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LA CORRUPTION DANS LES TRAITÉS POLÉMIQUES DE MME DACIER

Par

Marie-Pierre Krück

Département de langue et littérature françaises

Université McGill, Montréal

Mémoire soumis à l'Université McGill en vue de l'obtention du grade de M.A.

Août 2005

(2)

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LA CORRUPTION DANS LES TRAITÉS POLÉMIQUES DE MME DACIER

Par

Marie-Pierre Krück

Département de langue et littérature françaises

Université McGill, Montréal

Mémoire soumis à l'Université McGill en vue de l'obtention du grade de M.A.

Août 2005

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TABLE DES MATIERES

TABLES DES MATIÈRES

RÉSUMÉ / ABSTRACT II

REMERCIEMENTS III

INTRODUCTION. BRIBES ET MONUMENTS

CHAPITRE 1. GRANDEUR ET MISÈRE D'UNE IDÉE: LA CORRUPTION 14

CHAPITRE Il. LES MAINS PURES: LA DIMENSION THÉORIQUE

DES TRAITÉS DE MME DACIER 43

CHAPITRE Ill. LES ARMES: LA PRATIQUE POLÉMIQUE

DE MME DACIER 74

CONCLUSION. NOTRE CORRUPTION 104

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RÉSUMÉ DU MÉMOIRE

L'idée de corruption traverse et soutient notre mémoire. Il s'agit d'un des

enjeux essentiels de la Querelle d'Homère.

Il permet non

seulement de

comprendre comment l'helléniste Anne Dacier appréhendait

l 'héritage des

Anciens et sa réception par les Modernes, mais aussi de saisir l'inscription de sa

pratique polémique dans le contexte de son époque. Mme Dacier est moins une

apologiste du poète qu'une polémiste qui attaque le goût corrompu de ses

contemporains. Elle craint pour eux, mais surtout pour le texte homérique

lui-même. Elle s'était efforcée dans sa traduction de préserver le poème tandis que

son vis-à-vis, Houdar de la Motte, avait pensé bon de donner une adaptation au

goût du jour. Bien qu'elle se pose en gardienne de la pureté de la tradition, elle

doit pour parvenir à son but se compromettre et parler la langue corrompue de ses

ennemis.

The idea of corruption travels down and supports this thesis. It stands as

one of the principal stakes of the Homeric Quarrel. By analysing it, we may

deepen our understanding of the value the famous hellenist Anne Dacier placed on

the heritage of the Anciens and its reception by the Modems; we may also better

understand in which ways her engagement in polemics belonged to her times.

Anne Dacier was less an apologist of Homer than a polemist who attacked the

corrupted taste of her contemporaries. She feared for them, but above aH, she

feared for the Homeric text. She had done her best in her translation to preserve

the poem white Houdar de la Motte, her adversary thought that an adaptation

would suit the public better. Mme Dacier presented herself as the guardian of

tradition and its purity; nonetheless, to achieve her goal, she had to compromise

(6)

REMERCIEMENTS

Cher Normand, vous m'avez donné le fil d'Ariane de mon mémoire. Depuis ce moment, j'entends votre voix me guider. Vous avez la présence discrète, mais véritable, d'un maître.

Frédéric, mon interlocuteur socratique, tu as un don pour la maïeutique.

J'ai une sœur, une amie, et une mère. Isadora est tendre. Manon est joueuse. Florence est aérienne. Chacune à sa façon, elles me suivent et me relisent.

Je remercie le FQRSC et le CRSH dont les bourses m'ont permis de travailler librement.

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BRIBES

ET MONUMENTS

Notre titre, La corruption dans les traités polémiques de Mme Dacier, est honnête: il s'agit bien d'une exploration de l'œuvre polémique de l'helléniste Anne Dacier à partir de l'idée de corruption qu'elle met au coeur de son premier traité, Des causes de la corruption du Goust et qu'elle reprend dans son Homère défendu contre l'Apologie du R. P. Hardouin ou Suites des Causes de la corruption du Goust. Notre mémoire croise 3 grands axes de nature très différente: une idée, la corruption; une figure, Anne Dacier; et un genre, la polémique. Malgré l'intérêt explicite que porte la polémiste à cette idée empruntée à Tacite, aucun critique à ce jour n'a exploré son oeuvre de ce point de vue. D'ailleurs, l'idée même de corruption n'a pas encore son spécialiste.

Avant d'aborder les textes polémiques de Mme Dacier et de ses exégètes, un petit détour par l'idée de corruption et l'intérêt qu'elle a suscité au fil du temps s'impose. La notion de décadence, associée tout particulièrement à la fin de l'empire romain, intéresse depuis longtemps les chercheurs; elle a toutefois laissé dans l'ombre l'idée proche mais distincte de corruption, plus étendue, plus ramifiée et plus concrète. C'est sur l'histoire de cette idée que nous avons souhaité nous pencher dans notre premier chapitre afin de bien mesurer sa charge sémantique et de voir comment Mme Dacier se l'approprie.

~

L'écueil auquel s'expose cette étude est de taille, car il n'est pas même sûr que l'idée de corruption soit une et existe à part entière. La matière d'une telle idée est disséminée. Il faut butiner un peu partout et savoir trouver son miel dans des lieux parfois très périphériques. Des auteurs aussi variés que Homère, Aristote, Thucydide, Galien, Lucrèce, Virgile, Sénèque, Cicéron, Tacite, Pétrone et les premiers

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chapitre. Que pouvions-nous attendre de la critique si les auteurs eux-mêmes n'isolent pas l'idée de corruption et la traitent souvent de biais? Le fait qu'aucune œuvre, à l'exception importante du De generatione et corruptione d'Aristote, ne soit consacrée à la corruption explique certainement l'absence d'étude critique à son sujet. Notre travail relève en bonne partie de la collecte.

Des chercheurs ont ponctuellement travaillé sur certains aspects de la corruption, surtout dans le domaine médical. L'article d'Armelle Debru, « Consomption et corruption: l'origine et le sens de tabes1 », doit sans conteste être considéré comme le point de départ de tout travail sur la corruption. Et malheureusement aussi comme le point d'arrivée. Notre état présent rend compte d'un silence. Il y a certes eu quelques murmures, échappés d'un développement sur la corruption politique à Athènes2, l'alimentation chez les romains3, la mort des héros4, etc. Quelques études consacrées à la corruption sous l'Ancien Régime compensent toutefois cette maigre récolte pour la période antique. Marc Fumaroli trace la voie dans son article «Temps de croissance et temps de corruption: les deux Antiquités dans l'érudition française du

xvne

siècleS» qui expose et analyse les «conceptions apparemment inconciliables vis-à-vis du temps humain [que] se partagent les héritiers de la Renaissance [ ... ] ». Philippe-Joseph Salazar6 fait ressortir l'importance de l'idée

lArmelle Debru, «Consomption et corruption: l'origine et le sens de tabes », Ménwires VII/. Études de médecine romaine, Publications de l'Université de Saint-Étienne, 1988, p. 19-31.

2 D. M. MacDowell, «Athenian laws about bribery », Revue internationale des droits de

l'Antiquité, XXX, 1983, p. 57-78.

3 Florence Dupont, «Grammaire de l'alimentation et des repas romains », dans Histoire de

l'alimentation, dir. J.-L. Flandrin et M. Montanari, Paris, Fayard, 1997, p. 197-213.

4 Jean-Pierre Vernant, « La belle mort et le cadavre outragé », dans L'individu, la mort, l'amour,

Paris, Gallimard, 1989, p. 41-79.

5 Marc Fumaroli, «Temps de croissance et temps de corruption: les deux Antiquités dans

l'érudition française du XVnesiècle », XVIIe siècle, CXXXI, no 2,1981, p. 149-168.

6 Philippe-Joseph Salazar, « De Poussin à Fénelon: la corruption classique », French Studies in

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de corruption dans le Télémaque de Fénelon, qui a réussi l'exploit de ne s'associer à aucun parti dans la Querelle des Anciens et des Modernes.

