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Le désespoir de vivre dans l'oeuvre de Marie-Claire Blais.

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(1)

LE DESESPOIR DE VIVRE

DANS L 1 OEUVRE DE MARIE-CLAIRE BIAIS by

Azade Godin

M.A.

French Dept. July 1969

Le désespoir de vivre est le thème le plus frappant qui se dégage de l'oeuvre de Marie-Claire Blais.

Au tout début, il se dissimule sous les masques de la misère, de l'ignorance, de la solitude ou de l'angoisse qu'il traîne normalement avec lui. Puis, soudain, i l dévoilera

son vrai visage contorsionné par l'amertume et le dégoftt.

Ce désespoir ravage tout sur son passage. Les per-sonnages innocents ou coupables, tels que Patrice, David Sterne

et Reine, tous, périssent dans ses filets. Personne ne résiste

au poison qu'il charrie.

Pourtant, plus d'un héros de l'oeuvre s'exprime par l'amour et cherche à supprimer la misère •. Mais toujours le

(2)

.,

\

désespoir est là, à l'intérieur, qui les guette, tout comme

le cancer de Louise dans La Belle Bête, il ronge lentement

ses victimes qui défaillent un peu plus chaque jour.

Ici, au contraire des beaux romans, jamais l'amour

ne triomphe. Mais dans un curieux paradoxe, le désespoir

semble, dans un moment de coexistence créer un équilibre

subtil; puis soudainement, comme pour montrer sa puissance, le

détruit. Aussi clest dans ce "subtil équilibre" que lion

(3)

by

Azade Godin

A thesis submitted to the Faculty of Graduate Studies and Research, in

partial fulfilment of the requirements for the degree of Master of Arts.

Department of French Language and Literature,

McGill University Montreal.

@ Azade Godin 1970

(4)

TABLE DES MA TIERES

page

INTRODUCTION • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 1

PREMIER CHAPITRE: Acheminement vers le désespoir • • • 5

l - L'auteur II - L'oeuvre

7 15

DEUXIEME CHAPITRE: Comble du désespoir dans: • • • • • • 31 l - Une saison dans la vie d'Emmanuel. 33

II - David Sterne • • • • • • • • • • 49

TROISIEME CHAPITRE: Même thème retrouvé dans: . 71

l - Sa poésie. • • • • • II - Son thé~tre.

QUATRIEME CHAPITRE:. • . • • • • •

l - Influences:.

Claire Martin-Françoise Sagan Kafka -Kierkegaard 74 83 • 107 • 109 II - Style. • • • • • • • • • • • • • • • 121 CONCLUSION • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 130 BIBLIOGRAPHIE • • • • • . . . • . . . 136 i i

(5)
(6)

2

Pourquoi parler de "désespoir"? N1est-ce pas là une

mani~re facile d1analyser et de classer un auteur? Car assu-rément, l'oeuvre de Marie-Claire Blais a ses côtés tendres et ses moments de lumi~re. Aussi n Iy a-t-il pas de haine sans amour et de désespoir sans espoir. Alors nous faut-il vrai-ment choisir le désespoir?

Certes, apr~s une lecture compl~te de lloeuvre de Marie-Claire Blais, un lecteur honnête et attentif avouera que cette oeuvre se déroule plutôt comme une longue tragédie. Elle est remplie de "noir" et de "désespoir". D'ailleurs, Marie-Claire Blais elle-même qualifie de "noirs" certains de

1 ses romans.

Au cours de cette étude, i l nous est donc important de nous laisser imprégner par le climat de l'oeuvre et nous sensibiliser au souffle générateur de celle-ci et que llauteur de cette th~se consid~re comme étant le nerf central de l'oeuvre: "le désespoir de vivre".

IULe Sel de la Semaine": Marie-Claire Blais, François

Reic~enbach, 4 janvier, 1967 - réseau français de télévision (Radio Canada) bande magnétoscopique, Centre de Documentation des Lettres canadiennes-françaises, Université de Montréal.

(7)

Aussi nous touchons là un thème autour duquel slorga-nise la trame des romans et des autres écrits de l'auteur.

Les thèmes secondaires de l'oeuvre existent toujours en fonction du thème central où ils trouvent leur raison d'être et leur finalité.

Ainsi, nous sera-t-il plus facile d'analyser cette

oeuvre en se laissant guider par le thème centrali chaque roman étant imbibé d'une atmosphère pestilente de solitude, d'angoisse, de peur, de misère physique, morale et psychologique où croupis-sent les personnages. Les désirs de ces derniers n'étant jamais satisfaits, ils s'abandonnent au désespoir ou à la mort.

roman?

Et que nous disent les person~ages du premier au dernier

suis-je responsable de ma laideur"2 force de haïr, la force de l'orgueili •• IIEt moi, alors,

IIJe n'ai que la La vie mentll3

IIL'espérance ne vient qu'à la mortll4

liOn dit que je suis heureuse. De celà je ne suis pas aussi sûre Il 5

2La Belle Bêtei p. 24. 3Tête Blanchei p. 199. 4Le Jour est Noiri p. 43. SL'lnsoumisei p. 9.

(8)

"0 ciel! ayez pitié de ces animaux que l'on mène à l'abattoir ••• ,,6

"Je suis malad

7,

je pourris sur place, j'ai dix-huit ans"

Faut-il en dire plus pour éveiller la curiosité du lecteur et lui donner un aperçu du désespoir de vivre dans cette oeuvre?

Aussi l'auteur de cette thèse, afin de ne pas tomber 4

dans de fausses interprétations ou dans la pédanterie littéraire de certains critiques, laissera aux personnages de l'oeuvre ce soin d'exprimer leur "désespoir de vivre". D'ailleurs

obtiendrons-nous, par ce fait même, une analyse plus exacte et plus scientifique.

6une saison dans la vie d'Emmanuel; p. 90.

(9)
(10)

Ier CHAPITRE

(11)

paru en 19591 suscita un grand intérêt dans le public littéraire canadien-français. Ce roman fut par la suite traduit en anglais et également publié à Paris.

Si à l'époquel on s'est vivement interrogé sur l'auteur dlun roman pareil, Marie-Claire Blais a su tenir son public en haleine. Elle n'a cessé depuis d'écrire des pièces de théatre,

des romans et des poèmes qui ont ravi le monde littéraire. En

19661 son roman Une Saison dans la' Vie' d'Eminanuell remportait le prix Médicis. Cet éclatant succès lui donnait une réputation internationale. Enfin 1 1969 apporte à l'auteur une nouvelle vic-toire: le prix littéraire du Gouverneur Général du Canada.

La notoriété de Marie-Claire Blaisl non seulement nous étonne, mais nous laisse fascinés devant son génie.

"Ellel écrivain canadien-françaisl ajoute (et sans doute est-elle la première dans nos lettres à le faire) quelque chose de neuf et d'autochtone au domaine littéraire français"l

lJean-Ethier BlaiSI Signet II. (Montréal: Le Cercle du Livre de France, 1967); p.229.

(12)

" ••• cette réalité, elle la prend dans ses mains de jeune femme de génie (eh oui! je le l~che ce grand mot qui fera mal) et la poétise. II2

liOn peut rêver des heures sur le cas de Mademoiselle Marie-Claire Blais,,3

8

Mais qui est cette mystérieuse jeune fille? Cette ques-tion, il faut se la poser, même s'il n'est fas facile d'y répondre. Et cette tache est d'autant plus difficile que l'auteur se refuse

(sans doute avec raison) à divulguer les détails personnels de sa vie. Mais il nous semble cependant impérieux d'exposer tous les détails connus de la vie de l'auteur: car une grande partie de son oeuvre y trouve irrévocablement sa source. Aussi sa vie

d'~~fance et d'adolescence est sans aucun doute un élément pri-mordial dans l'explication de l'oeuvre. C'est vraiment à cette époque, semble-t-il,où elle a éprouvé le plus d'amertume et l'horreur de vivre. L'auteur nous laisse d'ailleurs deviner un peu ces· choses dans un interview qu'elle accordait à Pierre Paquet de Radio Canada.4

2Jean-Ethier Blais, op. cit., p. 232. 3Ibid ., p. 228.

