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ARTheque - STEF - ENS Cachan | Si ce n'est pas naturel, c'est ?

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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SI CE N’EST PAS NATUREL, C’EST … ?

Michel DUFOUR, Philosophe

Institut de la Communication et des Medias, Université Sorbonne Nouvelle, Paris

Mots clefs : Nature – technique – art – surnaturel – culture – préternaturel

Résumé : L’article se propose d’explorer rapidement diverses propositions courantes censées

combler les points de suspension du titre et éclairer ainsi la notion de nature à partir de ce qu’il est d’usage de lui opposer. Il examine trois candidats majeurs : technique, surnaturel et culturel. Une petite place est faite aussi à la catégorie marginale de préternaturel. Dans tous les cas, les contours s’avèrent flous mais soulèvent d’intéressantes questions.

Abstract: The paper aims at a quick exploration of various common proposals to fill the dots of the

title in order to explicate the notion of nature on the basis of the notions opposed to it. Three major candidates are discussed: technical, supernatural and cultural. Room is also made to the side category of preternatural. In any case the borders of these categories appear dim but raise interesting questions.

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Partons en exploration aux confins non pas de la Nature mais de la signification de ce terme. Comme on s’en doute ses frontières avec le non-naturel ne sont pas toujours très sûres et ne sont pas non plus sans histoire. Déjà, la question de la majuscule – Nature ou nature – est épineuse et nous l’éviterons en nous permettant un peu de fantaisie et d’opportunisme à ce sujet. Quoi qu’il en soit, une fois admis que notre Nature est sensiblement identique à la Physique (Phusis) de l’Antiquité grecque, nous sommes en droit de nous permettre quelques pages de flirt avec ce qu’il faut bien appeler la méta-physique.

Mais plutôt que de coller de trop près à l’étymologie et de se demander de but en blanc quel genre de chose il y a au-delà de la nature (s’il y a quelque chose !) faisons donc le détour par la question sémantique ou logique. Où faire passer la limite entre ce qui est naturel et ce qui ne l’est pas ? Si celle-ci existe, pourquoi ici plutôt qu’ailleurs ? Et tient-elle seulement en place ? Enfin, qui ou quoi décide de son emplacement ?

Le lecteur a compris que ce petit jeu cherchant à pointer distinctions ou contrastes permet d’éviter l’écueil d’une définition directe, souvent laborieuse. Combler les points de suspension de « Si ce n’est pas naturel, c’est … » revient cependant à mettre en lumière le pôle initial de comparaison. Et avouons d’emblée que les pages qui suivent visent surtout à faire sentir combien ce que nous entendons aujourd’hui par Nature – en supposant que nous entendions tous à peu près la même chose – se montre malléable si l’on en juge d’après la multiplicité des notions auxquelles on l’oppose au gré des occasions.

Comme dans toute classification ou catégorisation, deux questions devront revenir. Les catégories envisagées sont elles-incompatibles et donc exclusives ? Et forment-elles un système conceptuel exhaustif car permettant de classer tout objet, phénomène ou événement dans l’une ou l’autre ? L’exercice présente manifestement un côté spéculatif. Mais il n’est pas sans enjeux puisqu’il engage des prises de positions philosophiques, scientifiques, religieuses et politiques qui, en pratique, ne sont pas anodines. Certaines ont affecté, infléchi ou même déterminé le cours de l’Histoire depuis l’Antiquité.

LE NATURALISME NATUREL

Un premier point de vue, auquel une vague allusion vient d’être faite, consiste à estimer que tout fait partie de la nature. Baptisons ce point de vue radical : naturalisme universel. Le concept de nature est alors totalement englobant et donc exhaustif. Y souscrire exclut également la possibilité que quelque chose appartienne en partie ou « plus ou moins » à la nature. Inutile alors de chercher à

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faire entendre au partisan du naturisme universel que dans un antagonisme aussi notoirement contentieux que celui opposant le corps et l’esprit, celui-là relève de la Nature et celui-ci d’autre chose restant à préciser. Prétendre à l’inverse, ce qui est peu banal sous nos latitudes, que l’esprit relève de la Nature et la matière d’autre chose est tout aussi inacceptable pour le naturalisme universel.