Si personne n'étudie l'idée de corruption chez Mme Dacier, en revanche, l 'helléniste suscite un intérêt certain depuis la thèse de Noémi Hepp Homère en France au XVIr siècle7• Anne Dacier fait l'objet d'ouvrages et d'articles qui s'efforcent d'en faire un portrait biographique précis, débarrassé de la part de fable qui l'entourait autrefois. Elle jouissait, déjà de son vivant, d'un statut exceptionnel qui faisait parler. Les livres de Fern Falnham et de Giovanni Santangel08 ont complètement démythifié la vie d'Anne Dacier par un examen minutieux des archives. L'aspect proprement biographique ne nous intéresse pas outre mesure. Par contre, le discours social que recueillent ces deux ouvrages nous a permis de comprendre comment était perçue la savante et comment était reçu l' ethos qu'elle avait mis en scène dans ses écrits. L'article de Suzanna van Dijk, «Madame Dacier jugée par les journalistes: femme ou savante 79 », est en cela précieux, malgré quelques mouvances. Notons enfin que les pages consacrées par Noémi Hepp à Mme Dacier témoignent aussi de cette rumeur publique. Éric Foulon, dans ses deux articles intitulés « Madame Dacier: un itinéraire religieux de Saumur et Paris à Rome et à la Grèce» et « Madame Dacier: une femme savante qui n'aurait point déplu à Molière »10 fait la synthèse de ces données en mettant en relief son parcours religieux du protestantisme au catholicisme. Ces articles ont l'avantage de la situer dans son contexte politico-religieux et non exclusivement

7 Noémi Hepp, Homère en France au XVIIe siècle, Paris, Klinçksieck, 1968, 854 p.

8 Fern Falnham, Madame Dacier, Scholar and Humanist, Monterey (California), Angel Press,

1976, 221 p.; Giovanni Santangelo, Madame Dacier, una filologa nelle crisi (1672-1720), Rome, Bulzoni Editore, 1984, 526 p.

9 Suzanna van Dijk« Madame Dacier jugée par les journalistes: femme ou savante ?» dans

Traces de femmes, Présence féminine dans le journalisme français du XVIII' siècle, Amsterdam, APA Holland University Press, 1988, p. 191-225.

10 Éric Foulon, «Madame Dacier: un itinéraire religieux de Saumur et Paris à Rome et à la

Grèce », dans Voix d'ouest en Europe, souffles d'Europe en ouest, Presses de l'Université d'Angers, 1993, p. 187-206; « Madame Dacier: une femme savante qui n'aurait point déplu à Molière », Bulletin de l'Association Guillaume Budé, IV, 1993, p. 357-379.

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intellectuel. Ces trois axes, biographique, social et religieux, ne devraient cependant pas occulter la dimension proprement littéraire de son œuvre.

Malheureusement, peu de chercheurs relisent ses traductions et ses textes polémiques à la lumière de ces données. Mentionnons toutefois Emmanuel Bury, dont la contribution à l'ouvrage Femmes savantes: savoir de femmes se penche sur des

« points de tension» dans la vie et dans l'œuvre de Mme Dacier. En analysant son parcours de traductrice, il relève les choix originaux de cette femme que son sexe mettait déjà dans une position marginale. Depuis quelques années seulement, cette identité féminine d'Anne Dacier est prise en compte par certains critiques. Fabienne Moore't, une spécialiste américaine de l'émergence des genres en prose au XVIW siècle, analyse le choix stylistique de la traductrice, qui privilégie la prose et rejette catégoriquement le vers. Elle fait l'hypothèse que Mme Dacier, parce qu'elle est femme et donc soumise à des normes sociales strictes, aurait été plus consciente des contraintes de la langue française. C'est cette prise de conscience qui lui aurait permis de s'affranchir de la tradition et de choisir la prose.

Nous ne considèrerons, quant à nous, le sexe de Mme Dacier que dans la mesure où les femmes, sous l'Ancien Régime, n'écrivent pas impunément: l'interdiction tacite qui entoure l'acte d'écrire les contraint souvent à une mise en scène textuelle qui mérite qu'on s'y attarde. Mme Dacier ne fait que rarement dans ses écrits l'aveu qu'elle est femme. Ce silence, dans l'espace réglé de la Querelle d'Homère, rend éloquente chaque allusion à son sexe. Il parle d'autant plus que la rumeur publique des contemporains regorge de considérations de tous ordres liées à sa

« virilité ». Mme Dacier se sert cependant parfois de son identité de femme dans ses traités et ces références, dans la mesure même où elles énoncent un enjeu généralement

Il Fabienne Moore, «Homer Revisited: Anne Le Fevre Dacier's Preface to her Prose Translation of the lIiad in the Early Eighteenth-Century France », Studies in the Literary Imagination, XXXIII, 2,

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tu, doivent être lues comme des stratégies rhétoriques relevant tout particulièrement de l'ethos. Aucune étude n'en a encore entrepris l'analyse.

En fait, c'est sa traduct:on de l'Iliadel2

qui a été le plus minutieusement analysée. Ses deux traités, Des causes de la corruption du goust et Homère défendu contre l'apologie du R. P. Hardouin, n'ont été abordés que du point de vue du contenu. Bruno Garnier, dans son chapitre, «Anne Dacier, un esprit moderne au pays des Anciensl3 », propose de redécouvrir la figure de l'érudite en saisissant le paradoxe qui l'animait: celle d'une traductrice à l'avant-garde et d'une commentatrice butée et conservatrice. Mais c'est d'un article de Roy C. Knight, « Dacier and gardens ancient and modernl4

», que nous vient en partie l'optique retenue pour notre mémoire. L'auteur met en parallèle les conceptions de Mme Dacier et de son vis-à-vis anglais, Pope. Si tous les deux s'entendent à louer Homère comme le plus grand poète, ils diffèrent d'avis sur son style, que l'une qualifie du «jardin le plus régulier et le plus symétrisé» et l'autre de «wild paradise ». R. C. Knight remarque que Mme Dacier s'en prend à Pope tout comme elle s'en était pris à Perrault, alors que ceux-ci soutenaient des points de vue opposés. Cet article suggère implicitement que la position de la savante est toujours la même, qu'elle s'adresse à un apologiste d'Homère, comme le Révérend Père Hardouin ou encore Pope, ou à un détracteur comme La Motte. Là encore, personne ne s'est arrêté à cette permanence dans l'agonistique.

La nature polémique de ses textes est aussi bien traitée que l'idée de corruption qui les articule. C'est le néant. Par contre, le genre polémique lui-même fait l'objet de

12 L'Iliade d'Homère traduite enjrançois. avec des remarques par Madame Dacier, Paris, Rigaud,

Directeur de l'Imprimerie Royale, Rüe de la Harpe, 1711,617 p.

13 Bruno Garnier, « Anne Dacier, un esprit moderne au pays des Anciens », dans Portraits de

traductrices, dir J. Delisle, Presses de l'Université d'Artois, Presses de l'Université d'Ottawa, 2002, p. 13-42.

14 R. C. Knight, « Dacier and gardens ancient and modem », Studies on Voltaire, CLXXXV, 1980,

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profondes et riches réflexions depuis les travaux de Marc Angenot dans La parole pamphlétaire15• Deux recueils, issus de colloques, analysent différents aspects de la

polémique sous l'Ancien Régime: Ordre et contestation au temps des classiques16

et, plus récemment, La parole polémique17

La Querelle d 'Homère, quant à elle, s'est d'emblée présentée aux observateurs de l'époque comme un événement. L'Examen pacifique de la querelle de Madame Dacier et de Monsieur de La Motte sur Homère par Étienne Fourmont en 1716 illustre la conscience que les critiques du moment avaient du combat qui se jouait. Les lettrés du dix-huitième siècle poseront un regard amusé, voire ironique, sur cette joute dont l'enjeu leur échappera de plus en plus. L'ouvrage de l'abbé Augustin-Simon Irailh18 en 1761 perpétue l'idée que la Querelle d'Homère est le fruit du caractère prétentieux d'Antoine Houdar de la Motte et du tempérament belliqueux de Mme Dacier. Il faut attendre le dix-neuvième siècle pour que des savants comme Hippolyte Rigault, Sainte-Beuve ou encore Brunetière19, cherchent à circonscrire et à décrire le phénomène dans son entier et sous l'angle de l'histoire littéraire. Dès lors, la Querelle d'Homère cesse d'être envisagée comme une simple dispute entre des individus pour être comprise comme l'aboutissement d'une tension entre deux forces qui a traversé les âges. Il est désormais admis que les années 1687 à 1715 ont vu naître la « Querelle des Anciens et des Modernes» parce qu'elles ont été marquées par une amplification et une

15 Marc Angenot, La parole pamphlétaire. Typologie des discours modernes, Paris, Payot, 1982,

425 p.

