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Journal intime : (1882-1896)

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B I B L I O T H E C A VALL'ESIANA

MARIE DE RIEDMATTEN

JOURNAL INTIME

(1882-1896) Edition intégrale

publiée sous les auspices de la Bourgeoisie de Sion

Texte établi, annoté et présenté

par

André Donnet

Préface de

Bernard de Torrenté président de la Bourgeoisie

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1975

Imprimerie Pillet Martigny

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Médiathèque VS Niathek

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BIBLIOTHECA VALLESIANA

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BIBLIOTHECA VALLESIANA

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MARIE DE RIEDMATTEN

JOURNAL INTIME

(1882-1896) Edition intégrale

publiée sous les auspices de la Bourgeoisie de Sion

Texte établi, annoté et présenté

par

André Donnet

Préface de

Bernard de Torrenté président de la Bourgeoisie

*

1975

Imprimerie Pillet Martigny Diffusion : Payot, Lausanne

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MEDIATHEQUE MEDIATHEK üilais Wallis

Ouvrage publié avec l'aide de la Bourgeoisie de Sion et des amis de la « Bibliotheca Vallesiana »

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PRÉFACE

Certains lecteurs de ce Journal auront l'impression de plonger dans une époque lointaine, de vivre dans un autre monde. Les Sêdunois de ma génération y trouveront cependant quantité de personnes qu'ils ont connues. La description souvent très vivante des mœurs, des coutumes, de la vie de tous les jours leur rappel- lera bien des souvenirs et les commentaires de Mademoiselle Marie de Riedmatten ressusciteront pour eux une atmosphère désuète, mais d'un charme indéniable.

Tout contribuait alors à former des personnalités très diverses et fortement typées : une économie patriarcale, axée sur l'agri- culture, la discrétion des pouvoirs publics, une éducation laissée essentiellement à l'initiative familiale. Un Balzac ou un Druon en auraient tracé des portraits hauts en couleur. Discrète, pudi- que, charitable pour ne pas dire scrupuleuse, l'auteur en atténue les profils, au risque parfois de les affadir.

Le personnage qui se dégage avec le plus de relief est naturel- lement celui de Marie de Riedmatten elle-même : intelligente, sensible, passionnée, elle défend avec ardeur ses convictions : le catholicisme valaisan d'alors, formaliste, conformiste, janséniste souvent, mais sincère et fervent ; un patriotisme vibrant, qui frôle parfois l'esprit de clocher ; un conservatisme bon teint.

L'image qu'on garde d'elle serait austère et quelque peu étriquée sans la riche spiritualité, la noblesse des sentiments et des aspira- tions, la bienveillance que reflète chaque ligne. Ajoutons-y le sens de l'humour, l'amour de la nature et particulièrement de la montagne et des animaux, qui nous valent tant de pages rafraî- chissantes. On regrette avec Marie de Riedmatten qu'elle n'ait pu acquérir la culture dont on la sent assoiffée. On s'apitoie sur la

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condition mesquine réservée à la femme de son temps. Et peu à peu naît pour l'auteur une sympathie qui croît de chapitre en chapitre, malgré l'évolution des esprits et des mœurs.

Cet ouvrage sans prétention mérite d'être connu de tous ceux qui s'intéressent au passé de notre ville et de notre canton. La Bourgeoisie de Sion est heureuse de pouvoir en faciliter la publi- cation et rendre hommage à Monsieur le professeur André Donnet, sans l'enthousiasme, la ténacité et l'érudition duquel elle n'aurait jamais vu le jour. Il l'a enrichie d'une introduction, de notes et d'index qui représentent un travail considérable et en augmentent grandement l'intérêt.

Bernard de Torrentê.

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I N T R O D U C T I O N

La véritable grandeur est libre, douce, familière, populaire ; elle se laisse tou- cher et manier ; elle ne perd rien à être vue de près ; plus on la connaît, plus on l'admire... La Bruyère.

On croit encore fermement, dans bien des milieux, depuis que les Vies des hommes illustres de Plutarque sont entrées dans le patrimoine des lettres françaises avec la traduction d'Amyot (1559), que seules les personnalités exceptionnelles sont dignes d'intérêt : de génération en génération, on leur consacre de nou- velles études ; on s'efforce de rechercher et de publier leurs mémoi- res, leurs souvenirs, leur correspondance, et parfois même jusqu'au moindre inédit.

Adopter ce point de vue et s'y arrêter, c'est commettre la même erreur que ceux qui assurent, sans jamais y avoir posé le pied, que, dans les Alpes, on ne rencontre que des « quatre mille » ; c'est, par conséquent, réduire un paysage extrêmement varié et divers à une seule zone, celle des plus hautes sommités.

Or, s'ils sont en effet dominés de géants de pierre et de neige ; s'ils sont coupés de précipices qui ont durablement impressionné les premiers voyageurs étrangers, les paysages alpestres sont aussi constitués d'éléments moins spectaculaires et plus accessibles, tels que les vallons et les vallées, les coteaux et les collines, les lacs et les plateaux, qui concourent, pour une large part, à la configuration de l'ensemble.

Cette zone du paysage alpestre, qui est l'assise sur laquelle se dressent les hauts sommets, a, elle aussi, son intérêt et son charme.

On ne saurait la négliger ni la mépriser.

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Il en est de même dans la société humaine : ne sont pas unique- ment dignes de considération les personnalités qui ont surpassé le commun des mortels. La destinée la plus banale, la plus humble, a aussi sa grandeur. La difficulté consiste à en percevoir les mani- festations. C'est seulement à la faveur de circonstances exception- nelles qu'on peut trouver accès à leur vie intérieure, par exemple si elles ont laissé des lettres ou un journal.

Tel est le cas d'une jeune Sédunoise dont le Journal intime fait l'objet de la présente publication.

1. L'auteur

Cette jeune Sédunoise, c'est Marie de Riedmatten, née en 1862 et décédée à Sion en 1924.

Marie de Riedmatten est une petite-fille d'Augustin de Ried- matten qui avait été lieutenant-général au service de Naples. Son père porte le prénom — plutôt rare — de Philomen, qui est le pendant masculin de Philomène ; né à Naples, il y a lui aussi entrepris une carrière militaire qui est prématurément interrompue.

Marié à 25 ans, en 1861, avec Madeleine de Kalbermatten, Philo- men meurt en effet en 1879, à l'âge de 43 ans. Il laisse une veuve de 39 ans qui lui a donné huit enfants : sept filles, dont une est décédée en bas âge, et un garçon.

Les six filles sont, dans l'ordre, Marie, l'aînée, qui est l'auteur du Journal dont il va être question, Louise, Madeleine, Henriette, Caroline et Fanny. Marie, Louise et Henriette demeureront céliba- taires ; Madeleine deviendra religieuse du Sacré-Cœur ; des deux dernières, Caroline épousera Etienne Dallèves, et Fanny, Alphonse de Kalbermatten.

Le garçon se prénomme Augustin ; il sera plus tard professeur de mathématiques au collège de Sion.

La veuve de Philomen a élevé, seule, cette nombreuse famille, soutenue, il est vrai, par sa belle-sœur, Henriette de Riedmatten, et par son frère, Louis de Kalbermatten.

De plus, son mari ne l'avait pas laissée démunie ; en effet, outre la maison familiale construite au début du X I Xe siècle par

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l'architecte Jean-Joseph Andenmatten, un des plus beaux et des plus imposants édifices de la ville sur le Grand-Pont, et les bâti- ments de la ferme sise à Maragnenaz, l'hoirie possédait de nom- breux biens-fonds, notamment sur le seul territoire de la com- mune de Sion près de 11 000 m2 de vignes, ainsi que des champs, des prés, des vergers, des bois qui, au total, ascendent à une super- ficie de 20 hectares environ. A quoi il faut ajouter le grand mayen de Sainte-Anne avec une chapelle particulière aux Mayens-de-Sion, sur le territoire de la commune de Vex, des vignes encore à Con- they et à Magnot, et enfin un autre mayen à Nendaz et un alpage à Val-d'Illiez.

La vie de Marie de Riedmatten se déroule à Sion, au sein de sa famille, à l'exception des deux ans où elle a fréquenté le pen- sionnat de la Ferrandière, tenu par les religieuses du Sacré-Cœur, à Lyon. Le seul événement notable à relever, outre quelques pèleri- nages en Italie et en Terre Sainte, est, en 1888, une tentative de vie religieuse, à la Visitation de Fribourg, expérience qui n'a pas duré plus d'un mois.

Dans son existence, tout entière consacrée aux exercices de piété, aux bonnes œuvres, à de menus travaux féminins, aux rela- tions sociales avec les membres de sa nombreuse parenté et avec ses amies, la tenue de son Journal tient une place importante, à côté de ses lectures, de ses leçons de dessin et de peinture, à côté de quelques essais littéraires sans prétention.

