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Approche anthropologique de la commission Européenne

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Approche anthropologique de la commission Européenne

Marc Abélès, Irène Bellier, Maryon Mcdonald

To cite this version:

Marc Abélès, Irène Bellier, Maryon Mcdonald. Approche anthropologique de la commission Eu-ropéenne. 1993. �halshs-00374346�

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APPROCHE ANTHROPOLOGIQUE DE LA COMMISSION

EUROPÉENNE

RAPPORT

.

Marc Abélès (Centre National de la Recherche Scientifique)

Irène

Bell ier (Centre National de la Recherche Scientifique)

Maryon McDonald

(Brunet, The University of West London)

décembre 1993

Ce rapport a été préparé à la demande de la Commission européenne. Les évaluations, jugements, idées qui y sont exprimés n'engagent pas la Commission niais seulement le groupe de chercheurs.

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APPROCHE ANTHROPOLOGIQUE DE LA COMMISSION EUROPÉENNE

Marc Abélès - Irène Bellier - Maryon McDonald

Introduction

Ce rapport présente une étude ethnologique de la Commission des Communautés

Européennes, instance multiculturelle en devenir qui joue un rôle de premier plan dans le

processus de construction communautaire. Les remarques suivantes sont le fruit des

investigations approfondies menées, au cours de l'année 1993, dans plusieurs Directions

générales - DG I, III, V, VI, VIII, XV, XVI - et complétées par des incursions au

Secrétariat général de la Commission, au Service commun «interprétation-conférences»

et dans les DG II, IV, IX, X, XI, XII, XVII, XIX. Grâce à cette enquête intensive, nous

avons tenté de mieux 'comprendre l'univers des fonctionnaires, à travers leurs

comportements quotidiens, et les perceptions qu'ils en ont.

Les questions qui nous ont été posées portaient sur l'existence d'une culture spécifique de

la Commission et sa capacité d'intégration, sur le poids des différentes langues et

traditions culturelles nationales et leur impact sur les relations de travail, sur les

conditions d'émergence d'une identité européenne dans un tel contexte. C'est dans cet

esprit que l'étude a été confiée à des

anthropologues,

spécialistes par excellence de

l'analyse des rapports interculturels, bien qu'il s'agisse d'un domaine où l'on recourt

généralement à la sociologie des organisations, aux audits, ou à la psychologie de

groupe.

Quel éclairage nouveau l'approche anthropologique peut-elle fournir sur la Commission?

Et d'abord en quoi consiste l'approche anthropologique?

La représentation actuelle de ce qu'est l'anthropologie doit bien plus à ses origines qui

remontent au XIXème siècle qu'à ses activités présentes. Au XIXème siècle,

l'anthropologie était portée par l'intérêt qu'elle prêtait aux sociétés dites primitives; un

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intérêt qu'elle essayait, en même temps, de' susciter. Les efforts des anthropologues ont d'abord servi à faire en sorte gué l'adjectif "primitif! ne soit plus utilisé dans un sens purement péjoratif et qu'ensuite il soit mis en question et refusé comme description des autres modes de vie. Afin de comprendre et de rendre compréhensibles d'autres cultures ou d'autres modes de vie, l'anthropologie fut la première discipline des sciences sociales à mettre en doute et à rejeter le caractère naïf des questionnaires et dès enquêtes qui ont tendance à imposer les préoccupations des chercheurs au monde qu'ils étudient. L'anthropologie, -au contraire, a développé sa propre méthodologie que l'on appelle généralement "observation participante" et qui a, dépuis, été copiée ou intégrée par d'autres branches des sciences sociales. Les tenants de cette approche se proposent de vivre et de travailler dans le milieu étudié afin de mieux comprendre "le point de vue indigène" (Malinowski, 19221). Si dans un esprit d'autocritique universitaire on a constamment problématisé et reformulé certains des aspects de cette approche à l'intérieur de la discipline ellè constitue encore, généralement, l'ambition de la recherche anthropologique. Aussi, notre étude n'a-t-elle pas reposé sur des questionnaires ou des séries de questions mais sur une présence quotidienne dans les services, l'observation de réunions à tous les niveaux et une participation active à la vie sociale.

Vues les origines de cette discipline, ce sont les pays aux traditions coloniales les plus fortes qui ont eu tendance à pousser le plus loin les recherches en la matière. Après le temps des empires, et dans une période marquée par une sévère remise en question, l'anthropologie a développé une forte tradition critique et s'est montrée elle-même parfaitement capable de procéder à l'examen des institutions qui étaient en place dans les mondes culturels où elle avait vu le jour. Une étude de la Commission européenne est, à cet égard, tout à fait dans la ligne des tendances actuelles de la discipline.

L'un des anthropologues peut-être les plus'connus, celui que l'on nous a cité dès le départ comme un modèle à suivre dans cette étude, est Claude Lévi-Strauss. Pour beaucoup d'anthropologues, ses idées ont contribué à renforcer l'intérêt pour les structures conceptuelles.. En même temps, ses idées ou les interprétations qu'il en donnait,

suscitaient de nombreux problèmes. Ses travaux tendaient entre autres à mettre l'accent sur une série d'activités exotiques concernant notamment les mythes, les rites, les liens de parenté et diverses formes de symbolisme en laissant à d'autres le soin d'aborder les aspects politiques et économiques des sociétés étudiées. Cette évasion manifeste du, matérialisme n'est pas étrangère à la séduction qu'il exerça dans les années 60. Elle a contribué à ressusciter certaines visions plus anciennes quant à la définition

1 B. Malinowski, Les Argonautes du Pacifique occidental, Paris, Gallimard, 1963. (Traduction française

de 1960 (1922) Argonauts of the Western Pacific, London, Routledge.

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anthropologique du concept de "culture". Nous reviendrons sur ce point à la fin de ce

rapport lorsque nous aborderons les études de management.

Pour bon nombre d'individus, l'univers qu'ils ont coutume d'appeler la "culture" se

distingue clairement,des domaines' considérés comme "réels" que constituent la

pôlitique

et l'économie, qu'il lui arrive de côtoyer de manière éphémère, sans les englober pour

autant. Toutefois, aux yeux des anthropologues, la culture embrasse tous les domaines.

Pas plus que d'autres les hypothèses formulées en politique et en économie, par exemple,

ne doivent échapper à l'analyse anthropologique. Cependant, nous n'avons pu a

-

border

autant de domaines que nous l'aurions souhaité dans cette étude et dans ce rapport.

D'une part, dans la mesure où la Commission se conformait à l'idée communément

répandue que l'on se fait de la "culture", elle ne semblait pas attendre de nous que nous

nous penchions sur les domaines que nous avons négligé d'examiner. D'autre part, si les

délais d'exécution très courts qui nous ont été impartis sont compatibles avec la vie

quotidienne de la Commission, ils sont difficilement conciliables avec les exigences

scientifiques d'une étude anthropologique. Cela nous a conduit à limiter notre enquête à

quelques Direction générales.

Cette 'étude a été menée par trois anthropologues, deux Français et une Britannique, ce

qui a permis la rencontre de traditions anthropologiques très différentes. Cela nous a

conduit à monter bout à bout le fruit de ces traditions particulières, comme on le ferait

d'un film, et nous osons espérer que les raccords délicats que comporte un tel montage

ne seront que rarement perceptibles dans ce texte. Dans la mesure où elle atteint l'objectif

fixé, cette étude devrait permettre aux fonctionnaires de la Commission aussi bien

qu'aux

profanes de mieux comprendre certains aspects de la vie quotidienne de cette

organisation, de se pencher sur celle-ci avec un nouveau regard et d'étudier certains

modes de pensée et de comportement auxquels ils ne prêteraient aucune attention si cette

enquête n'avait été menée à son terme.

