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CETTE RÉALITÉ QUE J AI POURCHASSÉE

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Texte intégral

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ELLA MAILLART

CETTE RÉALITÉ QUE J’AI POURCHASSÉE

Avant-propos d’Olivier Bauer

Nouvelle édition revue et augmentée

Extraits non corrigés.

Ne pas diffuser sans l’accord de l’éditeur

Parution le 1er octobre 2021

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21 AVANT-PROPOS

Dans l’enveloppe qui contient l’ultime lettre publiée, Ella glisse une boucle de cheveux blancs pour sa mère. Comme si la vie s’achevait ici pour mieux recommencer. Ni le temps ni la distance n’ont plus prise sur elle. Au bout de ses périples, à l’aide de l’enseignement de ses maîtres et de la lecture des Védas, la grande exploratrice arrive à la conclusion que « c’est en nous-mêmes que se trouve la vérité suprême. » Le vrai voyage est celui de l’introspection : un voyage au centre d’elle-même.

Olivier Bauer1 Chandolin, Paris, 2002

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1 Journaliste, voyageur, auteur du film consacré à Nicolas Bouvier Le Vent des mots, dans la série « Un siècle d’écri- vains » (FR3/TSR).

Voiles et brises

— C’est paré ? Largue le corps-mort ! La chaîne plonge avec un gloussement. Un coup de barre brusque fait pointer la coque polie vers le large. La voile, jusqu’ici verticale, cesse de pendre, inutile ; elle s’incline, durcit, et se cale rondement dans l’air bleu du Léman.

— Rentre dans le cockpit ! Plus vite ! Hisse le foc, je prendrai l’écoute !

Elle cherche parmi les drisses souples pendues aux taquets. Bien sûr elle prend la mauvaise.

— Non, la seconde à gauche ! Ça c’est la balancine.

— La balle en quoi ?

— Obéis et ne pose pas de questions ! A-t-on jamais vu quelque chose de pareil !

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CETTERÉALITÉQUEJAIPOURCHASSÉE LETTRES

Agnès1 est pour la seconde fois à bord, dési- reuse de devenir un bon matelot. Elle aimerait partir bientôt à l’aventure pour une croisière de plusieurs jours autour du lac, explorer les golfes qui s’ouvrent à la curiosité du navigateur, dormir chaque nuit dans un port différent, jeter l’ancre près d’une côte inconnue…

— Maintenant prends l’éponge et nettoie les traces de pas !

La brise est légère ; le voilier roule à peine maintenant qu’il est sorti du golfe.

— Tu en fais des « chichis » pour ta vieille caisse de bateau !

— Chaque chose a sa raison d’être dans la discipline du bord, caisse ou pas caisse, apprends-le. Si tu changes de foc et que le pont est sale, après tu as des taches dans la voilure.

Quand celle-ci est une Ratsey en simili soie, faut avoir des égards !

L’atmosphère bleue colore les montagnes lointaines. Fidèles à leur poste elles offrent chaque jour le même panorama. Comme si elles savaient qu’elles ont atteint une harmonie de lignes que nul titan ne saurait améliorer. Seule la couleur de l’air altère leur apparence.

1 Agnès Lambert, membre du Champel Hockey Club,

qu’elle dirigeait en l’absence d’Ella. La voile, sa première passion

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— Je me demande bien pourquoi l’on dit que le métier de marin est pénible ! remarque Agnès. Le plus grand effort depuis trois heures de temps a été de remonter à bord après le bain !

La toile du pont brûle la peau ; la brise est morte. Agnès se livre à un jeu de miroirs de poche pour voir si sa nuque écarlate nécessite une protection contre le soleil.

— Pourquoi est-ce que tu ne gagnes pas de prix en régate ? me demande-t-elle.

— Parce que c’est en général les nouveaux bateaux qui gagnent. Ceux qui réunissent toutes les améliorations que l’on a pu faire à leurs dimensions, tout en restant dans les formules de jauge. Les coques sont plus lisses, les voiles plus neuves.

— Pourquoi cela t’arrive-t-il de lancer de l’eau dans ta voile ?

— Je m’imagine que cela resserre le vieux tissu et fait mieux « plaquer » la toile.

— Comment se fait-il que la voile soit un sport dangereux et qu’il y ait ici des accidents mortels ?

— Il y a des petits voiliers bon marché qui n’ont pas de quille mais seulement une dérive ; ils sont délicats à manier, et très utiles à qui veut apprendre les finesses de la navigation.

Mais ils chavirent facilement dans une saute de

vent ; on court le risque de rester pris sous la voile ou dans un cordage.

— Oh ! regarde derrière toi ! Comment fait-il celui-là, pour nous rattraper ?

En silence, une coque lisse et brillante comme de l’acier avance sans un remous dans l’eau glissante. À l’avant, sa forme aiguë évoque une arme acérée et dangereuse ; mais on oublie cette impression menaçante en voyant les ron- deurs élégantes de la coque.

La voilure étroite, aiguë elle aussi, s’élève en un triangle pur, comme un défi, à une hau- teur invraisemblable. La souplesse de cet équi- libre en crée l’élégance.

— Un pur-sang, s’exclame Agnès, enthou- siasmée par ce spectacle.

Il semble qu’une parfaite réalisation tech- nique ait créé cette beauté élancée et puissante.

— C’est un 6 m. dont la haute voilure accroche un « grain » que nous n’avons pas.

— Mais que dis-tu, nous sommes à bord d’un 6 m. 50 et nous sommes plus petits que notre voisin ?

— Nous faisons partie d’une vieille série qui a eu ses jours de gloire alors qu’on mesurait seu- lement la longueur du pont et voulait des bateaux pratiques. Maintenant c’est plus subtil : le chiffre 6 est le résultat d’une formule de jauge, alors que la coque « fait » dans les 13 mètres.

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CETTERÉALITÉQUEJAIPOURCHASSÉE

— Et y en a-t-il beaucoup sur le lac, de ces bêtes de race ?

— Oui, c’est justement un mystère que je ne m’explique pas. Neuf ce bateau vaut 18 000,00 F ; d’occasion, au moins 10 000,00 F.

On dit que les affaires vont mal et cette année il y a au moins une quinzaine de 6 mètres armés ! C’est certainement à cause de la navi- gation de course si passionnante et qui a lieu régulièrement.

— Et des bateaux viennent-ils parfois de l’étranger pour concourir ?

— Autrefois, les Zurichois envoyaient tou- jours des bateaux à nos semaines de régates.