2. Contexture du Journal

Le manuscrit du Journal de Marie de Riedmatten est conservé dans huit cahiers d'inégale étendue. On trouvera la description de chacun d'eux, plus loin, dans l'Inventaire des manuscrits de l'auteur, publié à la suite de l'Introduction.

Toutefois, ce Journal, qui débute en 1882 pour s'achever en 1896, a été précédé d'un autre journal que nous ne connaissons pas, mais qui, selon toute vraisemblance, a été tenu au cours des deux années précédentes où l'auteur a été pensionnaire chez les religieuses du Sacré-Cœur, à Lyon.

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Le Journal de Marie de Riedmatten pour les années 1882 à 1896 n'a pas été rédigé d'une manière continue et régulière. La fréquence et l'étendue des notices sont très variables. Bien plus, le texte présente des lacunes plus ou moins longues, allant jusqu'à plusieurs mois consécutifs. L'année 1884, par exemple, se réduit à dix pages à peine de l'original, soit à six notices : une en janvier, trois en juin, deux en septembre. Puis le Journal est interrompu durant plus d'une année, du 24 septembre 1884 au 25 octobre 1885.

Quand l'auteur reprend la plume, il tente de combler cette lacune en s'aidant d'une bonne douzaine de lettres reçues ou écrites de janvier à juin 1885 qu'il insère dans son texte.

En 1886, Marie de Riedmatten innove : elle consacre une notice à chaque mois ; ce système n'excède pourtant pas l'année et les quatre premiers mois de 1887. Dès lors, mais pendant deux mois seulement, elle rédige des notices quasi quotidiennes ; cet effort est suivi d'une relâche à peu près totale.

Le Journal de l'année 1888 est dominé par deux événements : le premier est un voyage à Rome et à Naples, en janvier et février, qui nous vaut des notices quotidiennes ; le second est, à la fin de l'année, son essai de vie religieuse à la Visitation de Fribourg, que l'auteur relate en reproduisant une partie de sa correspondance. Pour le reste de l'année, on ne compte qu'une demi-douzaine de notices.

Le Journal des deux années suivantes, 1889 et 1890, est mince, et très irrégulier : il laisse apparaître non seulement des lacunes pour de nombreux mois, mais, à l'exception de trois, les mois où l'auteur a écrit ne comportent qu'une seule notice. .

Par contre, le Journal pour les années 1891, 1892 et 1893 pré- sente la partie la plus continue et la plus complète de l'entreprise, tout au long des douze mois, même si, pour quelques-uns d'entre eux, on ne compte que peu de notices. Le Journal de chacune de ces trois années occupe en effet une centaine de pages dactylo- graphiées.

Si l'année 1894 suscite des notices moins fréquentes, celles-ci sont assez copieuses et sont réparties sur tous les mois.

On ne retrouve pas la même fréquence au cours des deux dernières années, 1895 et 1896. Il semble que l'auteur s'est lassé de cette contrainte qu'il s'était à lui-même imposée.

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Cette incohérence qu'on observe dans la tenue de son Journal

— qui n'est pas une œuvre composée, il faut le souligner déjà ici — reflète les variations du paysage intérieur de l'auteur.

C'est ce que nous allons examiner maintenant en mettant en évidence les conceptions successives que se fait dans son Journal Marie de Riedmatten. Elles aussi ont singulièrement varié.

3. Conception du Journal

Quand, à l'âge de vingt ans, après un séjour de deux ans au pensionnat du Sacré-Cœur, à Lyon, Marie de Riedmatten, de retour à Sion, prend la plume pour « continuer » son Journal, elle fait part de son dessein dans une brève préface :

« J'avais eu d'abord l'intention de ne plus continuer à écrire mon journal, mais j'ai réfléchi, et je crois que cela pourra m'être agréable et même utile, dans la suite, de relire mes pensées et mes résolutions, et puis, cela peut m'aider à me bien connaître moi- même, et cette connaissance de soi est si nécessaire pour une âme qui veut aller à Dieu et qui cherche les moyens pour y arriver ! C'est dans ce but que je vais continuer à écrire, jugeant tout du point de vue du salut, rapportant tout à Dieu et lui consacrant chacune de mes pensées ».

On doit d'abord rappeler que Marie de Riedmatten a donc déjà tenu un journal, sans doute sur le conseil de ses maîtresses de Lyon, les religieuses du Sacré-Cœur, à la Ferrandière ; par consé- quent, elle a acquis une certaine pratique dans cet exercice, analo- gue à un examen de conscience accompli la plume à la main.

Mais il convient de retenir surtout, comme elle le marque dès la première page, que Marie de Riedmatten sera elle-même le véri- table sujet dont va traiter son journal ; qu'elle constituera elle- même la matière de ses notes écrites au jour le jour, ou à inter- valles irréguliers.

Car elle se propose en effet de chercher à approfondir sa connaissance d'elle-même, non par complaisance, mais pour « aller à Dieu ». Elle précise avec soin sa volonté : « c'est dans ce but que je vais continuer à écrire, jugeant tout du point de vue du salut,

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rapportant tout à Dieu et lui consacrant chacune de mes pensées ».

Il s'agit donc bien, au départ, d'une entreprise qui a pour fin son propre perfectionnement spirituel.

Si elle avoue qu'il pourra lui « être agréable et même utile », plus tard, de relire ses pensées et ses résolutions, cette éventualité n'est cependant pas envisagée autrement que comme un moyen de constater si elle a réalisé des progrès dans la voie qu'elle s'est tracée.

« Me bien connaître moi-même », répète-t-elle encore plus tard (25 février 1883), à l'aide de ce Journal qu'elle rédige pour elle- même et qu'elle seule aura la possibilité de relire, car, écrit-elle,

« ce cahier ne devant être lu que de moi, j'ose me décharger ici de toute mon humeur... » (27 septembre 1882).

Marie de Riedmatten n'a pourtant ni la volonté ni la persé- vérance de s'en tenir strictement à ses résolutions initiales. Elle vient même d'interrompre son journal durant plus d'une année, et quand elle le reprend, le 25 octobre 1885, elle se justifie de la manière suivante :

« Je ne veux plus écrire de journal, c'est-à-dire le détail des faits qui composent ma vie, et les pensées et les réflexions qu'ils font naître. A quoi bon ? Cela ne m'a fait aucun bien de m'être astreinte quelque temps à écrire toutes ces choses, d'abord parce que je ne me relisais jamais et puis parce que, ayant trop peur que ce cahier ne vienne à tomber entre d'autres mains que les miennes, je n'osais pas y mettre ce que j'appellerai l'original de mon être, c'est-à-dire cette personnalité intime que chacun possède et qui forme la spécialité de tout individu. Pour cela, il me faudrait révé- ler des sentiments si intimes que le seul contact d'une âme autre que la mienne les froisserait inévitablement ».

Elle va donc dorénavant se borner à consigner dans son Journal

« un aperçu général des événements ou plutôt des faits généraux qui, pendant l'année, auront rempli » sa vie. Dès lors, plus de crainte d'une indiscrétion, ni de contrainte à écrire régulièrement.

Ce n'est pas la seule variation que l'on constate chez Marie de Riedmatten dans la conception de son Journal.

C'est ainsi que trois ans plus tard, à la fin de 1888, elle marque son intention de consacrer désormais ses notices à un seul objet : 14

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« J'ai pensé que je voulais chaque jour écrire un épisode de ma journée, tel qu'il s'est passé et avec les réflexions qu'il m'a pro- curées » (30 décembre 1888).

Mais déjà à peine a-t-elle énoncé cette résolution que Marie de Riedmatten avoue qu'elle hésite dans le choix de l'épisode à retenir.

A-t-elle pensé trouver le moyen de faciliter sa tâche en innovant ? on ne saurait le prétendre. Quoi qu'il en soit, avec l'année 1889, elle inaugure une nouvelle présentation des notices : elle les fait précéder d'un sommaire. Mais le grand nombre de rubriques qu'elle porte aux sommaires est en contradiction avec son projet de ne retenir qu'un épisode de sa journée. En outre, cette innovation ne dure guère plus d'une semaine, au cours de laquelle, par deux fois, elle s'arrête au sommaire, sans en développer les rubriques ; de plus, du 9 au 20 janvier 1889, son journal n'est qu'une suite de sommaires.

Tout au long du Journal de Marie de Riedmatten, on ren- contre des déclarations d'intention qui ne sont suivies d'aucun effet. Le Journal se fait ainsi l'écho du malaise plus ou moins profond de l'auteur en face de lui-même.