4Interview par Pierre Paquet. (Bande magnétoscopique) le 4 janvier 1967. Centre de Documentation des Lettres

(13)

Marie-Claire Blais est lla!née d1une famille de quatre enfants. Née en 1939, elle grandit dans un milieu ouvrier et fait des études au couvent Saint-Roch. Très tôt, elle fait un cours de secrétariat et quitte le foyer paternel en prenant son premier emploi, agée d1à peine dix-sept ans.

IIII fallait bien gagner sa viell5

Une explication logique mais qui sonne faux! Elle avoue candidement son refus de continuer sa vie sous le toit paternel. Pourquoi? ••

Enfin, cette position dans un bureau fut pour elle un cauchemar. Pour oublier, elle se met à écrire. Et voilà, en

1958, elle fait une heureuse rencontre: celle du père Georges-Henri Lévesque. Ce dernier, ainsi que mademoiselle Jeanne Lapointe, tous deux professeurs à llUniversité Laval, llencou-ragent fortement et llaident à faire publier son premier roman: La Belle Bête, en 1959. Très enthousiasmée par le succès de

son premier roman, elle se consacre entièrement à son nouveau métier. Elle lit énormément et se passionne pour Anne Hébert,

SInterview par Pierre Paquet (bande magnétoscopique) le 4 janvier 1967. Centre de Documentation' des Lettres canadiennes-françaises, Université de Montréal.

(14)

10

Kafka, Virginia Woolf, Lautréamont, André Breton. En 1960, lors dlun séjour à Montréal, elle publie son deuxième roman: Tête Blanche. En 1961, elle obtient une bourse du Conseil des Arts et se dirige vers Paris où elle écrira son roman: Le Jour est Noir. De ce séjour à Paris, elle garde un souvenir pénible.

IIC lest un seJour douloureux ( ••• ) Je n 'y étais pas préparée. 116

Une seconde rencontre d'importance en 1962 lui sera

favorable. Le grand critique littéraire américain, Edmund Wilson, écrit à ce moment:

Il Mlle Blais is a true Iphenomenon 1117 (Mlle Blais est un véritable phénomène)

Aidée par ce dernier, Marie-Claire Blais obtiendra, par la suite, une bourse de la Fondation Guggenheim de New-York.

Elle partit donc pour les Etats-Unis. (Est-ce par

goat, hasard ou témérité? Elle nlen est jamais revenue). Après -avoir voyagé un peu, elle s'installe à Wellfleet, petite ville

6Interview par Pierre Paquet, (bande magnétoscopique) le 4 janvier 1967. Centre de Documentation des Lettres

cana4iennes-françaises, Université de Montréal. 7Edmon~ Wilson, 0 Canada: p. 148.

(15)

du Cap Cod, au Massachusetts, dans une maison située à l'écart, dans la forêt.

"Si près de la mer et si loin à la fois .. 8 dira Pierre Paquet.

C'est dans cette maison qu'elle écrira successivement: Une Saison dans la Vïe" d"'Emmanuel, son grand succès, en 1966; L'Insoumise, David Sterne et l'Exéctftibn, pièce en deux actes, en 1967; et enfin, Les Manuscrits de pauline Archange, en 1968. Ce dernier roman fut mal reçu par la critique littéraire. Il est à notre avis rétrograde à l'ensemble de l'oeuvre.

Il n'en est cependant pas moins vrai que Marie-Claire Blais a créé des personnages inoubliables tels que Jean Le Maigre et David Sterne. Ces personnages possèdent à la fois les caractères de l'enfance et de l'adolescence. Ils sont, de plus, actuels, modernes, prototypes de la jeunesse en révolution d'aujourd'hui.

Voilà pourquoi la courbe de la vie de Marie-Claire Blais nous semble d'une importance capitale. Do Québec à Montréal, de Paris à New-York, de New-York à Wellfleet, elle crée des

person-8Interview par Pierre Paquet, (bande magnétoscopique) le 4 janvier 1967. Centre de Documentation des Lettres

(16)

nages de révolte qui rejettent un monde qu'ils réprouvent.

Cette jeune fille qui fuit les grandes capitales, n'est-elle pas aussi en révolte contre sa propre réalité?

"Je ne suis pas du tout intéressée par les écoles du nouveau roman" 9

liMon roman ne se situe nulle part." lO

12

Et cette réalité, cette solitude, elle la défend. Il lui faut faire 'cavalieri seul. Et pourtant, n lest-ce··pas là un signe de son propre écoeurement et de dégoat de se voir obligée de vivre, même dans un monde littéraire, quand elle semble fuir le monde réel?

Apr~s un bref aperçu de l'oeuvre, on se demande si la réalité de Marie-Claire Blais n'est pas plutôt une fixation; fixation dans son enfance ou dans son adolescence dont elle n'arrive pas à se séparer? N'est-elle pas un peu l'enfant qui

observe un monde d'horreur comme son "Emmanuel"? Elle aussi

9EmisSion: ilLe Sel de la Semaine" avec Pierre Paquet, présentée à Radio-Canada, le 4 janvier 1967 {ruban sonore}. Centre de Documentation des Lettres canadiennes-françaises, Université de Montréal.

lOcolloque de paris, présenté à Radio-Canada, le 15 dé-cembre 1966 {ruban sonore}. Centre de Documentation des Lettres canadiennes-françaises, Université de Montréal.

(17)

observe et décrit ce monde sans le juger. Elle n'a pas choisi ce monde, elle lui est indifférente •••

"J'ai décidé d'écrire un roman sur un très mauvais petit garçon •••• L'enfant que je décrirai vivra dans un monde tout à fait séparé du monde noir où les humains souf-frent." ll

Mais si seulement cela était possible!

L'univers irrationnel de Marie-Claire Blais est-il réel ou phantasmagorique? Son microcosme prend-il source là où la vie s'arrête? Reste-t-elle fidèle à la citation de Rosamond Lehmann qu'elle inscrivait au début de son premier roman?

"Des créatures d'épouvante qui ne se recroque-villeront pas, inoffensives à la lumière du jour, pour retomber dans la mixture du jour, d'où elles sont sorties, mais qui vont s'enfler et devenir des monstres ••• dont personne n'a

jamais su que faire, des monstres destructifs qui vivent à jamais" 12

Regrette-t-elle son enfance malheureuse? IIII me reste de l'incendie de l'enfance

Qu'une pierre br6lée

Et cette chose qui me regarde parfois de ses yeux nocturnes,

llTête Blanche: p. 87. l2La Belle B~te: p. 9.

(18)

14

Petite ombre

Dans le paysage suppliant

Ltenfant là-bas, l tenfant que j tétais, peut-être ••• "13

voilà autant dthypothèses qui semblent se justifier dans Itétude de l toeuvre! •••

13

(19)

'Life', le 27 juin 1969, p. 32.

(20)

Deuxième partie

L'OEUVRE

D'un roman à l'autre, les héros de Marie-Claire Blais (jeunes pour la plupart) souffrent tous du même mal: ils sont

victimes~ Victimes d'eux-mêmes et plus souvent de leurs mi~

lieux, tous voient se briser avec brutalité leurs plus beaux

espoirs. Révoltés, ils repoussent alors en hurlant un monde

qu1ils jugent méchant et horrible.

IIUn brusque siècle montait de la terre Que je ne connaissais pasll14

IlTu pourris Mère. Ta joue t'assassine.

Et ne sois pas trop certaine de tes terres ••• lIlS

Mais bien plus encore, l'erreur est d'avoir cra changer

ce monde et se rendre compte tout à coup de sa faiblesse à le faire.

ilLe sentiment de propriété, c'est cela dont j'ai voulu me guérir en quittant tout ( ••• ) Quand

je vole, c'est pour guérir les autres du mal de la propriété. 1116

l4pays Voilés; p. 22. ISLa Belle Bête; p. 133. l6David Sterne; p. 13.