16 Ordre et contestation au temps des classiques, éd. R Zuber et P. Ronzeaud, Paris - Seattle -Tübingen, Papers on French seventeenth Century Litterature, 1992, particulièrement le tome II.

17 La parole polémique, éd. G. Declercq, M. Murat, J. Dangel, Paris, Honoré Champion, 2003,

549p.

18 Abbé Augustin-Simon lrailh, Querelles littéraires ou Mémoires pour servir à l'histoire des révolutions de la République des Lettres, depuis Homère jusqu'à nos jours, Paris, Durant, 1761, t. II, p. 285-319.

19 Hippolyte Rigault, Histoire de la querelle des anciens et des modernes, New York, Franklin,

1859, 490 p.; Sainte-Beuve,« La Querelle des Anciens et des modernes », dans Causeries du Lundi, Paris, Hachette, 1859, vol. XIII, p. 109-141 ; Ferdinand Brunetière, «La querelle des Anciens et des Modernes », dans L'évolution des genres, Paris, Hachette, 1914, p. 111-138.

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intensification des écrits polémiques, par une explicitation des enjeux politiques et sociaux, et peut-être aussi par une certaine résolution du conflit lors de la Querelle d'Homère. Cette approche diachronique a durablement marqué les esprits et après un demi siècle de purgatoire20

, c'est toujours dans cette optique que le sujet est abordé.

Pour le redécouvrir, il semble qu'il ait fallu d'une part qu'un nouveau point de vue fût possible, d'autre part que la discipline même de l'histoire littéraire fût menacée. Car ce n'est qu'au cœur de la tourmente qui entoure l'établissement de la nouvelle critique, à la fin des années soixante, que l'intérêt pour ce sujet on ne peut plus historique se réveille. Participant peut-être au mouvement de résistance que livre alors l'histoire littéraire, Noémi Hepp ravive les études de fortune dans le domaine de l'Antiquité grecque par sa thèse essentielle, Homère au XVlf siècle. Tout le livre tente de saisir la présence paradoxale du « mythe» d'Homère au

xvue

siècle. La quatrième partie de cet ouvrage est entièrement consacrée à la «fortune d'Homère à l'époque de la Querelle des Anciens et des Modernes (1687-1717) ». Son chapitre « Les ouvrages et les faits dans la Querelle d'Homère », «(le] plus brillant et lIeJ plus amusant du livre21

» selon Marc Fumaroli, décrit intelligemment les textes qui constituent le corpus de la Querelle et les fait dialoguer. L'érudition et la rigueur de N. Hepp sont incontestables et précieuses. Elle analyse dans le détail l'entreprise de Mme Dacier et met en relief le savoir à l' œuvre dans ses traductions ainsi que le cadre épistémologique qui détermine ses écrits polémiques: Anne Dacier est l'héritière d'Eustathe, commentateur de la deuxième moitié du XIIe siècle, particulièrement dans l'ordre de l'interprétation allégorique et des considérations théologiques et, bien évidemment, d'Aristote, traduit par son mari André Dacier. On nous montre la savante profondément di visée entre l'époque à « laquelle elle voudrait être entendue et celle à

20 Le seul ouvrage à paraître pendant cette période est celui d'Hubert Gillot, La querelle des anciens et des modernes en France: de la Défense et Illustration de la langue française aux: Parallèles des anciens et des Modernes, Genève, Slatkine Reprints, 1968 (1914),6\0 p., qui délaisse complètement la dernière phase de la Querelle des Anciens et des Modernes.

21 Marc Fumaroli, « Sur Homère en France au XVII" siècle », Revue d'histoire littéraire de la France, LXXIII, 1973, p. 655.

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laquelle elle emprunte sa manière de penser2». Dans son chapitre « Les idées dans la Querelle d'Homère », N. Hepp juge le système de défense de Mme Dacier « complexe », mais «peu satisfaisant23» et reconduit en cela le jugement des contemporains et des lettrés du XVIW siècle. Elle fait ressortir la dynamique de la Querelle qu'elle qualifie de «dialogue de sourds24» et insiste sur la « merveilleuse simplicité» de la doctrine des Modernes. Face à cette stratégie unifiée, les Anciens proposaient deux types d'arguments, « ceux qui viennent trop tard et ceux qui viennent trop tôt pour être entendus par une génération vouée au règne de la raison25 ». La Querelle est ainsi présentée comme la conséquence d'un décalage épistémologique qui empêche les Anciens et les Modernes de s'entendre au propre comme au figuré. Mais de s'entendre sur quoi? Les enjeux semblent nombreux: politiques, religieux, littéraires, etc. Ce livre s'est en quelque sorte imposé comme le moule des études sur la postérité d'Homère: sa primauté n'est pas seulement chronologique. N. Hepp n'aborde cependant pas de front les questions formelles et génériques que pose cet héritage.

Il est si vrai que les critiques ultérieurs ont pensé la Querelle à partir de son ouvrage qu'aucun, à l'exception notable de Bernard Magné, n'a examiné les écrits de la Querelle d'un point de vue rhétorique. Dans son compte rendu de l'ouvrage de N. Hepp, Marc Fumaroli avait d'ailleurs relevé cette absence en s'interrogeant sur le rôle joué par le mythe d'Homère dans le système rhétorique de l'époque26• En fait, rares sont les critiques à faire ressortir les stratégies discursives des protagonistes et leur

22 Noémi Hepp, Homère en France au XVII' siècle, op. cit., p. 647. 23 Ibid., p. 641.

24 Ibid., p. 709.

25 Ibid., p. 751.

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incidence sur l'évolution de la Querelle. Seule l'historienne Chantal Grell27 semble avoir répondu à l'appel lancé par B. Magné en 1976 dans sa thèse d'État sur La Crise de la littérature française sous Louis XIV, humanisme et rationalisme'1S et repris dans

son article «Le procès de la mythologie dans la Querelle des Anciens et des Modernes29

». Cet article programmatique est fondamental pour nous: il expose d'emblée les deux approches possibles de la Querelle: « la première, la plus courante, relève d'une description conjoncturelle et s'attache à différencier des épisodes que particularisent des contenus. La seconde [ ...

1

relève d'une analyse structurelle et s'attache à saisir des tensions que manifestent des stratégies discursives30». Il est vraiment dommage pour nous que B. Magné ait abandonné ces recherches pour se consacrer à Georges Perec. C. Greil, qui partage en partie sa conception, décrit ainsi son propre travail sur la Querelle: «il ne s'agit pas d'exposer les thèses en présence comme la plupart des auteurs s'y sont jusqu'à présent appliqués, mais d'étudier les enjeux, apparents et souterrains, à travers les concepts mis en œuvre et la manière dont ils s'articulent les uns aux autres31

». C. Greil met en évidence la cohérence de l'argumentation des Modernes par rapport à la débandade des Anciens qui se désavouent mutuellement, notamment à propos du recours à l'allégorie. Elle s'intéresse en outre aux implications épistémologiques de cet «événement ». Plus

spécifiquement, elle analyse l'élargissement du champ de la réflexion historique à de nouveaux objets et à denouvelles époques. Les érudits partisans d'Homère se voient en effet contraints par l'offensive des Modernes de donner au prince des poètes une nouvelle légitimité: ils vont désormais lire les épopées homériques comme des

27 Chantal Greil, Le XVllf siècle et J'Antiquité en France, Oxford, Voltaire Foundation, 1995,2

vol., 1297 p. Voir particulièrement son chapitre 5,« L'Antiquité des Anciens et des Modernes », p. 359-448.

2R Bernard Magné, La Crise de la littérature française sous Louis XIV. Humanisme et

rationalisme, thèse d'État, Lille, 1976,2 vol., 1026 p.