Mais maintenant ils ont adopté les séries des pays du Nord, les Scherenkreuzer qui sont aux voiliers ce qu’un lévrier est aux chiens. Le 6 mètres nous vient principalement de France où, depuis quelques années, il est en honneur dans les régates internationales.

Au sud les montagnes sont devenues nettes et sombres. Sur l’eau, une barre noire vient à nous : le coup de vent du Sud. Il faudra lou- voyer pour rentrer au port.

— Agnès, tu vas avoir du travail plein les bras. Amène le foc, on va prendre deux ris…

L’Illustré, 29 juillet 1930

Lettres

À bord de Bonita Île de Porquerolles (sud de la France)

le mercredi, juillet 1925

Mes chers parents,

Est-il vrai que nous soyons de nouveau ici ? Et que 2 ans se sont passés depuis la dernière fois ? Tout est si semblable que Miette*1 et moi en sommes très émues. Nous ne comptions pas venir ici mais aller directement à Ajaccio depuis Marseille que nous avons quittée mardi à 4 h l’après-midi par vent d’ouest. Nous avons été mises en retard de quelques jours par le voilier de Bordeaux qui n’a pas livré les voiles à temps. Puis nous avons fait le plein d’eau douce (car il y a un réservoir à eau, c’est tout à fait sérieux) et de pain. Nous avons attrapé une assez grosse mer tandis que le vent tombait complètement de minuit à midi. Notre équi- page étant plutôt éprouvé par ce temps exas- pérant, nous sommes ici en relâche et en ce

1 * Cf. l’index en fin de volume (p. XXXX).

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CETTERÉALITÉQUEJAIPOURCHASSÉE Le Bonita, yawl de 15 tonnes sans moteur, LETTRES

encalminé à Corinthe. 1925

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moment il pleut ! et il y a de la brume et pas de vent.

Hier après-midi nous avons rattrapé notre sommeil dans un de nos rochers favoris, après nous être baignées sur la plage.

Le Bonita est vraiment très sympathique et semble un palace comparé à Perlette ; dans la grande cabine les couchettes sont presque aussi larges que des lits et nous avons une grande table pliante ; puis deux grandes armoires où mettre nos effets et une partie des provisions.

Puis, en venant sur l’arrière et en montant 2 marches on se trouve dans une antichambre dont le toit peut se rabattre latéralement, faisant une sorte de cabine à ciel ouvert sur laquelle donnent les couchettes de Miette et moi, cha- cune d’un bord ; celles-ci peuvent se fermer par des volets à coulisses et nous appelons ça nos

« clapiers » ; nous y avons une lampe électrique de poche. Puis c’est la montée de 6 marches qui mènent sur le pont. À l’arrière il n’y a plus que la soute à voiles, où nous mettons nos valises aussi, et le mât d’artimon. À l’avant dans le poste il y a le grand mât, la caisse à eau qui fait dans les 130 litres, une armoire pour la vais- selle et les casseroles, puis les outils, cordages, chaînes, voiles de rechange etc. Il y a un très long beaupré au bout duquel c’est très amusant

de se balancer ; je n’ai pas encore été en haut du mât.

À Marseille nous avons repeint l’intérieur en partie, fait des housses pour les 4 matelas, des rideaux sur les étagères, fait remastiquer le pont au-dessus de nos couchettes, fait installer une pompe, il y a 2 lampes à pétrole dans la cabine et le Primus1 est installé sur une petite table juste sous le robinet d’eau douce ; on a commandé une bôme à rouleau, une nouvelle barre, une tringle pour fermer le toit si nous quittons le bateau quelque temps (en ce moment Yvonne* et Miette s’arrachent l’Or tandis que le riz cuit : c’est 12 h 1/2) – Les Mouret ont été charmants pour nous ; nous avons mangé une bouillabaisse chez eux (laquelle n’a pas très bien convenu à Pa-tchoum*) et ils ont aussi soupé à bord un soir.

Vendredi. Il y a un brick goélette en rade sur lequel nous avons été et avons grimpé en haut du grand mât dans le cacatois (27 m).

Nous retrouvons des tas d’amis d’il y a deux ans aussi en relâche et nous sommes en train de montrer à Yvonne et Pa-tchoum ce que c’est qu’une vraie bouillabaisse bien poivrée et au son de notre gramophone. Nous avons aussi retrouvé Monod de Morges qui est depuis un

1 Primus : petit réchaud à essence.

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mois à la pension Ste-Anne (où nous étions autrefois) et nous souperons là ce soir. Il y a toujours grosse mer mais fait de nouveau beau.

C’est le grand bonheur à bord quoique nous soyons un peu anxieuses de repartir. Je ferme pour que le bateau prenne ce mot. Ne vous en faites pas si je n’écris pas.

Bons baisers à tout le monde. Votre Kini1 Écrivez poste restante à Ajaccio.

1 Surnom donné à Ella Maillart par sa famille.

À bord de Bonita Baie d’Aranci

Golfe de Terranova (Sardaigne) 23 juillet (1925 )

Mes chers parents,

Que de choses à vous raconter ! Tout d’abord je ne me rappelle pas si, dans ma carte de Bonifacio, je vous ai remerciés pour votre lettre du 13 juillet. Nous avons quitté cet endroit le 18, poussées par une bonne brise d’ouest et voulant longer la côte est de la Sardaigne.

Au lieu d’aller jusqu’au bout du détroit de Bonifacio où il n’y a guère d’îles, nous avons traversé un splendide archipel nommé Maddalena. Seulement, il n’était pas permis de passer là parce que c’est une zone fortifiée, réservée aux autorités de la marine italienne.

Nous nous sommes dit : Allons-y, nous verrons bien ce qui arrivera. Au coucher du soleil nous sommes passées près d’un sémaphore qui a levé deux drapeaux accompagnés de deux coups de canon. Cela voulait dire « stoppez immédiatement » (M N), ce que nous avons fait, un dinghy nous a accostées, nous signifiant en italien que nous ne pouvions pas passer et un remorqueur de marine nous a prises jusqu’à

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commencé avec des tout petits films de rien du tout et il paraît que sa femme, que l’on voyait un peu trop à mon idée, est absolument épatante.

Mais je plains J. L. d’avoir eu à faire la cuisine.

[…]

J’ai été voir Die Andere Seite (Journey’s End) que j’ai trouvé très bien, mais je suis un peu gênée par le son littéraire des phrases les plus banales en allemand ; peut-être aussi que ne comprenant pas tout je suis moins accrochée par l’intérêt des répliques et ai plus de temps pour critiquer.