Autre conséquence, celui-ci devrait aussi exclure un autre pluralisme. En effet, s’il estime admissible l’idée d’autres mondes, d’autres univers, parallèles ou non, il devrait en revanche contester, au risque d’une grave inconsistance, qu’ils échappent à la Nature aussi déroutants ou anormaux qu’ils puissent être ou paraître. Il pourrait d’ailleurs rebaptiser celle-ci Univers avec la majuscule qui s’impose. Pour lui, même des objets aussi bizarres que les entités mathématiques sont naturels.

Le naturaliste universel devrait aussi récuser notre question initiale, faute de pouvoir envisager une alternative possible à la Nature. Car c’est seulement si tout n’est pas naturel que l’on s’inquiétera de critères permettant de distinguer ce qui l’est de ce qui ne l’est pas. Il en est de même pour les questions sur l’origine et la stabilité de l’éventuelle ligne de démarcation bordant la Nature.

QUAND TOUT N’EST PAS NATURE

Ces questions pourraient même paraître fallacieuses en raison d’une pétition de principe permettant de brûler quelques étapes. Peut-on, en effet, prétendre découvrir la limite d’une entité X sans considérer préalablement ouverte la possibilité d’une entité non-X ? Or c’est justement cette possibilité que conteste le naturalisme universel. Et la pétition s’aggrave encore quand on se prétend en mesure de préciser cet antagonisme, par exemple en décidant qu’il s’agit de celui opposant naturel et arbitraire. Un intérêt de notre question initiale réside justement dans l’invitation lancée à expliciter nos présupposés quant à ce que l’on est susceptible de mettre face à la nature quand on n’est pas un adepte du naturalisme universel.

Il n’y a certainement pas un unique candidat mais il ne semble pas non plus y en avoir une multitude. Le poids de nos traditions et de nos cultures n’y est pas pour rien et il est intéressant de savoir quand et pourquoi l’un est préféré à l’autre. Personnellement, j’ai souvent été frappé par le fait que nos usages du concept de nature, aussi diversifiés, malléables et ramifiés soient-ils, restent pourtant étonnamment fidèles aux grandes lignes des définitions données par les auteurs anciens et en particulier par Aristote, inspirateur reconnu de nos sciences de la nature.

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Surtout, l’Antiquité grecque développe deux thèses décisives à ce sujet. D’abord que la Nature est une totalité formant un système, un organisme. Ensuite, dans la même veine, que son existence et l’intégralité de ses transformations sont régies par des principes actifs.

En découlent trois questions majeures : quels sont ces principes, combien sont-ils et, question capitale pour notre problème, où sont-ils ?

Aristote est en faveur de principes que l’on peut dire internes. Ce trait est essentiel car il permet de poser une équivalence ayant valeur de définition : est naturel ce qui a en soi-même son ou ses principes de changement ou encore d’évolution, pour employer un terme devenu plus familier. Importe surtout que la Nature ne soit pas activée de l’extérieur, ce qui suppose un au-delà. On l’a compris, ce qui caractérise la nature est sa capacité à se reproduire, à s’auto-engendrer. Ce thème est d’ailleurs courant dans l’Antiquité et ce n’est pas pour rien que la nature n’est pas un dieu mais une déesse. Qu’elle s’appelle Isis, Aphrodite ou Vénus, elle est féconde : elle renaît d'elle-même au printemps, les espèces naturelles se reproduisent, les cheveux poussent tout seuls, les saisons s’enchaînent1.

D’où la distinction opérée par Aristote et ses proches entre objet naturel et objet technique. Celui-ci, à l’inverse de l’être naturel et qu’on le baptise objet technique, artifice ou produit de l’art, a une origine qui lui est « extérieure » car résultant de l’activité humaine. De plus sa longévité n’est pas assurée. On objectera peut-être que l’arbre ne vit pas en autarcie : il pousse seul mais a besoin d'eau pour survivre et dépend donc d’un agent extérieur. D’où l’importance cruciale que revêt ici le caractère systématique, organique et spontané que nous associons encore étroitement à la Nature : l’eau et son apport doivent être intégrés à … la nature de l'arbre. La Nature fait bloc. D’où aussi l’importance qu’y prend le concept de cause (interne) : la nature est cause d’elle-même. En revanche dans le domaine technique, toute spontanéité échappant totalement à l’action humaine est encore un rêve de science-fiction.