29 Bernard Magné, « Le procès de la mythologie dans la Querelle des Anciens et des Modernes »,

dans La mythologie au XVlf siècle, éd. L. Godard, XIIe Colloque du CMR 17, Marseille, 1982, p. 49-55. 30 Ibid., p. 48.

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témoignages historiques32 - elle montre ainsi que les Anciens réagissent aux attaques des Modernes et l'on peut se demander si, dans ces conditions, Noémi Hepp a raison de parler de ({ dialogue de sourds ». Ce changement de statut du texte homérique annonce les progrès futurs de la philologie et laisse entrevoir un certain relativisme qui tient plus, selonC. Greil, d'accord en cela avec Hans Kortum33, de l'intuition que d'une véritable conscience historique. Elle prend là parti contre Bernard Magné qui déclarait nécessaire

d'inverser la vision traditionnelle à laquelle nous ont habitués trop d'historiens de la littérature, en faisant des Modernes les promoteurs d'une critique relativiste, thèse élaborée par les positivistes du XIXe siècle

1 ... 1,

soutenue encore aujourd'hui par Noémi Hepp34.

Si l'appel lancé par Bernard Magné en faveur d'une analyse rhétorique de la Querelle a été peu entendu, en revanche, sa dénonciation d'un certain parti pris pour les Modernes déclenche une polémique qui nous semble déterminante pour les études ultérieures.

Les travaux les plus récents, en effet, témoignent de ce renversement de perspective: alors que la tradition avait longtemps considéré le clan des Modernes, avec Fontenelle à sa tête, comme le relais permettant de rattacher la fin du classicisme aux Lumières, certains critiques font désormais ressortir l'apport paradoxal des Anciens à l'avènement de la modernité littéraire. Larry Norman fait le point sur cette question dans une note de son article intitulé ({ Subversive Ancients? The Querelle

3~ Elle avait déjà livré ces considérations dans sa communication « La querelle homérique et ses incidences sur la connaissance historique », dans D'un siècle à l'autre: Anciens et Modernes, loc. cit, p.

19-30.

33 Hans Kortum, « Frugalité et luxe à travers la querelle des anciens et des modernes », Studies on Voltaire, LVI, 1967, p. 765-775.

34 Bernard Magné, « Le procès de la mythologie dans la Querelle des Anciens et des Modernes », loc. cit., p. 55.

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Revisited35 ». Il y aurait selon lui deux écoles, l'une influencée par les études américaines36 et qui, fidèle à la doxa, fait des Modernes les précurseurs de la modernité, et l'autre, plus récente, ayant sa source en France, qui tente de relire la Querelle du point de vue des Anciens. L. Norman montre de façon assez convaincante que les Anciens, loin de conforter l'ordre social contemporain, l'ont ébranlé et critiqué. Il relève une certaine complicité entre les Modernes et l'ordre social et politique établi. Il qualifie la modernité de Perrault de « répressive» et la relie au processus de civilisation qu'a étudié Norbert Elias. Marc Fumaroli, dans ses multiples articles, ouvrages, et surtout dans son séminaire au Collège de France37, analyse d'une part l'armature politique, institutionnelle et conceptuelle qui soutient la Querelle et la rend possible, et démontre d'autre part que l'imitation des Anciens, bien loin de contraindre, permettait de se libérer des exigences de la propagande étatique, universelle sous Louis XIV. Ce sont les Anciens et non les Modernes qui ont cherché à protéger l'autonomie de la littérature et ils l'ont fait grâce au détour par l'Antiquité qu'ils s'imposaient. La critique ne doit plus penser en terme de vainqueurs et de vaincus.

35 Larry F Norman, «Subversive Ancients? The Querelle Revisited », Seventeenth-Century

French Studies, XXI, 1999, p. 227-238.

36 Voir notamment Joan E. De Jean, Ancients against modems: culture wars and the making of a fin de siècle, University of Chicago Press, 1997, 216 p. Elle affirme à la fin de son chapitre «The

Invention of a Public for Literature}) que « in the eighteenth century, when French Iiterary history was rewritten by supporters of the Ancients 1 ... 1 even Perrault has never received the credit that is his due -for having imagined, in his Parallèle, an embryonic Encyclopédie, in which Iiterature and the fine arts ard considered alongside both the practical arts and the newly emerging scientific disciplines ».

37 La Querelle des Anciens et des Modernes, précédé de « Les abeilles et les araignées» de M.

Fumaroli, suivi d'une postface de J. R. Armogathe, édition et annotations par A.-M. Lecoq, Paris, Gallimard, 2001, 893 p.; Marc Fumaroli,« La République des Lettres (IV). De Descartes à Fontenelle: la Querelle des Anciens et des Modernes », Annuaire du Collège de France /990-/99/. Résumé des cours et travaux, Paris, Collège de France, 1991, p. 505-535 ; « L'Allégorie du Parnasse dans la Querelle des Anciens et des Modernes », dans Correspondances. Mélanges offerts à R. Duchêne, Tübingen, Papers on French seventeenth Century Litterature, 1992, p. 523-534; «Sur Homère en France au XVW siècle )), Revue Histoire Littéraire de la France, LXXIII, 1973, p. 643-656 ; « Hiéroglyphes et lettres: la Sagesse mystérieuses des Anciens au XVII" siècle )), XV/I' siècle, CLVIII, no l, 1988, p. 7-20;

« Réflexions sur la Querelle des Anciens et des Modernes )), Traverses, printemps 1992, p. 40-57; « La Querelle des Anciens et des Modernes, sans vainqueurs ni vaincus )), Le Débat, 104, mars-avril 1999, p.

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Il ne faudrait donc pas croire que ces chercheurs ont simplement inversé le modèle précédent. Certes, cela leur est arrivé dans un premier temps, mais ils ont ensuite déconstruit les catégories d'ancien et de moderne; influencés ou non par la pensée de Derrida, plusieurs chercheurs, lors du colloque D'un siècle à l'autre: Anciens et Modernes, s'y sont efforcés: mentionnons entre autres H. Hillenaar,

« Fénelon, Ancien et Moderne38 », ou encore Jean Sgard, «Et si les Anciens étaient modernes... Le système du P. Hardouin39

». Cet assouplissement permet de repenser

complètement la Querelle, d'en mieux saisir la complexité et le mouvement. Noémi Hepp déjà attribuait aux Anciens des arguments obsolètes et novateurs. Toutefois, même l'école française, qui fait de plus en plus d'adeptes, n'est pas encore parvenue à retracer dans la Querelle les germes de la modernité, du moins pas de façon satisfaisante à nos yeux. L'idée que la Querelle débouche sur les Lumières semble une évidence que personne ne se donne la peine de démontrer. Francis Assaf nous avait donné beaucoup d'espoir en intitulant sa communication «La deuxième Querelle (1714-1716). Pour une genèse des Lumières? 40 » ; malheureusement, il raconte plutôt

qu'il n'analyse la Querelle d'Homère et il ne réussit pas à en expliquer les échos dans l'Encyclopédie. D'ailleurs, un demi siècle s'est écoulé entre la fin de la Querelle et de tels avatars, ce qui nous paraît un peu elliptique. Certains cependant, comme Jean Sgard, analysent ponctuellement l'incidence de la Querelle sur des hommes de lettres ultérieurs41

• Sa communication intitulée « Les enjeux de la Querelle dans le Pour et Contre» au colloque Homère en France après la Querelle (1715-1900) analyse la lente transition qui s'amorce dans la revue de Prévost: toutes les questions qui dérivent de la

38 H. Hillenaar, «Fénelon, Ancien et Moderne », dans D'un siècle à l'autre: Anciens et

Modernes, loc. cit., p. 101-118.

3<1 Jean Sgard, « Et si les Anciens étaient modernes... Le système du P. Hardouin », dans D'un

siècle à l'autre: Anciens et Modernes, Loc. cit., p. 209-220

4() Francis Assaf, «La deuxième Querelle (1714-1716). Pour une genèse des Lumières? », dans

D'un siècle à l'autre: Anciens et Modernes, loc. cit., p. 277-292.

41 Sgard, Jean. «Les enjeux de la querelle d'Homère dans le Pour et Contre », dans Homère en

France après la Querelle (/7/5-1900), Actes du colloque de Grenoble, pub\. par F. Létoublon et C.

