L'ACTUALITÉ DES IMAGES DE VRAIS JUMEAUX DANS LES
MAGAZINES DE VULGARISATION ET DANS LES MANUELS
SCOLAIRES.
Pierre CLÉMENT & Jérémy CASTERA
LIRDHIST, Université Claude Bernard Lyon 1
MOTS-CLÉS : JUMEAUX – MAGAZINES DE VULGARISATION – MANUELS
SCOLAIRES – INNÉISME – ÉPIGÉNÉTIQUE – MODELE KVP
RÉSUMÉ : L'actualité des connaissances en génétique humaine rend obsolètes les termes du débat
classique inné "ou" acquis, en montrant l'interaction entre les deux lors de l'épigenèse des phénotypes humains. Mais nombre d'images de vrais jumeaux, dans les manuels scolaires de biologie comme dans les magazines scientifiques, illustrent leur façon identique de se coiffer, de s'habiller et de se comporter, transmettant ainsi une idéologie innéiste. Le numéro spécial d'une revue fait exception, avec difficulté pour trouver des images de jumeaux illustrant leurs différences épigénétiques. L'ensemble est interprétable avec le modèle KVP (interactions entre connaissances scientifiques, valeurs et pratiques sociales).
ABSTRACT : From the recent knowledge in human genetics, the debate between innate and
acquired is now obsolete: there is interaction between the genome and the environment for any epigenesis of human phenotype. Nevertheless, in school textbooks and in science magazines, images of identical twins are showing the same hairstyle, dressing and the same behaviour, suggesting an innate determinism for that. A special issue of a science popularisation magazine is an exception, but having difficulty to find images of twins illustrating their epigenetic differences. These results are interpreted with the KVP model (interaction between scientific knowledge, values and social practices).
1. INTRODUCTION
L'actualité d'une image de jumeaux ne signifie pas qu'il s'agit de jumeaux qui ont été photographiés récemment. Elle concerne l'actualité du message ou des messages identifiables à travers cette image. Les jumeaux ont de tout temps frappé l'imagination et sont au cœur de plusieurs mythes et légendes (Zazzo 1984 en recense un grand nombre), ainsi que d'intrigues en littérature, par exemple dans des romans ou films policiers. Mais nous nous limitons ici aux messages scientifiques identifiables dans des images de jumeaux.
Ils concernent les déterminismes génétiques de leurs ressemblances anatomiques évidentes, mais aussi de l'éventualité d'autres ressemblances : physiologie, pathologies voire aussi personnalité et comportements. Or plusieurs travaux ont montré que les recherches sur des jumeaux monozygotes (MZ) "séparés précocement", visant à mesurer "la part de l'inné et celle de l'acquis" dans la personnalité ou l’intelligence, ne peuvent pas atteindre leur objectif : la séparation entre jumeaux n'était jamais totale (Schiff et al. 1982), les résultats les plus médiatisés étaient issus de fraudes scientifiques (celle de C. Burt : Lewontin et al 1984). De plus, le psychologue Zazzo (1984) a analysé le "paradoxe des jumeaux", montrant que des vrais jumeaux élevés ensemble ont tendance à se doter de personnalités différentes.
Alors que nombre d'enseignants raisonnent encore en terme d'inné ou d'acquis, voire en terme de part de ce qui est inné et part de ce qui est acquis, et que certains manuels scolaires expriment encore cette façon de voir (Forissier & Clément 2003, Clément et al 2006, Castéra et al 2007), les biologistes s'accordent aujourd'hui pour considérer que les termes du débat classique inné "ou" acquis sont dépassés : pour être exprimés, les gènes ont besoin de l’environnement cellulaire qui est lui-même sous l’influence de l’environnement externe à l’organisme : ce sont des interactions entre génome et environnement qui permettent l’émergence du phénotype. L’épigénétique (Morange 2005a, 2005b) étudie ces interactions.
L'épigenèse du phénotype des jumeaux (comme de tout être humain) peut être analysée :
1. Au niveau de l’ADN (sens strict de l’épigénétique). Par exemple Fraga et al. (2005) ont mis en évidence des différences dans les “patterns” épigénétiques de l’ADN chez 35% des jumeaux homozygotes (MZ) qu’il a étudiés.
2. In utero, avec l’influence de leur environnement sur les embryons. Par exemple Davis (1995) a montré que la concordance de la schizophrénie est de 60 % chez les MZ– MC (monochorioniques) et 10,7 % chez les MZ-DC (dichorioniques : figure 1 pour la définition de catégories de jumeaux monozygotes, c'est à dire catégories de vrais jumeaux).