Toute étude portant sur un groupe de population quelconque est susceptible de soulever

quantité de problèmes d'ordre éthique; aussi, l'anthropologie s'est-elle dotée d'une série

d'instruments lui permettant d'y faire face

2

. Nous nous sommes efforcés de présenter le

fruit de nos recherches de manière telle qu'aucun individu ne puisse être identifiée à son

corps défendant. Il nous paraît également utile de rappeler qu'il ne s'agit que d'un

compte-rendu synthétique des données dont nous disposons. Nous espérons susciter

quelques réactions avant de nous lancer dans la publication de cette étude. Pour diverses

2Voir par exemple le livret Ethical guidelines for good practice, publié par l'Association des

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raisons, les domaines couverts par les services de la Commission qui ont fait l'objet de cette étude n'apparaissent pas tous de manière explicite dans ce travail.

Insistons sur le fait que notre approche diffère sensiblement de celle qu'épouse la sociologie des organisations. Nous ne prêtons pas une rationalité à toute organisation comme tend à le faire une telle approche; nous nous intéressons davantage aux conditions dans lesquelles les individus élaborent et aménagent cette rationalité. C'est la perception qu'ont les individus du monde qui les entoure qui détenitine leurs comportements et non celle qui leur est imposée par le théoricien. La sociologie des organisations s'inspire pour l'essentiel de la tradition du positivisme sociologique qui distingue les idées, les valeurs et les normes d'une part et l'action ou le comportement d'autre part. Ce clivage appelle quelques observations. Premièrement, l'anthropologie a montré qu'une distinction de ce type n'existait pas dans la vie quotidienne: il n'y a pas divorce entre les idées et l'action, la conceptualisation et le comportement; ces différents aspects sont étroitement impliqués dans les mêmes représentations et les mêmes événements. Deuxièmement, la sociologie des organisations tend à concevoir les caractères spécifiques d'une organisation comme des systèmes de contraintes dans lesquelles les acteurs développent des stratégies : ces systèmes produisent des blocages, et la question essentielle consiste à inventer des moyens pour surmonter ces blocages et rendre une marge d'initiative aux acteurs. La sociologie des organisations met l'accent sur ces processus et sur les modalités d'action qu'ils induisent. Pour elle, les représentations et les valeurs qui ont cours à l'intérieur des organisations demeurent le plus souvent hors du champ de l'investigation. A l'inverse l'anthropologie accorde la plus grande importance aux manières de concevoir, aux représentations et aux valeurs. Elle y voit un moteur essentiel des comportements sociaux.

Pour répondre à une question qui nous a été posée sur la définition de l'anthropologie, on peut, avec Claude Lévi-Strauss, distinguer trois démarches: l'ethnographie qui correspond à l'observation et au travail de terrain; l'ethnologie qui représente un premier pas vers une synthèse, et ce dans trois directions: géographique, historique et systématique; l'anthropologie qui par le moyen de la comparaison, de la généralisation et du passage à la mise en forme théorique, met les résultats de l'investigati-on

anthropologique au service d'une connaissance générale du genre humain. Les recherches que nous avons consacrées à la Commission s'inscrivent dans cette orientation anthropologique : elles prennent appui sur l'investigation ethnographique, mais il ne s'agit pas d'une approche purement monographique. L'objectif est de mettre en évidence des processus généraux et de produire une analyse conceptuelle d'une situation inter culturelle complexe. A ce titre l'étude de la Commission peut permettre d'approfondir

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deux questions anthropologiques par excellence : l'une relative à la nature des institutions -humaines, l'autre ayant trait aux rapports entre cultures distinctes.

Pour des anthropologues habitués à observer des sociétés exotiques de taille généralement très limitée, l'étude de la Commission représente un véritable défi : mais d'ores et déjà des travaux consacrés aux processus institutionnels contemporains ont permis de tester. la fécondité de cette méthodologie. Notre hypothèse de départ est de considérer l'institution à laquelle nous avons affaire comme une micro-société possédant ses codes, ses rites et ses coutumes. Il s'agit là d'une hypothèse, puisque nous savons bien que la Commission n'est pas. coupée du monde environnant. Mais cette stratégie de recherche permet d'entreprendre une étude des comportements et des représentations des agents en

s'immergeant

dans l'univers des services et en prenant au sérieux tous les aspects de l'activité des fonctionnaires, leurs manières de réagir, leurs observations, le discours qu'ils tiennent au jour le jour.

Dans une institution comme la Commission les représentations jouent un rôle fondamental : c'est sur ce point qu'une approche sociologique ne peut qu'achopper, faute de mesurer toute la différence qui existe entre la Commission et les bureaucraties Classiques. A la différence des fonctions publiques nationales qui servent un Etat existant, aux frontières bien délimitées, adossé à une longue histoire, la fonction publique communautaire inscrit son oeuvre dans un vaste chantier. Elle est le bras séculier d'un projet dont l'achèvement est toujours reporté. En l'absence d'instance politique centralisée à l'échelle communautaire, l'exécutif incarné par la Commission est par essence fragile, en proie aux tiraillements qui caractérisent les relations entre Etats membres. C'est l'idée européenne qui guide les fonctionnaires, et à laquelle ils se réfèrent quand les Etats les interpellent sur la légitimité de leurs actes. La Commission est dénuée d'ancrage territorial, ce qui suffit à la distinguer des administrations nationales. Dans ce contexte les contraintes matérielles, la discipline, le poids des tâches quotidiennes doivent se combiner avec un investissement qui prend sa source dans une idée régulatrice aussi désincarnée qu'exigeante : on n'attend pas que l'Europe existe, on la fait chaque jour. Il est clair, dans ces conditions, que l'institution fonctionne en grande partie "à l'idéel", pour reprendre les termes de M. Godelier3.

La description des normes de fonctionnement de cette organisation, l'analyse des contraintes, la mise en évidence des stratégies - démarches caractéristiques de la

3Sous- le concept d'idéel, M. Godelier subsume les produits de la pensée dans ses activités de représentation, d'interprétation, d'organisation et de légitimation (cf. M. Godelier, L'idéel et le matériel. Pensée, économies, sociétés, Paris, Fayard, 1984.)

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sociologie des organisations - ne suffisent donc pas à rendre compte du tissu relationnel qui innerve cette institution et des identités qui s'y construisent. Il existe en effet une culture propi-e à la Commission européenne, et c'est sans doute l'adhésion à des notions et à des valeurs communes qui cimente les rapports entre ses membres: L'existence d'un dispositif idéel au centre duquel l'idée européenne a pleinement sa place est une donnée fondamentale; ce dispositif est totalement imbriqué dans l'univers de la Commission. Il y a là un ensemble de représentations partagées par les fonctionnaires, qui nourrissent en quelque sorte leuf réflexion et leur action. Pour comprendre la culture de la Ccimmission, il est indispensable d'en mettre au jour les principales 'articulations.

La culture de la Commission est constituée par un ensemble de notions et de valeurs qui conditionnent très largement le discours et les comportements des fonctionnaires, ainsi que les relations qu'ils entretiennent entre eux. Partager cette culture, c'est aussi avoir le sentiment d'une identité commune. Cette identité englobante porte en elle cependant toutes sortes de segmentations. Le dispositif intellectuel qui produit la culture de la Commission met en oeuvre un stock de représentations : des notions communes (intérêt communautaire, subsidiarité), des stéréotypes, des "idées-valeurs"4 introduisant une hiérarchie entre des activités ou entre des groupes.

C'est ce dispositif idéel qui intéresse l'anthropologue. Il s'agit de mettre en évidence un ensemble de représentations récurrentes qui sont mises en oeuvre dans les comportements et les perceptions des agents. L'individu se perçoit comme tout à la fois partie prenante de l'organis.ation englobante que représente la Commission, et comme inséré. dans un groupement plus étroit (une Direction générale) dont l'horizon est balisé

par les repères qu'offre ce tissu conceptuel. Il y a là un puissant facteur de cohésion, qui est d'autant plus efficace qu'il alimente des représentations centrifuges.

Le fonctionnaire se perçoit toujours au travers d'une appartenance au moins double, à "la" Commission" et à tel ou tel service: Le "feuilletage d'identités"5 qui caractérise le fonctionnaire de la Commission en tant que membre d'une organisation complexe, est la plus sûre garantie de la cohérence culturellé de celle-ci. En même temps il génère de fortes tendances centrifuges. Or ces tendances ne peuvent que se trouver renforcées, dans les conditions très particulières dans lesquelles s'est développée l'institution. Celle-ci comprend en effet des fonctionnaires originaires des douze pays de la Communauté. Réunissant des ressortissants de différents pays, étant au service des Etats membres, mais

4Cf. L. Dumont, Essais sur l'individualisme, une perspective anthropologique sur l'individualisme moderne, Paris, Le Seuil, 1983, ch. 6..

