UNE ALPHABÉTISATION NÉCESSAIRE
LA CONNAISSANCE DES PROCÉDURES NON-VERBALES
DE COMMUNICATION CHEZ L'ÊTRE HUMAIN
Claude BÉGUIN
Collège du Cycle d'Orientation de la Gradelle Centre de Production Audio-Visuelle. Genève
MOTS-CLÉS: COMMUNICATION - COMPORTEMENT - ENFANT - GESTE - SIGNAL-INSTITUTION - MILIEU FAMILIAL - MILIEU PRIMITIF - ÉTIlOLOGIE
RÉSUMÉ : L'étude éthologique de l'être humain. de l'enfant en particulier, révèle un très riche répertoire de comportements élémentaires de communication propresànotre espèce qui jouent un rôle important dans les milieux familial et social. Ils sont par ailleurs intégrés dans des procédures de communication qui dépassent les barrières culturelles.
SUMMARY : An ethoIogical study of the human being. and of the child in particular. has disclosed an extremely rich catalogue of communication gestures specific to our species which have revealed their importance within any social circ\e. Moreover. these gestures have become part of communication strategies which go beyond cultural barriers.
1. QUAND LES ENFANTS NOUS ÉTONNENT
Les enfants surprennent souvent les adultes par des gestes, des mimiques ou des postures insolites. N'est-ee pas déconcertant de voir son enfant tirer la langueàl'ami auquel vous parlez, courir de long en large, exhiber son postérieur lorsque vous recevez vos invités pour la première fois? Même si vous trouvez cela attendrissant, n'est-ce pas troublant de le voir ouvrir la main de l'hôte que vous venez d'accueillir et d'y déposer "rien" ? L'image-symbole de ces XVIes journées vous a peut-être aussi quelque peu surpris: mais qui donc pouvait bien imiter Einstein?
2. LA NOTION D'ÉLÉMENT STABLE DE COMPORTEMENT
Des manifestations insolites? L'éthologie nous enseigne que chez l'être humain on peut reconnaître des éléments de comportements "constants dans leur forme, donc reconnaissables" selon Eibl-Ebesfeldt(1) et appelés, pour cette raison, éléments stables de comportements, comportements élémentaires ou encore éléments trans-culturels de comportement. Certains d'entre eux peuvent nous surprendre par leur "animalité".Letableau 1 en présente un inventaire non-exhaustif.
3. LA NOTION DE SIGNAL
Ces comportements élémentaires ne sont pas exécutés gratuitement; ils sont incorporés dans des messages, ou signaux. La notion de signal est l'une des plus importantes élaborées par les éthologues modernes. Julian Huxley (2) formula ce concept en 1914 et Niko Tinbergen l'illustra par de nombreuses observations (3). Un signal est un comportement signifiant pour un autre animal (généralement de la même espèce) ; il déclenche une réponse qui, très souvent, est elle-même un signal renvoyé à l'émetteur. Chants et cris, mouvements, postures, mimiques, émissions d'odeurs ou de lumière, sont autant de signaux émis pour informer ses partenaires de son emplacement, d'une source de nourriture, d'un danger, de l'occupation d'un territoire ou de ses dispositions amoureuses.
4. LE RICHE RÉPERTOIRE DE COMPORTEMENTS ÉLÉMENTAIRES
L'être humain est doté d'un riche répertoire de comportements élémentaires spécifiques (c'est-à-dire "propres à l'espèce") répartis dans deux catégories, suivant qu'ils sont associés à des signaux "amicaux" (de rapprochement, séduction, sollicitation ou cohésion), ou "hostiles" (de prise de distance, menace, défi ou alarme). Ces signaux (tableau 1) sont observables chez quelque individu que ce soit, mais de manière particulièrement frappante chez les enfants et les peuplades dites primitives, car dans nos civilisations certains d'entre eux (tirer la langue ou exhiber le postérieur) sont souvent l'objet d'une répression culturelle. Ils se manifestent très tôt chez le jeune enfant,
apparemment sans qu'un processus d'apprentissage par imitation et reproduction soit requis et probablement selon un calendrier communàtous les individus.