Mais l’important ici est que nous ayons une première réponse à notre question initiale : ce qui n’est pas naturel est artificiel, technique2. Pourtant, comme nous venons de le voir, cette distinction ne va pas tout à fait de soi. De plus, est-elle exclusive ? Autrement dit, est il exclu qu’un être ou un évènement puisse être à la fois naturel et artificiel ? Non, bien sûr, car si jamais une création à partir de rien – ab nihilo – est possible, il est admis qu’elle n’est pas une affaire humaine. En revanche, ma bicyclette, produit de l’art, est faite d’éléments naturels. Et même une matière réputée aussi synthétique que le plastique est pourtant « ultimement » naturelle. Il n’est pas jusqu’aux évanescentes productions de l'esprit humain qui ne s’enracinent dans un organe remarquable – le

1 Sur ce thème et celui de la Nature qui aime à se cacher, voir P. Hadot, Le Voile d’Isis.

2 Pour mémoire, rappelons que « technique » et « artificiel » sont étymologiquement sensiblement synonymes, le premier dérivant du grec, le second du latin. Nous les considérons ici comme tels.

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cerveau – dont le naturel n’a été, à ce jour, qu’imité par la technique. Enfin, ironie du sort, malgré son nom l’automobile demeure largement étrangère à la nature et fait figure de l’un des objets techniques les plus emblématiques de l’industrie humaine. La distinction entre naturel et artificiel est donc fréquemment un peu trouble3 comme le confirme la fascination exercée, dès la Renaissance, par certains automates et automatismes dont le naturel, baptisé parfois « réalisme », fait encore les délices du public et des enfants.

A propos d’automobile, on pourra objecter que c’est le chauffeur et non le moteur qui mène la voiture. Certes, bien que la question soit épineuse. En particulier, si l’on fait valoir que les automobiles d’aujourd’hui pourraient rouler seules, on entendra peut-être répliquer que ce serait par obéissance à un programme d’origine humaine. A quoi on pourra encore opposer la perspective d’un monde de robots devenus autonomes et se reproduisant quasi naturellement. Mais tout ceci montre au moins que la question de l’origine, interne ou externe, demeure un critère d’actualité pour distinguer naturel et artificiel. Projets et rêves (ou cauchemars) futuristes le projettent même dans l’avenir tout en laissant entrevoir combien cette distinction durable est fragile et menacée.

SURNATUREL

A propos d’automobile, revenons à Aristote qui s’interroge sur ce qu’est le changement (dont fait partie le mouvement) et sur son origine. Il aboutit ainsi à la thèse fameuse du premier moteur4, origine de tout mouvement, dont il prétend que si l’on veut éviter le risque d’une régression infinie il doit être éternel et immobile. Par ailleurs, il précise qu’étant nécessaire, ce premier moteur est le Bien5 ce qui lui confère le statut de divinité. Admettons. Cet être divin est-il pour autant hors nature ? Il ne semble pas que ce soit le cas pour Aristote, bien que ce premier moteur présente des caractéristiques que l’on peut, à juste titre, juger « limites » par rapport aux êtres naturels plus ordinaires.

En tout cas, s’annonce une sérieuse pierre de discorde avec les doctrines monothéistes posant l’extériorité radicale de la divinité et de l'origine du monde. En optant pour une origine de la Nature plutôt transcendante qu’immanente, elles confortent leur présupposé d’une frontière stricte entre naturel et surnaturel.

Mais le point important pour nous est que s’offre maintenant une deuxième réponse possible à notre interrogation initiale : ce qui n’est pas naturel est surnaturel.

