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Jules Renard et le journal intime

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Academic year: 2021

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(1)

JULES RENARD ET LE JOURNAL INTIME

by

Jean-Yves Laporte

A thesis submitted to the

Faculty of Graduate

Studi~s

and Research

in partial fulfillment of the requirements

for the degree of

Master of Arts

~

Department of French Language and Literature

McGill University, Montréal

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1

RÉSUMÉ

Ce mémoire tente de retracer les conditions d'émergence du journal intime à travers les transformations historiques des caractéristiques qui lui sont pr0l=res. L'analyse des notjons de temporalité, d'individualité et du discontinu nous permettra d'aborder

l'oeuvre diarique de Jules Renard qui s'affirme comme l'aboutissement et le point de rupture d'une littérature qui approche son terme. Nous tenterons de montrer en quoi ce terme se confond avec le silence.

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"---ABSTRACT

This thesis attempts to retrace the conditions of birth of the diary as a literary genre. Through the historical transformations of its main characteristics such as the notions of time, individuality and discontinuity, we will further our analysis to the uiaristic

oeuvre

of Jules Renard. His work represents the culmination and breaking point not only of the genre in itself but also of literature considered in a larger framework. We will try to prove that the direction of Renard's writing coulù have only led hirn to the de ad end which is called silence.

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TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

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CHAPITRE l

L'ESPACE ENTRE LES MOTS ET LES CHOSES

CHAPITRE II L'ESPACE DU MOI

CHAPITRE III

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GENÈSE DU JOURNAL INTIME

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CHAPITRE IV L'~CRIVAIN ET LE JOURNAL

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CHAPITRE V L'~CHEC QUOTIDIEN

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CONCLUSION

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p. 1 p. 11 p. 22 p. 30 p. 41 p. 64 p. 85 BIBLIOGRAPHIE • • • • • • • • • • • • • • • fi • p. 89

(5)

,

1

L'homme en sait trop peu sur soi-méme

et

n'en peut savoir que trop peu pour que

ses confessions, sa sincérité puissent nous

apprendre quelque chose de vraiment important

et que nous ne puissions imaginer facilement.

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1

INTRODUCTION

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Il est essentiel de fournir quelques Informations ayant trait al.'x diverses éditions du Journal. À ce jour, cinq éditions ont été publiées. La première, posthume, il été

publiée e,~ cinq volumes, de 1925 èl 1927, sous le titre de

Journal inéd~c. aux éditlons Bernouard. Cette édltion est le

résultat du travail de Henri Bachelln qui èl la mort de Renard copia, avec l ' assentlment de Mme Jules Renard, les nombreux cahiers qui constltualent le manuscr l t du ]ournlll. Cette

copie ayant été perdue et le manuscrIt origlnal brûlé, semble-t-il, par Mme Renard elle-mème, l'édItIon de Bachplin fait donc, par la force des choses, ~utorite. C'est donc cellc-lâ que reprendront les éditions succeSSIves. Pour notre part, nous avons travalllé alternatlvement avec l'édltion de la Pléiade ainsi que celle, plus récente, publiée en 1990 chez Robert Laftont (collectlon Bouqulns). Vu le nombre considéra-ble d'éditlons, nous avons cru utile, lorsque nous puisons des ci":atlons à même le Journal, d' Y référer par le Jour et

l'année plutôt que la page.l

l- Bien qu'à en croire Léon Gu~chard, qu~ contribua grandement à la réédition des oeuvres de Renard (on lUi dOit deux études sur Renard ainsi que l'édition des trolS volumes de La Pléiade), le texte de l'édition Bernouard seralt non seulement tronqué de beaucoup (presque du tiers ~n fait) mais comporterait également un grand nombre d'erreurs de lecture, attribuables à Henr~ Bachelln.

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Pierre-Jules Renard est né en 1864, dans un petit village de la Mayenne où il ne passa que les deux premières années de sa vie. C'est à Chitry-les-Mines, dans la Nièvre, qu'il dev int peu à peu poi l de Carotte. Sa naissance scelle une rupture, celle de ses parents, et toute l'enfance de Renard se déroulera dans une atmosphère d'antagonisme avoué. Avec lui naissait l~ sllence du père; en butte à l'incessant bavardage de son épouse, celui -ci Chclsissai t de s'enfermer dans un mutisme déf initif, réact ion à l'excès par son contraire. Cette famille divisée ne p~end pourtant sens qU'à travers les oppositions qui s'y forment. Pas de deml-teintes chez les Renard: on n'y trouve qu'une césure radicale, antinomique, dont l' arrl vée de Jules, le cadet de trois enfants, semble être le catalyseur. Le père se tait et, républicain (il est maire de chitry" confirme de plus en plus son

anticlérica-lisme; de son côté, la mère, bigote, bavarde comme une caricature de bigote, se cantonne dans un rôle en tous points opposé à celui du père ou plutôt, elle condltionne ainsi celui du père. Difficile de traiter de la famille Renard en la départageant de la famille Lepic. La fiction et la réalité

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1

s'entrecroisent au point où dans le Journal, Mme Renard mère

devient, indifféremment, «ma mère» ou Mme Lepic. Bavarde et bigote, il semble que la mère de Renard le fut réellement, Cruelle, peut-être pas, sotte, sûrement, et :'9 Journal le

montre amplement : «Elle ne ment pas, elle invente. »~ De son père, Renard héritera non seulement la haine du bavardage mùis également celle du mensonge, toutes deux personnifiées par la mère. De là, à travers une série d'associations polarisées par le père (<<Le mépris de mon père pour les gens qui écrl-vent. Écrire, c'est bavarder ( . . .

l

.»1), les termes de

l'équation bavardagej écri turejmlmsenge lui feront cenc lure que «tcrire, c'est presque toujours mentir.»' Cette obsession se traduira par une incessante quête de la vérité tant ~ travers l'action politique qu'à travers l ' a r t : «La vérité n'est pas toujours l'art, l'art n'est pas toujours la vérité, mais la vérité et l'art ont des points de contact: je les cherche.»'

2- J. Renard, Journal, Paris, Gallimard, coll. .. La Pléiade", 1965, 11 ao(lt 1902.

3- Ibid., 20 juillet 1898.

4- Ibid., 11 août 1902.

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Républicain, anticl~rical (<<dans mon église, il n'y a pas de voüte entre moi et le ciel»6) et maire de son vi: lage, Renard le deviendra à son tour. Entre les deux camrs, il choisira facilement celui de son père qui, commodément, lui permet de s'opposer à sa mère avec plus de vigueur. Mais il importe surtout de savoir que son premier soin sera de quitter sa famille pour monter à Paris. Ses études terminées, il renonce â l'ecole normale supérieure et s'installe à Paris. Il veut devenir homme de lettres : il frappe à des portes, cherche à s'introduire dans les salons, y parvient parfois. En 1886 paraissent les Roses, légère plaquette de vers pUbliée à compte d'auteur qU'une actrice de la Comédie française, liaison éphémère et sans doute stratégique, lira dans ces mêmes salons. On parle un peu de lui mais c'est encore une fois à compte d'auteur, en 1888, qu'il lui faudra publier

Crimes de village, recueil de huit nouvelles assez brèves, à

mi-chemin entre le conte réaliste, parfois moral à la Daudet, et l'exotisme villageois de Maupassant. Malgré le timide accueil réservé au recueil, la vocation de Renard est conf ir-mée par un événement heureux : cette même année, il épouse celle qui deviendra la Marinette du Journal, femme de tête mais soumise, tendre et fidèle qui soutiendra Renard tout au