Par exemple, quand deux jours après son anniversaire, le 27 janvier 1890, Marie de Riedmatten affirme que, « fidèle à ma résolution d'écrire en détail cette journée », elle va se mettre à l'ouvrage, elle prétexte aussitôt la nécessité de revenir en arrière, et l'on constate qu'elle consacre finalement sa notice tout entière aux derniers moments de Marie de Lavallaz, son amie intime décédée un mois auparavant.

L'année suivante, au 25 janvier 1891, où l'on attend qu'elle décrive en détail le jour de son anniversaire, elle n'en fait rien : après quelques considérations sur la brièveté du temps, elle exprime la désolation où la plonge l'absence de sa confidente Eugénie Joris, qui vient d'entrer au couvent, à Fribourg, chez les ursulines : « De- puis son départ, note-t-elle, j'ai beaucoup plus de plaisir à écrire dans ce journal, non pas que j ' y mette toutes les confidences que je lui faisais [à Eugénie Joris] et ferais encore si je l'avais près de moi, car ce cahier pourrait tomber en d'autres mains que les mien- nes ; je ne puis donc y écrire que ce qui se peut lire, mais cela me

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décharge quand même un peu du poids de mes pensées, poids si lourd parfois depuis que je ne puis plus le partager avec mon amie ! » Il serait oiseux de signaler toutes les raisons qu'elle allègue pour justifier les interruptions dans la tenue du Journal : la lessive annuelle, le beau temps, le surcroît d'occupations, une veillée trop longue, les ouvrages de Noël à préparer, l'élaboration de son livre destiné Aux tout petits, etc.

La conception du Journal est en constante mutation : comme son auteur est sujet à de multiples caprices, le contenu des notices, au cours des ans, tantôt s'éloigne des principes ou des résolutions prises à l'origine, tantôt s'en rapproche, mais rarement s'y con- forme. L'auteur s'en rend bien compte et se fait à lui-même des remontrances. Ainsi la notice rédigée le 12 juin 1891 débute-t-elle sur ces termes : « Il faut que je commence à écrire un peu tous les jours pour rendre mon récit quelque peu intéressant par plus de suite qu'il en a maintenant et pour avoir du plaisir à me relire plus tard ».

Marie de Riedmatten tient toujours son Journal pour le confi- dent qui recueille les manifestations de sa vie secrète. C'est ainsi que la crainte qu'un jour il ne tombe en mains étrangères l'amène à caviarder certaines lignes, certains passages, et même à arracher des pages entières.

Cependant, on voit poindre discrètement l'arrière-pensée de ne plus garder pour elle seule les confidences qu'elle enfouit dans son Journal ; avec les années, le temps opère son œuvre d'apaise- ment, et Marie de Riedmatten se prend à rêver que, devenue vieille et expérimentée, elle saura peut-être y puiser des leçons pour la jeunesse ; allant même plus avant, elle pense aussi qu'elle osera alors donner autour d'elle communication du Journal.

Tel est son sentiment quand, le 20 octobre 1891, elle décide de continuer son Journal sous forme de dialogue : « Je veux essayer de changer ma manière d'écrire, en rapportant les paroles des autres et les miennes, comme dans une histoire ; cela sera plus facile à me relire, parce que j'écris non seulement pour me soulager depuis le départ d'Eugénie [Joris], mais aussi pour lorsque je serai vieille, si je le deviens. Alors, cela m'amusera de me rappeler les choses arrivées pendant ma jeunesse et de les communiquer à mes futurs 16

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neveux et nièces, petits-neveux et petites-nièces, parce que tant d'années auront passé alors sur mes sentiments actuels que j'oserai les communiquer, et mon expérience saura y trouver des leçons pour la jeunesse, et puis cela fera revivre des personnes disparues dont je croirai entendre les propres paroles transcrites fidèlement. »

Le Journal mis en dialogue ne durera pourtant pas plus long- temps que le système des sommaires placés en tête des notices, à savoir un mois, « parce que, écrit-elle le 25 novembre 1891, cela prend trop de temps et que je n'en ai souvent pas quand j'aurais beaucoup à dire... »

L'expression de ses sentiments, dans son Journal, est pourtant toujours retenue. A une amie qui lui avait observé, au cours d'une promenade, qu'elle n'aime pas ce qui est mal, Marie de Riedmatten répond dans une notice du 31 octobre 1891 : «Elle pense que je ne sens pas ! Ah ! si elle voyait, si elle avait vu, il y a peu d'années, la violence de mes sentiments intérieurs ! mais Eugénie [Joris]

est seule à les connaître, et plus ils étaient violents, moins j'osais les faire paraître, ni surtout les inscrire ».

Rares sont les moments où elle s'abandonne, comme par exem- ple, le 21 novembre 1 8 9 2 : « J ' a i voulu essayer d'écrire, mais inutilement ; les larmes m'empêchent de le faire, et je me sens incapable d'autre chose que de venir me soulager ici, en confiant à ce papier ce que je ne puis plus dire à personne ». S'ensuit une longue lamentation sur sa solitude et sur son désespoir de se sentir incomprise...

En 1892 survient un événement qui, pour quelques années, va transformer l'existence de Marie de Riedmatten et, par conséquent, son Journal qui en est le reflet : la naissance, le 8 juillet 1892, de Jean de Kalbermatten, le dernier enfant de son oncle Louis et de Louise de Lavallaz, dont elle a la joie d'être la marraine.

Désormais, sa vie est tout irradiée de ce bonheur et se concen- tre autour de cet enfant. Elle décide même de « faire le journal du petit Jean ». Nous ignorons si elle l'a réellement entrepris, comme elle entreprendra plus tard, en 1904, de rédiger le journal des enfants de son frère Augustin. Quoi qu'il en soit, son propre Journal se transforme pour devenir surtout la chronique des faits et gestes de son filleul.

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Une année ne s'est pas écoulée que, le 1e r avril 1893, elle note en effet : « Tous ces jours-ci ont été si occupés que je n'ai pas eu le temps d'écrire un mot ; cependant j'ai d'autant plus à dire qu'il s'est passé plus de choses et parce que je veux faire le journal du petit Jean. Ce lui sera un souvenir de sa marraine quand il sera grand ; il verra combien j'ai pensé à lui et je suis sûre qu'il l'intéressera. En attendant que je puisse le commencer, je mets ici ce qui le concerne et je le recopierai ensuite avec plus de détails si je m'en souviens. »

Cependant, si Marie de Riedmatten a fréquemment varié dans la conception et dans la réalisation de son Journal, elle n'a jamais abandonné dans son for intérieur, en dépit des obstacles ou des difficultés qu'elle a rencontrés, les intentions qu'elle a exprimées lorsqu'elle l'a commencé, en 1882. Onze ans plus tard, lorsqu'elle inaugure un nouveau cahier, elle écrit en effet, le 19 octobre 1893 :

« Pourquoi ne rapporterai-je pas les faits divers de mon existence en les considérant selon les vues de Dieu pour sa gloire et le bien des âmes en y ajoutant mes réflexions personnelles ? C'est que cela prend du temps et que je ne puis en disposer au moment où cela me ferait du bien, soulageant mon cœur ou mon intelligence en transcrivant les pensées qui se pressent dans mon cerveau. Et quand je le puis, leur impression est diminuée, s'il en reste quelque chose. » Quels obstacles, quelles difficultés rencontre-t-elle pour tenir son Journal ? Une notice rédigée aux mayens, le 30 juillet 1894, l'explique : « Le ciel est couvert, voilà ce qui m'engage à écrire.

J'aurais tant à dire si j'avais le temps, ou si je pouvais porter ce cahier dehors, à la forêt, mais il me faudrait encore de l'encre, des plumes, tout un bagage dont on s'apercevrait, et comme chez nous la discrétion est inconnue [...], je suis obligée de me cacher pour tout ce que je ne veux pas voir être publié au dehors. Cela me coûte beaucoup, parce que j'ai un naturel expansif... »

Voici enfin une dernière variation dans la conception du Journal ; en réalité, elle attire l'attention sur une lacune.

Après une interruption d'un mois, Marie de Riedmatten se plaint une fois encore de manquer de temps pour écrire. Si elle en trouve, elle le consacre aux lettres qu'elle adresse à sa sœur Caroline, qui est alors, à son tour, élève au pensionnat du Sacré- 18

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Cœur, à Lyon. C'est ce qu'elle déclare le 17 mars 1895 : « Il y a longtemps que je n'ai plus écrit ; je ne trouve jamais le temps pour le faire ; quand j'en ai, c'est à Caroline que je raconte ce qui se passe, elle me répond régulièrement. »

On peut donc déjà conclure ici que le Journal de Marie de Riedmatten n'est pas une œuvre composée et rédigée selon un schéma uniforme et invariable. Le rédacteur n'obéit, semble-t-il, qu'à son caprice, sans autre ordre que l'ordre chronologique. De plus, pour autant qu'il est examen de conscience, cet examen n'est pas une fin en soi, mais un moyen utilisé en vue d'obtenir une amélioration.