5 Cf. F. Héritier-Augé, in "L'Identité", séminaire de C. Lévi-Strauss, 1977, Paris, Grasset et Fasquelle.

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tentant toujours d'agir dans le sens d'un projet communautaire qui ne s'identifie pas nécessairement aux intérêts nationaux, elle ne: saurait être assimilée aux pouvoirs exécutifs et aux structures administratives auxquels nous sommes accoutumés.

Les fonctionnaires se trouvent ainsi confrontés à des situations où ils représentent la Communauté face à leur propre pays d'origine : de par leur statut et leur fonction, ils incarnent une collectivité différente de celle à laquelle ils sont naturellement attachés. D'où une position ambiguë où l'on est amené à prendre ses distances par rapport à ses origines et à mettre, si nécessaire, entre parenthèses le lien spontané qui unit l'individu à ses racines. Ceci face à l'extérieur, dans la relation de négociation permanente qui unit la Commission et les États européenS. A l'intérieur de la Commission, la situation est tout autre. Dans le contexte de cohabitation entre les diverses nationalités, les différences refont surfàce : pays du nord et pays du sud, francophones, anglophones, etc. L'on n'hésite pas à recourir aux stéréotypes. Sous l'unité communautaire, perce la pluralité des cultures et des filiations.

La diversité des langues et des cultures nationales, n'est évidemment pas sans conséquence, elle introduit massivement l'altérité au sein d'un organisme qui vise à intégrer, à unifier, à harmoniser, selon les termes les plus couramment employés par ses responsables. On analysera donc les effets induits par les tensions dues à cette coprésence de l'identité et de l'altérité au coeur même de la Commission. Pour penser cette situation une ethnologie purement "structuraliste" de la Commission serait insuffisante. Si ce type d'analyse met en évidence le stock de représentations dont disposent les agents, il faut aussi rendre compte de la manière dont celles-ci sont manipulées dans des situations complexes. C'est pourquoi nous avons également développé tout au long de cette étude une approche pragmativiste.

Loin de présenter une image figée de la Commission, nous montrerons que ces tensions contribuent à construire un univers riche et complexe. Dans cet univers la circulation de l'information joue un rôle essentiel; nous n'avons pas seulement affaire à un problème d'organisation mais à un enjeu de pouvoir. L'approche anthropologique qui s'intéresse aux aspects informels des relations de pouvoir permet d'appréhender, en-deçà des organigrammes et des hiérarchies officielles, le rôle de ces pouvoirs informels, la manière dont ceux-ci peuvent se déployer dans un contexte où les identités ne sont jamais rigides. Grâce à une immersion continue dans les services, nous avons pu observer les réseaux et les hommes-clés, et la réalité des stratégies axées en grande partie sur la captation de l'information.

Les anthropologues accordent beaucoup d'importance à la durée : leur méthode implique une véritable insertion dans la société étudiée. Dans notre cas les délais impartis, eu

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égard à la complexité de l'objet, nous ont semblé très limités. C'est sans doute le principal handicap que nous avons ressenti, et nous n'avons pu développer autant que nous l'aurions souhaité certains aspects de l'enquête. Nous nous sommes conformés aux procédures méthodologiques de la discipline, en mettant en oeuvre tout à la fois l'observation participante et, le "regard éloigné" (Lévi-Strauss), cette dialectique entre

immersion et prise de distance qui permet de construire scientifiquement l'objet de recherche.

Reste à savoir si nous avons répondu aux questions de nos prescripteurs. Le déroulement de l'enquête et les réflexions qu'elle a engendrées nous ont amenés à retravailler ces questions, à en tester la pertinénce, à les prolonger en regard des données dévoilées par l'enquête. Celles-ci ont pu nous amener à modifier certains présupposés de départ et susciter d'autres interrogations. C'est le cas, par exemple, de la relative rareté des élaborations rituelles et symboliques qui interpelle fortement les anthropologues, eux-mêmes habitués à s'intéresser à cet aspect de l'activité sociale. Au total,. ce rapport nous semble offrir un certain nombre de clés d'intelligibilité de l'univers de la Commission; il clôit permettre de rejeter un certain nombre d'idées reçues qui s'attachent à ses fonctionnaires. Il a aussi pour objectif de recentrer la réflexion de la Commission sur son propre fonctionnement et les études commanditées à cet effet, en écartant les fausses pistes et en orientant cette réflexion vers une meilleure appréhension des réalités, positives ou problématiques, de l'organisation.

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CHAPITRE I : UNE CULTURE DE LA COMMISSION ?

L'anthropologue s'intéresse aux relations que des individus tissent entre eux, en tant que membres d'une collectivité. L'appartenance institutionnelle confère aux agents des douze nationalités une forme d'identité à partir de laquelle se déclinent trajectoires et représentations du monde environnant. En s'intéressant globalement à ce qui constitue l'univers des Euro-fonctionnaires, on s'arrêtera sur la catégorie "maison" qu'utilisent les fonctionnaires 'pour définir leurs appartenances collectives, sur l'enclavement de leur univers et son ordonnancement. Puis on examinera leur rapport à l'histoire et leur conception de temps. Représentations et productions culturelles à partir desquelles se comprennent les éléments de diversité que présente le chapitre suivant.

Une société à maisons

Que signifie la notion de "maison" dans une institution comme la Commission? Les fonctionnaires y font référence à plusieurs titres, en donnant à ce terme une dimension topographique d'une part, identificatoire de l'autre. Cette catégorie pose la Commission comme un ensemble doté d'une cohérence relative et de limites externes et internes, sur la valeur desquelles l'anthropologue s'interroge.

L'expression des_ maisons

Autrefois était le Berlaymont... La référence à cet immeuble, symbole de la Commission, est si prégnante qu'il devint, pour certains, le vecteur d'une identification forcée : le

"Berlaycage" . L'empilage vertical des Directions générales, Secrétariat Général et

Commission (Collège), donnait une cohérence à l'ensemble. Les agents se sentaient mieux connus, des autres et de leurs chefs. C'était un lieu de rencontre. En attendant que les ascenseurs chargent leurs flots de fonctionnaires, ceux-ci discutaient dans le hall, toutes Directions générales confondues. Le Berlaymont est le lieu mythique de nombreux souvenirs, de la guerre des fenêtres aux fantasmes des rencontres amoureuses dans les garages.

Aujourd'hui, le Berlaymont figure comme un triste symbole d'une urbanisation monstrueuse et les fonctionnaires de la Commission sont éclatés aux quatre coins de la ville. La "grande maison" qu'était la Commission s'est scindée en une multitude de "maisons", nommées parfois selon le nom de leur chef, et localisées dans un site dont l'usage exclusif renforce la cohésion interne. Dans chacune des Directions générales, on

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constate une identification des personnels à ce qui constitue le style de la Direction générale.

Dans le quartier d'Evere, "au milieu des jardins ouvriers", les fonctionnaires de la DG VIII (Développement) ont le sentiment d'avoir été éloignés dés centres de pouvoir. Les difficultés ordinaires de communication retentissent sur la participation aux groupes inter-services et .sur la circulation des informations. L'aspect négatif est compensé par la mise

à

disposition de locaux neufs et bien équipés; la télécopie transmet des informations plus rapidement que le courrier interne. La "révolution du fax" change la perception du monde dans cette enceinte, en mettant sur le même plan temporel les relations siège/délégation, Direction générale/Commission, ce qui renforce l'implication hors champ européen de cette Direction générale tournée vers le reste du monde.

Etre à la DG VIII c'est avoir la tête ailleurs. La décoration des couloirs et les portes ouvertes des bureaux signalent à tous les visiteurs la partie du monde dans laquelle ils atterrissent et les thèmes sur lesquels travaillent -les spécialistes qu'ils rencontrent. Le siège travaille avec ses délégations d'un côté, les partenaires ACP, de l'autre.