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controverse homérique y trouvent place, de façon directe ou indirecte, mais désormais dénuées de caractère polémique.

Au terme de cet examen, quelques constats s'imposent: l'analyse des contenus a été faite et refaite; la critique a tenté de se libérer du préjugé presque sémantique qui faisait des Modernes les précurseurs de la modernité; il est acquis que les catégories d'ancien et de moderne doivent être assouplies; finalement, une lecture des stratégies discursives qui s'inscrirait dans le cadre plus général d'une analyse rhétorique permettrait peut-être de dévoiler la «machinerie» à l'œuvre dans la «Querelle d'Homère ». Il faut donc revenir aux textes mêmes de cet événement et les analyser au plus près. Les écrits polémiques d'Anne Dacier, Des causes de la corruption du goût et Homère défendu contre l'Apologie du R. P. Hardouin42

, sont au fondement de la

Querelle et forment le corpus le plus important et le plus cohérent de cet ensemble. Par ailleurs, leur dimension polémique, leur agressivité manifeste, les rend propres à une étude rhétorique. Finalement, la diversité des adversaires de la traductrice, un mondain et un savant, permet de saisir la variété de ses stratégies. Ce sont donc ces deux traités surtout que nous analyserons dans notre mémoire sous l'angle de la corruption et de la polémique. Nous verrons la genèse, la jeunesse et la maturité de l'idée de corruption, puis son intégration à la pensée de Mme Dacier et finalement son influence sur sa pratique polémique.

4~ Anne Dacier, Des causes de la corruption du goût, Genève, Slatkine Reprints, 1970, 618 p. ; Homère défendu contre l'Apologie du R. P. Hardouin, Genève, Slatkine Reprints, 1971, 231 p.

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GRANDEUR ET MISERE D'UNE IDEE: LA

CORRUPTION

Something is rotten in the state of Denmark. Hamlet, Act 1, Sc. iv, 90

La Querelle d'Homère est un phénomène historique bien connu des spécialistes: aussi, plutôt que d'énumérer les textes qui la distinguent du reste de la production littéraire des années 1700-1720, pour situer l'entreprise de Mme Dacier, nous proposons-nous de parcourir cet épisode polémique de l'intérieur, en suivant l'idée de corruption que l'éminente helléniste met au centre de sa réflexion dans son important traité Des causes de la corruption du goust (1714). Se plaçant dans la lignée de Tacite - Le Dialogue des orateurs se présente comme une recherche des « causes de la corruption de l'éloquence» - , Mme Dacier situe le débat dans le champ de la rhétorique. À quelle époque et comment le concept de corruption, surtout physique et moral à ses débuts, a-t-il pu s'appliquer à la langue et à l'éloquence? Nous répondrons à cette question par une histoire des acceptions du mot corruption depuis l'Antiquité.

Cette enquête sémantique devrait permettre d'établir avec plus de précision les mouvances de la corruption et d'explorer la bibliothèque intérieure d'Anne Dacier qui imite et interprète Tacite. Elle lui emprunte le concept de corruption de l'éloquence, se trouve d'accord avec les causes qu'il met en évidence et a recours à une topique parente pour décrire le phénomène. On ne saurait lire Anne Dacier en ignorant le

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L'idée de corruption apparaît très tôt dans la conscience occidentale, comme le sentiment que rien n'est immuable, que tout change, et - malgré la conviction d'Aristote qu'elle est la condition de la génération - rarement pour le mieux. Bien qu'elle figure souvent dans les textes, il arrive pourtant que la notion de corruption tienne le rôle principal. En en faisant, sous couvert de métaphore, un personnage, nous lui supposons une unité qu'elle est cependant loin de soutenir. La synonymie des termes grecs et latins qui la désignent, ou encore les multiples objets auxquels elle s'attaque, rendent périlleuse toute tentative de définition englobante. La corruption reste abstraite et comme désincarnée, à moins de lui donner un complément de nom qui lui donne prise sur le réel: c'est alors la corruption du sang, des insectes, de la jeunesse, de l'éloquence, des orateurs, des politiciens romains, du goût, etc., autant de masques dont il importe de saisir la grimace pour lui donner un visage. Ce n'est pas elle, mais ses objets qu'il faut analyser pour faire l'histoire de cette idée. «L'idée sera l'unité de base de tous ces ensembles, plus ou moins instables, plus ou moins unifiés43 ».

Jean Starobinski et Michel Delon ont tous les deux travaillé à définir et à renouveler l'histoire des idées littéraires, malmenée par Foucault. L'alliance de leurs méthodes respectives engendre une approche à la fois diachronique et synchronique. Diachronique parce que Starobinski estime qu'une enquête sémantique approfondie est préalable à toute étude d'une idée à une période donnée:

La connaissance des antécédents d'un mot nous invite à le concevoir comme un dérivé. Certes, la plus profonde « racine» des mots de la langue intellectuelle ne conduit pas nécessairement à leur vérité secrète: ce peut être aussi bien leur émergence au niveau des gestes concrets, au départ d'un transfert métaphorique44•

La saisie de ce transfert est ici capitale, puisque c'est le sens figuré de la corruption que retiendra la postérité qui nous intéresse. Par ailleurs, une fois le survol

43 Michel Delon, L'idée d'énergie au tournant des Lumières (1770-1821), Paris, PUF, 1988, p. 18.

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achevé, il faut éviter d' «isoler l'idée des formes, des systèmes et des conditions historiques où elle s'intègre [sans toutefois en] faire un pur reflet des conditions sociales, économiques et des états affectifs et moraux45 ».

L'idée de corruption s'exténue à la fin du règne de Louis XIV, battue par l'idée encore en germe de progrès que le clan des Modernes affiche paradoxalement. Ce n'est vraiment qu'au Siècle des Lumières que se développera une doctrine historique du Progrès46

• Le paradigme de la corruption ou de la décadence et du progrès donne un souffle nouveau au débat entre Anciens et Modernes qui a animé les lettrés depuis la création de l'Académie. Ce paradigme ne va pas de soi. Il est relativement neuf. La corruption a historiquement connu d'autres alliances: le domaine physique en a fait l'antagoniste de la génération; le domaine moral, de la virilité et de l'ascèse47 ; le domaine esthétique, de la pureté; ce n'est que tardivement, alors qu'une doctrine moderne de l'histoire se constituait, que la corruption a dû faire face au progrès dans le domaine historique. C'est un peu les «vies et aventures» (J. Starobinski) de ces couples qu'il nous faut maintenant parcourir.

En guise d'introduction à son ouvrage Action et Réaction, J. Starobinski cite très judicieusement le Louis Lambert de Balzac:

Souvent [ ... ] j'ai accompli de délicieux voyages, embarqué sur un mot dans les abîmes du passé [ ... ]. Parti de la Grèce, j'arrivais à Rome et traversais l'étendue des âges modernes. Quel beau livre ne composerait-on pas en racontant la vie et les aventures d'un mot48

?

L'ambition de ce chapitre est de concevoir l'histoire de l'idée de corruption comme une sédimentation progressive, dont les strates, même érodées par le temps,

45 Michel Delon, op. cit., p. 14.

46 Sur le progrès au XVIIIe siècle, voir le Marquis de Mirabeau, L'ami des hommes, 1757 et Condorcet, Tableau historique des progrès de l'esprit humain.

47 La virilité au sens de la maîtrise de soi, de la sobriété, du courage. 48 Honoré de Balzac, Louis Lambert, cité par J. Starobinski, op. cit., p. 9.

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peuvent non seulement être lues, maIS demeurent actives pour celui ou celle qui l'emploie. Mme Dacier dans son Traité des Causes de la corruption du goust reprend un terme dont la puissance évocatrice réside en partie dans son histoire.

La notion de corruption est souple, aussi active dans le domaine physique que forte dans la sphère morale. Dans les trois langues à considérer dans le contexte de la Querelle des Anciens et des Modernes, le terme de corruption a d'abord désigné un phénomène physique. Cependant, comme le français, le grec et le latin ne distinguent pas lexicalement la putréfaction physique de la corruption morale. Les Grecs, bien qu'ils utilisent aussi à l'occasion d'autres termes, ont largement préféré celui de phth6ra et ses dérivés - (dia)phtheirô, etc. - que les Latins traduiront par corruptio - corrumpo, etc. Le grec utilise deux autres termes: sêpô et têkô qui correspondent grosso modo aux termes latins putrefactio et tabesco. Ce sont ces trois familles que nous explorerons successivement.