(21)

Et devant ce mur d'impuissance, le désespoir les enlise. "OUi, j'irai vers la mort comme toi tu es allé,

aussi simplement, mais jamais la mort ne sera aussi belle que la vie que l'on a perdue!u17

D'un roman à l'autre également, il y a une progression d'intensité de l'impuissance et du désespoir qui sien suit.

Le premier en liste des romans, La-Bélle" Bête nous présente la tragédie d'une petite famille qui préfigure à la fois une société entière. Ici, comme dans la société, le sens des valeurs est souvent déplacé et ruine ou bafoue sans pitié l'intelligence de l'homme. Aussi Louise,Mère, femme très belle, n'a de sensibilité que pour la beauté extérieure. Son fils

Patrice, très beau, mais idiot, sera préféré à sa soeur Isabelle, intelligente et laborieuse,mais aussi très laide.

Tous, dans ce roman, sont un peu victimes: mais la seule

à vivre intensément ce drame est Isabelle. Sa révolte embrasera tout le roman.

(22)

liMais Patrice était un idiot. Isabelle-Marie savait que sous ce visage pale, il y avait le lourd assoupissement de llintelligence,

18

la léthargie des cerveaux qui ne vivent pas.( ••• ) Les voyageurs ne cessaient d10bserver Patrice. Isabelle-Marie se mit à rougir. Elle avait la nausée. Bientôt elle ne voyait plus rien au dehors. Un étrange goût de mourir la saisit. 1118

Cette souffrance morale mènera Isabelle à torturer son frère innocent.

liEn le privant de nourriture, il deviendrait chétif et lui, que la misère n1avait jamais touché du bout des ongles, serait son vague pantin have. Oui, Isabelle-Marie voulait llenlaidir." 19

Après un "bref sursaut de bonté,

"Après tout, Patrice n1est qu1un enfant" 20

elle retombe dans sa férocité et croit atteindre sa mère en défigurant son frère.

"La main hésita quelques instants, puis, victorieuse, poussa la tête de Patrice dans le bassin" 2l

l8La Belle Bête; pp. 12 et 13. 19 Ibid .; p. 24.

20Ibid .; p. 25. 2lIbid .; p. 121.

(23)

Mais là ne s larrête pas la vengeance d 1 Isabelle • Rien ne compte plus après avoir perdu son mari et le droit à llhéri-tage de sa mère. Elle croi't se satisfaire d1une ultime ven-geance. Elle fait périr sa mère en incendiant la ferme. Mais soudain elle slaperçoit que rien n1est réglé. Elle se jette sou s un train.

Il Tout est fini!

. 22

Sauf mo~!

ilLe train venait. Repossant la jeune Anne, elle marcha jusqu1au rail, sgn ame sans coeur palpitait de frayeur .1123

La violence inou!e de ce roman traduit en proportion le désarroi et le désespoir de vivre éprouvés par Isabelle face aux frustrations physiques et morales. La vengeance ne slavé-rant pas à la hauteur de son désespoir, elle n1entrevoit qu1un seul moyen d1en finir: la mort. Elle n1hésite plus!

* * *

Avec le second roman, Tête Blanche, nous sommes placés

à la fois devant la réalité et le rêve. Le rêve transcende la réalité et procure aux personnages un refuge constant contre une vie trop banale et ordinaire.

22

La Belle Bête; p. 156.

(24)

20

Un petit garçon abandonné dans un pensionnat ressent l'angoisse de la solitude devant une vie qulil ne comprend pas.

"Ce qui prouve que nous sommes bien seuls sous le ciel. 1I24

Sa mère comédienne se donne plus à son art qu'à son

mari et plus à elle-même qulà Tête Blanche.

Tête Blanche veut cependant que sa vie soit réelle. Il commet plus dlune esplièglerie pour prendre contact avec cette réalité.

"car c lest toujours à l'écart du réel ••• que Tête Blanche rêvait le monde ••• il inventait la vie, se plaisant surtout à voir les choses finir, mourir, La mort!" 25

IIJ lai pris le chat de la cuisinière et je liai tué dans la cour: ça nia pas été très long et il a vite cessé de crier{ ••• )

J 1 aimais bien ce chat .1126

"Hier, caché dans un arbre, j lai lancé une pierre au délinquant. Maintenant il est couché une entaille au front. Dans son délire il répète souvent: "Je ne veux plus vivre.,,27

24Tête Blanche; p. 45. 25 I bid.; p. 13.

26 I bid.; p. 25. 27 Ibid .; p. 43.

(25)

"Tête Blanche songea que, dès le lendemain, 28 il irait couper la tête du plu s jeune pin."

Mais Tête Blanche comprendra vite que sa rêverie est un refuge plus sûr. Sa mère meurt sans le revoir. C'est à ce moment qu'il ressent le poids de sa vie.

"Il pensait qu'il porterait la vie, sa vie, comme une peinei et il marchait vite afin de

dispa-raître parmi les autres, de s'y confondre inexorablement." 29

Il ne lui resile qu'un seul espoir, Emilie, qu'il a perdue. Soudain, i l croit l'entrevoir dans la foule, mais il est entraîné par celle-ci.

"Tête Blanche sentit qu'il pleurait... Il fit, de loin, un geste qu'elle ne vit pas: la nuit glacée l'emportait. 1I30

Têt€ BlanChe situe le désespoir sur un plan purement psychologique et global. Il est le produit de l'inaptitude des êtres à coexister et à s'adapter à la vie. Et c'est dans son entité que ce roman traduit le désespoir de vivre.

* * *

28Tête Blanchei p. 15. 29Ibid.i p. 203.

(26)

22

Le roman suivant, Le Jour est Noi"r, par son style et son contenu, nous plonge dans une demi-réalité. Les person-nages ressemblent à des fantômes qui se marient, se perpétuent et se répudient tour à tour. La présence de llirréel au sein du quotidien pose ici le problème du désespoir.

Yance qui aurait voulu prendre la vie au sérieux est sans cesse entraînée par Josué au pays des ombres. Elle possède son corps mais toujours son esprit lui échappe: Josué se sépare d1elle par llunivers du rêve qui lui sert de refuge contre sa faiblesse.

"Je reproche à Josué ses rêves •••

Je veux les choses pleines et sûres. Un homme comme Josué ne peut donc pas me les àonner?"31 "Je compris dans la révolte que le corps de Josué

me fuyait pour les naufrages du rêve." 3 2

Pour toute explication, Josué répondra ou écrira:

"L·homme est un être que Dieu ne peut pas sauver" "L·espérance ne vient qu1à la mort. 1I33

31 Le Jour es t N o~r~ ° p. 38

32IbO

d •

=.;;;;.~~., p. 43.

(27)

Et finalement, Josué la quittera.

liMa femme Yance, je te quitte. Je ne me sens plus capable de t'approcher. Comme nous serons en paix, mon amie, quand nos deux luttes seront séparées."34

Déçu lui-même par 11 amour et par la vie, Rapha~l confiera à Yance:

"Yance, nous sommes ap}1elés à mourir, nous aimons la mort dans cette famille, c'est notre malheur.,,35 Et celle-ci, de son côté, lui dira:

"Raphaêl, Raphaêl, le désastre c1est toi qui le portes. On dirait que ton esprit désire la fin des choses. Tu ne pouvais que détruire ton premier amour .1136

Enfin cette incompatibilité à coexister isole les per-sonnages du roman. La fille de Yance, Roxane, et son mari Jessy, subiront le même sort. Et la fin du roman parlant des parents et des enfants nous ramène au point de départ.

IILa jeune femme entre seule dans la maison des morts. Et tout recommencera comme aujourd'hui,

h " 1137 comme ~er •••••

34Le Jour est Noir; p. 69. 35 Ibid • ; p. 45.

36Ibid .; p. 33. 37 b"d

.!..1:... ;

p. 121 •

(28)

24

-"Nous étions aux mêmes noces à vingt ans - Je t'avais simplement dit: IIBonjour Josué". - Et moi j'ai répondu: IIAdilu Yancell

- Et il est encore minuit.1I 8

* * *

L'Insoumise est le dernier roman où Marie-Claire Blais situe les causes du désespoir sur un plan purement psychologique. De plus, en donnant la parole à chacun des personnages et leur faisant raconter leur vie, elle réussit merveilleusement à cris-taliser le désespoir de chacun d'eux. Tous trouvent leur mal-heur dans les mêmes événements mais d'une façon différente.

