pauvre, dans le domaine économique ; au point de vue intellectuel, le droit d'avoir tort.

Simples paradoxes de jeunesse qui ne me troublèrent guère.

Offrez aux Américains de faire l'essai d'une autre forme de gouvernement que le leur, vous ne trouverez qu'un nombre infime pour approuver un changement, si l'expression de leur volonté n'est pas soumise à des pressions artificielles. L'Améri- que est et souhaite rester une démocratie ; elle entend par là un mode de vie où le développement de la collectivité résulte de l'épanouissement deç individus et où les droits des minorités sont sacrés. Il existe dans la littérature française peu de phrases aussi connues et aussi admirées aux Etats-Unis que la remarque adressée, je crois, par Voltaire à l'un de ses adversaires : « Je vous combattrai sans merci, mais j'apporterai à défendre vos droits la même énergie qu'à lutter contre vos idées. »

La notion de solidarité humaine comme celle de liberté indi- viduelle reste instinctive chez la plupart des Américains. Ici encore, il convient d'entourer cette assertion de quelques réser-

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ves. J'en ai fait récemment l'expérience. Dans un de mes cours, sur une quarantaine d'étudiants, pas un ne se révéla capable d'indiquer ce que fut exactement la fameuse Charte de l'Atlan- tique ; un seul énuméra sans se tromper les « Four Freedoms » du Président Roosevelt ; quant à l'O.N.U., tous en parlèrent avec plus d'ironie que de foi. Faudrait-il conclure de cette expé- rience que la jeunesse américaine se désintéresse du reste du monde ? Je le souhaiterais par moments, quand il me faut répon- dre aux questions innombrables qui me sont posées sur l'Europe et sur la France. Mais ce vœu égoïste ne risque pas d'être exaucé.

Il est vrai qu'un grand nombre d'Américains sont sceptiques à l'égard des institutions internationales, plus exact encore que leur désir le plus cher serait de revenir au temps heureux où leur pays pouvait se dispenser d'avoir une politique étrangère.

Je ne contesterai nullement aussi que beaucoup sont revenus de la guerre amers et désabusés. Que l'on fasse cependant appel à leur générosité, il est rare qu'ils se dérobent. Il serait absurde d'assimiler le plan Marshall à une œuvre de charité ; cette conception ne serait digne ni des Etats-Unis ni de l'Europe.

Eût-il cependant jamais été voté s'il ne correspondait pas à la réaction inconsciente d'un grand peuple qui n'aime pas se réser- ver le monopole du bonheur ? En ce sens, je crois, on peut parler d'impérialisme des Américains, car il ne leur viendrait pas l'idée que le monde entier ne souhaitât pas adopter les prin- cipe et les modes de vie qui sont à l'origine de leur étonnante réussite. Au même titre qu'un homme qui a fait fortune est tenu d'en faire bénéficier ses compatriotes, les Etats-Unis, pensent-ils, doivent faire participer l'univers aux bienfaits de leur prospérité. C'est parce qu'ils ont besoin de vendre leurs marchandises, dira-t-on. Interprétation facile. Il serait plus vrai de ne pas oublier que, même chez les autres peuples, l'Amérique supporte difficilement la misère.

* * *

Quelque instinctives et vivaces que soient les idées de démo- cratie et de fraternité, il n'est pas certain qu'elles suffiraient encore, à elles s*eules, à alimenter la vie spirituelle des Etats-Unis, comme elles l'ont fait au XIXe siècle. Des réactions nouvelles se manifestent, les unes incohérentes, les autres d'un contour

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plus net : autant de signes éclatants d'un désir de spiritualité.

Jetons d'abord un coup d'œil sur les manifestations les plus visibles, qui ne sont sans doute pas les plus importantes. Elles sont innombrables, depui8 les initiatives désordonnées de quel- ques demi-fous — la lunatic fringe, disent pittoresquement les Américains — jusqu'aux efforts systématiques d'un grand nombre de réformateurs. Je m'en voudrais, n'étant pas qualifié pour le faire, de porter un jugement sur le développement de la psychanalyse aux Etats-Unis ; mais c'est un fait si curieux qu'il est impossible de le passer sous silence. Les femmes du monde surtout raffolent de cette forme subtile de confession.

Bien qu'essentiellement aristocratique — ou plus exac- tement ploutocratique — cette forme de médecine attire également la masse ; une littérature innombrable a glorifié le culte nouveau. Je n'en citerai comme exemple que le livre d'un rabbin, qui, sous le titre banal Peace of mind, a connu un succès prodigieux de vente, 500.000 exemplaires en une année, parce que l'auteur prétendait avoir trouvé un compromis entre les dogmes traditionnels de la religion et les principes révolution- naires de la psychanalyse.

