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Chez Winston Churchill, ami de la France

Dans le document CETTE RÉALITÉ QUE J AI POURCHASSÉE (Page 22-27)

« Il faut abolir le nazisme… »

Lorsqu’il entra dans le salon, il vint droit à moi en disant : « Alors, vous arrivez d’Alle-magne ? Qu’est-ce que vous y avez observé ? »

Trapu, fort, il mordille sans cesse un cigare, seul point sombre dans le paysage blond et rose de sa tête au cheveu rare. Un sillon verti-cal au milieu du front – trace d’un accident d’automobile – lui donne un air soucieux que démentent les deux yeux brillants, bien écartés et sûrs d’eux-mêmes… ces yeux bleu foncé qui lancent des éclairs, lorsque entraîné par sa fougue il tempête contre Hitler et le poison continu que sa propagande déverse sur le peuple allemand.

Je lui dis la pénurie de certaines denrées ali-mentaires, le dégoût des hommes de cœur qui voient disparaître tout ce qui fait la valeur de la vie, et que ces hommes espèrent le salut par une mort accidentelle du Führer soit en auto soit en avion… Mais je rapporte aussi l’attitude de l’homme de la rue, persuadé que l’Allemagne n’a pas voulu la guerre, ne l’a pas perdue, et se venge enfin grâce à Hitler des affronts essuyés.

— Comment jamais trouver un terrain d’entente aussi longtemps que régnera un tel état d’esprit ? ajoutai-je.

— Avec le « nazisme » il n’y a pas d’entente possible, il faut l’abolir… Vous connaissez mon plan, sans doute ? D’ici l’automne prochain je veux avoir ligué tous les pays contre l’Alle-magne, afin de lui dicter le désarmement.

Autrement nous allons vers la plus grande des catastrophes.

La responsabilité de l’Angleterre

Après avoir rallumé son cigare, il poursuit :

— Si le pire venait à se réaliser, l’Angleterre porterait devant l’histoire une responsabilité écrasante… Par son wait and see elle a tout rendu possible, l’avance du Duce, l’avance du Führer, et tout ce qui s’ensuivra…

— Mais comment faire comprendre cela à l’opinion anglaise ? demandai-je. À deux reprises je vécus dans vos provinces, mais je ne pus jamais y « tenir » plus de trois mois.

J’étouffais, j’étais encagée dans une île où per-sonne ne savait rien de ce qui fait l’importance du monde actuel !

— Oui, l’Anglais moyen croit que l’Europe ne le regarde pas. Mais je connais mon pays à

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fond, depuis trente-cinq ans que je ne m’occupe que de lui : lorsqu’il commencera à comprendre où est le danger, il ne prendra pas longtemps à se décider…

— Mais pour en revenir à votre plan euro-péen, dis-je, comment enrôlerez-vous l’Italie, votre ennemie ?

— L’affaire d’Abyssinie, à mon avis, répondit Winston Churchill, n’est qu’un épi-sode secondaire dans l’histoire de l’Europe.

Assurément ce plan d’encerclement, je ne peux pas en garantir le résultat final qui dépend du Ciel ; par contre je me dois de faire le maximum de ce qui est en mon possible pour le bien de l’Europe…

— Mais de ce fait, vous l’impérialiste enragé, vous donnez la main aux Soviets que vous devez abhorrer ?

— En ce moment j’ai besoin des Soviets parce qu’ils veulent la paix comme moi, tout le reste m’est égal.

La paix avant tout

— Et les Soviets ont aussi besoin de moi, poursuit-il aussitôt. Ils doivent éviter la guerre.

Pour eux la moindre aventure militaire serait néfaste : ils ont beau avoir édifié un État self-

supported en Extrême Orient, leur crise de trans-port est encore trop aiguë en Russie d’Europe.

Plusieurs questions me brûlent les lèvres, mais nous sommes interrompus par le déjeu-ner et l’arrivée de la famille : Mrs. Churchill, belle et mince, sa fille mariée à un membre du Parlement, Sarah la seconde, qui veut faire sa vie et travaille dans l’équipe des girls de la célèbre revue de Cochran ; Randolph le fils indiscipliné n’est pas là, et la quatrième, Mary, est une enthousiaste du ski. Le jeune Randolph, à ce que je crois comprendre, est un enfant gâté qui s’est déjà lancé dans la politique en tant qu’ultra-conservateur, alors que son père n’est que conservateur…

Winston Churchill est non seulement un homme politique d’un dynamisme étonnant, au sens critique aigu, lançant des réparties inou-bliables, c’est aussi un écrivain célèbre ayant fait fortune grâce à ses livres politiques. Il a d’autres dons encore, et sans avoir pris des leçons, il fait de la fort passable peinture à l’huile ; son ate-lier est couvert de pochades, rappelant les paysages variés qui l’inspirèrent.