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lui apportera, grâce à une dot considérable, la sécurité financière dont il avait besoin pour petit à petit se faire un nom et se consacrer entièrement à la chose littéraire. Sa nouvelle situation lui permettra, entre autres, de participer à la fondation du Mercure de France dont il sera le principal actionnaire et qui deviendra sa première tribune. Il reçoit en 1900 la Légion d'honneur (qu'il désirait ardemment et qu'Il obtint grâce à Edmond Rostand, un ami à'alors, propulsé au sommet par le tr iomphe de Cyrano). En 1907, trois années avant sa mort, il remplace Huysmans à l'Académie Goncourt «Il faudra maintenant acquêrir une juste obscurité.»7

Il s'empêtre au contraire dans le succès qu'il a tant cherché, pour lequel il aura sacrifié beaucoup. De 1900 à sa mort, en 1910, il n'écrira que Nos frères farouches, Ragotte

(1908), série de petits tableaux campagnards, son dernier livre, le meilleur peut-être, le plus dépouillé sürement. Mais ces dix dernières années, il les cow:;acrera surtout au théâtre où il «délayait - et avait honte de délayer - ses brefs récits parfaits.»8 Le cirque mondain de la vie

7- Ibid., 1"' novembre 1907.

8- J. Paulhan, Oeuvres complètes, tome IV, Parie, Cercle du livre précieux, 1969, p. 138.

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parisienne exerçait sur lui une fascination dont lui, le ((paysan perverti»9 s' enorgueuillissait. La société des salons, où on craignait ses silences entrecoupés de pointes caustiques, l'attirait, mais sa haine de l'artifice et de l ' obséquiosi té lui donnera une réputation de rossl., qu'il méritait, et à laquelle il préféra se conformer. Il savait néanmoins que ces mondanités faisaient partie du jeu lit-téraire des cénacles - on sait à quel point cette fin de siècle multiplia les écoles - et sa soif de gloire, qui l'avait conduit à Paris, l'incita à y demeurer (c'est là qu'il décéda) .

Ce n'est qU'en 1896 qu'il revient s'installer à Chaumot (village voisin de Chitry); i l y reviendra chaque année pour la période estivale, ne retournant à Paris que pour la morne saison et pour de brefs séj autos nécessaires à son métier. Solitaire, obtus et surtout ··chasseur d'images», son oeuvre aura pour cadre principal le milieu paysan qu'il tentera d'aborder en se détachant d'un naturalisme à la Zola - système qu'il récuse et qu' i l fracturera au point où son Journal,

fragment quotidien d'une vie paysanne, s'imposera, par-dessus

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l'oeuvre, comme l'ultime point de rencontre entre l'écrivain et son monde.

Nous avons choisi d'étudier le

Journal

de Jules Renard en nous penchant sur les aspects, nombreux, qui donnèrent naissance à un genre jadis négligé, voire inexistant, aujourd'hui abondamment pratiqué pour des raisons qu'il nous reste â démontrer. De Montaigne à Michel Leiris, beaucoup ont pratiqué le «cul te du moi», et sous bien des formes. si

l'autobiographie connaît maintenant, avec le journal intime, ses heures de gloire, les raisons de l'émergence de l'une et de l'autre ne sont pas les mêmes. Le 1 i ttéraire a changé; des notions telles que «temps», «individu», «oeuvre», l'ensemble donc des éléments constitutifs des écrits intimes, ont subi des métamorphoses radicales. Or de tous les ouvrages dont nous avons pris connaissance, seule la somme d'Alain GirardlO

,

tout entière dévolue au journal intime, nous offrait des esquisses de ce qui avait pu préluder à l'apparition du journal et des diverses formes qui accompagnent son mouvement. Seulement, l'analyse d'Alain Girard, aussi méticuleuse qU'elle soit, n'en reste pas moins restreinte dans les limites du moi;

10- A. Girard, Le journal intime, Paris, Presaes Universitaires de France, 1963, 638 p.

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-7

approche résolument psychologique qui lui pe~mêt entre autres d'affirmer : «Rien de plus opposé, sinon de plus imperméable l'an à l'autre que l'intimisme, tourné vers le

moi

et la psycholog ie introspective, et le mouvement de pensée qui conduit à la socilJlogie positive. »11 Il nous est apparu au contraire que ces éléments, considérés du strict point de vue de l'écriture et de l'évolution de la pensée, étaient inextricablement liés. Plus encore, que le journal intime en tant que genre apparaissait en bordure d'une série de circonstances où le

moi

subissait des transformations importantes certes, mais où le

littéraire

était tout aussi puissamment mis en cause.

Li ttéra ture, c'est précisément ce qU'est ou tente de devenir le journal intime. Psychanalytiquement parlant, tous les journaux intimes se valent et leur permutabilité n'a rien à nous apprendre. Dans le journal d'un écrivain, c'est toute la question de l'écriture qui se trouve problématisée. À ne considérer que le

moi

de l'écrivain, on agit «comme si, de l'oeuvre littéraire, on négligeait ce qui est

création

pour ne plus l'envisager que sous l'angle de

l'expression

et regarder, plutôt que l'objet fabriqué, l'homme qui se cache - ou se

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4 •

montre - derrière.»12 C'est bien pourtant l'acte de création qui fait toute l'ambiguïté du journal intime. C'est une création occultée par l'oeuvre qui l'accompagne (ou qu' il accompagne - trajet d'aller-retour, du journal à l'oeuvre, de l ' oeuv:r'e au journal) en même temps que séparée de l'oeuvre par le geste qui lui donne naissance, souterrain et comme aban-donné à lui-même. Le drame de cette écriture nous vient de ce que l'écrivain y semble condamné Et doublement reclus. "Je me figure par un indéracinable sans doute préjugé d'écrivain, qua rien ne demeurera sans être proféré. ,,1\ Il n'est pas ici question de postérité : le problème de puhlication ou de non-publication des journaux par leur auteur ne soulève que des questions de sincérité du journalier avec lui-même, d'un rapport psychologique donc et qui s'éloigne de notre champ dfétude. Simplement, la phrase de Mallarmé évoque l'écriture comme étant un pré-requis à l'existence des choses qui, tôt ou tard, sont forcées pour exister de surgir sous la plume de l'écrivain. L'écriture met au monde ce monde qui est en lui. Cela ne veut pas dire grand-chose. C'est le propre de toute écriture que de créer un monde. L'écrivain le plus médiocre

12- M. LeiriS, uDe la littérature considérée comme une tauromachiell, préface à L'âge d'homme, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1939 (1945-46 pour la préface), p. 13.

13- s. Mallarmé, oeuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. ceLa

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ne fait que cela. pourtant, i l arrive que le miracle se produise et que l'écriture ne soit plus seulement la restitu-tion d'un monde intérieur mais s'impose comme la résurrecrestitu-tion de ce monde. Mais il faut pour cela une mort préalable, et le journal intime est là, tout près, espace tout indiqué pour

accuei~lir cette mort qui est aussi celle du langage.

Ce sont ces aspects que nous avons choisi de soumettre à

l'analyse dans l'espoir de jeter quelque lumière sur le geste qui donne naissance, au sein de l'écriture, au journal intime.