Notons le nom de l'ouvrage : Paix d& l'esprit ; il est signi- ficatif. L'Amérique la cherche avec passion : preuve manifeste que ses succès matériels sont loin de lui suffire. Ouvrons le Publishers' Weekly, revue des maisons d'édition. Nous constate- rons qu'en 1947, 9.182 livres nouveaux ont été publiés ; sur ce total, 1.968 romans, naturellement, et 938 livres d'enfants, ce qui ne nous surprendra pas au pays de l'imagination et de la jeunesse ; mais quelle catégorie est ensuite la plus importante ? Religion et philosophie : 930 publications, soit 10 %, ont été consacrées à ces matières, dont plus des deux tiers d'ailleurs portent sur des sujets uniquement religieux. Leurs titres sont révélateurs : « L'aide de la religion », « Comment devenir maî- tre de soi ? », « Christianisme et capitalisme », et tant d'au- tres qui témoignent d'un désir évident de vie spirituelle. Que beaucoup soient médiocres, sinon illisibles, je n'en doute pas.

Cependant, dans la catégorie des best setters, c'est-à-dire des chefs de file, il est curieux de constater que parmi les ouvrages qui ont connu le plus grand succès de vente se sont inscrits au cours de ces dernières années deux livres d'une pensée aussi pro- fonde que L'Homme et son destin, de Leconte du Nouy, et, plus

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récemment, La civilisation à l'épreuve (Civilisation on Trial), de Toynbee.

Ce n'est pas non plus un fait négligeable que le succès de ces orchestres devenus les meilleurs du monde. L'intensité de la vie musicale est un des aspects les plus curieux des Etats-

Unis.

Si, quittant les harmonies humaines, nous écoutons mainte- nant les accords divins, nous en entendrons, il est vrai, un si grand nombre qu'au moins au début nous risquons d'être assour- dis ; la multiplicité des mouvements religieux est de nature à déconcerter un Français. En ouvrant par-exemple un journal de Détroit, citadelle de Ford, capitale du progrès matériel, nous trouverions une liste interminable d'églises aux noms bizarres ; n'en relevons que quelques-uns : « Le temple de la lumière et de la vérité », « L'église de la recherche psychique », « L'église philosophique de la loi naturelle », « Le centre de la science divine », etc. Quels sujets de discussion retiennent l'atten- tion des fidèles ? « La toute-puissance de la conscience », « la loi du détachement ». « sensualité et spiritualité », « le code muet de l'univers ». On a qualifié ces organisations de « boot- leggers », de contrebandiers de la religion, parce qu'ils se tien- nent à l'écart des Eglises officielles ; l'expression est exacte, mais comment mieux prouver le besoin de spiritualité que par ce « marché noir » de la vie religieuse ? Qu'on ne croie pas, d'ailleurs, que ces élans, en apparence désordonnés, ne se tra- duisent pas par des initiatives pratiques. L'Amérique à tou- jours honoré la charité ; il serait superflu de mentionner le nom des institutions, d'ailleurs innombrables, qui s'efforcent d'améliorer le sort des misérables, les unes par des dons, les autres par des actes. Je ne voudrais citer que l'une d'entre elles, qui mérite, je crois, une mention particulière : c'est la fameuse organisation Alcoolic anonymous. L'alcoolisme, on le sait, est une des plaies des Etats-Unis ; moins répandu qu'au temps de la prohibition, il exerce néanmoins des ravages dans tous les milieux. Or l'idée est venue à quelques âmes généreuses qu'il existe des « alcooliques honteux », comme on connaît des « pau- vres honteux ». Comment leur venir en aide ? En les, hospita- lisant dans des cliniques ? La méthode est efficace, mais com- porte quelque chose d'humiliant. Pourquoi ne pas avoir plutôt recours à l'exemple. Aux anciens alcooliques à montrer la route

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de la guérison à ceux qui souffrent encore du mal dont ils ont, eux-mêmes, triomphé. Grâce à Alcoolic anonymous, ils sont mis en rapport avec, pourrais-je dire, les candidats à la désintoxi- cation ; ils les accompagnent, vont les chercher à la sortie de leur bureau, prennent leur repas avec eux, répondent à leurs appels de détresse ; en un mot, par leur présence, par leurs conseils, surtout par leurs récits de crises analogues, ils les aident à triompher de leur faiblesse, jusqu'au jour où les nou- veaux libérés viendront à leur tour au secours d'autres mal- heureux. Protecteurs et protégés ignorent, en principe, leurs noms, afin d'accroître encore la valeur de ce geste de solidarité humaine.