Madeleine, la mère, ose d'abord, mais combien timidement, raconter sa vie:

liMon histoire est si simple, si fragi1:e qu~elle ne mérite peut-être pas d'être

racontéei aussi je pense me faire à

moi-même ce récit d'une solitude qgi ne servirait à personne d'autre.1I39

Sous les apparences d'une vie heureuse se joue sa tragédie.

38Le Jour est Noir; p. 122. 39L 'Insoumisei p. 9.

(29)

IlRien n'a changé pourtant depuis plusieurs années. En apparence, je fus toujours la même, anonyme épouse et mère •••

Nul ne sembla jamais apercevoir, sous cette sereine immobilité, les noeuds tragiques qui se fonnaient peu à peu .1140

Et maintenant, i l est trop tard, trop tard pour tout! Il Peut-être l'unique événement de ma vie

consiste-t-il en cette calme folie vers laquelle je me sens doucement glisser, à llécart de tous." 4l

Ces premiers mots de Madeleine sont d'une tristesse si profonde qu'ilsdonnent envie de pleurer. Evide.lllIIlent sa vie aurait pu être différente. Mais, elle n'a jamais trouvé le courage de rompre avec sa vie monotone d1épouse d'un homme qu 'elle n'aime pas vraiment. Ellen' a ,pas',nOn pTus le courage maintenant de résister à la folie où elle se voit sombrer. Peut-être accepterait-elle son sort s'il n'y avait pas son

fils Paul qui lui aussi cherche à échapper à cette vie monotone. Ce Paul qui semble être le seul à avoir pris à la vie quelques instants de bonheur auprès de son amante Anna. Cependant, i l passe dans ce roman comme une ombre.

40 et 41 .

(30)

"Il Y a Paul, mon fils aîné. Paul, le grand obstacle. Car clest en commettant cette indiscrétion qui me poussa irrésistiblement à lire un carnet abandonné sur son lit, hier,

que je sentis sourdre en moi le premier

dé-sespoir.

Clest là que j'ai compris que le monde dans lequel je vis nlexiste pas et peut-être nia jamais existé." 42

26

Oui, clest bien autour de Paul que tourne le dernier acte de la tragédie de Madeleine, Rodolphe et Frédérik. Ce Paul, dernier espoir de Madeleine, et qui connaissait

l'exis-tence de son amant.

"Et toi, et ta liaison secrète avec cet homme, tu crois que je llignore." 43

Paul qui détruit les espérances de son père:

"Je n lai pas 11 intention de te succéder à l'hôpi tal, papa .1144

"-Tu te soumettras, lui disais-je, tu te soumettras bien un jour.

-Je n'aurai pas le temps. Je vais mourir trop j eune ."~5

42L'lnsournise: p. 10. 43 Ibid • : p. 15.

44 b"d

.!....!... :

p. 66 • 45 Ibid • : p. 67.

(31)

Et Paul tiendra parole. Il se tuera dans un accident banal, par un beau jour dlautoIT~e, détruisant à la fois la raison

de vivre de ses parents et fuyant llamour désespéré de Frédérik.

"Chéri, pourquoi cette cruauté inutile, je sais

tout, je sais que tu ne peux pas m'aimer ••• ,,46 "Je revoyais Frédérik caressant de la main les

rayons de la bibliothèque. Il me sembla soudain qu'il était le seul visage sur lequel la mort de Paul avait jeté llombre du désespoir. ( ••• )

Pour Frédérik, je llavais compris, il en était

bien autrement. Il avait perdu le go1ît de vivre." 47

En plus de comprendre le désespoir de Frédérik, Rodolphe slinterroge sur sa vie. Lui, trahi par lui-m~~e dans son aveu-glement, et par sa femme mourante qui llabandonne avec quelques enfants: trahi enfin par la vie qulil croyait toute autre.

Pourtant, il mérite bien une belle vie, i l a tellement travaillé! "-Rodolphe, tu crois pouvoir tout expliquer

avec des mots, mais tu ne comprends pas, tu ne comprends jamais.

Elle avait raison." 48

46L'Insoumise: p. 87. 47 Ibid.: p. 86.

(32)

"Au-delà des choses ordinaires, je ne vois plus que terreur, doute, angoisse." 49

28

Mais Rodolphe a fait fausse route et il le sait bien: i l n'a réussi qu'à étouffer les siens avec sa bonté. Lui qui pensait tant posséder la vérité, la vie; le voilà, tout comme Frédérik, affaissé dans la neige contre le mur, souhaitant une mort libératrice.

"Je disais 'ma vie', Ima femme 1 mais la menace

de la mort, proche ou lointaine, mlinclinait à penser que si Madeleine avait été à moi, cela nlavait duré qu'un instant et qulelle-même avait

repris son don, son amour, et que jlavais repris les miens aussi, d IUl~e manière différente, préifé-rant souvent à elle tout ce qui nlétait pas elle, et souvent aussi, tout ce qui nlétait pas moi. Je comprends qu'il en était de même pour toute chose en ce monde et j'éprouvais moins de tris-tesse ~ penser que je ne possédais rien, sinon de rapides apparences de tout cela que j1avais tant aimé, et que mon corps lui-même, vivant et fébrile aujourdlhui, n'aurait plus de souvenir de moi, demain. Ni mon corps ni mes cendres. Et de Paul

qu'ai-je connu? Sinon qu IiI n'était pas heureux ••• "50

Et que nous dit de Paul le pauvre Frédérik? Frédérik qui croit son secret enseveli avec lui. Pourquoi avait-il aimé Paul? Pourquoi Paul devait-il aimé cette femme? ••

(33)

II-Mais parce que j'aime une femme, c'est tout. -Mais pourquoi l'aimes-tu?

-Mon petit Frédérik, tu es un enfant. 1I51 IIJe lui demandais parfois de me parler d'Anna,

mais lorsqu'il le faisait, une jalousie sauvage

empoisonnai t mon âme. 1152

Avec la disparition de Paul meurt tout espoir pour Frédérik de partager son plus grand amour" (si impossible qu'il soit) .• Dans son désespoir i l ne lui reste plus. qu'à attendre

ilIa balle funèbre qui fera éclater ses tempes et qui lui sifg1era doucement: Frédérik, ton tour est venu Il

Il Partir, Paul, mais ne jamais plus te rejoindre!1I54

*

*

*

L'étude de ces premiers romans nous indique Ille déses-poir de vivre" conrrne centre nerveux de l'oeuvre et nous révèle

51L 'Insoumise; p. 101. 52 Ibid • ; p. 102.

" 53

Ibid • ; p. 119. 54Ibid •i p. 101.

(34)

e

30

aussi, d'une manière explicite ou fictive, une progression d'intensité de ce thème central. Résultant au début de frus-trations d'ordre physique ou moral comme dans La Belle Bête, il prend peu à peu source sur le plan uniquement psychologique, tel que dans L'Insoumise. Mais là, "le désespoir de vivre" nia pas atteint son surnmun.

Aussi ce nlest vraiment que dans les romans Une Saison dans la Vie d'Emmanuel et David Sterne que Marie-Claire Blais unit avec violence la misère physique, morale et psychologique pour cristaliser le désespoir à son parox~me.

(35)

et l'acier mouillé ruisselleront de la même sueur. Demain viendront les oiseaux noirs."

(36)
(37)

"

Une saison dans la vie d'Emmanuel et David Sterne peuvent être considérés un peu comme une synthèse de l'oeuvre de Marie-Claire Blais. Ces deux romans posent le problème ultime de la valeur concrète de la société traditionnelle et de l'absurdité de l'existence.

Cependant, l'auteur se garde bien de porter un.jugement; ou, si elle le fait, c'est avec beaucoup de modestie. Mais le soin minutieux avec lequel elle décrit son monde, ne laisse guère au lecteur un choix d'interprétation. Elle nous présente ses personnages unis dans une même misère et enchaînés à une exis-tence de souffrance absurde. A ce gouffre de misère où se débat-tent les humains se lie irrévocablement le désespoir de vivre!