Mais par contre je suis absolument embal- lée par une pièce, Stempelbrüder de Douchinsky, en espèce d’argot berlinois, au sujet des 300 000 sans travail de Berlin. Là j’ai trouvé cet accent de vérité direct que je n’avais pas encore expérimenté en Allemagne.

Également enchantée du Kaiser von Amerika de Shaw (The Apple Cart) où j’ai été avec Vetterli. Werner Kraus et compagnie sous la direction de Max Reinhardt sont des acteurs de toute première force.

Cette fois il faut que je m’arrête, car je suis déjà en retard pour mes leçons et je vous embrasse bien tous.

Kini

chez Mme Tolstoïa 3 Pomerantchev per appart. 8

Moscou U.R.S.S.

8 juin 1930

Ma chère maman,

Me voici enfin sûre de mon adresse et je m’empresse de te la communiquer. Selon les rumeurs de Berlin il était soi-disant impossible de trouver des chambres ici à des prix abor- dables, mais je viens de trouver à 90 roubles pour un mois ; étant donné 7 roubles (14 marks) le prix minima dans les hôtels, c’est donc raison- nable. Et ce qui est beaucoup plus intéressant c’est d’être chez les Tolstoï ; j’en suis enchan- tée. Quoique même la toute jeune génération parle couramment anglais ou français, ceci basé sur les 8 jeunes filles ou jeunes femmes de mon âge que j’ai rencontrées jusqu’ici et dont la culture ne date pas d’avant-guerre. Et ce qu’il y a de plus curieux c’est que Jessie Lloyd a occupé ma chambre pendant 3 ans ; c’était une jeune Américaine de 20 ans qui faisant partie de mon équipe de hockey il y a 5 ans et nous apprenions le russe ensemble ; tandis qu’elle

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Sur les rives de la Moskova, un des nombreux clubs d’aviron. Moscou, 1930

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partait pour Moscou je lui assurais que j’allais la suivre !! Mais j’ai du retard.

Le voyage s’est très bien effectué (40 heures) et j’ai débarqué un beau matin dans une ville qui donne l’impression d’être en totale recons- truction : tous les vieux pavés ronds-pointus sont extraits telles de vieilles dents et feront place à du macadam et tous les hôtels subissent des transformations. Je me suis tout de suite rendue au bureau Voks, chargé de faciliter aux étran- gers l’étude de branches spéciales et je vais pouvoir visiter les unions sportives ainsi que les studios et cinémas. Ai déjà assisté à une pré- sentation de film sur le Turkestan, La terre a soif et ce soir j’abrège ma lettre pour aller sur le conseil de Mme Tolstoïa voir une troupe géor- gienne donner une légende caucasienne dans le 2nd théâtre de Moscou. J’ai passé la journée d’hier chez Mrs. Deuss, très bien installée et y ai fait connaissance de 2 ou 3 journalistes.

À la hâte, baisers, Kini

3 Pomerantzev Per. Kb. 8 Moscou

25 août (1930) en route

Ma chère maman,

[…] Je réussis enfin à quitter Moscou et me réjouis énormément de voir quelque chose de la Russie. J’avais toujours l’intention de passer l’été sur l’eau à descendre une rivière en canoë, mais cela me serait revenu trop cher, car j’aurais dû amener un faltboot avec moi d’Allemagne.

(Ce que 3 Allemands ont fait d’ailleurs et ils sont enchantés de leur voyage immense.) Aussi j’ai pensé à ce Caucase dont les montagnes et les peuples curieux ont toujours éveillé ma curiosité.

J’ai soigneusement évité de m’adresser à

« Intourist », l’agence qui s’occupe des étran- gers, car je veux être avec la jeunesse russe et pas avec les 6000 Américains qui envahissent Moscou. Aussi j’ai appris à « Sovtourist » l’exis- tence de 2 expéditions à l’Elbrouz, Svanétie, Batoumi, Soukhoumi et Sotchi (mer Noire).

J’aurais beaucoup voulu partir le 1er août, mais il n’y avait plus de place pour moi, aussi j’ai attendu jusqu’à maintenant. Les prix sont

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formidablement avantageux : 11 roubles pour voyager 50 heures jusqu’au pied des Alpes cau- casiennes. Puis à pied nous montons jusqu’à 4000 m environ, couchons sous la tente, puis passons par un col quasiment inexploré qui nous conduira en Svanétie sur le versant sud du Caucase. C’est la province du Caucase qui fut toujours indépendante et qui a conservé des coutumes moyenâgeuses. Ensuite traversons la Géorgie (180 km à pied, le reste en autobus) et gagnons la région tropicale du Caucase.

Retour fin septembre à Moscou.

Nous sommes 10 dont 2 jeunes filles en plus de moi. Je n’ai pas encore découvert quelles sont les occupations de chacun (l’un qui parle allemand est ingénieur-technicien pour avions).

Hier rendez-vous et départ à la gare. Ces gares russes déjà à elles seules sont un poème.

Nous sommes donc dans le train pour une 50e d’heures. Naturellement compartiments durs (de 8 places) qui fournit 7 couchettes de bois. De suite, organisé en « commune » toutes les provisions réunies et un seul pain pour tous.

De cuisine, chacun son tour ; tout va à mer- veille. – Le train traverse un océan d’uniformes champs. Le train s’arrête quelques minutes auprès de l’île que forme une gare. Là, les paysannes vendent des pommes, des tomates,

des œufs ; on va vite chercher l’eau bouillante au buffet et on fait du thé.

26 août. Deuxième nuit passée à merveille à la dure. – Hier soir pendant que je dormais à moitié sur mon étage supérieur, les autres chan- taient en chœur, au-dessous de moi, tandis que les grands champs glissaient dehors comme des vagues. – La sirène de la locomotive est comme celle d’un paquebot. – Ce matin arrêt prolongé dans une gare ; nous sommes à 300 km de Rostov et il y a un encombrement sur la voie.

Tout le monde se retrouve à la fontaine en À Mestia, capitale de la Svanétie (URSS), la roue est inconnue en 1930. Au fond, les tours-forteresses carac- téristiques des villages svanes.

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costume de bain procédant à des ablutions matinales. – Je suis de cuisine et comme le buffet ne fournit pas d’eau bouillante (tout le monde se promène avec une bouilloire vide) j’arme mon Primus et voilà le thé fait ! Il est vrai que la « chéfesse de gare » m’a menacée de 50 R. d’amende car on n’ose pas faire le feu sur le quai. – Mais comme dans le train non plus on ne peut pas se servir du Primus et que le thé devait être fait, je n’ai pas bougé.