Le Journal de Jules Renard nous a semblé particulièrement

représentatif de la rupture qu'opère la littérature de la fin du XIX' siècle avec une certaine forme de réalisme, mouvement qui inaugure l' «ère du soupçon» qui traversera tout le XXe

siècle. Il n'est pas question de faire de Renard le héros oublié du terrorisme littéraire même si certains, comme Jean Paulhan, ont cru voir en lui un point nodal qui aurait «exercé sur notre prose la même sorte d'attraction qU'ont fait sur nos poètes Rimbaud et Mallarmé. »14 Il n'empêche que Renard aura

été en partie responsable de l'entonnoir dans lequel allait s'engager la littérature et qU'en ce sens, son Journal offrait un terrain fertile qui nous permettait de tracer un itinéraire

14- J. Paulhan, op. cit., p. 119.

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du journal intime où l'oeuvre de Renard, ultime faillite du réalisme, serait le théâtre et l'aboutissement des tensions que subissait alors le li ttéraire. C'est pourquoi nous

retrouverons sa présence muette en filigrane tout au long de notre étude comme le point d'intersection d'une littérature qui s'effondre et fait place au silence.

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Le Journal de Jules Renard, qui s'échelonne presque exactement entre le XI~ siècle et le X~ (1887-1910), apparaît à une époque particulièrement trouble de l 'histoire lit-téraire: «La littérature ici subit une exquise crise, fondamentale. »15 crise de vers, crise de l'esprit,

"décaden-tisme» clamait-on avec une sorte d'orgueil désabusé. 1884,

parution d'À Rebours et de ses déliquescences; 1885, mort du prophète Hugo dont la stature dominante avait cimenté presque tout le siècle et dont la mort allait devenir comme le symbole de la fin d'un règne littéraire.

Le paradoxe veut que ce soit justement le verbe hugolien qui, dans sa tentative d'opérer une refonte globale de la pensée à travers le culte unique de la littérature, précipite celle-ci vers son éclatement prochain. La somme hugolienne, «monument en ce désert, avec le silence loin»"), inaugure le

15- S. Mallarmé, «Crise de vers» in Oeuvres, op. cit., p. 360.

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sacre en même temps que le métier d'écrivain, qui prend des allures de sacerdoce. Écrire sera désormais une vocation et deviendra, avec l'apparition d'une conception de plus en plus positiviste du monde, un métier. L'écrivain sera dorénavant un spécialiste de l'écriture qu'il s'appropriera au point d'en faire sa chose, son objet. On sait les allures de sacrifice que prendra cette conception nouvelle de l'écrivain chez Flaubert. L'écriture devenant un métier, les mots se transforment subséquemment en outils auxquels sera conférée une matérialité telle qU'elle supplantera, avec Mallarmé, la pensée même17

• Pour Hugo, inversement, le poète est penseur,

réceptacle de « la somme des idées de son temps»18 les mots

ne forment pas encore la substance de la pensée, ni même de l'oeuvre. l 1s sont noyés dans l' immensité du cha: Ip li t-téraire, champ supérieur à l'ensemble des ses parties. Aussi, nous explique Auerbach, Hugo ne vise-t-il pas à «représenter la réa lité donnée pour la rendre compréhens ible; ( ••• ) i l s'efforce plutôt de donner le maximum de relief aux deux pôles

17- On connait l'anecdote de Mallarmé disant à Degas: «Ce n'est pas avec des idées qu'on fait des vers, c'est avec des mots.» in P. Valéry,

«Degas danse dess1n», in Oeuvres, tome II, Paris, Gallimard, coll. «La Pléiade», 1960, p. 1208.

18- v. Hugo, préface à ((Les Rayons et les ombreslI in Poésie, tome l, Paris, Robert Lattont, coll. «Bouquins», 1985, p. 920.

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stylistiques du sublime et du grotesque ( ... ).

»1'1 Sur cette antinomie première repose l'ensemble de la structure hugolienne. À l'image d'un monde qUi n'est plus plat, dont les limites connues permettent et exigent une lecture - une exégèse -, le monde de Hu~o tentera d'amplifier les mystères que laisse entrevoir la science. Hugo serait en ce sens l'un des premiers représentants d'une forme de mysticisme du réel (suivi en cela par, chronologiquement, Flaubert, Renard et Francis Ponge) où les assises encyclopédiques hér l tées du

XVIIIe siècle confèrent une autre dim~nsion aux choses, celle du langage et de la structure qu'il échafaude: «La structure, en limitant et en filtrant le visible, lui permet de se cranscrire dans le langage.»m Une science, étant un système de mesure structuré, ne fonctionne qU'en appliquant ses propres règles et, partant, son système structural sur l'objet d'étude2t

• Or toute science, nous le savons depuis Buffon, s'appuie sur le langage qui rend ses développements possibles, les certifie et leur assure, à défaut d'une pérennir.é, une évolution. C'est ce processus d'écriture ou d'inscription

19- E. Auerbach, Mimésis. La représentat~on de la réal~té dans la lietérature occidentale, Paris, Gallimard, coll. HB1bliothêque des ldées»,

1968, p. 465.

20- M. Foucault, Les mots et les choses, Parl.s, Galllmard, coll.

((Bibliothèque des l.déeslI, 1966, p. 147.

21- Nous savons que les nouveaux développements de la physique, notamment la physl.que quantique, sont venus brouiller ces données. MalS là n'est pas notre propos.

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scientifique qui, avec les encyclopédistes, amcrce la scission

entre les mots et les choses et crée un fossé qui ira sans cesse s'élargissant. Car c'es~ au moment où l'homme se met à

mesurer le monde qu' il prend consc ience de la démesure de celui-ci. Désormais visible et scriptible - ces deux notions

..

sont indissociables le monde sera soumis à une vaste entreprise taxinomique, rendue possible par une codification de plus en plus spécifique, tributaire du langage, où la connaissance du monde tend à se fragmenter en autant de disciplines. De ces disclplines - depuis la sociologie de Comte jusqu'à la psychanalyse et ses dérivés - qui tentent d'élaborer un positivisme de la psyché, naîtront de nouvelles structures langagières. De Hugo à Renard, dont le culte hugolien ne faiblit jamais, les multiples fractures de la langue et de ses structures apparaissent à même l' édif ice littéraire. Depuis l'immense fresque historique que reconsti tue Fla'lbert dans Salammbô où l ' histoire est tout entière représentée par le biais d'un vaste et complexe appareil lexical, jusqu'à l'encyclopédisme poétique de Ponge qui tente de revenir aux choses en chosifiant le mot jusque dans sa graphie même, le monde, l'histoire, le verbe, à

travars une désincarnation systématique du langage, cessent d'être obj ets de découverte pour devenir obj ets de découpage :

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seulement un texte déjà appris, mais aussi un texte déjà écrit

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al eurs ( ... ))."" Nous assistons à un renversement cognitif à travers le processus scientifique dès l'instant où celui-ci a détaché la chose de sa représentation verba le, conçue dorénavant comme un supplément lexical, extrinsèque. C'est-à-dire, précisément, Litteraria, selon les catégories descrip-tives de LinnéB «Tout le langage déposé par le temps sur

les choses est repoussé à la dernière limite, comme un supplément où le discours se raconterait lui-même et rapporte-rait les découvertes, les traditions, les croyances, les figures poétiques».u La Litteraria étant ainsi séparée du processus cognitif, la chose, dès lors dépouillée de sa «sédimentation verbale»n apparait à nu et s'en trouve singulièrement simplifiée. Ses dimensions sont désormais purement techniques, quantifiables. C'est une chose que ne fait plus vaciller le poids des mots. Le commentaire qui s'y greffe y est extrinsèque, tout comme le mystère la mythologie - qui l'entourait. La césure entre le mot et la chose est garante de l'authenticité de l'analyse, le langage

22- P. Hamon, Introduct~on à l'analyse du descr~pt~f, Paris, Hachette, coll. "Langue linguistique corrununicationll, 1981, p. 51.