Première partie

UNE SAISON DANS LA VIE D'EMMANUEL

Emmanuel naît dans un monde de misère. Misère physique, morale, intellectuelle ou psychologique, elle écrase l'individu et le ravale au rang de l'animal.

l

"0 ciel, dit grand-mère Antoinette, ayez pitié de ces animaux que l'on mène à l'abattoir ••• "1

(38)

34

La misère physique, très caractéristique de ce roman, entraînera les autres formes de misère. Ici surtout, les

personnages souffrent de la faim et du froid. Le petit Emmanuel en fera l'expérience dès sa naissance.

"(11 tremblait de froid tandis que grand-mère le lavait, le noyait plutôt à plusieurs

reprises dans l'eau glacée ••• } 112

Il Il est là ( ••• ) il a faim, il a pleuré tout le jour. 113

Et la grand-mère Antoinette, qui se croyait immortelle,

"leur distribuait avec quelques coups de canne les morceaux de sucre qu'ils atten-daient la bouche ouverte, haletante

d'impatience et de faîm, les miettes de chocolat, tous ces trésors poisseux qu'elle avait accumulés et qui jaillissaient de ses

jupes, de son corsage hautain." 4

Jean-Le Maigre et le Septième, cachés dans la cave, regrettent vite leur retard au repas. Ils doivent habilement voler quelque nourriture.

2Une Saison dans la vie d'Emmanuel: p. 9. 3 Ibid.: p. Il.

(39)

"Je glisse sous la table, entI!e leurs jambes, et oup •• je vole, un morceau de viande, de pain. Et c1est fini. Et nous mangeons ensemble bien paisiblement. 115

Hélolse, à son tour, se consume dans le jeûne sans oublier toutefois la

"nourriture délicate u6

du couvent. "Après toutes ces heures de jeûne et

d1attente, elle avait faim mais son coeur se serrait d1écoeurement à la pensée du repas refroidi que sa grand-mère avait déposé la veille au seuil de sa porte.1I7

La faim les poursuit et colle à leur peau tout comme la vermine. Jean-Le Maigre en nous parlant de la maison de correction raconte:

"J1étais malheureux. Chaque matin, je me réveillais un peu plus triste que la veille, le ventre un peu plus affamé." S

Pour terminer le tableau de cette misère physique, slajoutent à la faim les tourments du froid, de la maladie et de la brutalité.

SUne Saison dans la vie dlEmmanueli p.20. 6Ibid • i p. 29.

7 Ibid. i p. 77. SIbid. ; p. 69.

(40)

36

En plus des bains d'eau glacée que reçoit le jeune Emmanuel, nous retrouvons les autres enfants enfouis dans la neige ou décimés par la maladie.

"Les voilà tous, les petits-enfants, les enfants, les cousins, les nièces et les neveux, on les croit ensevelis sous la neige en allant à l'école ou bien morts depuis des années ••• " 9

Il fait froid partout: à l'école, l'uniqu~ poêle retient l'intérêt de tous malgré tous les efforts déployés par mademoiselle Lorgnette et madame Casimir pour diffuser leur modeste savoir.

Aussi le Septième n'hésitera pas à mettre le feu à l'école et terminer du même coup son supplice ••

"Quelle misère pour nos coudes nus sous l'éclaircie de nos chemises. Les planches mouillées que nous rapportions des bois en revenant à l'école ne produisaient qu'une flamme grêle qui s'éteignait aussitôt. Il faut faire un feu, disait le Septième, il fau t faire un feu. Dans son sommeil, i l était si obsédé par le froid qu'il parlait de voler les lampions de l'église pour ré-chauffer l'école. Ses cauchemars étaient pleins de brasiers et de flammes. La saison avançait, et le froid YOUS ravageait le coeur.

-Il faut faire un feu, disait le Septième, dont l'oeil brillait d'une façon inquiétante sous ses cheveux rouges, il faut faire un feu.

(41)

Le soir même, il mettait le feu à llécole. Dans mon désespoir, je liai aidé un peu." IO

Mais pour ce crime, ils doivent payer. Le froid nlest malheureusement pas absent de la maison de correction.

"C l était llaube encore, il faisait froid, et le Septième se frottait les yeux en marchant vers le réfectoire." 11

Après la maison de correction, ce sera le Noviciat, du moins pour Jean-Le Maigre.

"Jean-Le Maigre sentait couler la brise d1hiver par les trous de ses bottines." 12

Les tourments de la faim et du froid sont aussi peuplés de violence. Notons la brutalité du père dont les procès du vendredi inspiraient à Jean-Le Maigre et au Septième une sainte terreur.

liTant qu'à moi, je ne buvais qu1une fois la semaine, le vendredi soiri avant de me présenter au procès de mon père (et oui, le vendredi soir était le soir du ch~tirnent)

il valait mieux me préparer au verdict quelques jours à Ilavance." 13

IOUne Saison dans la vie d'Emrnanueli p. 66. IlIbid.i p. 69.

12Ibid.i p. 47. 13Ibid.i pp. 62-63.

(42)

Le père n'hésitant pas à se servir de sa ceinture, il leur montait parfois certaines chaleurs! ••

ilLe Septième feignait de s'amuser lui aussi (ce qu'il redoutait le plus, c'est lorsque son père enlevait sa ceinture et que sa grand-mère s'écriait à chaque coup: "Voilà, voilà, sur tes fesses, mon garçon".) Ensuite, on se sentait mieux. Il faisait plus chaud et une flamme délicieuse montait dans la gorge.1I

-"Cette fois, j'ai été battu jusqu'au sang", pensait le Septième ••• 1114

38

Ajoutons à la violence du père, celle de la maison de correc-tion où ils furent d'abord reçus par le Directeur.

Il (Une brute, un satyre, un vrai!) 1115

Ce dernier nia aucun ménagement pour les lIincendiaires et les assassins ll16

dont i l qualifie le Septième et Jean-Le Maigre; il les enferme pendant trois jours dans une cellule sale, sans nourriture.

" ••• trois jours à pourrir lentement dans ce trou •••

Monsieur le Directeur ouvrit la porte de notre cellule, et nous jetant à la face le récipient d'eau glacée dont nous avions besoin pour nous tenir debout ••• 1117

14Une saison dans la vie d'Emmanuel; p. 18. 15Ibid .; p. 67.

16Ibid .; p. 67. 17Ibid .; p. 69.

(43)

menace.

Aussitôt sortis de leur trou, un nouveau danger les

"Tenant mon frère par la main, je longeais les murs dans la crainte que l'un de ces grands tueurs à la crinière jaune qui m'arrachait ma couverture, la nuit, et volait mon pain le

jour, me plonge un poignard au milieu du dos."18

Pour comble de cette misère physique, la vermine, la saleté et la maladie enveloppent cette existence sordide.

Citons d'abord la maladie de Jean-Le Maigre qui se meurt lentement, mais sûrement.

"Il est tuberculeux, dit l'homme, à quoi peut-il bien lui servir d'étudier?"19

Au Noviciat, le frère Théodule enterrait avec tendresse ses petits morts.

-ilLe frère Théodule avait enterré Narcisse, le frère Paul, le frère victor (très je~e le frère victor, avait dit le Supérieur, ils 20 meurent très jeunes dans votre infirmerie!) Il

18Une saison dans la vie d'Emmanuel: p. 69. 19Ibid .: p. 14.

(44)

40

Grand-mère Antoinette, de son côté, pensait aux funé-railles qui dérangent tout le monde.

"11 Y avait eu tant de funérailles depuis que grand-mère Antoinette régnait sur la maison, de petites morts noires, en hiver, disparitions d'enfants, de bébés, qui

n'avaient vécu que quelques mois, mystérieu-ses disparitions d'adolescents en autonme." 2l Tous ceux-là n'avaient su s'accrocher à la vie car la mort collait à leur peau tout comme la saleté et la vermine.