Le terme grec dôrodokeô est certes employé pour évoquer la corruption morale des hommes politiques qui acceptent des pots-de-vin, mais le fait que Démosthène emploie diaphtheirô epi khrêmasi conjointement avec dôrodokeô (De Cor 45) laisse à penser que diaphtheirô et dôrodokeô ne sont pas de simples synonymes: «Mais les états étaient malades: les hommes politiques, les hommes en situation d'agir se faisaient payer et se laissaient corrompre par l'argent49

». La métaphore de la cité malade est soutenue par l'emploi figuré du verbe diaphtheirô. Thucydide, dans sa célèbre narration de la peste (II, 47)50, s'appuie d'abord sur le sens physique pour diagnostiquer un mal moral à Athènes. L'historien emploie littéralement le terme phth6ra pour décrire le fléau qui s'abat sur la cité, description d'un désordre qui

49 Nous ne citerons les originaux grecs et latins que dans la mesure où ils illustrent notre enquête

sémantique. Dans les autres cas, nous nous contenterons de citer les auteurs anciens en traduction. Démosthène, Sur la Couronne, éd. et trad. G. Mathieu, Paris, Les Belles Lettres, 1971, p. 40. « At oÈ

lTOÀEIÇ EVOOOVV, TWV I-IÈv Èv TW lTOÀlTEUE06at Kal lTpaTTElv OWpOOOKOUVTWV Kal olacp6ElpOl-lÉVwv ÈlTl XPTJI-laol. » Sur la corruption politique, voir D. M. MacDowell, loc. cit. , p. 57-78

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contraste douloureusement avec l'oraison funèbre si maîtrisée de Périclès. Le phénomène est tellement inouï que Thucydide présente la peste et ses conséquences comme sans mémoire51• L'historien forme une entreprise nouvelle, qu'il refuse d'articuler à une tradition qu'il juge problématique et biaisée52• Il est en quelque sorte « amnésique» : c'est dire, non pas qu'il ignore les traditions, mais qu'il ne leur accorde aucun crédit. Si Thucydide décrit minutieusement les symptômes physiques53, il achève son récit par les conséquences morales de la maladie: « Le plus terrible de tout ce mal était le découragement qui prenait celui qui se savait atteint54 ». La ville, plus encore que ses citoyens, est malade, moralement atteinte, au point de laisser ses citoyens sans sépulture, offerts en pâturage aux oiseaux et aux bêtes. Les lois les plus sacrées ne peuvent ralentir ce brutal retour à la bestialité (II, 54, 4). La corruption morale est responsable de la putréfaction visible des corps. De même, dans une Rome corrompue, les lois, loin d'être inoffensives ou simplement impuissantes, sont à leur tour susceptibles de corrompre: «Alors on proposa des lois non plus pour tous, mais contre des individus et jamais les lois ne furent plus multipliées que quand l'État fut le plus corrompu55 ». La prolifération des lois n'est pourtant pas tant la cause que le symptôme de la corruption. Tibère, dans une lettre adressée au Sénat, que rapporte Tacite dans les Annales, compare Rome à une « âme corrompue et corruptrice, malade

51 «Où IJÉVTOI TOOOUTOS yE ÀOIIJOS oùoÈ <p6opà OÜTWS av6pwlTwv oùoalJou

ÈIJV'lIJOVEVETO YEvÉo6al W (11,47, 3).

52 Pourtant, Hérodote avant Thucydide avait voulu fonder un nouveau discours. « Dès la phrase inaugurale des Histoires, l'opération historiographique d'Hérodote se donne en effet comme nomination

d'un lieu nouveau, comme sa circonscription dans des pratiques discursives et des savoirs ayant alors cours: historié ». F. Hartog, Le miroir d'Hérodote, Paris, Gallimard, 2001, p. 16.

53 Sur la peste d'Athènes, voir Thomas E. Morgan, « Plague or Poetry? Thucydide's on the

Epidemie at Athens », Transactions and Proceedings of the American Philological Association, Volume

124, 1994, p. 197-209. ; et D. L. Page, «Thucidides's Description of the Great Plague at Athens », The Classical Quarterly, volume 3, July-October 1953, p. 97-119.

54« 8ElvoTaTov oÈ lTaVTOS Tjv TOU KaKOU

il

TE a6ulJ(a OlTOTE TIS a'(o60lTO KO:IJVWV W (II, 51,4).

55 Tacite, Annales, trad. Burnouf, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, p. 151 (III, XXVII) : « iamque non modo in commune sed in singulos homines latae quaestiones, et corruptissima re publica plurimae leges ».

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et consumante56 ». Le cardinal de Retz, dans ses Mémoires, reprendra le topos de la cité malade associé à la corruption morale et à la multiplication des édits:

Le mal s'aigrit; la tête s'éveilla: Paris se sentit, il poussa des soupirs; l'on n'en fit point de cas: il tomba en frénésie. Venons au détail. Emery, surintendant des finances, et à mon sens l'esprit le plus corrompu de son siècle, ne cherchait que des noms pour trouver des édits57•

Aristote s'attaque à une corruption encore plus abstraite: il ne cherche pas dans l'idée de corruption des sens métaphoriques, mais des causes générales. Il consacre un traité entier à la question de la corruption, le Peri geneséôs ka'i phth6ras, plus connu sous son titre latin De Generatione et Corruptione58

, texte qui fonde la relation dialectique entre les deux temps du devenir, la génération et la corruption: «(laJ révolution entretiendra indéfiniment la génération en amenant et en éloignant périodiquement la cause de la génération59 ». Cette cause presque cosmique explique l'ordre du monde comme un éternel mouvement de balancier. Aristote y établit définitivement le caractère actif de la corruption dont le fonctionnement est identique à la génération. Il est le premier à associer le phénomène naturel au phénomène artistique.

Car ce qui appartient à la matière c'est la propriété de subir des actions et d'être mise en mouvement, alors que la propriété de mouvoir et d'exercer des actions appartient à une autre puissance. Ceci est évident dans ce qui se produit par l'art et dans ce qui se produit par la nature. Ce n'est en effet pas l'eau elle-même qui fait

56 Idem., p. 164 (Liber III, UV) : «atqui ne corporis quidem morbos veteres et diu auctos nisi per

dura et aspera coerceas : corruptus simul et corruptor, aeger et flagrans animus haud levioribus remediis

restinguendus est quam libidinibus ardescit. tot a maioribus repertae leges, tot quas divus Augustus tulit, illae oblivione, hae, quod flagitiosius est, contemptu abolitae securiorem luxum fecere ».

57 Cardinal de Retz, Mémoires, éd, S. Bertière, Paris, Garnier, 1987, vol. l, p. 290.

58 Sur l'authenticité du traité De la génération et de la corruption, voir l'introduction de Charles

Mugler dans Aristote, De la génération et de la corruption, Paris, Les Belles Lettres, 1966, p. V à XVII.

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naître un être vivant de son sein, ni le bois qui produit un lit, mais c'est ici l'art60

La comparaison entre la nature et l'art61

met en parallèle deux puissances (dunameis), celle de la nature et celle de l'artiste - les hommes corrompus qui nous intéresseront le plus seront de ces artistes techniciens qu'on appelle orateurs - , qui peuvent engendrer et détruire, c'est-à-dire agir (t6 dè kineîn kal poieîn) sur une matière inerte qu'Aristote décrit au moyen des mêmes verbes (t6 dè kineîsthai kal), employés cette fois à la voix passive. La corruption naturelle est dans l'ordre des choses puisque la matière porte en elle, virtuellement, sa fin; la corruption culturelle pourrait plutôt être pensée comme une « violence» faite à une matière sans récit, sans mort écrite.

Sans surprise, les Latins utilisent le terme corruptio pour évoquer la corruption physique, que ce soit celle des éléments comme le ciel ou celle des malades.