Tableau 1 : éléments stables de comportement chez l'être humain
explorer avec l'index offrande extension de l'index tendre la main flexion (aftmnative) de la tête
supination (1 ou 2 mains) tapoter avec la main tendre (un ou) les bras tourner la tête vers
brandir hostiles avancer et reculer
cacher son visage couvrir sa tête
cracher détournerlatête
déposer de la salive exhiber l'abdomen exhiber le postérieur expulser de l'air retrousser les narines frapper jeter la tête en arrière piétiner exhiber les parties génitales sourire
amicaux
cligner des yeux dodeliner accolade
désigner avec l'index élever l'arcade sourcilière
Il est important de souligner qu'''amical'' et "hostile" ne signifient pas "allié" ou "adversaire", et n'impliquent pas un état permanent d'affection ou de haine. Un comportement amical est l'expression d'un tropisme temporaire positif vis-à-vis de l'autre ou des autres, tandis qu'un comportement hostile est, inversement, l'expression d'un tropisme temporaire négatif.
5. ENFANTS EN MILIEUX FAMILIAL ET INSTITUTIONNEL
Les observations en milieu familial (4, 5) montrent que ces comportements élémentaires apparaissent constamment dans les conduites (sollicitations de nourriture, d'indulgence ou de tendresse, manifestations d'affection, d'inconfort ou de colère, appels de détresse, expression d'hostilité ou de défi, accueils et établissements de liens) que l'enfant élabore pour communiquer avec ses proches, sa mère en particulier. Ils sont étroitement associésàtoutes les manifestations de socialisation, qu'il s'agisse de discriminer les familiers des non-familiers, d'abord d'une façon rudimentaire (en pleurant ou en tournant la tête), puis de manière plus nuancée, ou qu'il s'agisse de s'affirmer progressivement. En institution,H.Montagnier (6) a souligné leur importance dans la communication entre enfants, qu'il s'agisse de confllits ou de l'établissement d'alliances.
6. DES MILIEUX DITS "PRIMITIFS" ÀLA CHAMBRE DES ENFANTS
Eibl-Ebesfeldt (7, 8) a observé chez les peuplades "primitives" les comportements élémentaires décrits plus haut et a souligné leur importance dans la communication entre individus aussi bien qu'entre groupes différents: cérémonials d'accueil, recherches ou refus de contact, délivrance des maladies ou de protection contre les "démons".
6.1 Accueils et saluts à distance
"Un guerrier [lyëweteri] entra dans le village des Shibarioteri [00']' Il vient se présenter sur la place dégagée du shabono [maison collective], l'arc et les flèches posés verticalement sur le sol ou tenus à l'oblique dans la main. Son regard est fixe, dirigé fièrement vers l'horizon comme s'il ne voyait personne;ildemeure ainsi immobile [...]. Les visiteurs, qu'ils soient invités ou non à une fête, se comportent toujours ainsi et [...jon les menace alors souvent avec des arcs et des flèches. Après être
resté une minute dans cette position, il commenceàannoncer la visite sur un ton chantant.[oo.j.On
offre à cet envoyé des visiteurs une calebasse avec de la compote de banane" (8, p. 92). Ce cérémonial présente beaucoup de similitudes avec l'accueil réservé par les jeunes enfants aux personnes "étrangères" qui arrivent chez eux. Dans les nombreuses observations disponibles, on constate que la recherche du contact (généralement au travers d'une offrande) est précédée d'une suite de manifestations d'intimidations.
6.2 Salut par contact
Ce type de salut est très répandu; il correspondàl'expression "donner l'accolade". Eibl-Ebesfeldt en montre une illustration chez un indien Waika (7, p. 179). Il est souvent observé chez des jeunes enfants (par exemple, lorsque l'une de leurs poupées ou peluches favorites leur est présentée).
6.3 Refus et menaces
Le refus s'exprime par des mouvements définis. La rotation (négation) de la tête en est un bien
connu.Fermer les yeux et rejeter la tête en arrière en est un autre, très répandu chez les Grecs.
Eibl-Ebesfeldtl'a filmé chez un Waika de la tribu des Auéteri(7,p. 181)et les jeunes enfants l'utilisent fréquemment en même temps qu'ils expriment verbalement leur refus. L'exhibition des parties génitales, mise en évidence chez plusieurs peuplades primitives, en Nouvelle-Guinée notamment, par
le port d'un étui pénien (fig. 2 A), est une forme de menace également observée chez les jeunes enfants, qui la renforcent souvent en plaçant un objet entre leurs jambes: une "baguette" de pain chez un jeune garçon de 17 mois en colère ou son biberon chez l'une de mes filles (30 mois) que j'avais provoquée par jeu en lui affirmant que le chiffon qu'elle affectionnait appartenait à sa soeur. Il est intéressant de noter que ce comportement peut être observé chez d'autres primates(l), tels les Saïmiris (singes écureuils), les Cercopithèques (singes verts), les Nasiques ou les Babouins, lorsque les mâles font le guet aux limites du tenitoire d'une troupe (fig. 2 B).