Le style de cette Direction générale est celui d'une grande famille marquée par l'histoire et le conflit des générations autour de personnalités qui font figure de modèle. "L'empire

F... a été démantelé, c'était le chef des français à la DG VIII, un pur produit de la France d'Outre-Mer...", dit un Allemand, "un seigneur terrorisant et chaleureux" pense

un Français. D'autres cercles se sont formés autour de personnalités, rapports qui donnent corps à un modèle de relations paternalistes non dénuées de saveur. Chaque individu tisse des relations perSonnelles

à

partir desquelles se déploie son action, et ce du sommet à la base. L'atmosphère est chaleureuse, les agents se connaissent bien, prennent le temps de parler entre eux, et avec tout interlocuteur, les expériences en pays ACP sont valorisées, la moyenne d'âge s'est rajeunie, le sens de la détente est apprécié, les conversations de couloir sont permises. Toute une sociabilité se déploie dans le cadre professionnel et en dehors les services

s'offrent des

petits déjeuners, ou des apéritifs; les arrivées, les départs, les changements de fonction sont toujours célébrés; les personnels de tous grades alimentent un petit journal acceptant leS formes poétiques et valorisant l'humour; on s'invite à dîner, les

enfants

se fréquentent. Cela se combine avec une structure hiérarchique forte qui jusque récemment reposait sur la remontée des informations (bottom up) plus que sur leur descente (top down). Les chefs, à quelque rang qu'ils soient, suivent les dossiers personnellement, leur compétence technique est reconnue, de même que leur capacité de travail. D'accès pluS facile aujourd'hui qu'autrefois, leur mode d'intervention se transforme : l'arbitrage hiérarchique cède le pas à la résolution des conflits au niveau idoine, sur l'intervention éventuelle des assistants ou

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de ces formes de médiateurs que sont les hommes-clés. Dans la tourmente actuelle, liée au changement des relations entre le Commissaire et le Directeur général, ce qu'il importe de sauver, dit-on, c'est l'esprit d'équipe.

Le vocabulaire de la parenté exprime la puissance de ces liens. D'un côté, les agents font référence à la figure du "grand-père" ou du patriarche, autour duquel se réunissent les "initiés". De l'autre la notion de "grande famille" est mise en avant en ce qui concerne le personnel du siège et des délégations Mais il est intéressant de noter que le transfert de la gestion des délégations à la Directicin générale IA (Relations politiques extérieures) introduit un changement de vocabulaire ; "les membres des délégations doivent savoir

que leurs amis sont à la DG VIII". Le passage de la catégorie de "la parenté" à celle de

- "l'amitié" exprime un processus de distanciation relative.

Pour l'extérieur (les autres Directions générales de la Commission), la DG VIII représente "une tour d'ivoire", ce qui tient à la façon dont cette Direction générale conçoit la mission dans laquelle ses agents, économistes ou ingénieurs, s'impliquent : le développement des États associés à la Communauté Européenne dans le cadre de la Convention de LoMé. On est dans le royaume du FED (Fonds Européen de Développement) : "dans les pays ACP, on ne connaît pas la Commission, on connaît le

FED". Et les agents de la DG VIII se voient comme des hommes et des femmes de

terrain, seuls dans la Commission à connaître vraiment la réalité (même contradictoire et pessimiste) des secteurs sur lesquels ils interviennent. Il est vrai que sur une trentaine d'année, la Direction générale s'est dotée de tous les instruments nécessaires à son action, pour gérer de façon autonome cet instrument hors budget de 12 milliards d'Ecu, qu'est le Fonds Européen de Développement. Les Directions générales de la Commission avec lesquelles la DG VIII n'entretient pas de contacts professionnels n'entrent pas dans la configuration de la parenté ou de l'amitié. Pour la DG VIII, la DG III (Marché intérieur et affaires industrielles (1993)) représente l'antinomie.

L'autonomie fut aussi voulue par le Commissaire Mansholt qui conçut la DG VI (Agriculture) comme un espace clos, doté de mini-services juridique et financier, de structures de gestion particulières (l'organisation de marché) et de services de conception. Cette Direction générale occupe un vaste ensemble de bâtiments qui, pour le profane, se transforme en un labyrinthe de couloirs où des fonctionnaires affairés parlent de "leur maison", en ajoutant le qualificatif "grande" qui souligne l'importance du secteur qu'ils ont en charge : "on mange 52% du budget de la Communauté... on pèse 36

milliards d'Ecu" Gigantisme, puissance, la "grande maison" de la rue de la Loi, est "une véritable forteresse, une sorte d'empire", où se croisent les représentants des lobbies et

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rencontrer des fonctionnaires, soit pour participer. aux Comités d'experts ou aux • Comités de gestions". La mécanique est bien huilée, les intéressés vantent l'efficacité et la précision d'un dispositif qui exige une parfaite coordination entre spécialistes des marchés et juristes, et la collaboration sans heurts des représentants des administrations nationales : "il faut des années pour intégrer les différents paramètres et parvenir à un

travail efficace." Ils se conçoivent dans une Direction phare, différents des

"bureaucrates qui passent leur journée à faire des règlements mais ne gèrent rien,

différents de la DG I (Relations Extérieures) qui a des fonctionnaires en quantité, pour

voyager et faire de la diplomatie, alors que nous on crève, on atteint les limites de la productivité".

Les fonctionnaires de la DG VI mettent l'accent sur leur expérience et leur maîtrise des problèmes. Ils ne cherchent pas à exhiber un modernisme de façade, mais témoignent avec efficacité d'une compétence fondée sur une connaissance approfondie des matières dont ils sont spécialistes. Les fonctionnaires qui se trouvent au coeur de l'action ont acquis cette compétence au fil des années. Les caractères ont eu le temps de s'affirmer, les personnalités diffèrent, mais se complètent. La DG VI présente une atmosphère plutôt conviviale, un certain esprit de famille y règne, non exempt de paternalisme, mais les relations y sont moins hiérarchisées qu'autrefois.

La "maison" des Politiques régionales (DG XVI) offre un panorama différent, de "l'autre

côté du parc du Cinquantenaire"; encore une référence au centre que représente le rond-point Schuman, le Bréydel et le Charlemagne. L'immeuble paraît plus clair, plus "moderne", plus "clean", la différence de taille saute aux yeux, les zones d'activité sont rapidement identifiées. Sans atteindre le budget de l'agriculture, les politiques "

structurelles au premier rang desquelles figure la politique régionale, ont connu un réel essor. Alors que le FEDER (Fonds Européen de Développement Régional) représente la moitié des ressources des fonds structurels, la DG XVI joue le rôle de chef de file dans la révision des règlements et intervient très activement dans la redéfinition des objectifs des politiques structurelles, dans la détermination des critères concernant les zones éligibles pour les aides communautaires. Les agents de cette Direction générale ont le sentiment d'avoir le vent en poupe, conscients que leur mission est de promouvoir une politique de redistribution et de solidarité dans un monde dominé par les thèses libérales en matière de concurrence et de marché, alors que l'Europe sociale achoppe. Ils font pour l'intérieur de la Communauté ce que les agents de la DG VIII font à l'extérieur : "l'équivalence" de ces missions tend d'ailleurs à rapprocher les agents, au moins idéalement et à les différencier des personnels des Directions générales qui ont des préoccupations différentes; pour la DG XVI, "la DG IV (Concurrence) est un peu notre bête noire, ils

nous cherchent toujours des poux sur le crâne...".

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A la DG XVI, le modèle du manager s'impose, lié à la figure de son Directeur général. Efficacité et dynamisme se conjuguent avec le souci de perdre un minimum de temps en dehors du travail effectif. Vient ensuite la figure de l'universitaire, économiste, géographe. Tous issus de milieux intellectuels, ils appliquent leur, capital de connaissances à la programmation et à la gestion de politiques concrètes. Non obsédés par les résultats, l'Europe est pour eux un lieu quasi-expérimental qui leur permet d'exprimer quelques doutes sur les futures réalisations. Les deux modèles ont en commun l'absencé d'enracinement, la valorisation de la rationalité, le rejet des excès et une conception plutôt austère du quotidien. Sans formalisme outrancier, ni anticonformisme, la DG XVI est un petit monde sans histoire. Les fonctionnaires sont jeunes, des rapports plus directs et informels s'établissent entre les agents, le tout est un

peu distancié. On sépare plus qu'ailleurs vie privée et vie professionnelle.