3 Voir B. Bensaude-Vincent, Les Vertiges de la technoscience, p 148-151. 4 Voir Aristote, Physique, Livre VIII.

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À la question de l’exclusivité des deux pôles de cette classification, les trois grands monothéismes ont une réponse claire : toute naturalisation de la divinité est hérésie, marque de paganisme. A ce sujet, on peut rappeler le fameux « Deus sive natura » (Dieu, c’est-à-dire la nature) associé un peu rapidement à Spinoza6 et rarement à Descartes qui dit sensiblement la même chose7. Il est vrai que tout panthéisme dont le naturalisme est avéré est vigoureusement condamné par le christianisme qui tient pour irréductible la césure entre naturel et surnaturel. Notons cependant que cela n’empêche pas le credo catholique de faire appel à une acception un peu différente du mot nature en affirmant que le Fils est « de même nature que le Père ».

Quant au caractère exhaustif de la distinction entre naturel et surnaturel, la perspective des monothéismes tranche nettement la question. Ce qui est capital pour eux est la valeur proprement hiérarchique que prend le rapport créateur/créature, rapport causal dont on remarquera qu’il est déjà au cœur de la distinction grecque entre naturel et artificiel. On le sait, du point de vue des trois monothéismes, la Nature et l’Homme sont des créatures du Créateur. Un artifice est alors la créature d’une créature, le couple homme/artifice pouvant être considéré comme analogue au couple Créateur/Création bien qu’il lui soit infiniment et définitivement subordonné. Il est alors hors de question de faire implicitement se côtoyer l’artifice humain et le Créateur en cherchant une éventuelle ligne de démarcation entre technique et surnaturel. Ceci serait intolérable et indigne. En revanche, il est moins grave, voire admissible, de placer un objet technique au même rang que l’Homme ou que la Nature tant qu’il ne s’agit que de comparer des créatures du Créateur pourtant elles-mêmes hiérarchisées.

Le caractère hiérarchique que prend la distinction entre naturel et surnaturel est aussi étroitement lié à leur polarisation causale et même actionnelle. Dans l’antagonisme entre naturel et artificiel, aucun des deux termes ne peut produire l’autre à lui-seul : la Nature ne peut pas produire seule d’objet technique (qui serait, de ce fait, « naturalisé ») et la technique humaine ne peut pas produire seule d’objet intégralement naturel. En revanche, dans les monothéismes, Dieu n’a pas besoin d’emprunter quoi que ce soit à quiconque – en particulier à la Nature ! – pour produire quoi que ce soit. Ce serait signer la fin du prestige de la création ab nihilo ! Dieu est intégralement et uniquement cause de la Nature et ne saurait en aucun cas en être un effet bien que l’on puisse l’imaginer affecté par le comportement parfois déplorable de ses créatures. Le lien entre Nature et Surnature est donc fort et polarisé, ce qui n’était pas aussi net dans le Panthéon grec ou latin dont les turbulents habitants étaient bien connus pour partager la quasi-totalité des traits de la condition humaine dont les appétits.

6 Voir Spinoza, Ethique, Partie IV, Proposition et demonstration 4.

7 Voir Descartes, Méditation métaphysiques, Méditation sixième. (…par la nature, considérée en général, je n’entends maintenant autre chose que Dieu même, ou bien l’ordre et la disposition que Dieu a établie dans les choses créées.)

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CULTURE

La notion de technique est l’une des voies par lesquelles il est possible d’introduire celle de culture, autre catégorie fréquemment opposée à celle de nature8. Depuis longtemps on sait le terme de culture extrêmement équivoque et malléable9. Est-ce gênant ? Pas toujours, mais pour l’exercice auquel nous nous livrons cela l’est sans doute, d’autant que celui de nature n’est pas d’une univocité exemplaire.

La notion de culture est généralement articulée autour de trois thèmes, envisagés indépendamment ou non les uns des autres : savoir (donc discours), savoir faire (donc technique) et (libre) décision.

Savoir

Du côté du savoir ou, plus généralement, des croyances, le mot « culture » s’attache à leur transmission et à un mode d’acquisition non spontané alors qu’il est d’usage de qualifier d’instinctif ou d’inné, un savoir naturel si jamais il en existe un. À ce sujet il peut paraître paradoxal de juger plus volontiers naturel un savoir-faire (par exemple parler) qu’un savoir. En effet, contrairement à celle de savoir, la notion de savoir-faire renvoie directement à celle de technique ou d’artifice que l’on sait souvent opposée à celle de nature. Mais nous savons déjà qu’en matière d’usage des concepts nous sommes parfois d’un laxisme qui ne recule pas devant le paradoxe.