Après avoir tenté de décrire la contexture du Journal de Marie de Riedmatten, et de mettre en lumière ses conceptions successives et ses diverses réalisations, il s'agit maintenant d'en examiner l'intérêt.

4. Intérêt du Journal

Le véritable et principal sujet dont traite le Journal — nous l'avons déjà relevé — c'est l'auteur lui-même ; d'ailleurs en tête de la première notice de l'année 1882, il a pris soin d'inscrire pour titre: « Récit des événements de ma vie ». Il convient donc, d'abord, d'appliquer son attention au témoignage que l'auteur livre sur sa propre personne.

En outre, en dépit de la banalité apparente de nombreuses notations, le Journal offre une mine inépuisable de renseignements de toutes sortes sur la vie quotidienne, à Sion, vers la fin du X I Xe siècle, telle que l'a perçue ou vécue l'auteur. Il révèle aussi de nombreux aspects de la mentalité contemporaine.

I. Connaissance de l'auteur

En commençant son Journal, Marie de Riedmatten, qui est âgée de vingt ans, a estimé nécessaire de tracer son portrait. Elle le fait avec sincérité, sans complaisance, et, avant d'aller plus loin, il importe d'en prendre connaissance :

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« Il est nécessaire avant tout que je fasse mon portrait. Com- ment me bien connaître moi-même, comment analyser les senti- ments divers qui se partagent mon cœur, les pensées contraires qui bouillonnent dans mon cerveau, le trouble et la fatigue qui résul- tent quelquefois de ces luttes intérieures ? Si je voulais faire l'ana- lyse de tous mes sentiments, je n'y suffirais pas ; mais généralisons : quel est le fond de mon caractère ?

» J'ai toujours été pieuse, c'est-à-dire j'ai toujours aimé, craint et respecté Dieu ; mais qu'il y a loin de cette piété-là, qui était plutôt un don de Dieu, un sentiment mis en moi, dès mon jeune âge, par des parents chrétiens, à la vraie piété, à la piété prati- que ! Si j'aime Dieu, je m'aime aussi moi-même, et, faute d'avoir bien compris que la vraie piété exige le renoncement et la morti- fication, je me contentais de prier et je me laissais aller à mes mauvais penchants. Mon Dieu, que j'ai été coupable ! Cet amour de moi-même m'a entraînée dans bien des fautes ; c'est à lui que je puis rapporter tout le mal que j'ai fait. N'est-ce pas cet amour de moi-même qui me rendait si timide au point de me faire détester la société ? Oui, car j'avais peur que l'on me critique ; j'étais blessée des observations que l'on me faisait ; je trouvais que l'on n'était pas assez indulgent pour moi. N'est-ce pas cet amour de moi-même qui me rendait jalouse de Louise, m'imaginant que papa l'aimait mieux que moi ? Et quand cela aurait été, n'en était-il pas le maître ? N'est-ce pas cet amour de moi-même qui me rendait si paresseuse et m'empêchait de remplir mes devoirs d'enfant ? N'est-ce pas encore cet amour de moi-même qui me donnait cet amour de la liberté qui ne voulait aucune entrave, qui me faisait laisser de côté tous mes devoirs d'élève afin d'avoir plus de temps pour courir dans les prés, pour m'amuser ?

» N'est-ce pas cet amour de moi-même qui, lorsqu'un roman me tombait sous la main, m'engageait à le lire, malgré la perte de temps, malgré la volonté de mes parents, malgré le mal qu'il me faisait en me dégoûtant des choses présentes pour me faire tomber dans des rêves imaginaires ?

» N'est-ce pas enfin cet amour de moi-même qui est la cause de mon remords perpétuel, d'un regret qui durera autant que ma vie ? Oui, c'est parce que je me suis trop aimée, que je voulais que 20

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tout ne se rapporte qu'à moi, que je n'ai pas rendu à papa les soins, les devoirs et l'affection que je lui devais dans sa dernière maladie.

Hélas ! je ne puis le réparer qu'en priant pour lui, qu'en redou- blant d'amour et de prévenance envers maman. Mon Dieu, donnez- moi la grâce d'être fidèle à cette résolution ; sans vous, je ne puis rien ; je suis si faible quand vous ne venez pas souvent dans mon cœur ! Oh ! faites que je pense vous y recevoir au moins une fois par semaine ! »

Si l'on retient les principaux traits de cet autoportrait, on observe que Marie de Riedmatten se présente comme une jeune fille naturellement pieuse ; mais sa piété est encore peu consé- quente ; elle ne l'empêche pas de se laisser aller à ses « mauvais penchants ».

La source de ses « mauvais penchants », elle la discerne dans un défaut capital d'où découlent tous les autres : l'amour de soi- même. De là, sa timidité, sa crainte d'être critiquée, les blessures que lui infligent les remarques, sa jalousie à l'égard de sa sœur Louise, sa paresse, son amour de la liberté, sa propension à la rêverie, etc.

Ce portrait initial va subir de nombreuses retouches au cours des quatorze ans sur lesquels s'étend le Journal. Certains traits seront accentués ou atténués, d'autres seront complétés ou modifiés.

Ce serait une erreur d'esquisser ici un portrait figé de Marie de Riedmatten ; il conviendrait plutôt de dessiner, avec délicatesse et finesse de touche, le paysage intérieur de cette âme d'élite, sans cesse en mouvement pour atteindre un idéal d'équilibre et de per- fection. En un mot, il faudrait un volume entier pour mettre en œuvre tous les matériaux qu'offre son Journal.

=:•

Il importe toutefois de mettre ici en évidence, sommairement, quelques aspects de sa personnalité, telle qu'elle ressort du Journal.

Déjà handicapée par sa myopie qu'elle n'ose corriger en por- tant habituellement des lorgnons, Marie de Riedmatten manque singulièrement de coquetterie dans ses toilettes. Relevons-le sans

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malice, parmi les siens, elle est tenue pour une originale. Elle le sait, elle le dit elle-même gentiment : «... Je me reconnais un peu d'originalité ; qui n'en a pas d'ailleurs ? C'est l'originalité qui forme la personne et la distingue des autres. Mais la mienne me distingue trop... » (28 septembre 1883).

Surtout, elle est timide, maladivement timide au point de détester la société ; d'une sensibilité extrême, elle préfère la soli- tude ; pessimiste, il lui arrive d'être en proie au découragement.

Elle discerne en elle de multiples défauts : manque d'énergie, de piété, de courage, de force morale, etc. Elle a peur devant la vie.

En réalité, elle se rend compte qu'elle a de la peine à s'intégrer pleinement dans son cadre social, et elle en souffre. A défaut du cloître — l'expérience qu'elle a tentée a été un échec —, elle se réfugie dans son Journal.

On sait peu de chose relativement à l'instruction et à l'éduca- tion qu'a reçues Marie de Riedmatten. A Sion, elle a fréquenté l'école primaire obligatoire de sept à quinze ans. Ensuite, il y a un trou de quatre ans dans notre information. Enfin, elle passe deux ans, à Lyon, au pensionnat des religieuses du Sacré-Cœur, à la Ferrandière, en compagnie de sa sœur Louise.

En lisant le Journal, on observe que son instruction n'a pas été poussée au-delà du degré primaire. Elle est capable, certes, d'écrire correctement ; elle connaît l'orthographe, car les fautes qui sont disséminées çà et là sont évidemment dues à l'inattention. Son Journal, qu'elle rédige à la hâte, au courant de la plume, sans préparation ni révision — les amendements sont rares — n'est pas un exemple probant pour apprécier la qualité de son écriture.

Pourtant, on rencontre, à plus d'une reprise, quelques morceaux qui émergent sensiblement de la grisaille ordinaire : ce sont ceux où elle expose un problème qui lui tient particulièrement à cœur ; ce sont ceux aussi où son indignation peut se donner libre cours.

Dans ces cas-là, son style acquiert fermeté et cohérence, il est soutenu, en même temps qu'elle profère des propos dont la psy- chologie n'est pas sans intérêt.

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Ses lectures, sur lesquelles elle ne fournit que des renseigne- ments très intermittents, ont certainement contribué à sa formation, comme peut-être aussi les nombreux sermons qu'elle a entendus.

Les textes qu'elle a laissés en dehors de son Journal, c'est-à-dire ceux des poésies, des charades, d'une demi-douzaine de comédies, le manuscrit consacré à la vie aux mayens ou celui destiné aux petits enfants, ne sortent guère de la médiocrité.