23- Cité in M. Foucault, op. cie., p. 142.

24- Ibid. 25- Ibid.

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devenant un outil impartial qui renvoie à un système objectif de signes.

C'est de ce même langage technicalisé dont devra user l'écrivain qui veut aborder la réalité des choses. Mais si cette langue purifiée permet une saisie objective du réel, elle n'en offre plus cependant que la concrétion - dans la mesure où, indépendamment des philosoph ies du langage, on considère celui-ci comme l'outil le plus efficace pour appréhender les choses - dans la mesure où l'écrivain accepte de jouer le jeu du langage. La chose elle-méme s'en trouve simplifiée, réduite à sa réalité scientifique qui en est l'explicatlon et non plus la révélation. Toute

mimésis,

dès lors, deviendra donc un commentaire, une réécriture superféta-toire de la réalité, un renvoi à la dimension mythologique dont la langue s'était défaite.

À ce titre, il nous est possible de mesurer le terrain franchi dans l'éclatement du savoir et de la réécriture en considérant l'espace qui sépare Salammbô des Histoires naturelles de Renard. Là où l'érudition d'un Flaubert servait à réincarner ".' histoire au sein du verbe, à travers l ' appa-reillage que l'on sait, la taxinomie encyclopédique dont fait preuve Renard, tant dans l'ouvrage sus mentionné que dans son

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Journal, est en fait une déconstruction partielle de Buffon

qui confine à l'ironie, symptôme d'une littérature en cul-de-sac qui se joue d'elle-même, se redécouvre et se redessine. C'est une lronie sur le langage et par le langage, une vérité qui f;'affirme par sa négation en s'opposant à une vérité scientifique jugée par trop réductrice et à laquelle elle veut

ajouter. L'ironie, chez Renard, est un renversement des

valeurs à l'encontre du scientif isme et en faveur du li t-téraire.

C'est qu'il veut faire «de l'étrange avec du simple. ,,!n

La langue dont il hérj t.e ne renvoie plus aux choses. Or Renard est habité par les choses, c'est là tout l'espace de son oeuvre, et il aimerait leur redonner tout le mystère qui en opacifiait l'essence. Il cherche, sous les décombres de son temps, une langue préscientifique que n'aurait pas encore contaminée le siècle des lumières, de façon à renouer avec un état premier du langage, à la fois simplifié et mystérieux, qui lui permettrait d'«allier la plus plate réalité à la folle fantaisie.»'l7

26- Journal, 21 juin 1890.

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Redonner une substance aux choses en les singularisant, cette entreprise ne pouvait prendre forme qU'à travers le

Journal,

qui est l'espace de la quotidienneté et qui est donc, du point de vue du temps et de la forme, une déconstruction méticuleuse, un retour à un temps élémentaire qui n'obéit qU'aux lois intemporelles des choses. Car i l est bien entendu que les choses n'existent puissamment que dans le temps de la banalité et de l'insignifiante redondance des jours. Le

Journal

est ainsi une négation de l'épopée romantique et naturaliste qui, pour s'opposer au déluge verbal du temps, s'engage à retrouver les choses qui se cachent derrière les mots.

Cette époque souffrait sans doute de sa trop grande fécondité. Elle fut en effet foisonnante dans sa diversité artistique - générique - ainsi que dans sa volubilité. Il y

eut donc, après l' immense fleùv~ romantique, fragmentation des élans créateurs; comme si l'épopée, suite à une saturation de cette démesure, cédait sa place à une littérature cherchant à

endiguer les élans égocentriques du Romantisme pour accoucher d'une écriture qui contemple sa propre finitude et qui, déplaçant le centre d'intérêt de l'âme à l'individu, du logos au langage, se morcelle en autant de

manifestations

diverses, de moins en moins unanimes et totalisantes.

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1

Ce rétrécissement de la chose littéraire donna lieu à de

nombreuses écoles. Le phénomène des revues champignons est représentatif de cette dissension idéologique qui fait se mUltiplier les partis pris et les bannières, comme si une fois les idoles renversées, ou simplement disparues, le bruit de leurs chutes se répercutait en une suite d'échos interroga-tifs. Et en réalité, la mort de l'hégémonie romantique, qui se déroule dans l'ombre d'un désengagement d'ordre divin, fait place au doute non plus méthodique comme l'enseignait Descartes, mais à un doute en quelque sorte panique, affolé devant l'ampleur du désordre, idole de lui-même et contingent. L'immense je romantique s'effondre avec Rimbaud. Le «je est un autre» vient compromettre définitivement l'unicité du

moi

en consacrant la fragmentation de l'être en même temps qu'il «est une négation sans compromis de la tautologie suprême, de l'acte grammatical de l'autodéfinition grammaticale de Dieu «Je suis celui qui suis. »28 L'homme du XXe siècle,

irrémédia-blement, sera condamné à la pluralité de son être dont les formes, multiples, lui échappent. Il cherchera à s'identi-fier, à se chercher une forme ailleurs que dans l'image divine. Drapeaux, écoles, partis, tenue vestimentaire, etc. seront autant de quêtes d'un

moi

divisé. Le journal intime

28- G. Steiner, Réelles présences. Les arts du sens, Paris, Gallimard, coll. I4NRF essaislI, 1991, p. 127.

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21

deviendra également une méthode de singularisation du

moi

qui permettra d'en fixer sur papier les états successifs. L'écriture ne sera plus un miroir tendu au monde mais un miroir que l'écrivain se tend à lui-même.

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(

L'ESPACE DU

MOI

L'évolution progressive du concept de l'individu culmine

à la révolution française et marque le terme d'un humanisme cosmogonique qui avait pris racine dans la tradition helléni-que : «L/épohelléni-que moderne - qui commence au XVllr siècle et touche peut-être à sa fin - est la première à exalter le changement et à se fonder sur lui.»D Ici prend forme l'image d'un mouvement perpétuel et de là, le reflet de Narcisse condamné à poursuivre sa propre image dans une eau non plus lisse comme un miroir mais moirée, fuyante, reflet des palais de glaces des foires ambulantes. Il convient de revenir sur ce concept de l'individualisme pour en tracer la dynamique qui conditionN"l J. l'apparition des écrits intimes - mémoires, autobiographie et jour~al intime.

Devenu citoyen à la Révolution, l'homme voit l'essence de son être s'efface.c devant l'organisation sociale qui le

29-

o.