Toutes ces initiatives, dira-t-on, sont certes généreuses. Mais.

ne résultent-elles pas seulement de l'habitude ? Cette vie spiri- tuelle ne continue-t-elle pas à évoluer par vitesse acquise et ne risque-t-elle^pas, peu à peu, de perdre son autorité et son rayon- nement ? Ces appréhensions seraient justifiées si, renforçant les lignes du passé, on n'apercevait pas les contours de l'avenir.

Dans une triple direction, éducation, science, religion, des idées nouvelles se font peu à peu jour.

On connaît la méthode pédagogique que l'on a baptisée aux Etats-Unis du nom d' « éducation progressive ». Il ne serait pas difficile d'en retrouver l'origine lointaine dans EmUe. Il faut, prétendent ses défenseurs, laisser librement s'épanouir la per- sonnalité des enfants ; le rôle de leurs maîtres est bien plu- tôt de leur expliquer leurs instincts que de les refréner. L'appli- cation de cette théorie a été faite dans l'enseignement ; dans quel- ques « high schools », dans beaucoup de collèges et de « graduate schook », on a admis que les étudiants seraient libres de choisir eux-mêmes leurs cours. Si l'histoire ne les attire pas, qu'importe?

Ils n'en sauront jamais rien. Toutefois, s'ils ont une passion pour la statistique, qu'ils se spécialisent dans cette science ! Ils devien- dront bacheliers, voire licenciés, en ignorant tout des origines de leur pays, mais en ayant acquis une maîtrise incontestée de l'art d'interpréter les chiffres, les phénomènes économiques et sociaux. Je simplifie, bien entendu. Il n'en reste pas moins que, dans son principe même, cette doctrine est destructive de la cul-

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ture générale ; au lieu de former 1' « honnête homme », à la mode classique, elle aboutit à produire des experts, sans doute excellents, mais dangereusement bornés. Contre ses abus, une double réaction se manifeste. De grandes Universités, comme Harvard et Yale, ont pris l'initiative d'imposer à leurs étudiants des programmes de cours plus systématiques, inspirés moins de conceptions nouvelles que de vieilles méthodes.

Leur idée est de redonner une place importante aux branches essentielles des connaissances humaines : philosophie, littéra- ture, histoire. L'enseignement catholique, de plus en plus puis- sant, s'efforce de son côté de maintenir ou de faire revivre les disciplines traditionnelles.

Une autre initiative, celle-là plus difficile à comprendre pour une mentalité française, mérite d'être mentionnée ; je fais allu- sion à la campagne de Mr. Hutchins, chancelier de l'Université de Chicago, en vue de vulgariser les œuvres les plus puissantes du génie humain. Une double liste a été établie : celle des grands livres : 72, en partant de Platon pour aboutir à Freud : chif- fre assurément élastique ainsi qu'en témoignent des listes dres- sées par des concurrents. Pour faire connaître ces ouvrages, un programme de cours pour adultes a été adopté ; le chancelier Hutchins rêve d'y enrôler 15 millions d'Américains. Se juxtapo- sant aux « grands livres », a pris corps aussi la notion des

« grandes idées » ; quelques millions de dollars, et plusieurs an- nées d'études ont permis à un groupe de jeunes gens studieux d'en arrêter le nombre : 102 exactement ; pour chacune d'elles, ils ont fait l'inventaire des livres les plus importants où elles ont été analysées. Ils sont arrivés à des résultats curieux, parfois déprimants ; il semble qu'on ait écrit davantage sur le péché que sur la vertu. Né sourions pas trop de cette naïveté ; les Améri- cains adorent exprimer leurs conclusions en pourcentages. Ren- dons plutôt hommage à ce zèle. Si les Etats-Unis n'étaient pas intéressés par les choses de l'esprit, des initiatives de ce genre ne retiendraient l'attention de personne ; or elles font l'objet d'ar- ticles dans des magazines aussi populaires que Life et Look.

Les opinions des grands savants sont, plus encore, significa- tives. Nous sommes loin du prétendu conflit entre la science et la religion qui a passionné le XIXe siècle. Les livres scientifiques, qu'il s'agisse d'ouvrages de théorie ou de vulgarisation, ne con»

testent plus guère l'existence d'un monde supranaturel dont ils

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s'avouent impuissants à découvrir le mystère. Ils diraient volon- • tiers avec Einstein que « nous dansons tous au son d'une mys-

térieuse musique que joue on ne sait où un artiste invisible ». Je ne voudrais pas donnerTimpression que les savants américains sont tous conformistes. Leurs idées sur la religion n'ont souvent aucun rapport avec les dogmes traditionnels du christianisme ; il serait aisé, au contraire, de prouver à quel point ils ont été influencés par la philosophie hindoue. Mais quelle que soit la forme qu'ils lui prêtent, le moins qu'on puisse dire est qu'ils sont en train de « redécouvrir » Dieu...