On ne saurait porter un jugement plus favorable sur les manus- crits illustrés que nous connaissons ; sans doute, Marie de Ried- matten a pris des leçons de dessin et de peinture auprès de Charles de Preux et de Joseph de Kalbermatten, mais on peut émettre des doutes sur son assiduité au travail, car ses réalisations ne laissent paraître qu'un piètre talent.

Quant à sa formation générale, on remarque, par exemple, que ses connaissances en géographie, notamment en géographie du Valais, sont très lacunaires. Enfin, elle n'a aucune notion de l'alle- mand, ni d'aucune autre langue.

Montre-t-elle alors quelques dispositions et quelque habileté dans le ménage ? Il ne semble pas qu'elle se soit jamais soiciée de collaborer effectivement aux tâches domestiques, ni d'apprendre à cuisiner. Quand, aux mayens par exemple, elle se trouve seule pour faire son déjeuner, elle se contente de pique-niquer plutôt que de se préparer un véritable repas.

A quoi occupe-t-elle donc ses journées ? D'abord, à une multi- tude d'exercices de piété : il n'est pas rare qu'elle assiste à deux ou trois messes matinales ; elle se rend à l'office des vêpres ; elle court à toutes les bénédictions du Saint-Sacrement : à la cathé- drale, à Saint-Théodule, au Séminaire, chez les Dames blanches, aux Capucins ; elle prend part à toutes les retraites qui se donnent à Sion ; elle accomplit de fréquents pèlerinages à Longeborgne.

Ensuite, elle a toujours en chantier une foule de menus travaux manuels, pour son propre usage, pour offrir des cadeaux aux anni- versaires, aux fêtes, à Noël, à tous les membres de sa famille, à ceux de sa parenté, à ses amies ; elle en exécute régulièrement à l'ouvroir de l'association de Saint-Vincent de Paul (qu'on appelle

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alors l'atelier) pour l'église, pour les pauvres et pour les orphelins ; elle en prépare aussi à l'intention des ventes de charité.

Enfin, elle mène une vie de société qui, sans être mondaine à proprement parler, remplit néanmoins bien son temps : elle est fréquemment en route pour des promenades — dont celle, à peu près quotidienne, du tour de la Sionne —, pour faire de nombreu- ses visites, non seulement à ses amies les plus chères comme Eugénie Joris, mais aussi aux membres de sa parenté auxquels elle est le plus attachée : sa tante Henriette, sa cousine Marie-Louise Stockalper, et surtout Louise de Lavallaz, qui est à la fois la cousine germaine, la tante et la belle-sœur de sa mère. C'est chez Louise de Lavallaz, dont le cercle des enfants s'accroît rapidement, d'année en année, qu'elle passe une grande partie de ses journées.

En outre, elle prend part à des soirées où se donnent des séances musicales, où on se livre à toutes sortes de jeux ; elle assiste en spectatrice à des bals costumés privés ; elle se rend à des concerts publics et à des représentations dramatiques données au théâtre.

Mais le lieu, ou le milieu, où elle se sent le plus à l'aise, où elle peut s'épanouir sans contrainte, ce sont les mayens. Le mayen de Sainte-Anne, propriété de sa famille, est pour elle l'intermédiaire entre le ciel et la terre ; on ne saurait dénombrer les occasions où elle en proclame les bienfaits et les agréments. C'est ainsi, par exemple, qu'elle écrit le 17 septembre 1883 :

« Un jour, je pensais que la distance entre le ciel et la terre est bien grande ; là est le bonheur parfait, bonheur pur, bonheur per- mis, le bonheur en Dieu enfin ! Ici, les joies sont rares et la fai- blesse de notre nature est telle qu'elle nous les fait rechercher, le plus souvent, dans les objets matériels, dans la satisfaction de nos sens, dans le bien-être de nos corps [...] N ' y a-t-il pas un inter- médiaire entre le ciel et la terre ? Oui, il y en a, et cet intermé- diaire, il se nomme les mayens !

» Aux mayens, sans doute, le bonheur n'est pas parfait ; on ne voit pas encore Dieu ; en cela, il tient de la terre. Mais aux mayens, les joies sont pures, les montagnes qui forment notre horizon nous élèvent vers leur créateur ; elles sont couvertes de neige, symbole de l'innocence ; les grandes forêts qui nous entourent, dans leur 24

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majestueux silence, appellent l'âme au recueillement, et les diffé- rentes teintes de vert qui paraissent à nos yeux nous représentent l'espérance. Et le soir, après un beau jour, en nous promenant sur ces pentes de verdure [...], nous pouvons contempler les hautes cimes des mélèzes semblant toucher le ciel, ce ciel bleu, dont la couleur doit rappeler à notre mémoire, en passant sous nos yeux, la foi de notre cœur, ce ciel dont les nuages empourprés par le soleil couchant expriment la charité toujours unie à la foi ; ce ciel par- semé d'étoiles nous dit : « Cette félicité dont tu jouis, ô heureux

» mortel, et qui te semble si grande parce que tu la reçois avec un

» cœur pur, qu'est-elle, je te le demande, en comparaison de celle

» qui t'attend ici, où ton âme délivrée de ce corps corrupteur, déga-

» gée de tout lien au péché, de toute chaîne envers la matière,

» sera libre de jouir des biens infinis, libre d'atteindre à sa fin ? ».

Rentrée à Sion, Marie de Riedmatten revient souvent sur ce séjour béni des mayens :

« Comme nous jouissions du beau temps aux mayens ! Qu'il était agréable d'être toujours à l'air, de travailler le dos tourné au soleil afin d'avoir l'ouvrage à l'ombre, et les lectures dans la forêt, le jeu de croquet, le goûter se composant parfois d'une rave cueillie au jardin, le chapelet dit en commun dans notre petite chapelle de Sain te-Anne... » (septembre 1882).

Chaque année, elle y séjourne deux mois consécutifs, juillet et août, en compagnie de sa famille, dans un perpétuel va-et-vient de visites, où les jeux occupent une grande place.

Toutefois, au cours de l'année et en dehors de ces deux mois, et dès que le temps le permet, elle n'est pas empruntée pour trou- ver un prétexte de remonter aux mayens : jardin à préparer, ran- gements à faire, objets oubliés, tout lui est bon pour se mettre en route, à pied naturellement, seule ou accompagnée d'une de ses sœurs, ou d'une amie, ou d'une fermière, ne répugnant jamais à faire l'aller et le retour dans la même journée.

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Cependant, Marie de Riedmatten s'ennuie ; elle a le sentiment de mener une vie inutile. Longtemps, elle a vécu avec l'espoir d'avoir la vocation religieuse et de pouvoir, tôt ou tard, y répon-

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dre ; elle pensait trouver, dans cet état, la fin de toutes ses misères morales, de ses difficultés, de ses contradictions. Mais après l'échec de l'expérience tentée à la Visitation en 1888 et dont elle n'a pas gardé d'acrimonie durable, elle se rend compte, plus que jamais, que sa vie est devenue sans but et elle en souffre.

Déjà, en 1883, elle se plaint de la condition qui est réservée aux filles en Valais ; elle écrit alors : « Je crois qu'une des choses qui me manquent ici, c'est la vie de l'esprit, cette nourriture de l'intelligence, que non seulement les bons livres nous offrent, mais que la société, les conversations devraient nous ouvrir, à nous autres jeunes filles, et nous élever à elle. Mais l'instruction des femmes est peu poussée ici ; cela tient au peu de fortune de la plupart des familles. Devant s'occuper elles-mêmes des ouvrages, je dirai plutôt des travaux vulgaires d'un ménage, qu'ailleurs on donne à faire au-dehors, elles n'ont pas le temps nécessaire de s'occuper de l'éducation des enfants dès leur bas âge, leur laissent une certaine liberté qui, plus tard, sera contenue, non pas surtout pour le travail de l'esprit, mais pour celui des mains, du corps, infiniment plus goûté. De là vient que j'ai encore entendu peu de conversations entre dames seules, qui puissent élever nos idées et approfondir notre jugement : elles roulent pour la plupart sur des détails de ménage.