Paz, Point de convergence. Du romantisme à l'avant-garde,

(31)

1

définit. L'homme n'existe plus en soi mais est dorénavant

défini par la somme de ses actions : il se crée. Se créant, i l participe ainsi d'un réseau, sorte de poJysémle sociale, saussurienne, où le jeu des significations fonctionne sur le principe des vases communicants. Ce marxisme dvant la lettre établit de façon brutale la mort d'une certaine forme de transcendance où l'homme, selon le mod~le cartésien, n'entre-tient plus des rapports égalitaires - inclusifs - avec la nature mais des rapports de domination. C'est.3. cc moment qu'apparaît le principe d'évolution, d' histor icisation du monde. Les événements cessent de se côtoyer dans le temps et commencent à s'ajouter les uns aux autres : l'histoire est née et cette histoire est le fruit d'une manipulation de l'homme sur son entourage. Notable en ce sens est l'urbanisation grandissante qui soustrait l/~ndividu au temps cyclique de la campagne, espace d'une temporalité immobile ponctuée unique-ment par la succession des jours et des saisons, au sein de laquelle les uni tés les plus visibles sont imputables aux variations de la nature - chute des feuilles, bourgeonnement, récolte, vendanges, etc.

L'accelerendo

qui en résulte, fruit d'une pression qu'exercent hier et demain sur auj ourd' hui, entraînera l'individu dans un tourbillon vertigineux. À

l'image des rayons d'une roue qui, propulsée à une vitesse trop grande pour l'oeil, semblent s'immobiliser, l'homme sera

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1

25

victime de cette machine subitement mise en marche et qu'il ne voit plus. La fin du XIX· s1ècle verra l'apparition, récur-rente depuis, d'une forme de nostalgie où s'agitent des fantômes de virginité. Nostalgie d'une origine dont on a perdu la trace et. qui s'efface sous les multiples sédiments qui la Voilent à notre vue.

Devenue impossible à saisir dans sa multiplicité, l ' histoire, comme le temps, perd son sens pour ne devenir qU'une course effrénée vers l'avant, pure convention dont le pouls est une mesure et non plus le battement de la vie. «Voici l'année 1908. Tout va encore recommencer»w se lamente Renard avant de noter, une semaine plus tard : «Nous sommes trop pressés. Que dirions-nous du semeur qui voudrait voir tout de sui te lever son blé?»3\ Le paysan que couve Renard ressent cette accélération comme une blessure. À Paris, entre les premières et les soirées, Renard se penche volontiers sur son

Journal.

Il y est plus loquace qU'à Chaumot, comme si le

Journal

lui permettait de renouer ave~ le temps cyclique du quotidien qui est également celui de la campagne. Les jours retrouvent le sens qu'ils avaient perdu : «C'est en pleine

30- Journal, 26 décembre 1907.

(33)

1

ville qu'on écrit les plus belles pages sur la campagne.»'!

La boutade n'est pas simplement l'aveu du paysan expatrié: elle traduit le désarroi d'un jeune homme soumis au vertige des jours. Insaisissables dans leur fuite, ils deviennent, une fois consignés dans le Journal, palpables, comme des perles qU'on enfile, chacune identique à l'autre, presque toujours la même, réconfortantes dans leur éternelle redon-dance. Le Journal est. un regard sur le temps, une v ig ie du haut de laquelle Renard peut plonger son regard sur les choses immobiles et sur lui-même, devenu chose, devenu objet du

Journal, qui est le point d'intersection de l'écriture et du

temps.

Avec l'histoire, une nouvelle scansion du temps s'impose à l'homme moderne, dont l'incarnation la plus manifeste se retrouve dans l'idée du progrès. L'ère d'une temporalité à la fois prospective et rétrospective s'annonce, qui réduit l'homme à un rouage de l'histoire qui se fait.

Dépossédé de ce point de rencontre avec lui-même, dépossédé également de l'histoire qu'il a mise en marche et ne peut plus maîtriser, l'homme s'en remet à lui-même en signant

(34)

27

t

un «contrat social» qui confesse et revendique un humanisme

contingent, profession de foi en une modernité régie par l'idée du progrès. La Révolution, sous l' inf luence des philosophes des lumières (c'est la faute à Rousseau, c'est la faute à voltaire), entreprend une vaste entreprise de déchristianisation et de "déprêtrisation" qui culmJ..nera avec l' insti tution, en 1793/ du culte de la Raison , destitué rapidem9nt, il est vrai, par le culte de l'~tre suprême. Le culte de Id Raison devait restituer à l'homme une dignité et un pouvoir qui jusqu'alors incombaient à l'autorité divine. Cette autorité sera morcelée en autant d'individus, égaux entre eux, égaux donc en autorité. Le langage, la parole incarnée par l'hommp., aura dorénavant préséance sur le logos, d'inspiration divine, verbe totalisateur, transcendant une vérité ontologique et absolue. Le savoir, devenu fragile puisque tr1butaire du progrès, se fractionnera en disciplines aussi nombreuses que diverses. C'est l'époque des spécialisa-tions, de l'atomisation des savoirs et la fin d'un humanisme d'érudits dont Victor Hu~o est sans doute l'un des derniers grands représentants. Le concept même de l i ttérature - comme d'ailleurs celui de science - prend forme peu à peu à rartir de la fin du XVIIe siècle. L'écrivain parle maintenant en son nom propre. Le geste de l'écriture n'est plus une révélation mais une quête : quête du

moi,

noyé dans un système po

(35)

lysé-1

mique où l'individualité ne prend sens qU'en regard de

l'autre, et quête d'une vérité qui n'a plus cours. Vérité éparse, insaisissable, qui fluctue selon les forces en présence : «La raison a tendance à se séparer d'elle-même : chaque fois qU'elle se contemple, elle se découvre autre que soi. ( ... ) En se confondant avec la raison, l'Occident se condamne à être toujours autre, à se nier lui-même pour se perpétuer. »33

D'où il ressort que l'art, comme l'histoire, s'appuie sur un processus d'auto-négation, seul élément fondateur apte à

assurer la survie d'une certaine forme d'être. L'idée d'un devenir historique, d'une impulsion chaque fois régénérée par sa propre dépense énergétique, sera transposée dans le concept hugolien de l'art comme moteur et réceptacle du progrès. L'art, au service du peuple, se socialise, cherche à totaliser les savoirs, devenant un chainon de la propagation des savoirs humains. L'écrivain ne vit plus en vase clos, son oeuvre s'ouvre sur des perspectives autres que l'absolu esthétique (ou rhétorique) auquel elle s'adressait. Le poète hugolien est missionnaire, prophète, «poètes puissants, têtes par Dieu touchées», et son verbe, désormais, illuminera le peuple:

(36)

1

29

«L'austère vérité n'a plus de portes closes».M Elle est en effet répartie entre les hommes qui sont seuls juges de sa valeur; le logos fracturé n'est plus porteur de vérité. Il devient donc, par un renversement des données initiales, un instrument préhensile du monde visible en quête d'une vérité qui s'est dissoute. De là l'émergence du genre moraliste qU'un La Rochefoucauld, au coeur d'un siècle classique qui déjà entretient les germes de sa propre dégénérescence, ébauchera.

(37)

1

(38)

GENÈSE DU JOURNAL INTIME

La maxime de La Rochefoucauld, en effet, en dépit de sa visée morale, demeure néanmoins circonscrite dans les limites du ludique, de par sa rhétorique et ses articulations verba-les. Elle se devait d'endosser ce masque pour dénoncer les excès mêmes du jeu social dont faisait partie ce que nous appelons maintenant littérature, et qui n'était alors qU'un divertissement de cours. Cela ne réduit pas pour autant la portée morale des maximes: le lecteur cependant a toujours le loisir d'interrompre le jeu aussi facilement qu'il l'a commencé. La maxime de La Rochefoucauld est une démonstration de savoir-faire à laquelle on applaudit sans gémir. C'est, de manière toute abstraite, la société qui y est mise en scène :

l'individu n'en a pas encore disloqué la charpente.