Par conséquent, pour peu que vienne à s'ébranler un ciel qui par hasard nous est étranger, et qu'un air ennemi insidieusement commence à se glisser, alors, comme les nues et comme les brouillards, il rampe lentement, et partout où il passe, il impose désordre et bouleversement. Ce qui se passe aussi, quand enfin il arrive à notre propre ciel, c'est qu'il va le corrompre (corrumpat) et, à l'instar de lui, en faire un étranger (alienum)62.

60 Aristote, op. cit., p. 66.

61 Sur l'analogie entre la nature et l'art, voir Pierre Hadot, Le voile d'Isis. Essai sur l'histoire de l'idée de nature, Paris, Gallimard, 2004, p. 41 : «Aristote admet lui aussi une analogie entre nature et

art, mais il y ajoute de radicales oppositions. En premier lieu, il définit la nature comme un principe de mouvement intérieur à chaque individu. [ ... ] Chez les êtres vivants, ce principe de mouvement immanent est en outre un processus de croissance. On pourrait penser au premier abord qu'Aristote conçoit le processus naturel sur le modèle du processus artistique. [ ... ] Mais, en fait, les différences apparaissent rapidement. Dans la réalisation de l'œuvre d'art, c'est un agent étranger qui introduit de l'extérieur la forme dans une matière qui lui est étrangère; dans le processus naturel, c'est de l'intérieur et immédiatement que la forme modèle une matière qui est propre. [ ... ] L'art s'impose à la matière avec violence, alors que la nature modèle la matière sans effort et avec aisance. [ ... ] Cette problématique dominera toute l'histoire de la notion de Nature. Elle sera clairement formulée à la Renaissance par exemple chez Marsile Ficin ».

62 Lucrèce, De la nature des choses, trad. B. Pautrat, Paris, Le livre de poche, 2002, p. 681 [Liber

VI, 1118-1124] : « proinde ubi se caelum, quod nobis forte alienum, commovet atque aeër inimicus serpere coepit, ut nebula ac nubes paulatim repit et omne

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Lucrèce associe d'abord le phénomène de la corruption aux désordres et aux bouleversements, puis à une certaine altérité. Y a-t-il un rapport clair dans l'Antiquité entre la maladie, la corruption et l'altérité? La maladie depuis Hippocrate et Galien est généralement définie comme un déséquilibre des humeurs, phénomène qui peut avoir des conséquences fâcheuses, mais aussi heureuses comme dans le cas de la bile noire, dont l'excès entraîne la mélancolie et favorise la créativité: c'est la seule humeur à influencer la «disposition de l'âme63 », parce qu'elle tient à la fois du moral et de l'humoral. Aristote, dans le Problème XXX;'\ dit de la mélancolie qu'« avec un tel mélange, les individus diffèrent d'avec eux-mêmes65 ». Cette maladie, même si elle ne vient pas de l'extérieur dans la théorie médicale ancienne, rend étranger à soi-même66

• La maladie mentale n'est pas devenue pour rien une « aliénation de l'esprit» qui, une fois dépossédé, se laisse plus facilement envahir. Le rapport à l'étranger n'est pas simple dans l'Antiquité: le barbare constitue presque toujours une menace. Plutarque, dans la Vie de Lycurgue, rapporte que le législateur interdisait à ses citoyens de fréquenter les étrangers:

car avec des personnes étrangères, il est inévitable que s'introduisent dans une ville des propos étrangers; ces propos étrangers amènent des idées nouvelles; et de toute nécessité, il naît de ces importations bien des sentiments et des volontés, autant de fausses notes qui rompent l'harmonie constitutionnelle. Aussi

qua graditur conturbat et immutare coactat,

fit quoque ut, in nostrum cum venit denique caelum, corrumpat reddatque sui si mile atque alienum. »

63 Raymond Klibansky, E. Panofsky et F. SaxI, Saturne et la mélancolie, Paris, Gallimard, 1989

(1964), p. 45.

64 Sur l'authenticité du texte, voir Jackie Pigeaud, «Présentation », dans Aristote, L'Homme de

génie et la Mélancolie, trad. J. Pigeaud, Paris, Rivages, 1988, p. 9-80.

65 Aristote, L'homme de génie et la mélancolie, op. cit., p. 99 [945 b] : lTpOS TJlV TOIa\lTT)V

KpaOlv, 8laq>ÉpouOiv aÙTol aÙTwv.

66 La frontière entre la santé et la maladie n'est pas claire chez les Anciens. Chez Galien par exemple, « [p Jour autant, la santé et la maladie ne sont jamais réellement pensées comme des contraires dans la mesure où elles ne s'excluent pas réellement l'une l'autre, mais sont toujours envisagées sous le même point de vue dans un rapport de continuité et de glissement sans cesse possible d'un état à l'autre. » V. Boudon, « Notice », dans Galien, Exhortation à l'étude de la médecine. Art médical, Paris, Les Belles Lettres, 2000, p. 195.

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Lycurgue jugeait-il d'autant plus utile d'épargner à sa ville l'invasion de mœurs mauvaises comme de corps malades67

La dissension (stasis) est à la cité ce que le désordre humoral est à 1 'homme. De manière générale, la vie même est perçue comme une lente corruption « suspendue grâce à la présence de l'anima, le souffle vital, chaud et sec. [ ... ] Cette corruption caractéristique des êtres animés tient à leur mobilité68

». La corruption est essentiellement mouvement. On préfère considérer qu'elle vient d'ailleurs et qu'elle s'impose avec violence. Pourtant, elle est aussi naturelle et les anciens savaient bien qu'elle était la condition même de la génération. Ainsi, dans les Géorgiques de Virgile, c'est la putréfaction de l'animal qui engendre les abeilles et le miel, l'un des symboles les plus permanents de l'univers poétique et du divin69•

La question qui se pose à ce stade de notre réflexion est de savoir si l'homme est moralement corruptible parce qu'il l'est physiquement. À notre connaissance, aucun auteur de l'antiquité n'associe autrement que sémantiquement ces deux phénomènes. Par contre, lorsqu'un ancien parle de corruption physique~ une certaine corruption morale ou sociale, en tous les cas figurée, est sous-entendue. Ainsi, même quand le terme sêpô est employé littéralement, il a souvent une portée morale. Homère dans l'Iliade l'utilise pour décrire la décomposition des chairs de Patrocle et d'Hector : «corrompant toute sa chair» (19, 27) et « [v]oilà la douzième aurore qu'il est là,

67 Plutarque, Vies parallèles, trad. B. Latzarus, Paris, Garnier, 1955, p. 219 [chap. XXVIII] : a~a

yàp ~ÉVOIÇ ow~a01v àvayKT} Àoyouç ÊlTElO1ÉVOI ~Évouç' Àoyol SÊ KOIVOI KplOEIÇ KOIVàç

ÊlTI<pÉpOUOIV. Ê~ wv àvayKT} lTa6T} lToÀÀà <puEo601 Ka! lTpOOlpÉOEIÇ à1T<~Souoaç lTpOÇ n')v Ka6EOTwoav lToÀITElav, WOlTEp àp~ovlav. SIO ~aÀÀov ct>ETO XpfJVOI <puÀaTTEIV n')v lTOÀIV OlTC.)Ç i]6wv OVK àvalTÀT}o6i)OETOI lTOVT}pWV

il

Oc.l~aTC')V VOOEpWV Ë~c.l6EV ÊlTEI010VTc.lV. Sur le rapport de Plutarque à l'étranger, voir Philippe Fennicus-Berge, «Plutarque et les étrangers », Les Cahiers de Clio, 123, p. 3-14.