Du côté de la DG I (Relations extérieures) que se partagent trois Commissaires et deux Directeurs généraux, les "maisons" sont encore groupées, mais les frontières intellectuelles et géographiques sont mal dessinées aux yeux des "habitants". Dans la confusion relative des titres (DG I, DG I-Nord-Sud, DG IA,) les fonctionnaires préfèrent se référer au nom de leur chef, pour s'identifier à la "maison Krenzler", la "maison Prat", ou à la' "maison Burghardt"; à la "maison Brittan", à la "maison Marin" ou à la "maison van den Broek".

La DG I, en phase d'expansion depuis plusieurs années avec le redéploiement de ses activités en direction des ex-pays socialistes, n'a pas intériorisé la coupure entre la dimension économique de ses activités (DG I) et leur caractère politique (DG IA), mais elle vit sans difficulté la césure entre la partie qui suit le dialogue Nord-Sud, entretenant des rapports "historiques" et concurrentiels avec la DG VIII, et la partie qui s'occupe du reste du monde. Les deux Directeurs généraux et leurs administrations qui cohabitent dans des bâtiments voisins, à proximité du centre de la Commission, ont défini leurs interactions et champs de compétence. On reste dans le domaine de la diplomatie et de l'aide technique. En revanche, la DG I abrite tin secteur très concret et peu diplomatique au dire de ses agents, qui s'occupe de la politique commerciale de la Communauté. Localisé dans un bâtiment distant des autres, proche de la Direction générales qui suit le marché intérieur (DG III à l'époque), ses références tranchent avec celles du reste de la DG I. Quant à la DG IA qui se met en place dans l'éclatement le plus total, elle alimente les commentaires les plus divers' sur la qualité des agents qu'elle attire et son mode .de fonctionnement.

Qu'ils s'occupent de l'antidumping, du dialogue israélo-palestinien ou de la commission mixte Amérique latine, les agents de la DG I partagent le sentiment d'appartenir à une

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Direction générale "noble" et puissante, représentée aux plus hauts niveaux de la diplomatie internationale, dont les missions variées attirent le reste de la Commission. Mais qu'aucune de ces Directions générales ne regroupe l'ensemble de ses services sur un territoire continu, est perçu de manière unanime comme un problème dont les racines s'ancrent dans l'histoire.

Cette Direction générale complexe est marquée d'un certain formalisme. Dans l'une, dirigée par des nordiques depuis toujours, comme dans l'autre, aux mains d'un diplomate espagnol depuis quelques années, le sens de la hiérarchie est établi, l'usage des titres et du vouvoiement dothine sur celui des prénoms et du tutoiement réservé à l'ensemble des très proches. Les fonctionnaires ont le culte du secret, le sentiment de travailler sur des matières d'État, politiques, dans l'urgence. Peu de temps est consacré à la détente in situ, chacun s'identifie -à son secteur d'activité et le marque dans la décoration intérieure de

son bureau, jamais à l'extérieur.

Scindée en trois "maisons", la DG I abrite plusieurs' "cultures" même si de l'une à l'autre des Directions générales rattachées à l'ensemble des relations extérieures on peut faire état de façons communes, que l'on observe également à la DG VIII. L'absence de démarcation conceptuelle claire renforce une identité qui se forge dans la pratique au niveau des secteurs et des services : "Je fais partie de Tacis, c'est une réunion Phare, il

faut aller voir du côté de l'antidumping". Ces réflexions illustrent -des modes

d'identification presque infraliminaires que l'on retrouve ailleurs dans la Commission. Lorsque ces déclinaisons, opératoires poùr l'intérieur, se déploient vers l'extérieur, l'interlocuteur non initié plonge dans la plus grande perplexité : "Qui est Monsieur

PECO?" ,"Où puis-je rencontrer. Madame Droits de l'Homme?", "Voyez le desk Sénégal...".

L'expression nostalgique de "la grande maison" se greffe sur une perception de la Commission comme unique et forte. L'éclatement en de multiples "maisons" qui s'agrègent autour de leurs chefs met en lumière les forces qui traversent la Commission. La coupure entre le Centre et les "maisons" souligne une différence structurelle et fonctionnelle entre le Collège et les unités adniinistratives, les Cabinets et les services. Ce qui fait ressortir la question de l'autonomie relative des "maisons" par rapport aux perspectives de cohésion, de cohérence, et de coordination chères à la Commission et à ses agents. C'est moins l'organisation du travail qui, importe ici que l'ordre des référents,

constitutifs d'un univers culturel.

Quelques Directions générales semblent conscientes de leur relative nouveauté, comme la DG XVI par exemple; d'autres se perçoivent comme représentant, dans un certain sens, l'Europe "réelle" parce qu'elles sont présentes depuis le début et qu'elles font partie

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des "meubles". La conjonction des diverses priorités d'ordre historiographique et épistémologique, telles qu'elles sont perçues,,duvre un large champ à auto définition. Tel est le cas par exemple de là DG VI et de la DG III (Marché intérieur et industrie). Nombre de fonctionnaires de la DG III ont la conviction que c'est à elle que l'on doit la création du marché intérieur dont dépend quasiment tout l'édifice. "Qu'est-ce que

l'Europe sinon un marché?", ou encore "Si le vin est nouveau, le flacon est ancien. Nous sommes le.marché commun. L'Europe c'est cela : le marché commun".

Le marché acquiert une dimension symbolique cohérente au regard des autres Directions générales, non seulement d'un point de vue historique par rapport aux Directions générales considérées comme de nouvelles venues, mais également par opposition à celles qui sont perçues comme étant moins présentes sur le terrain. Par exemple, la DG I (Relations extérieures à l'époque) est considérée par de nombreux agents de la DG III comme "...une Direction générale noble, racée et raffinée mais inconstante...". D'aucuns disent de la DG V (Emploi, relations,,industrielles et affaires sociales) qu'elle est "idéaliste et désorganisée". C'est en entretenant de tels clichés associatifs que la DG III est devenue son propre modèle de rationalité lucide et pragmatique, tenu pour le garant d'un réalisme et d'un ordre enviables.

Cette représentation s'appuie sur de nombreux éléments conformes à la place qu'occupe l'économie par rapport à la culture ou au corps social sur le plan épistémologique; occulté par diverses priorités d'ordre politique, cet aspect épistémologique n'a pratiquement pas été abordé. Dans l'arène européenne, la DG V a rarement eu l'occasion de réclamer un semblant de priorité par rapport aux autres Directions générales et ce manque de considération a suscité une certaine démobilisation des effectifs et un renouvellement relativement important du personnel subalterne dans plusieurs secteurs. On suppose que les éléments qui restent dans leur Direction générale ont un engagement social particulier.

Les derniers renouvellements, inhabituellernent rapides, à la tête de la Direction générale en charge de l'Emploi, relations industrielles et affaires sociales ne sont pas sans rapport avec les priorités politiques retenues et certains aspects des divergences nationales et linguistiques que nous traitons plus loin 'dans ce rapport. Pour les fonctionnaires de la Commission qui se veulent méthodiques, disciplinés, réalistes et rationnels, la DG V constitue une cible métaphorique facile par opposition à laquelle ils peuvent se définir et à laquelle ils font fréquemment allusion. La représentation traditionnelle des différences entre les hommes et les femmes (gender imagery) compte aussi dans une certaine mesure, car l'unité - Actions en faveur de l'emploi et de l'égalité des chances - est placée à la V. Il s'agit là d'une unité unique dans le sens où son personnel se compose presque

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exclusivement de femmes. Dans les différentes enquêtes qu'ils mènent, les anthropologues sont souvent confrontés à une définition masculine du monde aux termes de laquelle les femmes sont perçues comme le foyer du désordre social, la source de tous les maux. La perception de la DG V par la DG III (ou par les autres Directions générales), s'expliquerait, par exemple, en partie ainsi : si l'on admet que la DG V doit bon nombre de ses succès aux femmes, dont un nombre relativement important occupent des postes de responsabilités, elle reste perçue comme l'origine symbolique de tous les maux, comme une» métaphore du désordre.