Quel homme est-ce ?

Mais en faisant avec lui le tour du proprié-taire, admirant les poutres de son toit qui

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abrita Henri VIII lorsqu’il allait à la chasse, je remarque qu’il est avant tout fier de ses tra-vaux de maçon : dans la petite vallée où nous sommes, il a fait capter deux sources qui ali-mentent une piscine aux eaux de pâle turquoise dont il a cimenté lui-même les blocs de pierre.

Et plus loin il me dit combien il a employé de briques pour faire le mur qui entoure son verger.

Tandis que Winston Churchill nourrit les cygnes noirs d’un étang, il est poursuivi par les assiduités de son « mouton amical » qui, aban-donnant le troupeau, insiste pour avoir son morceau de pain habituel.

Au milieu de cet intermède bucolique, m’ar-mant de courage, j’en reviens à mes moutons, c’est-à-dire au sort de l’Europe…

— Mais pour mener votre plan à bien, quel est votre pouvoir, qu’êtes-vous dans le gouver-nement ?

Ma question est des plus brutales car le ministère Baldwin, à l’encontre de toutes les prévisions, n’a pas fait appel aux grandes qualités de Winston Churchill lorsque, derniè-rement, furent nommés de nouveaux chefs pour procéder au réarmement de l’Angleterre.

Connaissant les idées de ce grand homme d’État, le gouvernement a-t-il eu peur qu’il ruine le pays en réarmant trop ? Ou est-ce son

Winston Churchill et son « mouton amical ».

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opposition et ses critiques acerbes de l’India Bill qui le maintinrent en disgrâce ?

Mais à mesure que Mr. Baldwin dévoile son inefficacité, Mr. Churchill gagne de plus en plus d’adeptes, et qui sait ce qu’il peut devenir demain ?

— Non, me dit-il, je ne suis plus qu’un membre ordinaire du Parlement… Mais cela ne veut rien dire : je peux quand même faire beaucoup. Il faut avant tout écraser les craintes de guerre qui paralysent les affaires prêtes à reprendre ; en Angleterre la prospérité revient… L’impôt sur le revenu augmente.

Ce qui m’intéresse avant tout c’est l’Allemagne Et avec fierté, embrassant d’un coup d’œil les quelques quarante kilomètres de verdure qui s’étendent devant nous, il poursuit :

— Regardez… Cette terre de Kent abrite les plus grandes fortunes du monde. De partout les richesses affluent vers Londres pour créer l’aisance qui règne ici.

— N’avez-vous pas peur de voir disparaître tout ceci, que vous admirez, dans quelques années ? Et d’abord cette prospérité dont vous parlez, ne croyez-vous pas qu’elle soit factice

aussi longtemps que vous aurez près de 2 mil-lions de chômeurs ?

— Nous prendrons l’habitude de suppor-ter le poids de notre chômage ; après tout, dans notre budget annuel, la somme qu’il immobi-lise n’est pas énorme… Surtout maintenant que nous en avons fini avec nos dettes de guerre…

— Mais ne vous rendez-vous pas compte que vos industries et votre prospérité sont mena-cées de ruine par le Japon qui, un jour ou l’autre, aura sous contrôle la production et le marché de quelques 500 millions de Jaunes ?

— Si le Japon devient réellement dange-reux, nous lui fermerons nos marchés…

— Mais vous n’aurez plus que l’Angleterre à fermer, car à ce moment-là tous vos domi-nions vous auront échappé peu à peu !

— Eh bien, à ce moment-là, on avisera. Peut-être faudra-t-il faire la guerre, aux Jaunes…

mais ce ne sera pas de mon temps. Pour le moment c’est l’Allemagne qui m’intéresse : il faut réarmer au plus vite pour lui faire peur, avoir 3000 avions de combat !

— Mais ne croyez-vous pas que pour dimi-nuer les risques de guerre, il faudrait que les grands cerveaux du monde résolvent les pro-blèmes généraux de la situation écono-mique… ?