C’est un peu la Stimmung de nos départs du Ski Club pour le Dauphiné ou pour le Tessin, seulement c’est plus grand et plus immense tout ce qu’on fait ici. –

Je pense faire beaucoup de photos pour des conférences avec clichés. –

Je ne sais pas quelle adresse donner à part Moscou. Je vous écrirai des cartes souvent.

Baisers, Kini

Enquête au pays des Soviets

Vivre avec les jeunes, ceux de vingt ans, ceux pour qui le nouvel État semble être construit ; jouer, rire avec eux, voir de quoi est faite leur assurance, de quel nouveau monde ils portent les germes en eux ; toucher des êtres vivants et me moquer des statistiques : voilà ce que je vou- lais avant tout.

S’il est vrai que des impressions glanées au cours de six mois de séjour peuvent jouer le rôle d’un témoignage, encore dois-je dire qu’avant de partir pour Moscou je ne savais rien du pro- blème russe ; à peine en me creusant la tête aurais-je pu trouver la signification des initiales U.R.S.S. : j’étais la première venue anonyme, se demandant si la vie était vraiment tragique là-bas.

On m’avait dit :

— La vie est chère là-bas, il faut avoir de l’argent pour y séjourner.

— Il est impossible de trouver des chambres à louer par suite de la crise du logement.

— Vous ne pourrez jamais parler avec des Russes, ceux-ci n’aiment pas être vus en com- pagnie d’étrangers : cela les rend suspects.

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— Surtout vous ne pourrez rien voir par vous-même, vous dépendrez étroitement de vos recommandations et de vos interprètes.

Néanmoins, à Berlin, je gagnai petit à petit l’argent de mon voyage, soit environ 200 dol- lars.

Vie de Moscou

En trois jours, après être arrivée, j’avais trouvé une chambre, relativement bon marché, dont la propriétaire était en vacances pour un mois. Lorsqu’elle revint, je partageai la salle à manger avec une fillette de douze ans, chacune de nous dormant sur un canapé.

À partir de ce moment-là et durant tout mon séjour, je ne vécus qu’avec des Russes, mangeant comme eux, dans les cuisines populaires ou dans les cantines des bureaux où je me trouvais, recevant la carte de rations allouées aux étran- gers et semblable à celle d’un ouvrier manuel.

J’avais, entre autres allocations, 750 grammes (7 kop.) de pain par jour pour mon déjeuner et mon souper, puisque, de même que le reste de la population, je mangeais au restaurant à midi, où point n’est besoin de cartes. Les tra- vailleurs intellectuels, comme les gens chez qui

j’habitais, n’avaient que 500 gr. de pain par jour.

Je vécus à peu de frais : l’habitude que j’ai de me nourrir en mer et en montagne, de riz et de porridge, me fut très utile. Je fis la queue pour acheter mes provisions, observant les types qui m’entouraient et leurs réactions. Je remar- quai que parmi les « ménagères », il y avait sur- tout des gens âgés, les jeunes et les ouvrières étant tous au travail.

Rapidement, je pus me débrouiller avec la langue russe, me documenter sur les films sovié- tiques. Je retrouvai chaque jour de jeunes cama- rades au stade.

Dynamo

Je n’eus aucun désir de faire partie du stade Dynamo. Ce stade se trouve dans le parc Petrovski, une immense arène en ciment pou- vant contenir quarante à cinquante mille per- sonnes, entourée de tennis, abritant salles, cinémas, restaurants. Nommé d’après l’usine dont il doit être le terrain de sport, ce stade me semble surtout servir aux employés de la Guépéou et aux membres du Parti commu- niste. Les fonctionnaires des ambassades et les membres de la presse étrangère en font

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également partie. Le peu d’élégances qui subsistent à Moscou se réfugie là, ainsi qu’au Dynamic Nautique sur la rivière. On y voit, chose rare à Moscou, des personnalités se recon- naître, ou s’observer de table à table. Cela ne me convient pas.

Les grands matchs qui s’y jouent, ou les réunions d’athlétisme, se déroulent comme chez nous ; mais aux frontons des tribunes, de grandes banderoles exhortent les citoyens au socialisme. La femme est partout active, que ce soit dans le jury à l’arrivée des courses, parmi les opérateurs de cinéma ou parmi les moni- trices de sport.

Je cherche un stade modeste et vais me ren- seigner à la rédaction du journal Sport et Culture physique. J’y obtiens plusieurs adresses et m’en- quiers des questions qui m’intéressent : l’usage des canoës pliants pour descendre les rivières n’est pas encore répandu. Quant au hockey sur terre, il n’est pas connu.

Vie du stade

Le stade des pichtchivikis (travailleurs de l’alimentation) veut bien m’admettre parmi ses 2400 membres. Le secrétaire du club m’ac- cueille d’une poignée de main confortable.

Les membres du club paient 1 r. 50 de cotisa- tion par an, mais j’en suis dispensée. C’est le syndicat professionnel qui pourvoit aux frais et paie tout, jusqu’aux raquettes de tennis.

Exception faite du Lénine de bronze placé à l’entrée du stade, on pourrait se croire chez nous, lorsqu’on visite soit le grand terrain de football, entouré d’une piste cendrée et bordé par quelques tribunes de bois, soit les petits terrains d’entraînement. Mais, fait à noter, en U.R.S.S., la visite médicale est obligatoire pour les sportifs et je dois y passer comme les autres ; il existe des médecins uniquement attachés au service des stades. J’y fais connaissance d’Anna.

C’est une toute jeune fille, ronde de partout, toujours souriante ; elle m’explique que la vie sportive se concentre sur la rivière où tout le monde s’entraîne pour les championnats à l’aviron.

La pointe de l’île, qui se trouve en pleine ville au milieu de la rivière, divise le courant. Là, près d’un bouquet d’arbres s’élève le garage de notre station nautique. Fédor, l’instructeur des pichtchivikis, me fait passer un examen sévère avant de me confier un skiff . Par la suite, je suis prise dans l’équipe d’une yole de mer à huit rameuses où on tire ferme, je vous assure.

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Mes camarades

Je me lie surtout avec Fédor, Serge, Maroussia, Schoura et Anna, m’informant de leur vie, de leurs idées. J’ai à répondre aux innombrables questions qu’ils me posent sur moi-même et sur le reste du monde qu’ils brûlent de connaître.

Ils ne mettent pas en doute que je ne me plaise « chez eux », tandis que les vieilles per- sonnes me demandent : « Que diable venez-vous faire ici ? » Pour les jeunes, il est évident que le reste du monde a les yeux fixés sur la Russie.