Récemment, un nouveau Directeur général (f f) particulièrement actif a été nommé à la tête de la DG V. Cette nomination est le signe d'un changement qui s'appuierait sur plusieurs éléments : un nouveau Commissaire,. un nouvel élan dans la foulée du Traité de Maastricht, la perspective d'un élargissement de l'Union à quelques pays nourris paf une longue tradition social-démocrate, une restructuration interne et un travail résolument acharné; autant d'aspects qui animent les fonctionnaires dans leur volonté de transformer l'image de leur DG. Contrairement à la DG VI , on a la sensation que la DG V a son avenir devant elle. Mais elle ne peut faire l'économie de son passé. Les fonctionnaires savent qu'ils doivent se débarrasser d'un terrible complexe métaphorique, d'une image extérieure encombrante : "Tout comme les femmes, nous devons travailler plus dur pour

être reconnus!".

D'une toute autre façon, la DG III jouit depuis longtemps d'une excellente réputation qui exerce un pouvoir d'attraction appréciable sur les éléments de .grande valeur. On ne trouve pratiquement aucune femme dans les grades supérieurs de la catégorie A. Au sein de cette Direction générale, les fonctionnaires de cette catégorie sont essentiellement des économistes, des juristes et dès scientifiques bénéficiant d'une formation en sciences naturelles. Ces derniers se plaignent de cet -ordre tacite selon lesquels les fonctionnaires

sont souvent rangés: Très répandu, le port du costume sombre s'accompagne parfois d'un air emprunté. Le prestige reconnu aux discours sur lesquels se fonde la construction du "marché", parmi lesquels il convient de citer la théorie économique et les idées relatives à la rationalité, à la transparence et au jeu de la concurrence parfaite atteindrait à la perfection impose une solennité qui serait parfaitement déplacée dans d'autres Directions générales. Parallèlement, le moral est excellent, les agents de la Direction générale III éprouvent le sentiment d'être au coeur de l'action, à la base et aux avant-postes de la création de l'Europe sans avoir perdu pour autant le sens de l'humour. Néanmoins, cet aspect ludique n'émerge que difficilement à travers les représentations extérieures d'une Direction générale qui a la réputation de s'occuper exclusivement de produits, de pràcédures et de chiffres.

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La DG III trouve son unité et sa cohérence à travers la représentation positive que suscite le "marché". Cependant, cette vision du marché n'est, par la force des choses, pas aussi unitaire qu'elle voudrait l'être aux yeux des fonctionnaires qui y travaillent. Une certaine forme de "concurrence parfaite", ce vide formel de l'économie théorisée, demeure pour beaucoup un objectif insaisissable mais qui prête à controverse (la DG V et la DG XI (Environnement, sécurité nucléaire et protection civile) étant, elles, de leur point de vue, chargées de recoller les morceaux). Parallèlement, différents systèmes de pensée, différentés visions d'un marché objectif, rationnel ou bénéficiant d'interventions et différentes approches anciennes comme nouvelles en matière de réglementation et de législation donnent leurs significations aux entraves commerciales et définissent ce qui constitue la "distorsion" du marché. L'unité se retrouve lorsque les agents prennent conscience que le débat est salutaire. Le fait de pouvoir se défausser des aspects les moins raisonnables du "marché organisé" sur la DG VI, permet à la DG III de réaffirmer sa rationalité. Toutefois, la DG HI a subi, en 1993, deux bouleversements majeurs tant sur le plan pratique que sur le plan symbolique. Le premier changement fut l'expiration de la date butoir "1992". Il a fait passer la DG III d'un rôle essentiellement régulateur et législatif à un rôle gestionnaire qui l'amène à surveiller le marché qu'elle a contribué à construire. Mais il faut compter avec un second changement : "nous avons perdu le

marché intérieur". La nouvelle Direction générale qui a vu le jour (la XV), s'est

appropriée ce titre. La DG III a dû se contenter de la mention "Industrie". Certains disent que "en fait, nous n'avons pas cessé de représenter le marché intérieur", mais l'on perçoit le sentiment d'une pérté historique, politique, concrète et symbolique.

La nouvelle DG XV qui se compose effectivement de l'ancienne DG XV (Institutions financières et droit des sociétés) et des secteurs "horizontaux" de la DG III est désormais connue sous le nom de "Marché intérieur et services financiers". Comptant auparavant quelque 120 personnes, cette petite Direction générale a soudainement vu ses effectifs tripler avec l'arrivée des nouveaux venus de la DG III. Au départ, le nouveau titre et l'afflux important de fonctionnaires ne faisaient pas l'unanimité. Le nouveau Directeur général de la DG XV finit donc par organiser un séminaire spécial afin que les gens se. rencontrent et nouent des contacts. L'incorporation d'une partie de la DG III a permis à l'ancienne DG XV de se doter d'une identité par opposition conceptuelle. La DG XV avait la réputation d'être un pan sympathique de la Commission à l'intérieur duquel tout le monde se connaissait. Elle était vécue comme une sorte de "maison" ou de "famille". La présence des femmes y était relativement visible, notamment lorsqu'elle fut placée sous la tutelle d'un Commissaire de sexe féminin. Pleins d'une assurance perçue ici comme de l'arrogance, les "étrangers" de la DG III firent soudainement irruption. "Ils ne

disent même pas bonjour dans les couloirs!". Comme il s'agissait pour la plupart de

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d'hommes qui appartenaient à l'ancienne DG XV. Les agents de celle-ci commencèrent à répliquer : "Vous savez, nous avons nous aussi contribué à l'édification du marché

intérieur!"

Pendant que disparaissait le titre "marché intérieur" et que se tarissait le flux de textes législatifs consécutif à la publication du Livre blanc en 1985, un large éventail de secteurs industriels demeuraient du ressort de la nouvelle DG III, soutenue par l'attrait de la nouveauté dont jouissaient les technologies de l'information qui quittaient la DG XIII (Télécommunication, marché de l'information et valorisation de la recherche). Quelle cohérence pouvait-elle retrouver? Si certains n'ont vu aucun inconvénient à la perte des secteurs "horizontaux" en rapport avec le marché, puisque le clivage horizontal/vertical semblait absorber, d'une certaine façon, la distinction entre les niveaux hiérarchiques, d'autres ont vivement ressenti une perte de dynamisme et de vision d'ensemble. Quelle politique industrielle? "Y en a-t-il une?" s'est demandé plus d'un fonctionnaire. "La

politique industrielle. Bien sûr. Mais comment la définir?" Puis vint la subsidiarité qui a,

semble-t-il, jeté plus de confuskin dans les fonctions législatives auparavant clairement définies de la Direction générale. Les diverses initiatives prises par le Directeur général et l'organisation d'un séminaire visant à discuter ouvertement des problèmes de la Direction générale ont contribué à créer les conditions propices à l'émergence d'une nouvelle cohérence. Cependant, à la suite de ces changements, d'autres Directions générales commencèrent à faire envie : "Tout doit être si simple à la DG VIII (Développement)

-une politique claire qui rassemble, la convention de Lomé, etc." . Désormais, même la

DG V avait de quoi séduire : "On y trouve au moins de quoi susciter l'enthousiasme".

Les agents de la maison

Certains fonctionnaires naissent européens, qu'ils aient des parents de diverses nationalités ou qu'ils soient fils de fonctionnaire européen. D'autres ont dans leur jeunesse fréquenté des espaces européens, des universités ou des zones frontalières. Ils vivent l'Europe depuis l'enfance, ils n'ont plus vraiment d'attache nationale, ils sont relativement rares.

Dans toutes les Directions générales se comptent en revanche nombre de fonctionnaires, attirés par la fonction publique èuropéenne, qui ont poursuivi leurs études au Collège d'Europe de Bruges avant de trouver, grâce aux anciens, un poste à leur convenance dans les services de la Commission. D'autres, de formations diverses, s'intègrent par la voie du stage, indispensable étape pour sortir de la liste d'attente des concours. Suivent alors des périodes d'inégale durée durant lesquelles les fonctionnaires se cherchent .avant de trouver une implication professionnelle à leur convenance.