3. Après la naissance (et durant toute la vie). Par exemple l’épigenèse cérébrale (Changeux 1983) permet d'expliquer l’influence culturelle et sociale sur la personnalité de chacun, et de
comprendre ainsi le "paradoxe des jumeaux" mis en évidence par Zazzo ; ou encore de comprendre comment des cerveaux de jumeaux homozygotes peuvent ne pas être latéralisés de la même façon lorsque l'un est droitier et l'autre gaucher (Steinmetz et al 1995, cité par Changeux 2002).
L'actualité de nos connaissances scientifiques sur les jumeaux devrait donc être illustrée par des images de jumeaux homozygotes qui, tout en étant anatomiquement très semblables, diffèrent quant à ce qui peut rendre compte de leur personnalité (coupe de cheveux, vêtements, attitudes, …). Sinon, si les ressemblances entre jumeaux suggèrent que la personnalité et les comportements seraient génétiquement déterminés, le message de ces images devient idéologique, rejoignant la phrase désormais célèbre de N. Sarkozy « la part de l’inné est immense » (dialogue avec Michel Onfray, Philosophie Magazine, 8, Avril 2007).
Qu'en est-il dans les revues de vulgarisation scientifique les plus récentes ? Et dans les manuels scolaires de SVT (Sciences de la Vie et de la Terre) ?
C'est à cette question que le présent travail tente d'apporter quelques éléments de réponse.
Extrait du manuel SVT Bordas, 4ème 2002
Figure 1 :
Schémas de jumeaux in utero. A - Faux jumeaux (dizygotes DZ) : deux
placentas (dichorioniques DC) et deux poches des eaux (di-amniotiques DA).
B - Vrais jumeaux (monozygotes MZ) : DC et DA comme pour les faux jumeaux, mais ici les jumeaux sont issus de la même
cellule œuf.
C - Vrais jumeaux (MZ) MC (monochorioniques : un seul placenta) et
DA (di-amniotiques).
D - Vrais jumeaux (MZ) MC (monochorioniques et MA
(monoamniotiques)
2. LES JUMEAUX DANS LA VULGARISATION SCIENTIFIQUE. RÉCENTE 2.1. EOS, le magazine des sciences, n°1 nov.-déc. 2006
Chacune des pages de ce dossier d'EOS sur les jumeaux présente une grande image de jumeaux homozygotes, suivie d'un peu de texte ; seule la page 28 (reproduite sur la figure 2) représente à elle seule plusieurs paires de jumeaux. Tous son totalement identiques, dans leurs pauses, leurs choix de vêtements, leurs coiffures… Le message est clairement innéiste, y compris dans le texte : avec une
apparence scientifique (la formule de l’héritabilité, et une pseudo prise en compte de critiques), le texte affirme par exemple : "la schizophrénie est à 90 % dans les gènes", "L’obésité est affaire d’hérédité à 70 %". La première question posée au lecteur sur la couverture (figure 2 : « Notre comportement est-il acquis ou inné ? ») montre que les auteurs de ce dossier en sont restés au stade dépassé du débat "inné ou acquis", sans intégrer l'interaction nécessaire entre les deux qui rend aussi impossible qu'idéologique le terme "ou" utilisé ici.
Figure 2 - Eos, le magazine des sciences, N°1, page de couverture (nov-déc. 2006) Toutes les pages du dossier sur les jumeaux (pages 24-28) illustrent leurs similitudes : par
exemple la page 28 reproduite ci-dessus.
2.2. Le hors série de Sciences & Avenir N° 149, déc. 2006 - janvier 2007
Ce magazine est à l'inverse du précédent. Il rassemble des articles de chercheurs qui, tous, illustrent différentes facettes des dernières découvertes scientifiques sur l'épigénétique. Ce dernier terme apparaît d'ailleurs dès la couverture (figure 3), qui est centrée sur le message de ce dossier : "Génétiquement identiques et pourtant si différents ! L'énigme des vrais jumeaux". La volonté est donc clairement anti-innéiste, sans être dogmatiquement pour l'acquis : le terme "énigme" en témoigne, ainsi que le contenu des articles, qui présentent l'actualité des connaissances scientifiques sur ces questions complexes.
Mais Sciences & Avenir a eu des difficultés pour trouver des images de jumeaux qui illustrent l'actualité de son propos. Laurent Mayet s’en excuse dans son éditorial (« Les jumeaux
dégémellisés », page 5) : « (...) Ce numéro hors-série de Sciences et Avenir n’échappe pas à cette codification de la gemellité, les dix paires de frères et sœurs interviewés et photographiés apparaissent ici encore sous les habits stéréotypés de la copie conforme ».
Les images de ces dix paires de jumeaux témoignent encore de cette stéréotypie que leur légende tente de déconstruire. L'image de la page 7, reproduite dans notre figure 3, en est un exemple. Ainsi, pour chacune des photos de jumeaux homozygotes de ce dossier, le message est-il à lire dans la légende plus que dans l'image elle-même.