» C'est une lacune dans l'éducation, et je le déplore, surtout parce que moi-même je l'éprouve [...], et j'en éprouve le vide. Il me semble que je deviendrais meilleure, si mon intelligence était mieux nourrie. » (18 septembre 1883)

A plusieurs reprises, elle se plaint de cette situation. Celle des hommes pourtant n'est guère meilleure. Dix ans plus tard, en effet, elle met en évidence les propos que lui a tenus dans une lettre son frère Augustin : « Pourquoi les jeunes gens vont au café ? C'est qu'ils n'ont pas d'autres distractions et qu'après le travail il en faut ; que, ailleurs, il y a le théâtre, les musées, les cours, des distractions intellectuelles et des réunions où l'on parle de litté- rature ; tandis qu'ici, on ne peut se réunir sans offrir à manger ou à boire, et que les dames ne parlent que de toilettes ou du pro- chain, etc. »

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Et Marie de Riedmatten conclut pour elle-même : « Pauvres dames ! On les prive de tous moyens de s'instruire, parce que cela coûte et leur fait perdre le temps consacré au travail des mains, au raccommodage, et puis on les voudrait capables de discuter avec les hommes qui ont la faveur de pouvoir aller au collège et puis de voyager pour terminer leur éducation... » (14 mars 1893).

La condition dans laquelle est tenue la femme en Valais fait donc l'objet d'observations pleines de bon sens.

Mais qu'en est-il de sa situation personnelle de célibataire ? Issue d'une famille profondément chrétienne, elle a sans doute trouvé au Sacré-Cœur un milieu religieux auquel elle a réussi, non sans peine au début, à s'intégrer et auquel finalement elle est restée très attachée. Ce n'est pas seulement l'influence et l'exemple des maîtresses qui l'ont marquée ; c'est surtout le régime d'une vie bien réglée, bien ordonnée, qui l'a séduite, parce qu'elle lui pro- curait la paix intérieure. C'est là aussi sans doute qu'a germé en elle le projet de se vouer à la vie religieuse.

A son retour définitif de Lyon, elle est comme désorientée.

Elle note en effet quelques semaines plus tard : « Oh ! combien j'ai regretté le Sacré-Cœur, combien je le regrette encore ! J'ai pleuré, hier, une partie de la journée, en pensant au bonheur que j'y goûtais, avec quelle facilité je faisais ce qui m'était commandé, la paix et la joie qui me remplissaient toujours, et puis, je regret- tais aussi ces dames si bonnes pour moi... »

Et plus loin : « Oh ! pourquoi ne puis-je retourner au Sacré- Cœur me retremper un peu dans la vertu ? J'étais si heureuse ! Ah ! si du moins Dieu me donnait la vocation religieuse ! [...]

Hélas ! je ne l'ai pas, je la demande sans cesse, mais quand je considère tous les devoirs qu'elle impose, tous les sacrifices qu'elle demande, je ne me sens pas assez de vertu pour les accomplir dignement...» (20 mai 1882).

Déjà au Sacré-Cœur, à la Ferrandière, on a donc dû la mettre en garde contre ce projet ; pourtant, elle s'y cramponnera encore plusieurs années, jusqu'au jour où, enfin, en 1888, elle essaiera, sans succès, de le mettre en pratique.

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Ce désir de vocation religieuse remonte en réalité à une époque antérieure à son séjour à la Ferrandière. Quand, en 1883, elle examine longuement en quoi consiste son originalité, elle écrit en effet : « ... Une chose étonnante en moi, c'est l'attrait que j'ai tou- jours eu pour ce qui est pur. Tante Henriette a trouvé sur un vieil atlas ces mots écrits lorsque j'avais huit ans : « Mon Dieu, faites-

» moi la grâce de rester toujours pure ! » Et je me souviens moi- même d'avoir toujours désiré rester vierge, même quand je ne com- prenais pas la signification de ce mot, mais parce qu'on disait de la Sainte Vierge qu'elle avait été toute pure en restant vierge » (2 octobre 1883).

Dès l'âge de douze ans, raconte-t-elle, « je sacrifiai, dès lors, dans ma pensée, le bonheur d'être mère un jour, d'avoir des enfants à aimer, à élever et même à rendre saints, car mon ima- gination les douait de toutes les perfections» (2 octobre 1883).

Très tôt donc, Marie de Riedmatten s'est installée dans son état de célibataire, en toute sérénité, sans jamais plus varier dans sa résolution.

Non sans avoir cependant à l'occasion exprimé des regrets ; par exemple, après l'audition d'un sermon sur l'éducation des enfants, elle écrit au retour chez elle : « Cette instruction m'a plu et m'a fait regretter de n'être jamais mère. Il me semble que j'aime- rais tant mes enfants, que je saurais faire tous les sacrifices pour préserver leur âme de tout ce qui pourrait la ternir [...] Mais c'est un beau rêve, trop beau pour être réalisé, et dont, puisque je ne me marierai pas, j'offre le sacrifice à Dieu...» (22 octobre 1883).

Toutefois, le célibat, pour Marie de Riedmatten, n'est pas un pis-aller, c'est un état consenti et accepté en toute conscience. Elle a mis toutes ses espérances en Dieu : « D'abord, je pleure avec Dieu ; il a toujours été mon consolateur, déjà depuis toute petite ; aussi, quand je considère sa bonté envers moi, je me sens pour lui tant de reconnaissance que j'aimerais mourir pour lui en rendre hommage. Il est le seul à ne m'avoir jamais trompée ; de toutes mes affections, il est le seul qui ait répondu à ce que j'attendais de lui... » (29 mars 1891).

Ce généreux sacrifice, Marie de Riedmatten ne l'a pas accompli en vain. Elle a déjà trouvé et elle trouvera une sorte de compen- 28

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sation dans sa parenté même. Elle pourra déverser le trop-plein de son cœur sur les petits enfants de Louise de Lavallaz dont elle s'occupe presque quotidiennement : elle surveille parfois leurs devoirs d'écoliers, elle joue avec eux, elle les emmène en prome- nade, elle assiste à leurs repas.

Une des grandes joies de son existence sera la faveur que lui fera Louise de Lavallaz, de la choisir pour marraine de son fils Jean. Elle est si heureuse qu'elle en arrive même à transformer son Journal personnel, qui devient alors la chronique des faits et gestes de son filleul.

IL Mine de renseignements sur la vie quotidienne, à Sion, vers la fin du XIXe siècle

Comme on l'a déjà observé à propos de la connaissance de l'auteur, la mise en œuvre des matériaux dispersés dans le Journal de Marie de Riedmatten, relatifs à la vie quotidienne, à Sion, vers la fin du X I Xe siècle, requerrait elle aussi un volume tout entier.

En effet, ces matériaux sont si nombreux, si divers — ils débordent d'ailleurs le cadre proprement local — que, regroupés et ordonnés, ils pourraient constituer à eux seuls le fond d'une ency- clopédie thématique sédunoise, non sans que cette mise en forme ne rende sensibles les lacunes — inévitables — du Journal sur le sujet.

En effet, les matériaux que présente le Journal de Marie de Riedmatten sont les observations d'un témoin isolé, qui a son optique particulière ; d'un témoin qui est issu d'un milieu donné dont il est naturellement le reflet ; d'un témoin enfin qui ne se propose pas de porter une attention égale et soutenue à toutes les manifestations d'une petite ville de 5000 habitants et qui, en outre, ne saurait être familiarisé avec les modes et les conditions de vie de toute la population.

Il serait donc malvenu de lui en faire un grief. Marie de Ried- matten n'a pas entrepris son Journal à cet effet.

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Toutefois, au cours des semaines, des mois, des années, dans ses notices elle a rassemblé, à son insu pourrait-on dire, une multi- tude d'éléments — témoignages directs et vécus — qui sont de nature à enrichir notre connaissance d'un proche passé.

Il convient, pour démontrer l'intérêt du Journal à cet égard, de recenser ces matériaux, sans prétendre à être exhaustif, et de les ranger sous divers titres. On aboutit ainsi, comme on va le voir, à dresser le canevas relativement ébauché d'une encyclopédie sédunoise : à savoir, d'une part les sommaires presque complets de quelques chapitres, alors qu'on en est réduit d'autre part à rassem- bler des citations, et à formuler des observations en vue de meubler d'autres chapitres qui sont infiniment moins étoffés.

1. La vie familiale

— Naissances, baptêmes (à la cathédrale et aux mayens), fiançailles, mariages (cérémonial), décès et enterrement (notam- ment veillée funèbre à Sion et à Vex, enterrement civil à Sion).

— Situation de la mère chef de famille (veuve qui conduit le ménage en restant à l'arrière-plan) ; situation des enfants (en nour- rice à Vex, le temps de leur scolarité obligatoire, la place qu'ils tiennent dans le foyer) ; situation des filles en général (activités et loisirs) ; situation des six filles de Philomen de Riedmatten (occupations, divertissements, pensionnat, relations avec leur mère et avec leur proche parenté, rapports entre elles) ; condition des domestiques (les filles de maison, relations avec les familles de fermiers à Maragnenaz et au may en de Sainte-Anne).