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La plupart des agents de la Commission sont entrés par concours, sauf les plus anciens d'entre eux. Concours de plus en plus difficiles qui donnent accès à la titularisation ou à un exercice temporaire de trôis années, prolongeable de diverses façons. Parmi les quatorze mille fonctionnaires de la Commission se comptent aussi sept à huit cent experts nationaux détachés de leurs administrations d'origine, qui portent un autre regard sur la "maison Commission". La motivation pour le projet européen s'interprète dans le cadre national de leur carrière.

Les individus arrivaient autrefois à la Commission avec un idéal positiviste, particulièrement fort chez les fonctionnaires français et allemands d'un certain âge :

"ce qui nous motivait c'était de construire une Europe solide et qui assure la paix après les horreurs qu'on m'ait connues". Cette génération de fonctionnaires a marqué la

Commission, comme à la DG VI qui incarnait la première réalisâtion positive de la Communauté. Nos interlocuteurs laissent percer une certaine nostalgie quand ils évoquent l'époque des origines, lorsque tout semble changé. La DG VI s'est alourdie, et la récente réforme de. la PAC, le mécontentement des agriculteurs, les accusations contre les Eurocrates contrastent avec l'euphorie des débuts. Le développement de nouvelles politiques, l'importance accordée aux questions d'environnement, renforcent l'impression que "la Direction générale à l'avenir derrière elle". Le fait que cette Direction générale attire moins les jeunes fonctionnaires, et que certains la quittent pour d'autres Directions générales perçues comme plus attrayantes, est symptomatique.

L'entrée dans la fonction publique européenne ne relève pas des mêmes critères que l'entrée dans la fonction publique nationale. La motivation des agents pour une .

implication internationale compte autant que l'accès à un métier aux larges perspectives et débouchés attrayants. Mais, vingt ans après l'époque des pionniers, l'ordre des valeurs s'est inversé. La motivation presque militante des premiers temps a cédé la place à la réussite du concours, perçu comme le moyen de sortir des perspectives étroites du marché du travail national, et aux raisons matérielles : le salaire, la stabilité de l'emploi attirent les jeunes diplômés à Bruxelles. Il fallut l'ère Delors pour que l'Europe représente, de nouveau, un projet attractif et valorisé et que la carrière communautaire acquière du prestige.

Si ces motivations humanisent l'image de l'Eurocrate, à l'intérieur de ce petit monde les anciens critiquent les nouveaux pour manque d'enthousiasme, absence de fantaisie, bureaucratisme précoce, arrivisme. A côté des lauréats de concours ayant la chance de trouver un poste, des agents aboutissent aussi à la. Commission en raison de leur

"expertise". Mais cela se combine toujours à d'autres facteurs, comme le hasard d'une rencontre (se faire connaître), ou l'appui politiqtie (être recommandé), ce qui induit une

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différence avec ceux qui entretiennent un optique militante polir la constriction européenne.

Dans les DireCtions générales qui traitent du développement ou des relations extérieures, l'entrée à la Commission est souvent le fruit d'une spécialisation dans l'un des domaines (sectoriel ou géographique) traités par celles-ci. L'expérience Outre-mer des administrateurs français, mais aussi allemands, italiens ou belges, a compté à la DG VIII, au point de donner à cette administration une réputation néo-coloniale dont elle a du mal à se départir quelles que soient les inflexions et la modernisation de sa politique.

L'expérience en matière de développement - universitaire et pratique - est valorisée à tous les niveaux de la hiérarchie, dans les cas d'expert (recruté par contrât auprès de bureaux d'études accrédités à la Commission), ou même de fonctionnaire non-européen en pré-poste à la Commission. Ce haut degré de spécialisation, combiné à la singularité des politiques de développement, induit une certaine méconnaissance du resté de la Commission de la part de ceux qui, opérationnels ou conceptuels, se conçoivent comme des "développeurs".

La raison d'être à la Commission, dans ces directions chargées des relations extérieures considérées à plusieurs titres comme attractives, a aussi d'autres ressorts. Parler de hasard dans un univers aussi difficile d'accès que la Commission semble une gageure, pourtant, plusieurs fonctionnaires en font état : hasard de la lecture d'une offre de concours, permanence d'une fonction conçue au départ comme temporaire, effet d'une mutation involontaire... Mais quel que soit lé mode d'intégration des agents, une sorte d'identification au métier s'opère, pour le meilleur dans le cas d'un schéma ascensionnel, pour le pire dans les cas de stagnation forcée.

Si la formation pousse à une certaine spécialisation, juridique ou économique par exemple, -les offres de mutation permettent au fonctionnaire de changer de filière. Parfois, il rejoint Une vocation qu'il ne pouvait satisfaire directement faute, dans les années passées, de concours spécialisés dans son domaine. Les exemples de réorientation, de généraliste à spécialiste, sont si fréquents dans les différentes Directions générales que la formation originale, de type supérieure, n'a qu'un rôle de sélection et d'habilitation, préalable à la formation sur le tas, au contact des "anciens".

A côté des Directions générales qui recrutent des spécialistes par concours distincts, comme la DG XII (Science, recherche et développement), le fait que des concours de type généraliste ouvrent la porte de métiers spécialisés, conforte la perception de la Direction générale comme un lieu de formation qui reproduit une culture particulière. C'est l'un des constituants de l'identité "maison" et une originalité de la Commission.

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Ainsi dit-on de la DG VIII qu'elle '''fut l'école des CadreS de la coopération" pour la Commission toute entière.

La culture commune, au sein de chaque Direction générale, repose sur la convergence des vocations, de la formation des agents, et l'adaptation de modes de faire en fonction de la substance traitée. Elle détermine des identités. Mais tous, avec leur spécialité, constituent les différentes facettes d'un prisme, la Commission, elle-même, partie d'un autre ensemble, les institutions européennes dont les agents, membres de la Fonction Publique Européenne également, perçoivent une différence avec ceux de la Commission. Prisonniers du statut ou du miroir aux alouettes, les fonctionnaires s'engagent pour une vie - la Commission les médaille et leur offre des jours de congés après vingt et trente ans de métier - à moins qu'elle ne fassent jouer l'article 50 du statut ou qu'ils ne démissionnent. Quelques-uns descendent en marche, comme ces Espagnols qui ressentaient l'éloignement culturel et la tension professionnelle. D'autres disparaissent presque, du fait de leur petit nombre. Les uns sont de très bons agents, les autres sont des "rebuts", un terme que certains hauts fonctionnaires emploient pour certaines personnes, et parfois pour parler d'échec dans les recrutements nationaux. Quelques-uns tombent en "panne " pour diverses raisons. La "maison" devient "machine" quand l'individu n'est pas porté par le projet collectif. Dimension qui pose question à l'anthropologue.

Les hommes sont aux commandes de cette machine. Les femmes ne représentent que 10% environ des grades supérieurs de la Commission, une Commissaire sur 17, deux Directeurs généraux sur plus d'une vingtaine, et aussi peu de Directeurs. Peu de femmes occupent des positions de responsabilité, de "middle management", ouvrant la voie de l'autonomie. Ce n'est que cette année que, à la DG VIII, deux femmes figurent au rang de chef de division. En revanche, dans les' différents services de la Commission, plusieurs femmes détiennent des fonctions d'assistant (A3), position-clé dans le fonctionnement interne des Directions générales, qui les maintient dans une situation de subordination relative envers.les directeurs et Directeurs généraux qu'elles secondent.

La rareté des femmes aux postes de contrôle, y compris dans les Cabinets - on ne compte, en 1993, que deux femmes chef et chef adjoint de Cabinet - induit un usage exclusivement masculin des titres et des fonctions. Par contre, dans les catégories moyennes et inférieures de la fonction publique européenne, où les femmes sont largement représentées, les titres sont féminisés.

L'inégale représentation des hommes et des femmes dans les différents grades de la hiérarchie est très visible mais la Commission n'est pas la seule concernée par un

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phénomène qui touche toutes les administrations nationales et toutes les structures de pouvoir. Elle met en question plusieurs éléments, de la formation initiale aux logiques de concurrence dans lesquelles les deux sexes ne sont pas à égalité du fait de leur éducation et des critères présidant aux choix des promotions.