C’est pour partie sur cette idée d’acquisition non-naturelle d’un savoir ou d’un savoir faire que se fonde l’opposition devenue classique entre nature et culture, le mode d’acquisition culturel étant explicité en faisant lui-même appel à des thèmes très généraux tels que celui de « convention » ou de « social ». A ce sujet, on peut exploiter le fait que la notion de culture dérive d’une technique de la nature, à savoir de l’agriculture, pour filer sans vergogne une métaphore éculée : la culture de l’esprit, comme celle du jardin, demande un jardinier. Encore aujourd’hui on parle d’une personne cultivée au sens de très éduquée c’est-à-dire, en jouant cette fois sur l’étymologie de « éducation », conduite hors de l’état de rusticité propre à quelqu’un qui, selon l’expression consacrée, serait resté un peu nature.

Savoir faire

L’âge néolithique, moment de l’émergence de l’agriculture préalable à toute culture, se caractérise aussi par la sédentarisation rendant à son tour possible l’édification d’une cité humaine stable et

8 Voir Gilbert Simondon, Morale et Enseignement (Bulletin de l’Institut de Philosophie), Université libre de Bruxelles, n°55-56, XIVe année, 1965 (1-2).

9 Voir l’étude fameuse de A. L. Kroeber et C. Kluckhohn, Culture : a critical review of concepts and definitions, Cambridge (Mass), Papers of the Peabody Museum of american archeology and ethnology, Harvard University XLVII, 1952.

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« en dur ». Le savoir-faire humain constitue alors un nouvel espace géographique démarqué d’une nature devenue parfois « campagne » et bientôt « environnement », terme on ne peut plus figuratif de l’antagonisme entre l’homo faber civilisé et cultivé et la nature qui désormais entoure littéralement ses cités.

Tous ces effets de sens montrent bien que l’antagonisme cité/nature est bien vivant et conceptuellement opératoire aujourd’hui, notamment à travers de multiples raccourcis analogiques entre registres littéraux et métaphoriques mobilisant la nature. D’où la multiplicité des ressorts permettant d’exploiter et de déplacer la ligne de partage entre nature et non-nature. Face au naturaliste universel soulignant que nos cités sont ultimement faites de matériaux naturels on pourra ainsi faire valoir qu’un « retour à la nature » digne de ce nom consiste à quitter la vie urbaine et retourner à la campagne dont on serait originaire. D’ailleurs que pourrait bien être le retour à la nature d’un agriculteur dont l’activité est censée être rurale ? Peut-être la décision de se mettre à l’agriculture « bio », ce qui est un choix technique, donc non naturel selon l’ancienne distinction.

Décision

Dans un registre à peine moins bucolique et primal, rappelons que quelques uns des grands textes politiques du XVIIe et XVIIIe siècles censés avoir inspiré nos républiques modernes font appel au fameux « état de nature » et au jeu de droits et/ou de lois naturelles, entités plus ou moins fictives, paradisiaques pour les uns, infernales pour d’autres. Or l’un de leurs intérêts théoriques réside finalement dans le contraste qu’ils défendent entre une vie censée être naturelle et celle qu’inaugure un geste fondateur de la société civile, geste lui-même associé à la possibilité d’une décision humaine manifestant la volonté d’être libre par rapport à la nature et à ses déterminismes. Certes, le contraste entre régime naturel et régime humain, notamment par la distinction entre deux types de loi, était déjà marqué par l’Antiquité. Mais maintenant il devient fondateur d’une mythologie politique et urbaine exploitant un antagonisme entre nature et « civilisation », notion d’abord synonyme de culture mais bientôt concurrente, une culture pouvant être barbare ou sauvage.