Page de couverture Extrait de la page 7
Figure 3 : Sciences & Avenir hors-série, n° 149, déc. 2006 - janvier 2007..
3. LES JUMEAUX DANS LES MANUELS SCOLAIRES SVT FRANÇAIS
52 manuels ont été étudiés, pour tous les niveaux scolaires (Primaire Sciences et Secondaire SVT), chez 6 éditeurs. Une partie de ces résultats a été comparée à ceux obtenus dans 15 autres pays (Castéra et al 2007, Castéra & Clément 2007) dans le cadre du projet de recherche Biohead-Citizen. Nous renvoyons le lecteur à ces travaux pour plus de commentaires.
3.1. Images d’embryons de jumeaux in utero Editeurs Dizygotes dichorioniques diamniotiques DZ - DC - DA Monozygotes dichorioniques diamniotiques MZ- DC - DA Monozygotes monochorioniques diamniotiques MZ - MC - DA Monozygotes monochorioniques monoamniotiques MZ - MC - MA Belin 2 0 2 0 Magnard 1 0 1 1 Bordas 4 4 4 4
L’erreur la plus fréquente est la confusion entre vrais jumeaux MZ et jumeaux monochorioniques MC, seuls les faux jumeaux DZ étant présentés comme dichorioniques DC (voir la figure 1 ci-dessus pour la définition de ces termes). Seul l’éditeur Bordas évite cette erreur (figure 1 : SVT 4ème 2002, repris dans SVT 5ème 2005), mais toutefois sans mentionner les différences épigénétiques possibles entre MZ-MC et MZ-DC.
3.2. Images de jumeaux. Il y en a 29 chez les 6 éditeurs analysés, réparties ainsi :
Editeurs Paires de monozygotes totalement identiques Paires de monozygotes identiques à un détail prés Paires de monozygotes avec deux différences Paires de monozygotes totalement différents Belin 20 0 0 0 Magnard 1 0 0 0 Bordas 3 2 0 0 Nathan 1 0 0 0 Hatier 0 0 1 0 Istra 1 0 0 0
Le message est clair : même dans les manuels scolaires qui introduisent les interactions entre génome et environnement pour expliquer l'émergence des phénotypes, les images de vrais jumeaux (MZ) sont porteuses, vraisemblablement à l'insu même des auteurs et éditeurs de manuels, d'un message innéiste, car elles suggèrent que le génotype contrôlerait la personnalité de chacun, sa façon de se coiffer, de s'habiller, de se comporter.
4. CONCLUSION
La première conclusion est de nous inciter à une vigilance épistémologique accrue. Sachons identifier les messages implicites de certaines images, comme celles de vrais jumeaux dans nombre de magazines de vulgarisation et dans nos manuels scolaires. Ne les reprenons pas dans nos enseignements, et faisons pression sur les éditeurs de manuels pour que désormais ils les évitent, comme a tenté de le faire le numéro spécial de Sciences & Avenir sur ce thème, en actualisant les connaissances et les images qui peuvent les illustrer.
La seconde conclusion est de souligner la pertinence du modèle KVP (Clément 2004) pour analyser les messages de ces images. En effet, elles sont censées illustrer des connaissances scientifiques (K pour Knowledge) : l'identité anatomique de jumeaux qui ont le même génome. Mais, en illustrant aussi des coiffures et vêtements identiques, qui ne sont pas contrôlés par l'identité des génomes, elles sont aussi porteuses d'un message idéologique, innéiste (V pour valeurs). Enfin, ces valeurs ont été (et restent souvent encore) si dominantes qu'elles se traduisent par des pratiques sociales (P) : ce sont les parents qui habillent leurs jumeaux de façon identique, ce sont les jumeaux eux-mêmes qui jouent à une totale identité dans les Meetings internationaux où ils se retrouvent et où ils sont largement photographiées (les images du magazine Eos en sont issues). Enfin, les banques d'images sur les jumeaux n'illustrent finalement que cette identité excessive : ainsi, quand les éditeurs de manuels scolaires, où ceux de Sciences & Avenir, cherchent à illustrer leur propos sur les jumeaux, ils ne trouvent que des images stéréotypées porteuses d'un message innéiste. Le numéro spécial de la revue Sciences & Avenir en a pris conscience, en détournant le message de ces images grâce à des légendes centrées sur l'importance de l'épigenèse. Les éditeurs des manuels scolaires n'ont pas encore effectué cette actualisation de leurs illustrations de jumeaux : actualisation de leur pratique sociale en fonction du renouvellement des connaissances en génétique humaine et d'un choix assumé de valeurs citoyennes.
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