Si la qualification des femmes et leur présence sur le marché du travail varient dans les différents Etats membres, leur attrait confirmé pour la fonction publique les conduit à occuper massivement des emplois de catégorie inférieure: Elles sont en extrêine minorité dans les postes d'encadrement supérieur et dans les fonctions de représentation politique, pour diverses raisons pàrmi lesquelles se détachent la résistance masculine au recrutement féminin dans les grades élevés et les craintes féminines que le rythme du travail, le niveau présumé des responsabilités et la compétition masculine font peser sur leur existence.

L'organisation masculine du travail doit être mise en question, de même que la sélectivité des procédures- de recrutement, d'intégration, et de promotion. Cela s'observe à la

Commission. En faveur d'une politique d'égalité des chances entre les femmes et les hommes, la Commission reconnaît que "elle se doit de mettre en place, en son sein, les politiques qu'elle propose à l'égard des Etats membres", ce qui l'a conduit à adopter successivement trois "programmes d'actions positives" pour le personnel féminin de la Commission. Le bénéfice des actions de sensibilisation menées dans les Etats membres, pour encourager les candidatures féminines aux concours externes, n'a pas conduit à augmenter le recrutement de lauréates. Les candidatures masculines et féminines tendent à s'équilibrer, mais le décalage reste important au niveau des lauréats qui sont à 80% des hommes. La nature des épreuves et la composition des jurys de sélection, massivement masculins, jouent un rôle. De même, dans la carrière que les femmes peuvent envisager, la domination masculine dans les instances de nomination et de promotion et l'absence de consensus sur la prise en considération de critères spécifiques aux femmes, rend très aléatoire, si ce n'est . impossible, la correction des écarts. Rares sont les hauts fonctionnaires et les syndicalistes masculins capables d'introduire ou de défendre une discrimination positive en faveur de "la" femme au travail sur qui repose toujours la charge des enfants ou le travail domestique. Les agents de la Commission, hommes et femmes, présentent des sensibilités différentes que l'on peut interpréter dans le clivage nord/sud développé au chapitre suivant.

La répartition des agents entre les catégories administratives auxquelles correspondent les emplois-types (définis dans le statut) de Directeur général, directeur, chef de division, administrateur (A), d'assistant (B), de secrétaire à dactylographe et commis (C), de chef de groupe à ouvrier (D) n'introduit pas dans les esprits de différenciation aussi forte que

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celle que l'on observe, dans l'administration française entre les emplois d'encadrement, de conception ou d'exécution. Les catégories administratives sont plus solidaires les unes des autres, ce que l'on observe dans la sociabilité qui se construit autour de l'unité administrative, sur le lieu de travail comme à l'extérieur. Ces relations de "bon voisinagé" ne transforment pas la différence de traitement entre les hommes et les femmes qu'attestent, par exemple, les formeS d'adresse et l'inégale considération pour la "compétence", "l'autorité", la "disponibilité". Les esprits - à la Commission comme en dehors d'elle - qui sont habitués à voir ensemble un patron et une secrétaire, traiteront comme telle la femme titulaire de fonctions de responsabilité. Celle-ci, en retour, aura tendance à détacher l'exercice de ses fonctions de toute connotation féminine. "La personnalité et la qualité doit être jugée en fonction du poste", dit l'une de ces responsables qui reconnaît que les hommes la traitent avec une galanterie qu'ils n'observent pas entre eux. "Je suis une femme qui exerce une fonction," dit une femme d'une autre nationalité qui rejoint la première sur le fait que, dans toute promotion, "c'est la capacité qui compte, non le sexe".

Sur le plan du rapport entre les sexes, la Commission ne présente pas une situation originale par rapport à celle des Etats membres. Un mouvement se dessine cependant. Les femmes en position d'assistant ne sont plus systématiquement en charge de la gestion du personnel (une matière sociale pour laquelle les femmes "auraient" un talent particulier), elles accèdent à des secteurs politiques. Au niveau supérieur, la maîtrise des dossiers d'importance ne leur est pas encore dévolue ce qui montre que, sur ce point, les hommes ne, diffèrent pas selon leur nationalité.

Pourtant, la flexibilité des rapports entre les supérieurs et les subalternes peut être l'un des acquis du mélange culturel : les comportements d'autorité ou de mépris sont en général mal tolérés. S'il est avéré que certaines nationalités savent mieux travailler en équipe que d'autres pour qui la hiérirchie s'impose, les styles de commandement se transforment pratiquement. Les Britanniques et les Espagnols découvrent la "hiérarchie", les Français apprennent le "management" et le travail d'équipe que les Néerlandais considèrent comme un acquis presque historique.

L'existence de liens matrimoniaux à l'intérieur de la Commission, et à l'intérieur des Directions générales, a un effet sur la perception mutuelle des catégories. Les hommes de catégorie A ont souvent des épouses de Catégorie B ou C, les femmes de catégorie A des maris de même rang, ou en dehors de la Commission, les femmes membres d'un Cabinet étant, elles, souvent dénuées de charge familiale. Les mariages résultent parfois de la proximité professionnelle, mais il est plus fréquent que l'épouse prenne un travail à la Commission après que le mari y soit entré : la possibilité de mettre les enfants dans les

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crèches et les Écoles Européennes combinée à l'ennui relatif de l'expatriation bi-uxèlloise

explique la mise au travail sans changer la structure traditionnelle du mariage.

La position du conjoint dans le milieu communautaire est une préoccupation si réelle que des associations se sont créées, pour aider le conjoint du fonctionnaire (homme ou femme) dans la recherche d'un emploi, pour occuper les femmes des fonctionnaires, et éventuellement résoudre les problèmes qui se posent lors de l'expatriation, ou du déplacement dans le cas des agents des délégations eurôpéennes à l'étranger. C'est moins la quête du salaire complémentaire qui compte, que la volonté de jouir d'un statut que rend nécessaire la rupture des liens socio-professionnels nationaux.

Le niveau général des agents est élevé, à commencer par la qualification des personnels de catégorie C, sur le plan linguistique comme dans d'autres domaines, ce qui donne à la Commission l'image d'une administration plus intellectuelle qu'exécutive, cela étant particulièrement net dans les Directions générales .politiques, plus que gestionnaires ou

réglementaires. Ce qui renforce également le sentiment qu'ont les femmes - majoritaires dans cette catégorie - de ne pas être suffisamment prises en considération.

Les secrétaires sont parfois associées aux réunions que les chefs. d'unité organisent avec leurs administrateurs et les assistants. Leurs fonctions ne sont pas toujours à la hauteur de ce qu'elles espèrent, mais leur compétence, comme leur volonté de se responsabiliser, sont notoires. Une distinction est cependant faite entre les personnels externes et les fonctionnaires; les premières seraient -plus motivées que les secondes qui, fortes de leur statut, ne seraient pas corvéables à merci. Pour quelques femmes dè niveau C qui s'astreignent à passer les concours des niveaux supérieurs pour accéder à des missions plus intéressantes, combien ne se découragent pas, en pensant que leur vie familiale sera perturbée? Les intéressées, elles mêmes, formulent le problème en ces termes.

La division du travail à l'iÊtérieur des unités, et les relations entre les agents, présentent d'assez grandes variations en raison de la personnalité des chefs. L'époque où les secrétaires dactylographiaient dix fois le même document est révolue à l'heure des photocopieuses et des traitements de texte. Mais les secrétaires ne se voient pas toutes confier des travaux intéressants, ni ne veulent assumer toujoù rs des fonctions qui ne correspondent pas à leur grade. En retour, les administrateurs ne sont pas toujours enchantés de faire leurs photocopies eux-mêmes. L'organisation personnelle du travail, à l'intérieur des cadres de la "maison", varie plus selon l'âge, que selon la nationalité des individus.

Intégrés pour le meilleur ou pour le pire, vivant dans de bonnes conditions à Bruxelles, les fonctionnaires de la Commission se savent extérieurs à la ville, critiqués par les

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