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Années 50

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Academic year: 2021

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HAL Id: hal-01504693

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01504693v6

Submitted on 11 Jan 2021

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To cite this version:

Dominique Lejeune. Années 50 : France Janus, en Noir & Blanc ou en Couleurs ?. 2020. �hal-01504693v6�

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Années 50.

France

Janus,

en Noir & Blanc ou en Couleurs ?

par

Dominique LEJEUNE

Prof Dr Dr

Réédition de 2020

Docteur en histoire, docteur ès lettres et sciences humaines, Dominique Lejeune a enseigné à Nanterre (au lycée Joliot-Curie et à l’Université), à l’École normale supérieure de Saint-Cloud, dont il est un ancien élève. Il a consacré l’essentiel de sa carrière aux hypokhâgnes et khâgnes des lycées parisiens Condorcet et Louis-le-Grand.

Du même auteur :

1°) Les « alpinistes » en France à la fin du 19e et au début du 20e siècle (vers 1875-vers 1919). Étude d'histoire sociale ; étude de mentalité, préface de Philippe Vigier, Comité des Travaux historiques et scientifiques (CTHS), 1988, 272 p., plusieurs rééditions numériques, augmentées et actualisées

2°) La France de la Belle Époque. 1896-1914, Armand Colin, 1991, collection « Cursus », 191 p., plusieurs rééditions dont en e-book

3°) Les Causes de la Première Guerre mondiale, Armand Colin, collection « Cursus », 1992, 126 p.

4°) Les Sociétés de Géographie en France et l'expansion de l'Europe au 19e siècle, Albin Michel, 1993, collection "Bibliothèque Albin Michel, Histoire", 236 p., rééditions numériques. Une version intégrale, numérique et actualisée de la version universitaire est disponible sur demande à l’auteur

5°) La France des débuts de la IIIe République. 1870-1896, Armand Colin, collection « Cursus », 1994, 191 p., plusieurs rééditions dont en e-book et réédition de 2016, largement augmentée (287 p.)

6°) Entre guerre et paix. Les relations internationales de 1900 à 1950, Ellipses, 1996, 288 p.

7°) Histoire du monde actuel (1990-2000), Armand Colin, collection U, 2001, 288 p., réédition numérique

8°) Histoire du sport. 19e-20e siècles, Éditions Christian, collection « Vivre l’histoire », 2001, 219 p.

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9°) La peur du rouge en France. Des partageux aux gauchistes, Belin, 2003, coll. « Histoire et société. Temps présents », 304 p.

10°) Miscellanées pour vivre l’histoire. Mélanges chaleureusement rédigés pour et par Dominique Lejeune, support numérique, 2011

11°) Lejeune, Vankeirsbilck et Cie. Livre de famille, du Perche-Gouët à la Flandre, 2014, support numérique

12°) La France des Trente Glorieuses, 1945-1974, Armand Colin, 2015, collection « Cursus », 192 p.

13°) Années 50. France Janus, en Noir & Blanc ou en Couleurs ?, 1 140 pages, mis en ligne le 13 avril 2017 sur HAL-SHS (CNRS) : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01504693, plusieurs rééditions

14°) Ordre ou désordre. Les relations internationales au XXe siècle (de 1918 à la fin du XXe siècle), 823 pages, livre mis en ligne le 31 juillet 2017 sur HAL-SHS (CNRS) :

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01568812, plusieurs rééditions

Dédicace :

« à ma famille des années 50, au 129 et au 125, à mes maîtres d’école et de collège, Mlle Grandin, MM. Baujean, Collet, Deshayes, Drapeau, Durent, Joly, Jorand, Leroy, Pradeyrol, Rayée, Roy et, derniers par ordre alphabétique mais non les moindres, Souty et Veylet »

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S

OMMAIRE

Chapitre 1er. L’ombre grise de la guerre et la démographie de l’après-1945 1.1. Après l’apocalypse, le traumatisme

1.2. La remise en route du pays 1.3. La démographie : un pays vieilli ?

Chapitre 2. France rurale, France bourgeoise, nation inégalitaire 2.1. Une France encore largement rurale

2.2. Diversité : la France des Dominici, du béret basque, d’Émile J. et de Mimoun

2.3. Plus qu’une diversité, des inégalités nettes

Chapitre 3. Le néo-libéralisme et la pauvreté des années 50 3.1. La question du « modèle français »

3.2. Il y a encore un prolétariat

3.3. Combattre le malheur et la pauvreté

Chapitre 4. Les couleurs des Trente Glorieuses : le changement économique et social 4.1. Du rose aux joues : vers la gloire économique ?