« Et combien gagnes-tu ? Et que coûte ceci chez toi ? »

Pour leur parler de prix, je ne traduis pas les marks ou les francs selon le taux imposé par l’État, mais je me base sur le volume de nourriture (le volume, pas la qualité, car on se nourrit si différemment d’un pays à l’autre) qui m’est nécessaire « à faire le plein » pour 6 à 7 heures. À Berlin, dans les quartiers ouvriers du côté de la Warschauer Brücke par exemple, pour 70 pfennigs je mange autant que pour 70 kopecks dans n’importe quelle stolovaya moscovite. Donc 1 rouble égale 5 à 6 francs.

À midi, comme en Allemagne, on ne quitte pas son travail : on fait une pause en mangeant un morceau. Le repas a lieu à 5 heure et demie.

Les jeunes vont dans les cuisines populaires ou

collectives, de mieux en mieux organisées ; l’État en facilite l’exploitation. L’on y mange à très bon marché, ce qui hâte la propagation des nouvelles mœurs. Mais ceux qui tournent le dos à la vie actuelle et se cramponnent à d’an- ciennes coutumes pour lesquelles rien n’est organisé, continuent à fricoter leurs petits plats, selon leur recette, entassés chacun dans leur petit coin de cuisine, ponctuant leurs disputes à coup de « primus » et de poubelles.

Au contraire, l’ouvrière accepte sans peine les nouvelles méthodes qui abolissent le

« ménage » et lui viennent en aide dans sa vie fatigante.

C’est par l’observation de nombreux faits de ce genre que j’en viens à réaliser le gouffre qui sépare peu à peu deux générations.

La jeunesse

Les jeunes sont libérés de tout ce qui entra- vait et entrave « les autres ». Libérés, libres, ils sont indépendants du passé – ils l’ignorent et ne peuvent perdre leur temps à le regretter ; indé- pendants de la famille et de ses devoirs (ont-ils demandé à naître ?) ; indépendants de la reli- gion et des restrictions qu’elle comporte – aptes enfin à comprendre eux-mêmes et la vie, d’une

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manière directe, prêts à sentir ce qu’il y a d’es- sentiel en eux, c’est-à-dire d’humain.

La jeunesse russe a senti qu’elle faisait partie d’un tout en formation, que la vie était du côté où l’on aidait à cette formation : la jeunesse vit, elle aide de toutes ses forces…

L’étranger curieux qui arrive à Moscou, dési- reux de poser aux Russes des questions qui leur soient intelligibles, doit laisser tous ses points de vue à la gare-frontière ; ayant fait le vide en lui, il pourra mesurer l’angle différent d’où l’on envisage toute chose ici. Libre à lui, plus tard, de reprendre son paquet d’idées à la sortie, s’il le juge encore utilisable.

Sport

Avec Fédor l’instructeur, je parle souvent de la question du sport. Si chez nous il est consi- déré comme un amusement ou trop souvent comme un métier nécessitant records et matchs gagnés, en U.R.S.S., il signifie avant tout : édu- cation, discipline ; il doit apprendre à vivre aux enfants dans les écoles, aux ouvriers à l’usine, aux troupes dans l’armée, aux malades dans les hôpitaux. Le sport fait partie de la grande organisation sociale qu’est la culture physique.

Il contribue à la reconstruction de l’État, à la

Entraînement au stade des travailleurs de l’alimentation.

Moscou, 1930

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lutte pour la vie nouvelle. Le tourisme, envisagé d’un même point de vue, dépend de la même organisation.

Sous l’ancien régime, il y avait onze terrains de sports à Moscou ; il y en a aujourd’hui quatre cent cinquante. Il a fallu créer de toutes pièces des écoles de moniteurs. Si ces moniteurs sont parfois moins bien peignés que leurs confrères allemands, je remarque que des préoccupations différentes occupent leurs pensées. Il s’agit en effet, pour eux, de prévenir chez leurs élèves cette conception stérile de l’effort personnel (si ascétique soit-il), cette course au record, ce besoin de faire triompher les couleurs d’une équipe, d’un club, d’une nation.

Ceci ne doit venir qu’en second lieu, comme amusement, mais ne doit pas être l’es- prit moteur du sport. Il faut faire comprendre avant tout la nécessité de l’effort collectif ; il vaut mieux que dans un club de dix mille membres, chacun développe son thorax de quelques cen- timètres cubes plutôt que d’y faire éclore un champion de saut ou de course. À la fin du plan quinquennal, il doit y avoir trente mil- lions d’individus adonnés à la culture physique, il y en a sept millions actuellement inscrits.

Je visite à Moscou l’Institut de Culture phy- sique où, en trois ans de cours, plus de cinq cents élèves sont transformés en instructeurs

supérieurs. Chez eux aussi, selon un principe immuable en U.R.S.S., l’enseignement théo- rique est mêlé de pratique : pendant leur der- nière année de cours, ils font, par exemple, un stage de trois mois dans une fabrique, afin de comprendre plus tard les besoins auxquels ils auront à répondre. Dans le beau film de Possielsky sur L’Hygiène de la Femme, on pré- conise deux minutes d’exercice par heure, à côté de leur banc, pour celles que le travail immobilise devant l’établi de l’usine.

Cela découle d’un principe fondamental, à savoir que la culture physique soviétique est un moyen, pour la lutte de classes, d’augmenter les capacités de travail de citoyens actifs et de fortifier la puissance économique, politique et militaire du pays dont ils sont eux-mêmes les maîtres.

Tourisme

En cherchant à me renseigner sur la navi- gabilité des rivières, je me trouvai un jour par hasard dans les bureaux de la Société de Tourisme Prolétarien réunie depuis peu au Sovtourist. C’est une organisation qui provoque en moi l’enthousiasme le plus sincère.

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Pour des prix dérisoires, on peut employer son mois de vacances à visiter le Kamtchatka ou le Turkestan, on peut descendre la Volga en canot, on peut prendre part à une croisière en mer sur de petits yachts à voile. On me donne ainsi un catalogue contenant plus de deux cents itinéraires au choix. Le voyage de quinze jours revient en moyenne à soixante roubles tout compris : voyage, logement, nourriture et guides.

Je choisis l’itinéraire 61 qui mène au massif central du Caucase, et parcours une vallée per- due à 2000 mètres d’altitude, non loin de l’Elbrouz aux 5633 mètres, par-delà de hauts glaciers. Je me joins à onze alpinistes russes ayant choisi le même voyage ; avant de revenir à Moscou, nous naviguerons sur la mer Noire.