7. REPRÉSENTATIONS ET OBJETS RITUELS
Un comportement de défi très répandu, tirer la langue, mais totalement réprimé dans la culture
occidentale, est souvent figuré sur des objetsà fonction prophylactique; les gorgones de la Grèce antique (fig. 3), ou les représentations de divinités protectrices, en Afrique,à Bali ou chez les indiens du Brésil. La mimiqued'abaissement de la commissure des lèvres est facilement observable chez les
ou la peur (figure 4A).Les acteurs japonais de kabuki jouant la colère l'accentuent (figure 4 C). D'autres éléments du répertoire des comportements de l'être humain peuvent encore être reconnus dans diverses représentations dessinées, peintes ou sculptées. C'est le cas des exhibitions génitales que l'on trouve sur des statuettes gardiennes, dans des civilisation sans liens culturels entre elles, de la Grèce antique à Bali, en passant par Salvador de Bahia (où elles ont probablement une origine africaine).ilest intéressant de noter, enfin, que dans les dessins animés, les propos des personnages sont constamment doublés par des comportements non-verbaux, parmi lesquelsdodeliner, abaisser la commissure des lèvres, arquer l'abdomen, ou présenter les mains en supination.
Pigure 2 Pigure 3
Figure 2 :exhibitions génitales. A : étui pénien d'un Papou de Kogoume. B : exhibition génitale
chez un Nasique, d'après Eibl-Ebesfeldt(1).
Figure 3 :tirer la langue sur une tête de Gorgone archaïque (Rhode), d'après P. Lavedan (9).
8. CONCLUSIONS
La comparaison des signaux utilisés chez l'espèce humaine nous révèle des codes de communication idéatiques dans les civilisations les plus diverses, dès le plus jeune âge. La connaissance de ce "patrimoine commun de communication" nous incite au rapprochement avec tous nos congénères, "par delà nos différences" ethniques et culturelles, pour paraphraser le titre d'un des livres d'Eibl-Ebesfeldt (8). Elle nous incite aussi à reconsidérer certains "particularismes" culturels de communication (comme, par exemple, le refus par fermeture des yeux et rejet en arrière de la tête des Grecs) qui sont, en vérité, des comportements propres à l'espèce adoptés par une culture donnée. Elle nous invite, enfin, à porter un regard plus attentif et plus objectif sur ces gestes soit disant anodins, souvent attendrissants, parfois déconcertants, au travers desquels les jeunes enfants expriment leurs émotions et leurs demandes.
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Figure 4 : abaissement des commissures des lèvres. A : dessin d'une fillette de 8 ans, après un rêve "effrayant".B :dessin ordinaire de la même fillette.C :expression de la colère chez un acteur japonais de kabuki.
BIBLIOGRAPHIE
(1) EIBL-EBESFELDTJ., Ethologie, biologie du comportement, Naturalia et Biologia, Paris:
Éditions scientifiques, 1977.
(2) HUXLEYJ. S., The courtship-habits of the Great Crested Grebe (Podiceps cristatus) with an addition10the théory of sexual selection, Proceedings of the Zoological Society, 1914.
(3) TINBERGHEN N.,L'étude de l'instinct, Paris: Payot, 1980.
(4) LEWIS D.,Lelangage secret de votre enfant, Paris: Pierre Belfond, 1978.
(5)BÉGUIN C., L'éthologie du jeune enfant,Comment parler avec un enfant aujourd'hui, Actes du 4ème colloque Korczak des ll-14 octobre 1987 à l'Université de Genève, Fribourg: Delval, 1989.
(6) MONTAGNER H.,L'enfant et la communication, Paris: Stock, Laurence Pernoud, 1984.
(7)EIBL-EBESFELDTL,L'Jwmme programmé, Paris: Flammarion, 1976.
(8) EIBL-EBESFELDTL,Par-delà nos différences, Paris: Flammarion, 1979.
(9)LAVEDAN P.,Dictionnaire illustré dela mythologie et des antiquités grecques et romaines,