Restent enfin les Eglises traditionnelles. Du judaïsme, je dirai peu de choses. D'abord parce qu'il n'exerce d'influence spi- rituelle que dans quelques grandes villes ; ensuite parce qu'il est actuellement imprégné d'un nationalisme qui risque d'altérer ses traditions. On connaît, d'autre part, les divisions protes- tantes : d'après les relevés officiels, 103 églises, elles-mêmes fragmentées en un nombre infini de cultes : 4 sectes adventistes, 10 presbytériennes, 19 luthériennes, 19 méthodistes, 24 baptistes, sans compter les Quakers, les Christian scientists et les innom- brables mouvements et chapelles d'obédience mal définie dont je parlais tout à l'heure. Dans cette diversité, les uns ne voient que les signes d'une décadence; les autres aperçoivent au contraire les indices d'un esprit d'individualisme créateur. Deux faits sont certains : le premier est que se développe, actuellement, un mou- vement d'unité dont il serait prématuré de prévoir les consé- quences ; le second est que, même divisé, le protestantisme con- tinue d'exercer une influence puissante. Tenter de comprendre les Etats-Unis en négligeant les traditions puritaines serait se condamner à des contresens.

La grande énigme de l'avenir est cependant le catholicisme.

Les catholiques constituent un bloc compact : 30 millions sur 140, près de la moitié des 74 millions de fidèles inscrits aux Eglises. Minorité certes, mais extraordinairement vivante, à cer- tains égards fanatique ; jusqu'à ce jour elle n'était guère compo- sée que de pauvres gens, immigrants irlandais, italiens, polo- nais ; de plus en plus, elle s'enrichit et prend conscience de sa force ; sans cesse des conversions retentissantes lui apportent de nouvelles raisons de confiance. Il faut avoir vécu parmi ces jeunes catholiques pour apprécier l'intensité de leur foi, et leur combativité. Une de leurs idoles est le célèbre Mgr Sheen, qui a

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amené au catholicisme des personnalités aussi variées que Cleare Luce, la femme du propriétaire de Life, Time et Fortune, que Mr. Lehman, l'ancien gouverneur de l'Etat de New-York, et que le communiste Budcar, maintenant professeur à la grande Université catholique de l'Ouest, Notre-Dame. Mgr Sheen a ex- primé très exactement ce que ressentent beaucoup de ses disci- ples quand il a donné à un de ses livres le titre significatif de Déclaration of dependence, c'est-à-dire de dépendance envers Dieu, par opposition aux idées d'émancipation qui tendaient à faire oublier aux individus leur origine divine. Limitée pour le moment à une partie encore très restreinte du pays, l'influence catholique ne cesse indéniablement de s'étendre. C'est là un fait capital, puisque se trouve ainsi injecté dans l'organisme améri- cain un élément complètement nouveau.

Les Français ont-ils des raisons particulières de s'intéresser au développement de la vie spirituelle aux Etats-Unis ? J'en vois au moins deux. S'il est une civilisation où la foi, comme la pensée^ n'ont cessé de jouer un rôle prédominant, c'est assuré- ment la nôtre. Comment ne souhaiterions-nous pas, nous qui sommes convaincus de la force des idées et des croyances, que le plus grand pays du monde'démontrât, par son exemple, leur né- cessité ? Mais un autre motif, peut-être plus égoïste, ne nous permet pas de négliger ce problème. C'est un lieu commun de parler d'amitié franco-américaine. Encore n'est-il pas inutile de rappeler que ce qui la cimente est moins une similitude d'inté- rêts qu'une communauté de conceptions. Que l'on par- coure le continent américain, partout l'on découvrira des foyers qui conservent le rayonnement de notre civilisation : ;« départe- ments » de français des Universités, sociétés anciennes ou récen- tes, passionnément attachées au rayonnement de notre langue et de notre littérature.

Imaginez que les Etats-Unis s'abandonnent au matérialisme ; peu à peu ils se détacheront de nous. Que leur vie spirituelle au contraire s'affirme, comme je le crois, et mieux alors ils com- prendront la France,

ROBERT LACOUR-GAYET.

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