Le sort de la culture

L’évolution de la notion de culture se marque en effet par une nouvelle donne par rapport à la nature et même par une prise de distance menant à l’indifférence. Le sauvage de l’époque classique, bon ou mauvais, était d’abord un être de nature sans histoire mais son statut n’était pas sans poser quelques problèmes. Quand l’histoire de l’homme s’est trouvée considérablement allongée par rapport à la vision biblique qui dominait alors, en gros au XIXe siècle, le sauvage est resté contemporain mais est aussi devenu chronologiquement et statutairement primitif. Mais le primitif de nos arrières-arrières-grands-pères a disparu, l’ethnologie du XXe siècle remettant en question sa

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primitivité et son infantilité présumées en montrant la sophistication de sa culture, notamment au travers de la complexité de ses mythes, de ses codes de conduites et de ses systèmes de croyance. Même Tarzan, l’homme-singe, le demi-sauvage cinématographique est devenu un vestige du passé colonial. Est-ce à dire que la culture a établi un empire mondial et monolithique ?

Non, car comme les grands empires linguistiques, celui de la culture est menacé de morcellement et de profusion. Ainsi, l’attachement d’un individu à un groupe est devenu aujourd’hui une condition suffisante pour lui attribuer une culture typique et ayant même parfois valeur de critère d’identité de ce groupe. D’où la profusion et l’enchevêtrement de cultures que nous connaissons bien : culture jeune, quadra, seniors, etc., culture professionnelle et culture d’entreprise, mais aussi culture associée à tel ou tel loisir, culture scientifique et culture artistique, culture propre à telle ou telle orientation sexuelle, culture locale (au sens géographique ou non) et culture globale, etc. Il semble que nous ayons aujourd’hui une conception plus tribale qu’urbaine de la culture car on ne parle plus guère de culture au singulier universel mais plutôt au pluriel local et souvent dans le cadre d’un jeu d’oppositions. Cette acception du mot culture, marquée par une tendance au morcellement et au pluralisme tend à éclipser l’ancien concept globalisant de culture/civilisation, autrefois seul synonyme de culture et présentant désormais des résonances un peu datées face à la banalisation de thèmes tels que pluralisme culturel, multiculturalisme ou interculturalité.

Mais ce qui nous concerne est surtout qu’en devenant aussi polymorphe et envahissante la culture finit par rogner sur la nature. Aujourd’hui plus que jamais se font entendre des prophètes d’un crépuscule de la distinction entre nature et culture. Leur antagonisme s’estompe ainsi dès lors que certains commencent à accorder des capacités culturelles à nos plus proches voisins que sont machines et animaux. Il n’y a qu’un demi-siècle, la science-fiction avait déjà commis quelques audaces en ce domaine mais restait de la fiction et parler de culture animale ne pouvait relever que de la provocation ou de la fantaisie. Aujourd’hui le thème est pris au sérieux et se banalise. Ironiquement, une interprétation littérale de La Fontaine pourrait bien avoir le dernier mot, tant le monde animal se sociabilise et perd une partie du statut qui en faisait un fleuron de la nature. Il est vrai qu’au moins depuis Darwin la naturalisation de l’homme avait ouvert la brèche, mais dans l’autre sens. L’habitude, déjà qualifiée de seconde nature par Aristote10, ne serait donc plus seulement un vestige de la nature au sein de la culture mais aussi bien un symptôme de culture dans la nature.

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PRETERNATUREL

Pour conclure ce rapide tour d’un vaste horizon, évoquons une dernière catégorie, un peu désuète mais non sans rapport avec les précédentes.

A la notion de nature est traditionnellement associé le thème d’une régularité ou stabilité fort bien illustré par celui de nécessité naturelle – pas de surprise, nous mourrons tous un jour, c’est naturel ! Il l’est aussi par celui de lois censées régir l’ordre naturel et même bon nombre de ses désordres. Ceci va sans doute de pair avec la surprise et l’intérêt suscités par irrégularités, anomalies et bizarreries advenant dans ce bel ordonnancement. A situation exceptionnelle, explication exceptionnelle ? Pas sûr, mais une catégorie ancienne, apparemment disparue aujourd’hui, faisait l’affaire en ce sens. Il s’agit du préternaturel, du latin praeter (au-delà, par opposition à) et, bien sûr,

natura. Cette catégorie permet de concilier ce qui paraît mal accordé car l’événement jugé

préternaturel s’oppose à la nature tout en relevant d’elle. Est préternaturel un phénomène qui est dans les possibilités de la Nature (mais quelles sont-elles ?) tout en étant non conforme à « son cours ordinaire » pour reprendre l’expression médiévale. En bref, il est naturel mais proprement anormal.