— Occupations domestiques : soins du ménage (la lessive, les fleurs, décoration des chambres) ; habillement (achat d'une robe, d'un chapeau, appréciation des toilettes) ; nourriture (dîners, goû- ters et soupers à Sion, aux mayens, à Maragnenaz, à Savièse, nom- breux menus détaillés) ; veillées (où l'on offre la liqueur) ; jeux (prépondérance du tarot et du criquet sur une douzaine d'autres jeux, charades, saynètes, comédies) ; travaux manuels féminins

(broderie, etc.) destinés avant tout à de menus cadeaux (d'une extrême modestie) offerts à l'occasion des fêtes et des anniver- saires ; élevage de poussins et d'abeilles.

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2. La vie religieuse

— La pratique religieuse privée : examen particulier, médita- tion, lectures spirituelles, heures d'adoration, chapelet en famille, confession, communion hebdomadaire et bi-hebdomadaire, neu- vaines, les mille Ave Maria.

— La pratique religieuse publique : assistance à la messe, aux vêpres, au chapelet, au chemin de croix, à la bénédiction du Saint-Sacrement. - Cérémonies de la première communion avec renouvellement des vœux du baptême (compte rendu circonstan- cié). - Participation active à la confection des reposoirs (descrip- tions) et à la procession de la Fête-Dieu (à Sion, à Savièse, à Kippel). - Association aux processions des Rogations et à d'autres processions en ville de Sion, aux retraites et missions prêchées dans les diverses églises. - Culte de la Sainte Vierge et des saints ; dévo- tions des mois de St-Joseph, de Marie, du Sacré-Cœur. - Les con- fréries. - L'atelier de Saint-Vincent de Paul. - La Garde d'honneur du Sacré-Cœur de Jésus. - Décoration de la chapelle Sainte-Anne et des autres chapelles aux mayens. - Les pèlerinages, fréquents à Longeborgne, occasionnels à Einsiedeln, à Saint-Maurice et à Vérolliez, à la Wandfluh (au-dessus de Turtig), à Crételette (Ran- dogne), aux chapelles dédiées à St-Barthélemy, à Pralong et à Cleuson. - Première messe de Pierre de Courten. - Prise d'habit de Madeleine de Riedmatten, à Lyon.

— Enseignement religieux (résumés et comptes rendus de sermons).

— Relations avec le clergé indigène (visites de nouvel an, visites et séjours aux mayens) et avec les religieux de passage.

— Le sentiment religieux (sa nature et ses manifestations). - Attitude à l'égard des réformés.

3. La vie économique

C'est sans doute le domaine auquel Marie de Riedmatten a été le moins attentive. A travers son Journal, elle apparaît presque totalement étrangère aux préoccupations d'ordre matériel. Elle ne fait que peu d'allusions à la « médiocrité » des fortunes en Valais.

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Vivant au sein d'une famille qui tire l'essentiel de ses ressources de l'exploitation de ses biens-fonds, notamment de ses vignes, l'au- teur ne mentionne celles-ci qu'à l'occasion des vendanges, dont elle présente, dans un certain nombre de tableaux et de scènes, des ins- tantanés pleins de spontanéité, de fraîcheur, de variété et de naïveté.

Peu de notations donc sur l'agriculture et la viticulture. Peu également relatives au commerce, à l'artisanat et aux métiers.

Dans le cadre des services publics, elle ne relève, indirectement, que l'introduction de l'eau courante en ville. Rien sur les routes ni sur les chemins. Quant aux moyens de locomotion, à l'exception du train qu'on utilise pour se déplacer dans la plaine, il n'est question que des mulets qui, le plus souvent, transportent per- sonnes et bagages aux mayens.

Pour le reste, peu de choses : mention de la colonne météoro- logique, dressée en 1890 à la rue de Lausanne ; du projet, demeuré sans suite, d'un jésuite, d'introduire à Sion, en 1891, l'industrie de la dentelle ; échos de l'Exposition cantonale du bétail et des pro- duits laitiers, organisée à Sion en 1892 ; des récriminations au sujet de l'introduction de l'heure centrale, en 1894, qui fait avancer les horloges d'une demi-heure ; mention, enfin, du téléphérique installé dans ses vignes à Conthey par un propriétaire de Martigny.

4. La vie politique - Echos du monde

Dans le milieu essentiellement féminin où vit Marie de Ried- matten, la politique (et par conséquent la vie administrative) tient une place insignifiante. Si elle émet des considérations politiques, elle se fait alors l'écho de conversations entendues, en particulier des opinions de son oncle Louis de Kalbermatten, pour qui la politique est la grande affaire.

On rencontre plutôt l'expression de sentiments patriotiques ; ainsi d'abord son attachement à sa petite ville : « Sion est un petit paradis ! On y a généralement bon caractère, de l'éducation, de la politesse et de la charité, de jolies figures, des corps bien faits, quoique moins soignés qu'ailleurs, parce que les Sédunoises s'occu- pent de toute espèce de travaux et n'ont pas le temps de vivre en 32

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grandes dames, mais elles n'en sont pas moins bien et appréciées de partout» (6 février 1889).

Ou encore : « Sion est une petite ville tranquille où la veille se passe comme l'avant-veille, et le lendemain comme la veille » (31 octobre 1892).

L'amour du Valais ensuite : « J'aime tant mon pays ! [...]

Lorsque je me vois, par la pensée, éloignée du Valais, dans n'im- porte quelle position, il me semble que je n'aspire qu'à y retourner.

L'exil me paraît une chose affreuse » (16 décembre 1894).

Amour exclusif au point que Marie de Riedmatten se déclare plus valaisanne que suisse : « Le Valaisan ne peut oublier qu'il a été indépendant pendant des siècles, qu'il a su défendre sa liberté avant d'entrer dans la Confédération, enfin, qu'il est valaisan avant d'être suisse» (21 novembre 1894).

Ce dernier sentiment est sans aucun doute celui qu'elle a entendu exprimer par Louis de Kalbermatten ou par son ami Henri Roten.

De seconde main aussi, on trouve des aperçus sur des élections communales, sur des élections au Conseil national et au Conseil d'Etat ; on relève son opposition au projet de centralisation mili- taire en 1895 et son avis sur l'affaire du Tessin en 1890.

En revanche, Marie de Riedmatten apporte des témoignages personnels sur la réception d'Henri de Torrenté, élu président du Conseil des Etats en 1894, sur l'élection, par le Grand Conseil en 1895, de Mgr Abbet, évêque coadjuteur de Sion, et sur son sacre.

Elle n'est pas indifférente non plus aux événements, heureux parfois, mais le plus fréquemment malheureux, qui surviennent à Sion, en Valais et dans le monde, dont elle a connaissance par la presse. Elle ne les mentionne pas systématiquement ni réguliè- rement.

5. La vie de société

Sur la vie de société, une foule de notations plus ou moins étendues : quelques-unes se réduisent à une simple mention, d'au- tres font l'objet d'une narration.

On peut diviser les manifestations de la vie sociale en deux catégories : celles qui sont propres à l'auteur, et celles qui sont orga- nisées à l'usage du public et auxquelles il prend part.

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I. — Les après-midi et les soirées passées dans la parenté ; soirées musicales et dansantes ; bals privés, costumés ou non ; visites de politesse, d'amitié, de fêtes et d'anniversaires.

— Le Noël des pauvres, de la classe enfantine, des orphelins et des orphelines.

— La saison des mayens, avec les arrivées et les départs des membres de la famille, de la parenté et des proches voisins, les visites, les réceptions, les exercices de piété, les jeux, les farces, l'absinthe.

— Promenades dans les alentours de Sion.

— Excursions à Thyon, au glacier d'Arolla, au Pas de Ried- matten, dans la vallée de Bagnes, à Zermatt, etc.

— Séjours à Reckingen et à Morgins.

— Scènes observées dans la rue. Etrangers de passage ou en séjour à Sion.

IL — Représentations dramatiques données au théâtre par les élèves des écoles primaires, par les élèves du collège, par les étu- diants de l'Ecole de Droit.

— Soirées dramatiques et musicales présentées au théâtre et au Casino (avec bal) par diverses sociétés de Sion, à leur propre profit et au profit des bonnes œuvres.

— Théâtre à Saint-Maurice, carnaval à Monthey (1891), Fête des Vignerons à Vevey (1889), Exposition nationale à Zurich (1883).

— Loteries, tombolas. Carrousel, ménagerie, cirque.

— Patinage à Montorge.

— Représentation des Rois, à Savièse.

— Pâques à Valère (où l'on inaugure les toilettes de printemps).

— Fête centrale de la Société des Etudiants suisses, en septem- bre 1894, à Sion.