Les trois semaines de route coûteront environ cent roubles.

Le rôle du Sovtourist est important : il oriente les vacances de chaque citoyen qui le désire, soit vers le repos, soit vers le voyage. Il discerne ceux qui sont dignes d’encourage- ment, il leur apprend à voyager, à tirer parti de ce qu’ils verront, mettant à leur disposition les livres de sa bibliothèque. Le touriste doit élargir son horizon politique, compléter ses connaissances culturelles et se rendre compte de la vie nouvelle qui s’élabore partout. Qu’il soit citadin ou paysan, le voyageur est un trait

d’union entre la ville et les campagnes ; on l’ai- dera, répondra à toutes ses questions ; il trou- vera toutes portes ouvertes, quels que soient les sujets qui l’intéressent.

Il faut hâter la compréhension mutuelle dans tous les domaines.

Nous louons notre équipement au magasin du Sovtourist. Cette institution fabrique elle- même tout ce qui est nécessaire aux voyages : habillement, conserves, équipement sportif, tentes, rucksacks, piolets, crampons, cordes, skis, cuisines, etc. Les alpinistes reçoivent des rations spéciales de sucre et de chocolat, car ils auront de grands efforts à fournir. Nous ache- tons aussi du biscuit, car nous ne sommes pas sûrs de trouver du pain partout où nous irons.

Nous partons pour le Sud ; jusqu’au pied du Caucase, il y a deux mille kilomètres, soit environ la distance Rome –Berlin ; avec notre billet collectif (50 %) cela nous revient à 11 roubles 90. Tant que nous serons dans des endroits civilisés nous serons hébergés aux

« bases » du Sovtourist ; ce sont des maisons que l’État prête à la Société en attendant qu’elle ait pu faire construire ce qui lui convient. La nuit coûte 40 kopecks – lit de camp dans des dor- toirs ou sous la tente ; le repas, 1 rouble s’il se trouve une cuisine attenante. Là-haut dans les vallées seulement accessibles en été, la maison

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d’école sert d’asile puisque les écoliers sont en vacances.

Dans ces conditions les voyages sont à la portée de tous et l’on compte que cette année plus de deux millions et demi de personnes ont eu recours au Sovtourist. Quant à l’alpi- nisme dans le Caucase, autrefois réservé aux riches explorateurs, chasseurs ou savants, il est aujour d’hui accessible à tous grâce aux « bases » existantes.

La Société compte plus d’un million de membres qui paient chacun 2 roubles de coti- sation par an ; ils ont droit de priorité dans les bases et paient leur couchette quelques kopecks de moins. Peut s’inscrire comme membre soit un individu, soit un groupe.

Si en Svanéthie, cette vallée étrange que nous visitons, il n’y a guère qu’un millier de touristes par an, la base de Batoum en héberge plus de 40 000 et celle de Moscou plus 60 000.

À Sotchi, sur la mer Noire, je vais dans une maison de repos du Sovtourist où, quelque peu empilés il est vrai, les pensionnaires paient 4 roubles de pension par jour. Puis je voyage seule, toujours au moyen du Sovtourist. Le vapeur jusqu’à Odessa me coûte 4 roubles 50 en troisième. À Kiev, où je m’arrête une semaine, les touristes sont hébergés dans un vieux monastère, le Lavra, l’un des plus beaux

endroits de la terre, au sommet d’une colline qui domine le Dniepr majestueux, au milieu de la plaine immense d’Ukraine.

De retour à Moscou, j’appris que le Sovtourist jouait un rôle de pionnier chaque fois qu’il le pouvait : il organisait des cours de ski dans les vallées perdues du Caucase où ce moyen de locomotion était inconnu, ainsi que des cours de guides.

Une croisière était organisée autour de l’Europe, d’Odessa à Léningrad, sur le vapeur Abkhasie coûtant la somme modique de 200 roubles par personne.

La Société édite un journal consignant tout ce qui a trait au tourisme : 60 000 exemplaires paraissent tous les dix jours.

Avec ses installations nombreuses, le Sovtourist représente un capital de 50 millions.

La Société est subventionnée par les syndicats professionnels, mais lorsqu’elle sera complète- ment organisée, elle se suffira à elle-même.

Avant de quitter la Russie, j’allai encore une semaine à Léningrad. J’y débarquai, sac au dos, à la base du Sovtourist. Une dernière fois, je me mêlai à cette splendide jeunesse ; je coudoyai l’ouvrier arrivé d’Arkhangelsk ou l’étudiante venue d’Irkoutsk, quelque 6000 kilomètres plus à l’Est.

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Je les quittai, admirant l’intelligence avec laquelle on s’occupe d’eux, enviant leur sort, leur décision, leur assurance.

On m’avait dit, naguère à Paris : « La jeunesse russe est intéressante. » Je reviens en disant : elle est digne d’être aidée…

Magazine VU, no 192 novembre 1931

Kiev (Ukraine, URSS) 26 sept. 1930

Cette fois je nage dans le bonheur complet ; depuis 5 jours je me déplace seule et vais le nez au vent où et quand il me plaît. À Sotchi j’étais bien aussi seule, mais en retrouvant les mêmes personnes aux repas 3 fois par jour.

Seule habitante de mon dortoir à 5 lits, pour la première fois j’ai une table dans ma chambre (depuis 1 mois, départ de Moscou) ; et je m’empresse de faire usage de l’enveloppe emportée pour vous écrire, enveloppe qui fidè- lement redescendue de 3500 m à 0 m, me suit sur mon dos jour pour jour. – J’habite un bâti- ment d’un monastère vieux de 9 siècles, situé sur les hauteurs qui dominent le Dniepr et tout le pays environnant. J’ai probablement une ancienne cellule, barreaux de fer et légère odeur de moisi – (Je ne sais pas en quel hon- neur, mais le bureau de Kiev m’octroie un lit gratuitement, au lieu des 45 kopecks tradition- nels ; car je suis naturellement loin de com- prendre tout ce qu’on dit en russe, mais les gens commencent à me demander où j’ai appris la langue !)

Aujourd’hui jour de congé de « Wufku Film Fabrik », motif de ma venue à Kiev, j’en profite

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Chez Winston Churchill, ami de la France

« Il faut abolir le nazisme… »

Lorsqu’il entra dans le salon, il vint droit à moi en disant : « Alors, vous arrivez d’Alle- magne ? Qu’est-ce que vous y avez observé ? »

Trapu, fort, il mordille sans cesse un cigare, seul point sombre dans le paysage blond et rose de sa tête au cheveu rare. Un sillon verti- cal au milieu du front – trace d’un accident d’automobile – lui donne un air soucieux que démentent les deux yeux brillants, bien écartés et sûrs d’eux-mêmes… ces yeux bleu foncé qui lancent des éclairs, lorsque entraîné par sa fougue il tempête contre Hitler et le poison continu que sa propagande déverse sur le peuple allemand.