Mais plus encore que chez La Rochefoucauld, c'est chez La Bruyère qu'il faut chercher les germes d'une préhension réaliste du monde qui annonce l'émergence d'une pensée scientifique. Alors que «le système des Maximes ( •.. ) conduit

(39)

1

encore â l'abstraction»ll, les Caractères de La Bruyère

participent de cette entreprise taxinomique qu'élaborera le siècle suivant. si les Caractères ne visent pas à une classification exhaustive, ils n'en forment pas moins une liste qui décline d'une façop toute subjective l'éventail des moeurs d'une société. La rhétorique abstraite de La Rochefoucauld fait place ici â un «système descriptif», sorte d'histoire naturelle des moeurs où «la permutabilité interne des éléments ( ... ), l'infinité de leur succession mettent bien en danger le présupposé fondamental de l'oeuvre classique.»~ C'est ce qui permet â Van Delft de dire, plus simplement, que

le livre de La Bruyère est «toujours en train de se faire.»17 Toute sa vie en effet, en font foi les huit éditions succes-sives établies de son vivant, La Bruyère corrigera et surtout,

à la manière d'un Montaigne, augmentera son volume. La structure des Caractères, entièrement articulée sur un nombre aléatoire de détails formant autant de portraits, permettait, voire exigeait qu'un tel travail repousse chaque fois le terme de l'écriture. De ce traj et, qui «brosse de la société un

35- L. Van Delft, La Bruyère moraliste. Quatre études sur les Caractères, Genève, Droz, 1971, p. 76.

36- P. Hamon, op. cit., p. 54.

(40)

33

1

tableau purement impressionniste»38 et s' inscrit dans une

praxis du regard, est exclue toute temporalité :

à

une époque

où le «moi est haïssable», la rhétorique du

moi

qU'avait

développée Montaigne devient une rhétorique de l'observation,

d'un regard circulaire et centrifuge.

Il suff i t

de sauter par-dessus la Révolution et de

rejoindre, en traversant les tumultes sociaux et la

décol-lat ion symbolique d'un dieu unique dont Louis

XVI sera le bouc

émissaire, les

Carnets de Joseph Joubert

(1754 -1824)

pour

mesurer tout le changement qui s'est imposé

à

l ' homme et

qu'annonçait La Bruyère.

La visée moralistique se détourne

définitivement de l'abstraction stylistique que régissaient

les normes du jeu social.

L'homme du

XVIIe siècle, délivré

des contraintes d'une autorité morale absolue et

transcenden-talement fondée, se voyait forcé

à

s'inventer un rôle qU'on ne

lui attribuait plus : tourné vers lui-même, il cherchait un

individu.

L'homme du

XIXe siècle a cultivé sa déréliction, a

compris ce qU'était un individu : c'est un homme dorénavant

qu'

i

l cherche.

Il s'observe.

Il se cherche un centre de

gravité, un pojnt fixe, en ces temps troublés, propulsés vers

l'avant.

«Révolutionnaire, il cherche un repos dans la

(41)

1

négation. »39 L' homme de l'après-Révolution est, en effet,

révolutionnaire, c'est-à-dire qu'il suit le mouvement de son siècle en une série de révolutions (de rotations) sur l'axe instable qU'était son être et qui n'est plus, désormais, qU'un être virtuel en perpétuel retour sur soi, le porteur d'une pensée égarée dans le labyrinthe de l'ipse qui est une autre image du néant. Voilà bien ce qui permet à un Blanchot de voir en Joubert «une première version de Mallarmé».

Chez Montaigne déjà, nous retrouvions ce changement perpétuel, cette «branloire perenne»40 dont les Essais sont un miroir mouvant, à cette différence près que les Essais ne constituent pas une quête. Une quête exige une trajectoire, une visée implicite. Or la visée de Montaigne se retrouve dans le mouvement même du regard qu'il pose, dans la peinture qu'il esquisse de sa propre personne. Beaucoup plus qU'une confession (l'art de la confession n'apparaîtra que deux siècles plus tard, avec le bonheur que l'on sait), l'entre-prise de Montaigne en est une de contemplation.

39- M. Blanchot, «Joubert et l'espace» in Le livre ~ venir, Paris,

Gallimard, coll. «IdéeslI, 1959, p. 90.

40- Montaigne, Essais, Paris, Gallimard, coll. «La Pléiade», 1937,

(42)

35

1

De Montaigne à La Bruyère et jusqu'à Joubert, le cadre de

l'écriture reste cependant le même. Les

Essais,

comme les

Caractères

et les

Cahiers,

sont des oeuvres inachevées dont le terme ne pouvait coïncider qU'avec la mort de l'auteur. L'écrivain, pour absent qu'il puisse paraître dans les Caractères, n'en demeure pas moins le principal ciment du livre. si le temps n'apparaît pas encore comme moteur de l'oeuvre, c'est qu'il ne conditionne pas l'écriture qui fonctionne par juxtaposition plutôt que par fidélité au calendrier. Les fragments de Montaigne sont autant de promenades dans un espace choisi au hasard de la pensée, comme le seront les

Rêveries

de Rousseau. Le

moi

de Montaigne, honni au XVII" siècle, reprendra une place essentielle au

XVIIIe siècle, sous une forme inédite et le temps, ayant fini de se juxtaposer, commencera à se succéder à lui-même, à se fragmenter en autant de jours, condition première du journal intime. Et comme les jours, les

moi

se succéderont dans la vaste fourmilière sociale.

C'est donc dans cet esprit de désillusion et de désenga-gement spirituel entrepris au XIXC

siècle que prirent nais-sance les divers mouvements artistiques qui se fragmenteront en autant d'épiphénomènes en une fin de siècle aussi éparse

(43)

1

qu'idéologiquement instable. C'est ainsi que pierre pachet-ll , de même qU'ailleurs Alain Girard-l2

, situe l'apparition du journal intime, dans ses premières manifestations génériques, à la fin du XVIIIe siècle avec, entre autres, Maine de Biran, Benjamin Constant et Joubert. puisqu' il n'existe pas à

proprement parler de canons spécifiques pour circonscrire le champ du journal intime, pachet se rabat sur la notion de l'intime et définit le journal intime comme un «instrument de perfectionnement moral» ou encore, hésitant lui -même à en restreindre le champ, risque un peu plus loin une définition qui a le mérite de joindre les deux concepts de temporalité

et

d'intimité.

( ••• ) un journal intime est un écrit dans lequel quelqu'un manifeste un souci quotidien de son âme, considère que le salut ou l'amélioration de son âme se fait au jour le jour, est soumis à la succession, à la répétition des jours, source de permanence et de variation. Il

Cette définition se situe exactement à mi-chemin de la conception que nous propose d'une part Béatrice Didier dans

41- P. Pachet, Les baromètres de l'âme. Naissance du journal int~me,

Hatier, Paris, coll. ((Brèvesll , 1990, 140 p.

42- A. Girard, op. cit.

(44)

1

37

son étude sur le

journal~,

pour qui l'essence d'un journal

réside dans son caractère

diarique, quotidien, dans ses

rapports avec les fluctuations du

moi et avec, d'autre part,

celle d'Alain Girard, pour qui la stratégie du journal importe

plus que les modalités qui lui donnent naissance et qui

préfère mettre l'accent sur

l'intériorité.