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Les idées de Mr. Churchill sur la guerre

— Non, dit-il sans hésiter. C’est dans la nature de l’homme de faire la guerre si on ne l’en empêche pas. Pour l’Allemagne, c’est un besoin maladif : elle veut s’imposer. Par Allemagne, j’entends surtout Prusse et Pomé-ranie : ce ne sont pas des Européens, mais des descendants des Huns conquérants. Et si nous ne voulons pas devenir la proie d’un infect nazisme, nous devons être prêts à défendre notre liberté…

— Ah ! Là, je vous tiens, dis-je en arrêtant du bras son élan volubile. Ne croyez-vous pas que nous allons en mourir, de cette liberté si chère ? Ce n’est plus une idée assez puissante pour servir de drapeau à la jeunesse qui sera l’humanité de demain… La jeunesse veut un vrai chef, quel qu’il soit, personnifiant une idée enthousiasmante. Les jeunes ne vont pas vouer leurs forces à défendre une impersonnelle liberté…

Voyant que Mr. Churchill me faisait l’hon-neur de m’écouter, je poursuivis :

— Qu’avons-nous à opposer à l’énergie concentrée des jeunes Italiens ou Allemands ? N’ai-je pas essayé de vous faire comprendre ces admirables jeunes Russes, qui sont heureux malgré tant de privations, qui souvent meurent

jeunes encore, persuadés d’avoir formé un monde qu’ils croient meilleur ou régénéré, tués par un travail trop intense pour leurs nerfs…

— J’ai peine à croire tout ce que vous me dites. Mais si la jeunesse tient à s’enrégimenter, elle le paiera de son sang : ça la mènera à la guerre. Elle ferait mieux de se tenir tranquille…

— Comment le pourrait-elle lorsqu’elle voit les aînés commettre partout tant d’erreurs !

— Il est vrai qu’aujourd’hui, il y a des nations qui sont démentes, et d’autres qui sont mal dirigées… ou pas du tout comme l’Angleterre et la France !

Les élections sont d’une importance capitale

— La France, reprend Mr. Churchill d’une voix nette, quoiqu’il en soit, ce qui importe en ce moment, c’est le résultat de vos élections. Il faut que la France se donne un gouvernement stable. Des élections, en principe, sont toujours néfastes : à chaque fois elles ne font que diviser un pays. Espérons que la France aura un sur-saut de bon sens, une fois de plus, et qu’au lieu de faire le jeu de l’Allemagne, ses élections la rendent plus unie… et non pas affaiblie par le marchandage des chefs qui ne savent voir que

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des partis à s’attacher au lieu de penser au bien de l’Europe…

Puis, m’ouvrant la porte, fort courtois, il ajouta :

— Vous retournez en France : observez bien ce qui s’y passe, le sort du monde en dépend !

Telles sont les dernières paroles que j’en-tendis Winston Churchill prononcer sur le vieux perron, devant sa belle maison de briques rouges.

Pour bien décrire cet homme si vivant, j’aurais dû constamment donner l’impression de bouillonnement qu’il dégage… C’est cela qui fait sa force : il fuse en tous sens. Mais peut-être est-ce là en même temps sa faiblesse : ran-çon de sa spontanéité, il se contredit parfois et ses ennemis en profitent.

C’est un ami passionné de la France et nous aurions tout avantage à voir son influence aug-menter encore… Faut-il craindre qu’étant par trop réactionnaire il ne puisse plus jamais faire partie d’un puzzle gouvernemental ? Ou, vivant comme il l’est, ne va-t-il pas évoluer encore et entrer en lice prochainement ?

Avril 1936 (Texte inédit)

Karachi (Indes)

dimanche matin, 11 juillet (1937)

Ma chère maman,

Pour le moment tout va bien et j’ai fait un voyage exquis. Bien moins fatigant que la der-nière fois. À Bagdad il faisait très chaud, mais cela n’empêche pas d’être heureux de vivre. À Beyrouth en passant j’ai téléphoné à un ami des Seyrig*, et Henri s’était embarqué la veille pour Marseille. Miette, je le savais, était déjà en France.

Peut-être la verras-tu à Genève si elle y passe.

Il y a de nouveaux avions sur la ligne depuis Beyrouth à Saigon, beaucoup plus rapides que les vieux Fokkers. On fait du 250 et les sièges chaises longues permettent de s’allonger et dor-mir confortablement. Nous étions au complet, c’est-à-dire 3 passagers et 150 kg de poste ; un père jésuite de Shanghai et une dame allant à Pondichéry. Les hommes de l’équipage, des amours, et un pilote breton, vrai marin avec lequel j’ai tout de suite sympathisé – conclusion : m’a laissée piloter longtemps à deux reprises, même dans les nuages quand on ne pouvait plus voir la terre. Ça ressemble bien à un bateau à voile la nuit quand on ne sait plus très bien où on en est.

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