Je lui dis la pénurie de certaines denrées ali- mentaires, le dégoût des hommes de cœur qui voient disparaître tout ce qui fait la valeur de la vie, et que ces hommes espèrent le salut par une mort accidentelle du Führer soit en auto soit en avion… Mais je rapporte aussi l’attitude de l’homme de la rue, persuadé que l’Allemagne n’a pas voulu la guerre, ne l’a pas perdue, et se venge enfin grâce à Hitler des affronts essuyés.

— Comment jamais trouver un terrain d’entente aussi longtemps que régnera un tel état d’esprit ? ajoutai-je.

— Avec le « nazisme » il n’y a pas d’entente possible, il faut l’abolir… Vous connaissez mon plan, sans doute ? D’ici l’automne prochain je veux avoir ligué tous les pays contre l’Alle- magne, afin de lui dicter le désarmement.

Autrement nous allons vers la plus grande des catastrophes.

La responsabilité de l’Angleterre

Après avoir rallumé son cigare, il poursuit :

— Si le pire venait à se réaliser, l’Angleterre porterait devant l’histoire une responsabilité écrasante… Par son wait and see elle a tout rendu possible, l’avance du Duce, l’avance du Führer, et tout ce qui s’ensuivra…

— Mais comment faire comprendre cela à l’opinion anglaise ? demandai-je. À deux reprises je vécus dans vos provinces, mais je ne pus jamais y « tenir » plus de trois mois.

J’étouffais, j’étais encagée dans une île où per- sonne ne savait rien de ce qui fait l’importance du monde actuel !

— Oui, l’Anglais moyen croit que l’Europe ne le regarde pas. Mais je connais mon pays à

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fond, depuis trente-cinq ans que je ne m’occupe que de lui : lorsqu’il commencera à comprendre où est le danger, il ne prendra pas longtemps à se décider…

— Mais pour en revenir à votre plan euro- péen, dis-je, comment enrôlerez-vous l’Italie, votre ennemie ?

— L’affaire d’Abyssinie, à mon avis, répondit Winston Churchill, n’est qu’un épi- sode secondaire dans l’histoire de l’Europe.

Assurément ce plan d’encerclement, je ne peux pas en garantir le résultat final qui dépend du Ciel ; par contre je me dois de faire le maximum de ce qui est en mon possible pour le bien de l’Europe…

— Mais de ce fait, vous l’impérialiste enragé, vous donnez la main aux Soviets que vous devez abhorrer ?

— En ce moment j’ai besoin des Soviets parce qu’ils veulent la paix comme moi, tout le reste m’est égal.

La paix avant tout

— Et les Soviets ont aussi besoin de moi, poursuit-il aussitôt. Ils doivent éviter la guerre.

Pour eux la moindre aventure militaire serait néfaste : ils ont beau avoir édifié un État self-

supported en Extrême Orient, leur crise de trans- port est encore trop aiguë en Russie d’Europe.

Plusieurs questions me brûlent les lèvres, mais nous sommes interrompus par le déjeu- ner et l’arrivée de la famille : Mrs. Churchill, belle et mince, sa fille mariée à un membre du Parlement, Sarah la seconde, qui veut faire sa vie et travaille dans l’équipe des girls de la célèbre revue de Cochran ; Randolph le fils indiscipliné n’est pas là, et la quatrième, Mary, est une enthousiaste du ski. Le jeune Randolph, à ce que je crois comprendre, est un enfant gâté qui s’est déjà lancé dans la politique en tant qu’ultra-conservateur, alors que son père n’est que conservateur…

Winston Churchill est non seulement un homme politique d’un dynamisme étonnant, au sens critique aigu, lançant des réparties inou- bliables, c’est aussi un écrivain célèbre ayant fait fortune grâce à ses livres politiques. Il a d’autres dons encore, et sans avoir pris des leçons, il fait de la fort passable peinture à l’huile ; son ate- lier est couvert de pochades, rappelant les paysages variés qui l’inspirèrent.

Quel homme est-ce ?

Mais en faisant avec lui le tour du proprié- taire, admirant les poutres de son toit qui

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abrita Henri VIII lorsqu’il allait à la chasse, je remarque qu’il est avant tout fier de ses tra- vaux de maçon : dans la petite vallée où nous sommes, il a fait capter deux sources qui ali- mentent une piscine aux eaux de pâle turquoise dont il a cimenté lui-même les blocs de pierre.

Et plus loin il me dit combien il a employé de briques pour faire le mur qui entoure son verger.

Tandis que Winston Churchill nourrit les cygnes noirs d’un étang, il est poursuivi par les assiduités de son « mouton amical » qui, aban- donnant le troupeau, insiste pour avoir son morceau de pain habituel.

Au milieu de cet intermède bucolique, m’ar- mant de courage, j’en reviens à mes moutons, c’est-à-dire au sort de l’Europe…

— Mais pour mener votre plan à bien, quel est votre pouvoir, qu’êtes-vous dans le gouver- nement ?

Ma question est des plus brutales car le ministère Baldwin, à l’encontre de toutes les prévisions, n’a pas fait appel aux grandes qualités de Winston Churchill lorsque, derniè- rement, furent nommés de nouveaux chefs pour procéder au réarmement de l’Angleterre.

Connaissant les idées de ce grand homme d’État, le gouvernement a-t-il eu peur qu’il ruine le pays en réarmant trop ? Ou est-ce son

Winston Churchill et son « mouton amical ».

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opposition et ses critiques acerbes de l’India Bill qui le maintinrent en disgrâce ?

Mais à mesure que Mr. Baldwin dévoile son inefficacité, Mr. Churchill gagne de plus en plus d’adeptes, et qui sait ce qu’il peut devenir demain ?

— Non, me dit-il, je ne suis plus qu’un membre ordinaire du Parlement… Mais cela ne veut rien dire : je peux quand même faire beaucoup. Il faut avant tout écraser les craintes de guerre qui paralysent les affaires prêtes à reprendre ; en Angleterre la prospérité revient… L’impôt sur le revenu augmente.