C'est que le journal intime, considéré comme un

genre,

est tributaire, de par le caractère évidemment narcissique et

individuel du geste de cette écriture, des mouvements

extra-littéraires qui animent l'histoire. Il est dès lors difficile

d'en saisir l'essence en le situant dans un absolu

esthéti-que : d'un commun accord, on refuse d'y voir une oeuvre pour

n'y voir qU'un miroir, un

moi hypertrophié dans les dédales

d'une écriture vouée

à

la peinture de ce

moi. Le journal, en

ce sens, est

à

peine un genre, tout juste une littérature. si

on l'examine danG les parages de l'oeuvre d'un écrivain, comme

nous le faisons ici pour Renard,

il apparaît comme un

accident, parallèle à

l'oeuvre, indissociable de celle-ci dans

son trajet qui est l'écriture, en même temps que détaché de

l'homme,

«comme une eau qui ne voudrait pas refléter.»4s

44- B. Didier, Le journal intime, Paris, PUF, coll. nSUPII, 1976, 205 p.

(45)

1

Considéré dans un cercle plus restreint, chez Amiel par

exemple, qui n'eut d'oeuvre que son Journal, il sort des limites de la littérature pour entrer dans un autre domaine, plus étroit, mais dont les ouvertures sont innombrables. Le journal intime d'Amiel nous intéresse à Amiel, il n'a pour visée que sa propre personne; sa dynamique est celle dl un retour sur soi.

Dans cette perspective, son journal n'est, somme toute, qU'une biographie morcelée, sculptée à même le temps, comme autant de versions d'une âme qui aura4t établi un pacte avec le calendrier. Le journal d'un écrivain - de Pavese, de Gide, de Peter Handke - parce qu'il existe en marge ou en fonction de l'oeuvre, ne prend sens qU'en regard de cette oeuvre, est déterminé par elle. Ainsi le Journal de Kafka, parce qU'à plusieurs égards il se confond avec l'oeuvre, ou encore parce qu'il est traversé par elle et en devient l'écho, devient-il l'itinéraire tragique d'un écrivain aux prises avec la nécessité d'écrire, voire l'impossibilité de ne rien écrire, qui lui permet justement de constater, à la fin d'une jour-née «Rien écrit»46 et encore plus loin «Terrible. Rien

46- F. Kafka, Journal, Paris, Grasset, coll. ccBiblioll, 1954, 1" juin

(46)

(

(

39

écrit aujourd'hui.

Pas le temps demain.»n Ces affirmations

trahissent le drame d'un écrivain.

Celui-là qui rédige un

journal pour se confesser, pour qui l' écr i ture quotidienne est

une revue de ses états d'âme, celui-là n'engage pas sa vie:

il tient un bulletin météorologique de sa psyché où se mêlent

variations, bilans et prévisions.

Kafka y verrait plutôt une

«forme de la prière»48 (Renard : «Ces notes sont ma prière

quotidienne»41J), une rédemption de l'écriture

par

l'écriture

qui donne une forme à la douleur, lui donne un sens et une

chair.

À

travers l'homme, c'est l'écrivain qui est mis en

causei le spectacle qui s'y déploie n'est plus celui de la

psyché mais celui de l'écriture.

On le voit, la conception du journal intime, tel qu'il

est perçu et défini par la plupart des critiques, de Girard

à

Pachet, s'inspirf'. d'une vision rousseauiste de l'écriture

intime,

conception revue et corrigée par Freud et ses

épigones. Le journal est perçu principalement comme un miroir

de l'âme où se reflètent les pensées de l'écrivain. Analyses

psychologiques,

psychocritiques

et

psychanalytiques

se

47- Ibid., 7 juin 1912.

48- Cité par M. Blanchot in La part du feu, Paris, Gallimard, 1949, p. 26.

49- Journal, 12 septembre 1906.

(47)

J

succèdent et tendent à définir l'homme par-delà l'écrivain.

Notre but, on l'aura deviné, est tout autre : car c'est bien l'écrivain qui nous intéresse, a fortiori dans le cas de Renard, l'écrivain noué, «l'homme ligoté» selon le terme de Sartre, crispé jusque dans son Journal, c'est-à-dire dans un cadre qui définit ses propres règles en les niant, qui n'accepte que le temps comme principe fondateur. Le journal considéré non comme une expansion ou une dilatation du

moi,

mais comme «une manière commode d'échapper au silence, comme à ce qu'il y a d'extrême dans la parole.»w

(48)
(49)

L'ÉCRIVAIN ET LE

JOURNAL

Ceux

qui ne savent pas dire

ou

répugnent

à

dire des choses vagues sont souvent muets

et

toujours malheureux.

Valéry,

Instants.

Je ne compte pas mes qualités

ou

mes défauts :

je

compte des vérités.

Je voudrais les dire.

Renard,

Journal,

31 janvier 1898.

L'édition presque systématique de journaux posthumes de grands écrivains commence au XIXe siècle. Joubert d'abord,

dont un

Recueil

de

pensées

est publ ié par Chateaubr iand en 1838; des fragments du

Journal

de Maine de Biran sont publiés en 1845 de même que le

Journal

de Benjamin Constant en 1812 et 1813. Il va sans dire que ces publications ajoutent une autre dimension au phénomène des journaux qui s'en trouve ainsi légitimisé. Au geste morcelé de l'écriture se greffe désormais celui de la lecture, plus vaste et unificateur. La conception et l'approche du journal s'en trouveront changées

(50)

43

dès l'instant où celui-ci devient plus qU'un pacte qui lie l'écrivain au calendrier, une

inscription

dans le temps, comme si le bavardage du journal, maintenant cautionné par une lecture, accédait au titre plus justifié de littérature. Alors que le journal de Montaigne, parce que l'inlassable redondance des jours, en abolissant le passage du temps, invalide sa nomination et sa scansion, est inconcevable, le

Journal

des Goncourt, qui est en fait une chronique, n'est possible qU'au Xlr siècle, époque où le «journalisme devint (sic) ( ... ) un phénomène massif avec lequel la littérature doit compter. »51 Il participe en cela de la canonisation du

reportage en tant que mode journalistique qui allait faire de l'intime un domaine public. Le

Journal

des Goncourt, dont le premier volume parait en 1887 - année où Renard entreprend son propre

Journal-,

est l'un des premiers journaux intimes à paraltre avec l'assentiment de l'auteur. Jules Goncourt étant mort en 1875, c'est Edmond qui prend charge et responsabilité du

Journal.

Il faut noter que cette époque marque l'essor du journa-lisrne. Les écrivains y feront souvent leurs débuts ou, plus prosaïquement, y gagneront leur pain quotidien. Le feuilleton

51- M. Fumaroli, l,La modernité du journalll in Magazine littéraire,

(51)

1

était consacré depuis quelque temps avec, notamment, Les

misérables, et ce n'est qU'en fin de XIX' siècle, au moment où

un fossé de plus en plus grand sépara les écrivains du grand public, qU'un mépris de la presse - mépris des grands tirages et des lectures éphémères caractéristique des cénacles symbolistes - chassera peu à peu les écrivains du journalisme. Renard, pour sa part, aura contribué aux journaux toute sa vie en donnant ses petits textes à un nombre considérable de revues et de journaux. Ce mode de publication, periOdique, de textes brefs et souvent circonstanciels, qui n'est pas sans présenter de multiples coïncidences avec le journal intime, convenait à merveille à l'esprit et au style de Renard: «Ah! que j'écrirais de belles choses dans un journal qui n'aurait pas un lecteur!»n La parenté des deux vocables - journal et journal, newspaper et diary - n'est d'ailleurs pas innocente. C'est là que la distinction entre diariste et intimiste

devient essentielle puisque en effet, est diariste celui qui écrit au fil des jours, condition que n'est pas tenu de respecter l'intimiste : «Écrire au j our le jour, mais pas forcément tous les jours»53 écrit Renard. Le journal n'est pas seulement ici un confesseur ou un directeur de conscience. Il serait plutôt une horloge intérieure, quelque chose comme

52- Journal, 24 novembre 1908.