Dans un mode de pensée où naturel s’oppose plutôt à surnaturel, le préternaturel fait figure de catégorie hybride, pas tout à fait naturelle mais sans pour autant être surnaturelle. Et comme le cours ordinaire de la nature est celui choisi par Dieu, l’événement préternaturel suggère quelque chose d’illicite. En effet, qui produit le préternaturel ? Dieu ? Non, du moins pas directement sinon l’événement serait surnaturel. La nature ? C’est possible… et c’est même sûr en un sens puisque, par définition du préternaturel, elle y participe. Mais lui faire endosser toute la responsabilité en la croyant capable de caprices n’est pas sans conséquences théologiques couteuses car plus on lui accorde de pouvoir d’initiative plus on court le risque de rendre superflue la catégorie du surnaturel. On devine la pente glissante. Finalement, l’homme ne serait-il pas à l’origine de l’événement extraordinaire ? Possible. Mais en se faisant le rival de Dieu en étant à même de détourner la nature de son cours ordinaire. Si homme il y a, il ne peut donc s’agir que d’un individu louche, magicien, occultiste ou apprenti-sorcier. On relèvera peut-être que si l’homme est l’agent du phénomène préternaturel, celui-ci relève de la technique et point n’est besoin d’une catégorie ad hoc. C’est donc bien la conjonction du naturel et de l’extraordinaire, étranger à l’objet technique banal, qui soutient le préternaturel.

Cette catégorie est-elle aussi désuète qu’il y paraît ? Non, car malgré sa saveur un peu moyenâgeuse, elle semble tout à fait d’actualité, notamment par son côté sulfureux. D’un point de vue théorique, la question de la stabilité des lois naturelles et celle de l’aléatoire demeurent des sujets de réflexion et l’on peut difficilement douter de l’aiguillon pour la curiosité scientifique que

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constituent des anomalies suffisamment spectaculaires pour être remarquées. Dans une perspective plus pratique, l’inquiétude suscitée par les apprenti-sorciers est également d’actualité, ce que l’on peut faire ou créer étant souvent plus inquiétant que ce que l’on peut savoir. En relèvent quelques unes des inquiétudes contemporaines les plus fortes qu’il s’agisse de plutonium, de réchauffement climatique, d’OGM ou de bébés éprouvettes. Aujourd’hui comme jadis, ce qui relève de la catégorie hybride du préternaturel inquiète plus qu’un naturel offrant la quiétude de l’habitude.

CONCLUSION

Comme l’écrivait avec humour et finesse le philosophe des sciences Stephen Toulmin, « Il en est des définitions comme des ceintures : plus elles sont courtes, plus elles doivent être élastiques »11. Ceci vaut pour celle de la nature qui, souvent un peu courte, s’avère d’une part à géométrie variable et d’autre part en conflit larvé avec plusieurs notions aux frontières elles-mêmes fluctuantes et s’interpénétrant assez largement.

BIBLIOGRAPHIE

ARISTOTE, Physique, Livre VIII.

ARISTOTE, Metaphysique, Livre L

ARISTOTE, De memoria, 2.

BENSAUDE-VINCENT, Bernadette, Les Vertiges de la technoscience, La Découverte, Paris, 2009.

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SIMONDON, Gilbert, Morale et Enseignement (Bulletin de l’Institut de Philosophie), Université

libre de Bruxelles, n°55-56, (1-2), XIVe année, 1965.

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Cambridge (Mass), Papers of the Peabody Museum of american archeology and ethnology, Harvard University, n°XLVII, 1952.

TOULMIN, Stephen, Foresight and Understanding, Indiana University Press, Bloomington, 1961,

traduction française L’Explication scientifique, A. Colin, Paris, 1973.

11 Voir S. Toulmin, Foresight and Understanding, traduction française L’Explication scientifique, A. Colin, 1973. Citation en début de chapitre 2.

Références

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