"Dans nos guenilles, les cheveux gluants de graisse sur les yeux, nous nous battions comme des animaux féroces dès que le Direc-teur nous laissait seuls ."22

Aussi grand-mère Antoinette ne peut retenir ses exclamations devant cette vermine, non qu'elle n'y soit pas habituée!

liMon Dieu, il a encore la tête pleine de poux!"23 "Victorieuse, grand-mère Antoinette approchait

la lampe, la cuvette et comptait les poux qui tombaient sous le peigne cruel ... 24

De la tête pouilleuse de Jean-Le Maigre, elle passait à celle des soeurs.

2lUnésaTsoh" dahs" la" vie a'Eininah1.:t"eli p. 22. 22 I bid.i p. 69.

23"Ibid. i p. 16.

(45)

"Et la vieille femme choisissait au hasard, par sa tresse blonde, l'une des enfants qui, san-glotante sur les genoux de sa grand-mère, ne savait pourquoi s'abattait sur son front crain-tif, une main sèche et violente, trop habile à

chercher le s poux. u 25

Enfin, toute cette misère physique, froid, faim, violence, maladie et autres ••• n1est guère un climat où fleurissent le savoir ou l'intelligence. Si les personnages de ce roman ne sont pas dé-pourvus d'intelligence, leur 'ignorance crassel les ravale sou-vent au plus bas niveau.

Le père d'Emmanuel est sans doute le plus dépourvu de tous ces êtres. Il dira, très convaincu:

ou encore:

"Grand-mère, l'école n1est pas nécessaire."~6

"-Mais je ne comprends pas pourquoi ils ont 27 besoin dl étudier, dit le père, G."ms sa barbe. Il

"-Je vais brûler son livre, dit la voix du père. Je te le dis, grand-mère, nous n1avons pas besoin de livres dans cette maison." 28

25Une saison dans la vie d'Emmanuel: p. 19. 26 Ibid. : p. Il.

27 Ibid • : p. 12. 28Ibid .: p. 14.

(46)

42

Notre pauvre Jean-Le Maigre doit évidemment se cacher pour lire: parfois, c'est sous la table de la cuisine, sous l'oeil protecteur de sa grand-mère ou encore dans la cave ou les latrines.

Si Jean-Le Maigre ne compte pas sur les lumières de son père, il est difficilement éclairé par les gens supposément instruits. L'institutrice, mademoiselle Lorgnette, a été, hélas, promue trop vite à son poste. Encore faut-il qu'elle se rende à l'école, ce qui n'est pas toujours facile!

"Mademoiselle, elle-même, manquait l'école très souvent. Comme le Septième, elle s'égarait dans les remous de neige, perdait sa tuque au vent et suçait la glace qui collait au pouce de sa mitaine." 29

Jean-Le Maigre, étant le plus talentueux, a souvent la chance de s'exercer au métier de professeur. Même en présence de made-moiselle Lorgnette, ses connaissances surpassent souvent celles de cette dernière.

'.'

"Si Mademoiselle, dit-il, s'exclamait parfois sur mes connaissances, elle s'attristait de plus en plus sur les siennes .1130

Parfois monsieur le Curé remplaçait mademoiselle Lorgnette égarée dans la neige! ••

29Une saison dans la vie d'Emmanuel: p. 57. 30 Ibid.: p. 60.

(47)

e

"Monsieur le CUré, lorsque fuyant les vieilles filles du confessionnal, il nous arrivait d'un air ~~osant, ses cartes de géographie sous le bras"

-Le savoir de Monsieur le Curé laisse Jean--Le Maigre un peu perplexe.

"Malgré tous ses efforts, Monsieur le Curé ne put jamais me renseigner sur les grandes

vérités de la vie. Je ne sus jamais où était l'Est, et encore moins le Nord, il me semblait que l'OUest se promenait autour de la maison, la tête basse, comme une personne qui s ' ennuie"32

La remplaçante de mademoiselle Lorgnette, madame Casimir,plutôt en quête d'un mari que d 1 enseignement, étonne Jean-Le Maigre par

sa façon de parler et de conjuguer le verbe 'absoudre ' • "Et je soupçonnais cette femme d'avoir le coeur

sec, car elle ne levait jamais les yeux de son: .. tricot, et ne savait pas conjuguer le verbe ABSOUDRE. J'absous ••• Tu absous ••• Il ••• ab •••• Elle s'arrêtait là, la baguette en l'air. Elle avait aussi la manie de confondre VESTE VESTIAIRE et VESTIBULE et elle me disait sur un ton raide ALLEZ DONC VOUS DEVESTIR DANS LE DEVESTOIR MONSlEUR! .. 3 3

Enfin, Jean-Le Maigre n'eut guère plus de chance au Noviciat avec les instituteurs du calibre du frère Théodule

3lUne saison dans la vie d'Emmanueli p. 57. 32Ibid.i pp. 59-60.

(48)

44

qui enseignait les sciences naturelles à des IIclasses endormies ll34

et

lIil est de plus ignorant corrane la lune. 1I35

La misère morale complète finalement ce sombre tableau d'une vie désespérante. La tragédie, cependant, clest que les manquements continus à la morale ~:;,'rvent pratiquement de

diver-tissement à cette vie de malheurs. Nous n1avons ici qulà nommer les personnages pour illustrer leur grande IImisère morale".

Llimpudeur du père qui, chaque nuit, viole une femme épuisée par les labeurs du jour et lui ordonne de se taire lorsqu'elle se plaint alors que les enfants écoutent lloreille appuyée contre la cloison.

IISlil-vous-plaît, les enfants écoutent ••• " 36

Jean-Le Maigre et ses frères, à leur tour, se sentent un peu coupables de leur sodomie et de leurs masturbations. Mais pas au point de sien priver.

34Une saison dans la vie dlEmmanueli p.48. 35Ibid.i p. 122.

(49)

"-"Nous ferions mieux d'aller nous confesser tout de suite, demain matin", dit le Septième, qui se hatait d'enlever sa chemise, tandis que Jean-Le Maigre poussait Bornme de l'autre c6té du lit.

-"Dépêchons-nous avant qu'ils se réveillent," dit Jean-Le Maigre, ces égoïstes-là nous

envieraient trop!"

Jean-Le Maigre se tut un instant car coulait à ses doigts la dernière caresse mouillée du Septième. 1I37

La prostitution d'Hélolse, le masochisme et la pédé-rastie du frère Théodule sont aussi propres à susciter des ambiguités d'oràre moral. Hélolse, en effet, compare madame Octavie Embonpoint, maîtresse du bordel, à sa directrice de convent et sa vie de couvent à celle de la maison de prosti-tution.

liMais, pensait Hélolse, en jouant avec une

mèche de cheveux sur son front, madame Octavie aime trop le vin, elle mange trop de fromage. .Mère

Supérieure aimait bien le frmmage, elle aussi. Mais elle n'en mangeait jamais pendant le carême. Peut-être madame Octavie devrait jeaner elle

. auss~, . f · a~re pen~ " . t ence comme re S uper~eure. " . ,,38

37Une saison dans la vie d'Emmanuel: pp. 37 et 38.

(50)

46

Le frère Théodule a plus d'une corde à son arc quand i l s'agit de satisfaire ses passions. Il se glisse la nuit dans le dortoir et Jean-Le Maigre croit, pour un moment, apercevoir le diable.

"C1est ainsi que le Diable conunença à apparaître à Jean-Le Maigre, avec prudence d'abord, puis de plus en plus fréquemment. Il entrait par la fenêtre du dortoir, émergeant de la lumière de la lune, avec sa robe noire, son chapeau de fourrure Sur le front, ses souliers boueux à la main ( ••• ) Vu à la lumière du jour, le Diable n'était que le frère Théodule ( ••• ),,39

Chassé du Noviciat, c1est dans "l'ombre des églises,,40

que le frère Théodule pourchasse ses victimes.

La morale de monsieur le Curé a aussi son degré d'élas-ticité. Il qualifie bien ses ouailles aux moeurs douteuses

"SES LEPREUX, SES BUVEURS INCURABLES, SES CORROMPUS AU COEUR TENDRE ••• ,,41

Mais, parfois dans son sonuneil, i l entend une voix qui lui dit:

"MONSIEUR LE CURE TU AS ENC~r: TroP BU de bière ••• encore une fois."