Ce qui m’intéresse avant tout c’est l’Allemagne Et avec fierté, embrassant d’un coup d’œil les quelques quarante kilomètres de verdure qui s’étendent devant nous, il poursuit :

— Regardez… Cette terre de Kent abrite les plus grandes fortunes du monde. De partout les richesses affluent vers Londres pour créer l’aisance qui règne ici.

— N’avez-vous pas peur de voir disparaître tout ceci, que vous admirez, dans quelques années ? Et d’abord cette prospérité dont vous parlez, ne croyez-vous pas qu’elle soit factice

aussi longtemps que vous aurez près de 2 mil- lions de chômeurs ?

— Nous prendrons l’habitude de suppor- ter le poids de notre chômage ; après tout, dans notre budget annuel, la somme qu’il immobi- lise n’est pas énorme… Surtout maintenant que nous en avons fini avec nos dettes de guerre…

— Mais ne vous rendez-vous pas compte que vos industries et votre prospérité sont mena- cées de ruine par le Japon qui, un jour ou l’autre, aura sous contrôle la production et le marché de quelques 500 millions de Jaunes ?

— Si le Japon devient réellement dange- reux, nous lui fermerons nos marchés…

— Mais vous n’aurez plus que l’Angleterre à fermer, car à ce moment-là tous vos domi- nions vous auront échappé peu à peu !

— Eh bien, à ce moment-là, on avisera. Peut- être faudra-t-il faire la guerre, aux Jaunes…

mais ce ne sera pas de mon temps. Pour le moment c’est l’Allemagne qui m’intéresse : il faut réarmer au plus vite pour lui faire peur, avoir 3000 avions de combat !

— Mais ne croyez-vous pas que pour dimi- nuer les risques de guerre, il faudrait que les grands cerveaux du monde résolvent les pro- blèmes généraux de la situation écono- mique… ?

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Les idées de Mr. Churchill sur la guerre

— Non, dit-il sans hésiter. C’est dans la nature de l’homme de faire la guerre si on ne l’en empêche pas. Pour l’Allemagne, c’est un besoin maladif : elle veut s’imposer. Par Allemagne, j’entends surtout Prusse et Pomé- ranie : ce ne sont pas des Européens, mais des descendants des Huns conquérants. Et si nous ne voulons pas devenir la proie d’un infect nazisme, nous devons être prêts à défendre notre liberté…

— Ah ! Là, je vous tiens, dis-je en arrêtant du bras son élan volubile. Ne croyez-vous pas que nous allons en mourir, de cette liberté si chère ? Ce n’est plus une idée assez puissante pour servir de drapeau à la jeunesse qui sera l’humanité de demain… La jeunesse veut un vrai chef, quel qu’il soit, personnifiant une idée enthousiasmante. Les jeunes ne vont pas vouer leurs forces à défendre une impersonnelle liberté…

Voyant que Mr. Churchill me faisait l’hon- neur de m’écouter, je poursuivis :

— Qu’avons-nous à opposer à l’énergie concentrée des jeunes Italiens ou Allemands ? N’ai-je pas essayé de vous faire comprendre ces admirables jeunes Russes, qui sont heureux malgré tant de privations, qui souvent meurent

jeunes encore, persuadés d’avoir formé un monde qu’ils croient meilleur ou régénéré, tués par un travail trop intense pour leurs nerfs…

— J’ai peine à croire tout ce que vous me dites. Mais si la jeunesse tient à s’enrégimenter, elle le paiera de son sang : ça la mènera à la guerre. Elle ferait mieux de se tenir tranquille…

— Comment le pourrait-elle lorsqu’elle voit les aînés commettre partout tant d’erreurs !

— Il est vrai qu’aujourd’hui, il y a des nations qui sont démentes, et d’autres qui sont mal dirigées… ou pas du tout comme l’Angleterre et la France !

Les élections sont d’une importance capitale

— La France, reprend Mr. Churchill d’une voix nette, quoiqu’il en soit, ce qui importe en ce moment, c’est le résultat de vos élections. Il faut que la France se donne un gouvernement stable. Des élections, en principe, sont toujours néfastes : à chaque fois elles ne font que diviser un pays. Espérons que la France aura un sur- saut de bon sens, une fois de plus, et qu’au lieu de faire le jeu de l’Allemagne, ses élections la rendent plus unie… et non pas affaiblie par le marchandage des chefs qui ne savent voir que

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des partis à s’attacher au lieu de penser au bien de l’Europe…

Puis, m’ouvrant la porte, fort courtois, il ajouta :

— Vous retournez en France : observez bien ce qui s’y passe, le sort du monde en dépend !

Telles sont les dernières paroles que j’en- tendis Winston Churchill prononcer sur le vieux perron, devant sa belle maison de briques rouges.

Pour bien décrire cet homme si vivant, j’aurais dû constamment donner l’impression de bouillonnement qu’il dégage… C’est cela qui fait sa force : il fuse en tous sens. Mais peut- être est-ce là en même temps sa faiblesse : ran- çon de sa spontanéité, il se contredit parfois et ses ennemis en profitent.

C’est un ami passionné de la France et nous aurions tout avantage à voir son influence aug- menter encore… Faut-il craindre qu’étant par trop réactionnaire il ne puisse plus jamais faire partie d’un puzzle gouvernemental ? Ou, vivant comme il l’est, ne va-t-il pas évoluer encore et entrer en lice prochainement ?

Avril 1936 (Texte inédit)

Karachi (Indes)

dimanche matin, 11 juillet (1937)

Ma chère maman,

Pour le moment tout va bien et j’ai fait un voyage exquis. Bien moins fatigant que la der- nière fois. À Bagdad il faisait très chaud, mais cela n’empêche pas d’être heureux de vivre. À Beyrouth en passant j’ai téléphoné à un ami des Seyrig*, et Henri s’était embarqué la veille pour Marseille. Miette, je le savais, était déjà en France.

Peut-être la verras-tu à Genève si elle y passe.

Il y a de nouveaux avions sur la ligne depuis Beyrouth à Saigon, beaucoup plus rapides que les vieux Fokkers. On fait du 250 et les sièges chaises longues permettent de s’allonger et dor- mir confortablement. Nous étions au complet, c’est-à-dire 3 passagers et 150 kg de poste ; un père jésuite de Shanghai et une dame allant à Pondichéry. Les hommes de l’équipage, des amours, et un pilote breton, vrai marin avec lequel j’ai tout de suite sympathisé – conclusion : m’a laissée piloter longtemps à deux reprises, même dans les nuages quand on ne pouvait plus voir la terre. Ça ressemble bien à un bateau à voile la nuit quand on ne sait plus très bien où on en est.

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