(52)

1

45

un sablier qu'il faudrait retourner régulièrement de façon à assurer l'écoulement du temps pour en vérifier et en palper le passage. L'intimiste y verrait plutôt un ami dont la "conversation" est un baume salutaire. Il s'agit la plupart du temps, pour l'intimiste comme pour le diariste, d'individus qui ressentent avec force le besoin de s'isoler et de réintégrer leur coquille. Mais tandis que le soliloque de l'intimiste a pour objet sa propre personne - le journal étant ici un point de rencontre où l'objet devient sujet - le diariste ne parle pas nécessairement de lui-même le calendrier est sa seule loi et l'introspection peut y jouer un rôle négligeable, accidentel et comme voilé par l'événement.

Exemplaires sont à ce titre les Choses vues de Hugo, suite de reportages assujettis à l'événement où le regard prend toute la place et où Hugo tâchait d'être «aussi imper-sonnel que possible.»54 Nous y retrouvons les traces du regard centrifuge de La Bruyère, regard ici purement photographique d'où serait exclue t.oute visée morale. L'entreprise taxinomique d'un Hugo diffère de celle de La Bruyère en ceci qU'elle tente d'abolir l'arbitraire du regard

54- V. Hugo, Choses vues (1830-1846), Paris, Gallimard, coll. uFoliop, 1972, p. 354.

(53)

1

au moyen d'une sorte d'abnégation du moi. L'écrivain n'est

plus juge : il est témoin, reporter d'un monde sensible nivelé par sa réduction mécaniste. Aussi Hugo s' emploie-t- il à peindre les choses là oü La Bruyère tentait de peindre les hommes. l I n ' y a pas que les modes d'observation qui changent le centre focal même est dévié. Puisque c'est l'histoire, désormais, qui fait l'homme, le règne des choses apparaît. «Je subis les "choses vues", mais ne les reaherche pas»" notait Renard. Au reporter â l'affüt, Renard opposera tou j ours le chasseur d'images : «Les yeux servent de filets où

les images s'emprisonnent d'elles-mémes.»~

Pour un temps, la tâche du journaliste-reporter allait se superposer à celle de l'écrivain pendant que celui-ci découvrait le monde et nous en offrait des parcelles figées (Flaubert, Zola), celui-là découpait le monde et nous l'Offrait, périodiquement, en tranches d'actualité et de faits divers. L'histoire ainsi découpée quotidiennement perdit, pour ainsi dire, le vecteur cinétique qui l'animait et n'exista plus qu'en modes successifs.

55- Journal, 1"' novembre 1896.

56- J. Rena~d, Histoires naturelles, Paria, Garnier-Flammarion, coll.

(54)

1

1

47

À

l'échelle de l'homme, -

â

l'échelle d'un homme,

l'écri-vain, celui qui accepte le joug et le fardeau périodique du

journal -, le flot temporel fragmenté, itératif, sera

circons-crit dans les limites du

moi.

Le temps historique d'un homme

s'adosse

à

l'Histoire et c'est là le centre qui lui permet de

construire des points de fuite. Pour l'intimiste, l'histoire

du journal est un microcosme de l'Histoire qu'il plagie en la

ramenant

à

ses propres dimensions; il devient en quelque sorte

reporter de sa vie intérieure et des événements

qui

la

façonnent. Le temps s'inscrit en filigrane dans les notations

du journal et ce temps fragmenté correspond à des repères,

comme les bornes aléatoires qui découpent de larges pans

d'histoire par une série de dates pivots.

Ce type de journal est en fait un récit, une sorte

d'autobiographie prise sur le vif dont le temps est le

principal élément moteur. L'intimiste se retourne souvent sur

les pages qu'il a laissées derrière lui, regarde par-dessus

son épaule pour s'instruire des morceaux qu'il a détachés de

lui-même et qui survivent, intacts. Cette lecture, cependant,

s'effectue dans un autre temps qui est fait de métamorphoses

accumulées.

L'écrivain s'y retrouve toujours loin de

lui-même.

Il ne s'observe pas que dans l'instant: il s'observe

dans le déroulement du temps auquel il se plie en maugréant.

(55)

)

Amiel, qui a laissé 17,000 pages manuscrites de son

Journal

(il s'en étonnait, s'en désolait, et une bonne partie de son journal est constituée de cette amertume, bel exemple d'une littérature qui se construit en dépit d'elle-même), se plaint que «cela n'a point de valeur, cela ne laisse aucune trace.»~7 Ces moments d'amertume sont le lot de tous les journaux

l'âme humaine est constante dans la multiplicité de ses états. Les journaux intimes n'échappent pas à cette statistique, a fortiori les journaux d'intimistes puisque ce sont précisément ces moments qui les intéressent. Amiel perçoit le journal d'une âme comme «la stratification de ses progrès, le relevé des ses acquisitions et la marche de sa destinée»\~, sorte de "dictionnaire de moi-même" à consulter de temps en temps pour éprouver le passage du temps et peut-être même en sentir le poids; le journal serait ainsi une façon de donner une chair aux années, de saisir les heures à travers sa propre con-science pour ainsi conserver des traces des états d'âme passés, que l'on consulte plus tard et que l'on retrouve allégés par le fossé qui s'est creusé avec le temps. L'inti-miste contemple son âme d'il Y a dix ans et commente ses commentaires d'alors. C'est un repère à la fois stable et

57- H.-F. Anliel, Du journal intime, Bruxelles, éditions Complexe,

1987, p. lOS, (27 août 1878).

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changeant, le même et l'autre, une al tér i té constante qui permet chaque fois la réécriture: «L'avantage précieux de ce journal, c'est de favoriser la

continuité de

la

conscience.»H

Le récit du journal réside dans les milliers d'instantanés de la conscience qui se superposent à l ' inf ini et tissent la trame d'une vie.

Le journal d'un intimiste est rarement le journal d'un écrivain, Amiel en est la démonstration

in extenso.

L'inti-miste n'a pour souci d'écriture que la recherche d'une vérité de l'être (de soi) dont la quête se traduit parfois par une logorrhée verbale, recherche d'une vérité toujours par- devers soi et non immanente au verbe. Le journal intime est ainsi l'espace privilégié de la quête et de l'incertitude par sa forme même qui est vagabondage, hésitation et réitération. Hors de l'Histoire qu'il prolonge néanmoins par une sorte de mimétisme dont le temps serait l'élément essentiel, il se constitue en tant qU'ensemble cohérent au fil de son énon-ciation. La règle de cette unité est la redondance et sa seule ouverture, le commentaire: commentaire sur soi, sur ses lectures, ses rencontres, etc. Le journal est un éternel bavardage et nous apparaît en cela symptomatique de la

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