39Une saison dans la vie d'Emmanuel; pp. 47 et 48. 40Ibid.i p. 95.

4lIbid • i p. 62.

(51)

Enfin, llillustration effarante de toute cette misère ne nous laisse guère le cheix de la conclusion. La vie intolé-rable de ces êtres terrassés, décimés et engloutis dans la misère noire, est sans issue. Vivre pour en finir caractérise llattitude de chacun. Ainsi grand-mère Antoinette reprochera au vieil Horace son trop grand attachement à la vie.

II-A ton ~ge, Horace, t~ devrais avoir honte d1aimer tant la vie!1I 3 .

Cependant à côté du vieil Horace qui slagrippe à la vie par habitude et de grand-mère Antoinette qui, par orgueil et esprit de domination, se croit immortelle, souffrent les intelligences captives de ce milieu. De sa vie sans espoir, Jean-Le Maigre aura doublement raison de dire:

"Quelle tristesse,,44

Son frère Léopold, le séminariste, très doué, ne peut supporter davantage la vue de la misère des siens: i l se suicide un

"Vendredi-SaintIl45

43 Une saison dans la vie dlEmmanueli p. 81. 44Ibid.i p. 25.

(52)

48

Le désespoir de vivre contenu dans "Une saison dans la vie diErnmanuel, amplifié par la mort de Jean-Le Maigre et le suicide de Léopold, constitue une préface à David Sterne où directement ou indirectement le suicide comme tel sera le moyen par excellence de se soustraire à la vie.

(53)

avec un parti pris, de ses fantasmagories, conduit imperturbablement ( ••• ) à

l'abrogation en masse des lois divines et sociales, et

à la méchanceté théorique et pra tique. Il

(54)

Deuxi~e partie

DAVID STERNE

Le roman David Sterne nous projette immédiatement au plein milieu du désespoir. Le choix est déjà fait! Marie-Claire Blais ne laisse plus suggérer le désespoir, mais elle

le crie par la bouche de David Sterne, de Rameau et de Reine. Il n1y a en effet plus de doute aux yeux de ces derniers. La

société est un monstre et la vie est absurde. Nous assistons ici à la désagrégation complète des valeurs sociales, intel-lectuelles et morales. Car pour aucun d1entre eux, ces valeurs ne suffisent à justifier leur existence ou celle de la société.

Cependant, si tous arrivent à la même conclusion, ils y sont conduits par différentes raisons; raisons que nous ta-cherons d1élucider pour chacun dans cette partie de la thèse.

Notre premier contact est celui de David Sterne qui, mourant et pourchassé, nous dit son indifférence en face de la mort.

(55)

IIJe peux mourir ce soir ou demain, cela ne m'effraie pas, c'est une douleur comme une autre. J'ai toujours vécu avec la souffrance: elle n'a fait que croître, elle prendra main-tenant une forme définitive, c'est tout.1I46 Mais David ne veut surtout pas de notre pitié et i l nous met tout de suite en garde.

1111 ne faut pas croire (f.1e je fus orphelin, que j'eus une enfance malheureuse. L'un de mes frères est avocat, l'autre, prêtre. JUsqu'à l'âge de seize ans, j'ai étudié au Séminaire. Puis, j'ai tout quitté. La famille, la maison, tout. Je n'ai rien perdu. Je vais mourir et clest bien ce que j'ai voulu. J'ai créé mon destin.1I47

Deux années se sont donc écoulées depuis que David a décidé de 'créer son destin'. Et il est là, ironie du sort, poursuivi comme un voleur, malade et mourant.

IILa ville est étroite, les IIUlrs sont hauts: je cours, je veux disparaître, m'engloutir dans l'ombre des maisons, mais surtout des yeux me guettent ( ••• )

Je suis malad~48je pourris sur place. J'ai dix-hui tans. Il

46David Sternei p. 12. 47Ibid. i p. 12.

(56)

e

52

Si toutefois son dénuement matériel présent est bien voulu, c'est sur un plan philosophique que David trouve une

justification à ses actions.

"Cela avait commencé par une conversation philosophique avec mon ami Rameau, au

Séminaire. Nous voulions être les maîtres du destin. 1149

Quelles sont alors les raisons philosophiques qui l'ont mené au désespoir? David semble nous les énumérer au tout début. Et c'est à partir de là qu'il adopte une attitude qu'il s'effor-cera de conserver jusqu'à sa mort.

Face à la vie et à la mort, David s'exprime ainsi: liMa vie, ma, mort, ce sont les seules

choses que je possède. 1150

Il veut alors être seul maître de son destin et ne reconnaît aucune autorité.

"Que Dieu vous le donne, ce n'est pas à vous ••• que je le tire de mes entrailles misérables, c'est tout de même à moi." Sl

49navid Sterne: p. 12.

50Ibid.: p. 13.

(57)

Une fois l'autorité divine rejetée, il reconnaît encore moins celle des hommes ou les principes sur lesquels se base la société.

En ~

ilLe métro abonde d'hommes satisfaits qui souf-frent tous de cette maladie commune: la pro-priété. C'est le sentiment de propriété qui engendre les guerres. C'est de cela que j'ai voulu me guérir en quittant tout. n52

conseq'.lence, ses actions se justifient selon les mêmes principes.

IIQuand je vole, c'est pour guérir les autres du mal de la propriété. Si je tuais, je le ferais peut-être pour la même raison. 1I53 Et finalement, David ne reconnaît pas l'intelligence de l'homme, ni le droit d'imposer sa loi à un autre.

IIUn homme qui est sûr de lui, cela m'insulte, il mérite d'être puni. n54

Mais derrière ces raisons apparentes se cachent les vrais motifs de David. Car il veut lui aussi dire, tout comme Michel Rameau vibrant d'intelligence et de santé,

IIPrends ta mort et gifle-la. 1I55

52David Sterne; p. 13. 53 Ibid • ; p. 13.

54Ibid • ; p. 13. 551' "d ~.; p. 19.

(58)

Mais lui, David, n'a pas ce privilège, ni ce courage. Il va mourir, i l le sait bien. Il a peur.

IIJe suis né comme un poison. Voilà ce que je suis, rien de plus. Une maladie inconnue du code médical, dit-on! Tout ce que je sais, c'est qu'elle est mortelle. 1I56

IIJ'avais vu le médecin l'après-midi. Je me répétais que j'étais perdu, et je ne pouvais dompter un petit frémissement de sécheresse ou de rage, en moi .1157

54

Et voilà toute la rage et la révolte de David Sterne. Peut-on être maître de son destin lorsqu'on est déjà condamné? Non, David le sait bien! Mais dans

ilIa verte nuit de sa colère" 58 et dans son orgueil

lIinguérissable" 59 il veut, tout comme Rameau,

IIcultiver l'indifférence jusqu'au suicide ll60 et tirer de ses

lIentrailles misérables Il 61

ce qui lui reste de vie.

56David Sterne; p. 16. 57Ibid.; p. 19.

58--e:t""59 Ibid .; p. 15. 60Ibid.; p. 13 •

(59)

Aussi c'est dans ce désespoir que David finira sa vie, mais pas sans avoir piétiné toutes les valeurs morales et

sociales sous le couvert de l'indifférence.

Chassé du couvent pour ses activités homosexuelles, David trouve dans la prostitution et le viol son défi de toute morale.

"Livré à la débauche, je n'ai pas connu le plaisir, mais la violence de sensations périssables et douloureuses. ( ••• ) Asservi à une femme ou à un homme, je ne connais que la cruauté et l'ennui.,,62

"Je saute dans l'ombre du lit une gorge lisse des joues ensomeillées. Tais-toi si tu

cries je peux te tuer .,,63

Les mauvais traitements que subit David pour ses vols et ses délits lui fournissent une raison de plus pour halr la

société et ses cadres.