6. La vie intellectuelle et artistique

Les informations que l'on recueille dans le Journal de Marie de Riedmatten sur l'enseignement donné dans les écoles primaires de Sion, au pensionnat des Dames blanches, au collège et à l'Ecole de Droit sont toutes de seconde main : elles sont parvenues à 34

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l'auteur par l'intermédiaire de ses petites sœurs, de ses petites cousines, d'Eugénie Joris (qui est institutrice), d'Augustin de Ried- matten, son frère, par de jeunes étudiants en droit. Il s'agit d'ail- leurs de remarques sans grande portée. Le sont peut-être davantage les rares notices qui se rapportent à l'assiduité et à la discipline dans ces divers établissements.

Sur place, notons-le encore une fois, les jeunes filles ont la possibilité de prendre des leçons particulières de dessin et de pein- ture.

Si les filles de Philomen de Riedmatten passent à tour de rôle quelques années au pensionnat du Sacré-Cœur, à la Ferrandière, à Lyon, d'autres jeunes filles de Sion sortent, elles aussi, du Valais pour aller se former dans des pensionnats tenus par des religieuses, par exemple, à Aigle, à Fribourg, à Soleure ; d'autres encore, pour gagner leur vie, s'expatrient en qualité d'institutrices ou demoi- selles de compagnie en Allemagne, en Angleterre, en Autriche.

Quant aux jeunes gens, de tout temps ils ont dû se rendre hors du Valais pour entreprendre des études universitaires et obte- nir des grades en théologie, en médecine, en droit, etc. ; on en a recensé dans les matricules d'un grand nombre d'universités d'Eu- rope. Certains même, comme le fait Augustin de Riedmatten, au célèbre collège de Mongré, à Villefranche-sur-Saône, ont accompli leurs études secondaires, à l'extérieur, chez les jésuites, ou chez d'autres enseignants.

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Les livres paraissent un objet de luxe. Marie de Riedmatten en emprunte à une bibliothèque qu'elle ne désigne pas ; elle en a trois au moins alors à disposition en ville de Sion : la Bibliothèque cantonale, le cabinet de lecture du libraire Galerini, la bibliothèque du Pius-Verein.

Si elle mentionne en passant la lecture du Malade imaginaire, de Molière, et celle des Moines d'Occident, de Montalembert, les classiques français ne constituent pas sa nourriture intellectuelle ordinaire ; ce sont plutôt, et en grande majorité, des vies des saints,

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des ouvrages de morale et de piété, des romans destinés aux jeunes filles et aux enfants, en un mot des ouvrages aujourd'hui com- plètement tombés dans l'oubli.

On connaît en tout cas un périodique qu'elle lit régulièrement : c'est le Journal des demoiselles, qui a plusieurs éditions simulta- nées, dont la mensuelle, la bimensuelle et l'hebdomadaire, mais on ignore à laquelle de ces éditions elle est abonnée. Le Journal des demoiselles, qui a disparu en 1922, publie des textes dits d'instruc- tion et d'éducation, des romans et des nouvelles en feuilleton, des poésies, des recensions d'ouvrages, une revue musicale, des cause- ries, des recettes d'économie domestique, parfois des partitions musicales d'airs à la mode, des rébus, et, en annexe, des gravures coloriées de mode et de chapeaux, et des patrons. Marie de Ried- matten s'essaie à résoudre les rébus, et elle prend part aux concours littéraires organisés par la revue.

Il lui arrive de mentionner les Annales de la Propagation de la foi, publiées à Lyon. Les lit-elle assidûment ? on ne saurait le prétendre.

En revanche, il semble qu'elle lit assez régulièrement le journal la Gazette du Valais, rédigé par Paul Pignat, qui paraît à Sion deux fois par semaine (le mercredi et le samedi). C'est par ce moyen — on le constate par les échos qu'on en rencontre dans son Journal — qu'elle se tient au courant des événements du Valais, de la Suisse et de l'étranger.

Que sont les pièces de théâtre qu'elle va voir ? Que sont les concerts qu'elle va entendre, notamment au Gasino ? Représen- tations théâtrales et concerts sont tous organisés par des amateurs.

Leur principal intérêt réside donc dans le fait que musiciens et acteurs sont bien connus du public, qui applaudit à leurs exploits.

Ces amateurs n'osent pas s'aventurer à interpréter de grands classiques. En effet, si l'on compte, parmi les pièces citées, trois comédies de Labiche et deux de François Coppée ; si l'on rencontre, isolés, des auteurs comme Erckmann-Chatrian, Jules Sandeau, Meilhac et Halévy, Th. de Banville, les autres sont d'illustres inconnus qu'on n'identifie pas sans peine.

Il faut pourtant signaler, chez ces amateurs, un effort d'ori- ginalité dans la création, souvent sans lendemain, comme il est 36

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encore fréquent de nos jours, de pièces de théâtre d'auteurs valai- sans. C'est ainsi qu'on note la représentation de trois pièces de Léon Roten, le conseiller d'Etat et écrivain haut-valaisan, qui sont jouées dans une traduction française : La Sentinelle de minuit, drame en trois actes (1882), Le Vieux garçon, comédie en un acte (1892), Le Martyre de la Pologne, drame en trois actes (1894).

Durant l'hiver 1893/1894, la ville de Sion est toute remplie des rumeurs que suscitent les préparatifs d'un événement qui semble sans précédent : la création, la « première » (qui n'aura qu'une deuxième), fixée à fin mars 1894, d'un opéra intitulé Blanche de Mans, paroles d'Albert Duruz (Solandieu) d'après le roman historique de Charles-Louis de Bons, musique de Charles Hsenni. Deux représentations qui ont un écho au-delà des fron- tières du Valais.

Si l'on tente, d'après le Journal de Marie de Riedmatten, de dresser le bilan de la vie artistique à Sion, force est de constater qu'elle offre peu de ressources : pas d'exposition de peinture, rarement des concerts donnés par des professionnels (on ne trouve mention que d'un concert de la Landwehr de Genève, et qu'un récital de la cantatrice Emma Rouiller, de Martigny), pas de troupe théâtrale venue de l'extérieur, intérêt insignifiant pour le musée de Valère alors en formation.

Trois manifestations seulement sont la raison d'un déplacement hors de Sion : une représentation théâtrale à Saint-Maurice, la Fête des Vignerons (1889) à Vevey et le carnaval (1891) de Monthey.

Le seul grand opéra auquel Marie de Riedmatten ait jamais assisté, c'est à Milan, au retour de son voyage d'Italie en 1888 : elle est allée entendre à La Scala La Favorita, de Donizetti, suivie de l'allégorie Excelsior, de Luigi Manzotti.

Enfin, parmi les manifestations artistiques, bien que cet art soit encore peu répandu, faisons une place à la photographie. On commence en effet à voir apparaître la coutume de faire photo- graphier des enfants ou des groupes de personnes ; on note, aux mayens, la présence d'un photographe professionnel à côté d'ama- teurs peu nombreux.

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Les passages du Journal que Marie de Riedmatten a rédigés en forme de dialogue sont trop brefs pour qu'on puisse tirer des conclusions sur la manière de s'exprimer à Sion à cette époque.

Il faut pourtant mettre en évidence le vocabulaire employé.

On relève en effet plus d'une soixantaine de termes qui sont propres au parler régional ou local, dont certains ne sont pas attestés dans les fichiers du Glossaire des patois de la Suisse romande.

Que conclure au terme de cette analyse — incomplète, à coup sûr — du Journal de Marie de Riedmatten ?

Il ne faudrait pas en déduire hâtivement que le cas de Marie de Riedmatten est un cas particulier ou que notre auteur est ici le type représentatif d'une classe sociale. Quand on publiera d'autres journaux intimes, on pourra constater et vérifier que Marie de Riedmatten, si elle a en effet bénéficié d'une existence privilé- giée à certains égards, n'en a pas moins connu le destin qui était communément réservé aux filles de familles bourgeoises aisées de Sion.

En revanche, on peut affirmer en tout cas que, dans son ensemble, le Journal révèle sans apprêt littéraire et sans fard, sinon un certain niveau de culture, du moins le degré de forma- tion qu'ont atteint, en Valais, à cette époque, les personnes qui ont fréquenté seulement l'école primaire et qui n'ont pas coutume, elles, de laisser de témoignage écrit de leur passage sur la scène de ce monde.

Ce sont quatorze ans de l'existence d'une jeune Sédunoise qui se déploient sous les yeux du lecteur : timide et scrupuleuse, elle est quelque peu désorientée au milieu de sa nombreuse famille ; elle cherche avec persévérance à trouver un équilibre durable. A cet effet et à son usage exclusif, elle tient un journal qu'elle a intitulé modestement récit des événements de sa vie. Les événe- ments extérieurs offrent, certes, l'occasion d'appréhender une foule de détails relatifs à la vie quotidienne ; mais les événements intérieurs, c'est-à-dire les mouvements de son âme, ne suscitent 38

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