68 Florence Dupont, « Grammaire de l'alimentation et des repas romains », Loc. cit., p. 206.

69 Virgile, Géorgique IV, dans Opera omnia, ed. F. A. Hirtzel, Oxford, Clarendon Press, 1959, v.

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étendu à terre, et sa chair ne se corrompt pas» (24, 414fo. Les dieux préservent leur corps de l'outrage. Car si le phénomène est physique (les vers et les mouches sont les instruments de la putréfaction), ses conséquences sont sociales et morales 71, puisque le héros «outragé» qui se décompose sans recevoir de sépulture est dépouillé de sa «belle mort»: «[c]ette belle mort, pour lui donner le nom dont la désignent les oraisons funèbres athéniennes, fait apparaître, à la façon d'un révélateur, sur la personne du guerrier tombé dans la bataille l'éminente qualité d'ané agath6s72

». Le héros qui tombe au faîte de sa jeunesse et de sa beauté se fige ainsi pour l'éternité dans la mémoire collective: la mort (phth6ra), qui est la corruption par excellence - le mot grec a aussi le sens de destruction, d'anéantissement - , perd sa qualité destructrice et le héros demeure intact malgré le trépas. Il échappe en quelque sorte à la corruption de la mémoire en accédant à un idéal social et moral.

Les poètes tragiques privilégient aussi ce terme (sêpô) et l'emploient surtout au sens figuré. Dans l'Electre d'Euripide (319), la fille d'Agamemnon oppose l'orgueil d'Egisthe qui exhibe son pouvoir en public et le sort de son père dont le sang noir se corrompt dans le palais. Très tôt, le sens figuré est assez répandu pour que dans les Choéphores (995) d'Eschyle, Oreste associe, sans passer par le détour de la corruption physique, les vices de sa mère au venin corrupteur :

Mais celle qui imagina telle horreur contre un homme dont elle avait porté les enfants sous sa ceinture [ ... 1 que te semble-t-elle? Murène

ou serpent? Un être en tout cas capable d'infecter (sêpein) sans

morsu~e, au simple contact, par le seul effet de son audace et de son orgueil naturels 73.

70 Eschyle, Les Choéphores, éd. et trad. P. Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 1952, p. 118-119.

KaTà oÈ xpoa 1TCIna OTJ1TTJ'IJ et OUc.vOEKOTTJ oÉ ai ti~s KEIj..lÉVctl, aùoÉ Tl ai XP~s OTJlTETaI. Homère, /liade, trad. et éd. P. Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 1938, p. 4 et 154.

71 Chez Homère,le social et le moral ne semblent pas clairement distingués.

72 Jean-Pierre Vernant,« La belle mort et le cadavre outragé », op. cil., p. 41-79 [p. 56].

73 Eschyle, Les Choéphores, éd. et trad. P. Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 1952, p. 118-119.

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La malédiction des Atrides bouleverse le rapport de filiation qui unit normalement un fils à ses parents. Dans sa tirade, Oreste insiste d'une part sur le fait que Clytemnestre est sa mère tout en soulignant l'absence de contact qu'il y eu entre eux. La corruption ou la malédiction qui pèse sur la famille des Atrides sont contagieuses.

La même concomitance des sens propre et figuré se trouve dans l'emploi des termes têkô et tabesco, bien que ces deux termes soient moins directement liés à l'idée de corruption. «Qu'il s'agisse de phénomènes météorologiques ou affectant le corps humain, il existe [ ... ] les mêmes possibilités sémantiques, propres et métaphoriques, et les mêmes domaines d'emploi pour le latin tabeo (tabesco) et pour le grec

TrlKW/TrlKOJ..la\74 ». Littéralement, têkô et sêpô renvoient à l'idée de la fonte: celle de la neige, du cœur blessé, du corps malade, des larmes. Le verbe têkô est par exemple utilisé conjointement avec sêpô par Hippocrate pour décrire une plaie infectée: « il est inévitable que les chairs broyées et écrasées fondent (sapeisas) en pourrissant (ektakênaif5 ». Homère l'utilise métaphoriquement pour évoquer la douleur de Pénélope: « [l]e seul regret d'Ulysse me fait fondre le cœur76 ». Il emploie aussi ce terme pour évoquer la maladie qui n'a pas consumé la mère d'Ulysse, Anticleia : « Ce n'est pas la langueur, ce n'est pas le tourment de quelque maladie [têked6ni] qui me fit rendre l'âme, c'est le regret de toC7 ». L'absence n'entraîne pas ici de « corruption »,

loI; où 'tÉ'ltvwv i'JVEYX~ UJto ~wvTJV ~aQoç [ ... ]

'tL OOL ÔOXEL ; j.LuQaLva y' Eh' eXLôv ' e<j>'U.

L~JtELV 8LyoDouv aÀÀov ou ÔEÔTJYj.LÉvov,

T6Àj.LTJç ËXU'tL XàVÔLXO'U <j>QOV~j.LU'tOç. » 74 Armelle Debru, lac. cit. , p. 21.

75 Hipppocrate, op. cit., p. 54: Kal àvayKTJ Tàç oapKaç Tàç <pÀao6EtOaç Kat KOlTEtOaç,

OalTEtOaç Kal mlOV yEvOIlÉvaç, ÈKTaKt;Vat

76 Homère, Odyssée, Chant XVI à XXIV trad. V. Bérard, Paris, Les Belles Lettres, 2001, p. 117

[XIX, 136] : àÀÀ' 'Oouot; lTo6Éouoa <ptÀov KaTaTIlKollal iiTOp.

77 Homère, Odyssée, Chant VIII à XV, op. cit., p. 149 [XI, 200-201] : OVTÉ TIÇ OUV IlOI voüooç ÈlTIlÀu6Ev,

il

TE llaÀloTa TTJKE06VI OTuyEpij IlEÀÉUlV ÈÇEtÀETO 6ullov.

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mais plutôt une liquéfaction de l'être qui perd sa densité et, par là, son caractère vivant. Dans la descente aux enfers d'Ulysse, les morts sont décrits comme des «têtes sans force », des êtres sans vigueur. Par ailleurs, le verbe têkô est employé ici pour décrire métaphoriquement l'effet qui découle du regret d'un proche: nous verrons que l'impression de vivre dans un monde corrompu, déchu est indissociable d'une certaine nostalgie que les partisans des Anciens exprimeront avec force.

Chez les Latins, « [l]a valeur métaphorique de tabes dans le domaine moral (plaisir, vie « dissolue») désigne non la corruption (pourriture), mais l'amollissement de la vigueur morale, la fonte du courage et de la robustesse interne 78 » :

la débauche invente contre elle-même de nouveaux outrages; la mollesse et la dissolution découvrent tous les jours des moyens de destruction plus délicats et plus raffinés. Nous n'avons pas encore assez fait abdication de virilité. Tout ce qui nous reste d'habitudes mâles disparaît sous le luisant et le poli de nos corps. Nous avons vaincu les femmes en toilette; hommes, nous nous parons de ce fard que les dames romaines abandonnent aux courtisanes. Une allure molle et vacillante suspend en quelque sorte notre pied: nous ne marchons plus, nous nous laissons aller. Des anneaux parent nos doigts; sur chaque phalange brille une pierre précieuse. Chaque jour, nous songeons au moyen d'outrager en nous-mêmes ou de masquer notre sexe, dont nous ne pouvons nous détacher. L'un livre au fer ce qui le fait homme; l'autre cherche l'asile déshonoré du cirque, se loue pour mourir, et s'arme pour devenir infâme. L'indigence même trouve moyen de satisfaire ses goûts monstrueux79 ».

78 Armelle Debru, lac. cit., p. 21.

79 Exemple cité par A. Debru, ibid., p. 29, n. 18: Sénèque, Questions naturelles, trad. P.

Oltramare, Paris, Les Belles Lettres, 1961, Liber VII, 31, 1 : «invenit delicarium dissolutio et tabes aliquid adhuc tenerius moiiliusque quo pereat. Nondum satis robur omne proiecimus: adhuc quicquid est boni moris extinguimus. Leuitate et politura corporum muliebres munditias antecessimus, colores meretricios matronis quidem non induendos uiri sumimus, tenero et molli ingressu suspendimus gradum (non ambulamus sed incedimus, exomamus anulis digitos, in omni articulo gemma disponitur; (7,31,3) cotidie comminiscimur per quae uirilitati fiat iniuria, ut traducatur, quia non potest exui: alius genitalia excidit, alius in obscenam ludi partem fugit et locatus ad mortem infame armaturae genus, in quo morbum suum exerceat, legit ». A. Debru insiste sur le fait «qu'il ne faut pas traduire tabes par « corruption)) des plaisirs alors que tout évoque l'amollissement de l'énergie morale (robur) qui "fond" )).

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