"Ils m'ont fusillé de dos, de profil, des flots de sang ont jailli de ma bouche, de mes oreilles, de mon nez, mes agonies étaient

nauséabondes: souillé de mes souillures, 64 j'ai entendu siffler le fouet contre mes os ( ••• )"

62 DaV1 °d t S ernei p. 28 63 Ibid .: p. 47.

(60)

56

A cette brutalité bestiale et fort bien connue du corps policier et aux juges qui l'incitent au repentir, David répond:

"Je crache sur vous, messieurs ."65

D'ailleurs, c'est avec la même arrogance et le même dégoat que David fait face à l'autorité du couvent ou à sa famille.

UJe hais votre odieuse dictatureu66

dit-il au père Jaloux ••• Et parlant de ses parents, David exprime tout son mépris pour cette vie bourgeoise de gens en place.

"Mes parents sont des gens satisfaits. Lorsqu'ils lisent le journal, ils ne tremblent pas: ( ••• )67 "Ah! maman, ta perfection monotone que rien

ne peut troubler, combien je la hais~ Tu as bien vu mon nom parfois g~ns le· journal ou ne l'as-tu pas reconnu?"

Si David repousse la société, i l admet cependant qu'il partage la souffrance des hommes;

UNous n'aimons qu'une chose dans la vie c'est notre souffrance.u69

et que ses vices, même s'ils ont 65Da vid Sterne; p. 41.

66Ibid • ; p. 102.

67 Ibid.; p. 14.

68Ibid • ; p. 14.

(61)

IItoujours vécu en compagnons séparés,,70 sont l'instrument de sa presque destruction.

Il ( • • • ) quant à moi, je suis capable de tout:

je m'étends, je détruis, à la fin je suis souvent ma propre victime.,,7l

Mais l'orgueil de David n'est pas toujours à la hauteur de sa philosophie. Le remords le prend parfois;

liMais ce jour-là, en touchant mon genou, j'ai pensé à ma mère, et combien c'était absurde d'avoir fui si loin mais je ne pouvais plus retourner, ( ••• )1172

et tout 'maître de son destin~ qu'il se dit, il nie sa respon-sabilité.

IIJ'ai bu le fiel de votre justice - Ah! elle est belle, votre justice, Messieurs, vous pouvez vous en féliciter.,,73

Cependant,son orgueil ne le quitte jamais. Il repousse l'aide de Reine qui ne demandait qu'à le sauver. - Et dans son

70David Sterne; p. 40. 7lIbid • ; p. 23.

72 Ibid .: p. 15.

(62)

.'

58

orgueil également, David ne prononce pas les mots qui empêche-ront le suicide de Rameau qui se jettera du haut du clocher.

liMais si simplement David avait dit: 'Michel, il faut descendre ••• ,1174

"-Adieu, murmura Michel Rameau entre les dents.

Mais David ne répondit pas. 1I75

Da vid et Rameau,

"deux axes à ma course ll76

pense David, mais seul celui qui m1a enseigné la vie, l 1 orgueil, la maîtrise de la peur et le mépris du monde, me fascine; lui seul est digne de moi. Et dans ses rêves délirants,David revoit son ami Michel Rameau.

"Et je fais souvent le même rêve. Je suis dans un bar, entouré de gais camarades, c1est le crépuscule, nous buvons, fumons, jamais llexistence ne m1a semblé aussi légère; et soudain, je sens une vive odeur de putré-faction autour de nous, je me retourne et je m1aperçois que Rameau est là, derrière moi, il est assis sur un cercueil, il me sourit. 1I77

74David Sterne; p. 74. 75 . 78. Ib~d. ; p. 76 . 55. Ib~d. ; p. 77 Ibid.; p. 17.

(63)

Rameau a bien raison de sourire car lui, il a eu la force de se suicider, seul. Mais David nia que la faiblesse de son orgueil~ Ce suicide, il ne le commettra pas directement mais forcera la société à le tuer lentement ••• mais au juste, quelle différence y a-t-il?

IIJe vais7~ourir mais clest bien ce que jlai voulu .11

* * *

Michel Rameau est le seul personnage de ce roman à commettre froidement le suicide, sans contrainte extérieure apparente. Il est fort, beau et doué.

IlMichel Rameau unissait la santé du corps à une intelligence du jeu qui me fascinait 79

souvent ( ••• ) Il avait llair dlun ange.1I

Son désespoir nlest donc ·à aucun moment apparenté à la misère physique; mais, entrevoir une fin à sa vie et à son intelligence, voilà son drame. A quoi lui sert la beauté et 11 intelligence slil lui faut mourir et se décomposer comme un vulgaire animal?

78David Sterne; p. 12. 79Ibid .; p. 17 •

(64)

Cette horreur de vivre et de mourir, Michel Rameau ne peut la supporter.

Mais

"Rappelle-toi que nous sommes tous des condamnés à mort.,,80

"Il faut une raison pour s'enlever la vie ll8l

60

Et la raison de Michel Rameau, c1est la mort: seule chose dont il se croit maître.

IlLa mort se~~e est à nous et nous la servons trop mal."

Et dans sa révolte et son impuissance, Rameau blasphème, "Dieu ne comprend pas les hommes mais toi

et moi, nous pouvons nous comprendre. n83 Surtout, c1est

"dépouillé de toute morale (que Rameau désire) affronter les dieux." 84

Il slassurera ainsi, avant de mourir, d1avoir tout essayé. Au couvent, il initie David et ses confrères à llhomosexualité.

80David Sternei p. 19. 8lIbid .i p. 18.

82Ibid.i p. 32. 83Ibid.i p. 17. 84Ibid.i p • 48.

(65)

A l'extérieur, il vole et viole les jeunes filles, s'assurant ainsi de ne rien laisser sur son passage qu'il n'ait souillé.

Il embrasser tous les vices et s'éteindre. 1I8S Aussi, sachant toute l'admiration que lui porte David, Rameau

sera son maître incontesté.

IIJe t'apprendrai à ne pas avoir peur. Il s'agit de maîtriser sa mort. 1I86

Evidemment, l'orgueil de Rameau n'est pas moindre que celui de David;

liMa vertu à moi, c'est l'infinie violence de ma justice, de ma condamnation à mort, Vous êtes témoin, Seigneur, que ma frêle mort ne connaît pas votre pitié ••• 1187 ni son opinion de la société plus élevée,

IIDans ce règne de terreur, complice de la folie des hommes autant que de la folie de Dieu qui les avait créés, comment lui, Michel Rameau, pourrait-il se permettre de vivre?1I88

8SDavid Sterne; p. 24. 86Ibid .; p. 19.

87 Ibid.; p. 72. 88Ibid .; p • 7S.

(66)

62

"Lui, Michel Rameau, tremblant d'horreur dans son clocher, avait vu le monde comme un champs de guerre, il avait marché parmi

les cadavres d'enfants, la terre sanglante s'était ouverte sous sespieds. Il avait vu tant de choses, qu'il ne pouvait plus vivre: ces derniers jours, i l n'avait pu regarder David sans le voir pourir sous ses yeux. L'univers était galeux, d'une puanteur torride, i l fallait partir!1I89

Convaincu de la nécessité de son suicide, il verra un moment son orgueil et sa volonté fléchir. Il fait appel à ce Dieu qu'il a si souvent blasphémé et à ceux qu'il a corrompus,

séduits et détestés:

liMon Dieu, donnez-moi le courage. 1I90 et dans son clocher, il a peur, il.pleure et pense:

IIJulie Brec, pensait-il, et vous tous que j'ai volontairement souillés et qui ne méritiez que cela, petits camarades vicieux, adolescences, jeunesses lépreuses, flétries dans les Sémi-naires, les couvents, père Antime, vous que je n'ai pas réussi à faire tomber de votre échelle de vanité et d'orgueil, mes supérieurs que je hais, vous tous, mes amis, venez donc me secourir

maintenant puisque vous m'aimez tant! Mes

fautes, approchez, si mes péchés eux-mêmes ne me soutiennent pas, qui donc le fera?1I91

89David Sterne; p. 76. 90Ibid • ; p. 77.

Figure

TABLE  DES  MA TIERES

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