4.2. Nouveau « contrat social » et progrès du niveau de vie 4.3. Fée du logis ou femme libérée ?

Chapitre 5. Deux (ou trois ?) régimes politiques, dans le « dedans » et le « dehors » 5.1. L’établissement de la IVe République

5.2. « Dedans » et « dehors » de la IVe République

5.3. Les forces et les hommes politiques de la IVe République

5.4. Guerre froide et construction européenne ; vers la fin des colonies françaises

5.5. Mai 58 et les débuts de la Ve République

Chapitre 6. Traditions mentales : une « vieille France » culturelle ? 6.1. La production culturelle traditionnelle

6.2. Le « lectorat » traditionnel

6.3. Religions traditionnelles ou traditions religieuses ? Chapitre 7. Avant-gardes culturelles et aventuriers des années 50

7.1. Saint-Germain-des-Prés et l’engagement des intellectuels 7.2. L’aventure du TNP et les « avant-gardes des avant-gardes » 7.3. Vacances à tous prix et Premier 8 000

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8.1. Panorama d'ensemble d'une culture soi-disant américanisée 8.2. Édition et littérature des années 50

8.3. La presse française des années 50

8.4. Écouter et voir (cinéma, radio, télévision…)

Chapitre 9. Modernités spirituelles et mentales des années 50 9.1. Reconstruction, sondages et spiritualités

9.2. L’explosion de vitalité religieuse des années 50

9.3. Progressismes et prêtres-ouvriers, des aventures modernes ou des voies sans issue ?

9.4. L’impact de la guerre d’Algérie Conclusion générale

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INTRODUCTION

Jacques Tati (1907-1982) tourna chaque scène de Jour de fête (1949), un des plus grands succès cinématographiques du XXe siècle avec ses sept millions de spectateurs jusqu'en 2011

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)

, en deux versions, l’une en Noir & Blanc, l’autre dans un procédé de colorisation dont il fut longtemps impossible de développer la pellicule impressionnée. Ce ne fut qu’un demi-siècle plus tard qu’une héroïque tentative réussit à révéler les Couleurs de Jour de fête. Et ce n’est qu’il y a quelques années que la restauration de la version classique du film de Tati sortit en salle, révélant la prodigieuse modernité du Noir & Blanc. Dans son film-chef d’œuvre Tati annonce la couleur, qu’il ne verra jamais pour son film, par le biais d’une phrase de la vieille dame à la chèvre, qui au fond joue tout au long du film le rôle du chœur antique : « C’est ben gai d’avoir des robes de toutes les couleurs ! Moi, j’ai toujours été en nouère. » Le XIXe siècle de cette vieille dame en noir s’achève définitivement, les années cinquante commencent, François, le facteur, joue à l’Américain avec sa bicyclette Peugeot modèle 1911… Si l’on veut rester un instant de plus dans le registre cinématographique, évoquons les scrupules et les remords de Charlie Chaplin voulant dans les années 60 refaire en Couleurs ses films Noir & Blanc… Dans un autre champ, les années 40 et les années 50 voient la parution des premiers albums en couleurs des Aventures de Tintin, jusque-là vouées au Noir & Blanc : Rackham est enfin dans son rouge, même le Pays de l'or noir passe à la couleur, en 1950. On pourrait aussi et plus généralement évoquer le contraste entre la télévision Noir & Blanc (même dans l’excellent 819 lignes) et la TV en Couleurs, ainsi que le problème, bien connu, de la colorisation des films Noir & Blanc.

La problématique principale est la suivante : les années 50 montrent-elles une France en Noir & Blanc, un pays encore d' « avant-guerre », comme on dit souvent dans les années 50, ou une autre, plus moderne, en Couleurs ? Le présent livre, ne sera pas un ouvrage nostalgique, pour faire revivre le « paradis perdu », l’équivalent de certains ouvrages méritoires comme celui de Claude Taudin, Trois mois de vacances dans les années 50 (La batteuse… la colo…) 2, c’est-à-dire un roman, mais toutefois un bon. Nostalgie vis-à-vis d’un monde « d’avant », selon l’idée de Jean-François Sirinelli 3, regret d’un « vert paradis » non, mais une certaine tendresse oui, pour ces années cinquante. Les années cinquante sont peut-être grises, ce seraient les « années grises », comme écrit Jean Boichard à propos d’un village du Jura dans

1 Très exactement 7 065 849 jusqu'au 30 juin 2011, d'après Simon Simsi, Ciné-passions. Le guide chiffré du cinéma en France, Dixit, 2012, 384 p., p. 14.

2 Brive, Éditions Encre Violette, 2008, 200 p.

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les années trente 1, mais elles ne sont ni noires ni dorées, elles sont socialement sinistres et dynamiques tout à la fois. Et quels intérêts auraient cette noirceur et cette dorure ? Les années 50 sont parcourues par des « flashs de couleurs », pour reprendre l’expression d’Agnès Varda 2 : dans le film cinématographique et sur la pellicule photographique le noir et blanc introduit une présence, une émotion ; la couleur vaut belle image, mais figée, finale. C’est ainsi que Robert Dhéry et Pierre Tchernia obtinrent à force de supplications auprès de leur producteur une bobine de film en couleurs qui ne leur servit que pour la séquence finale de La Belle Américaine ! Toujours le cinéma ? Constatons que le Noir & Blanc bien conçu, comme dans La Traversée de Paris (1956) de Claude Autant-Lara et de son remarquable décorateur Max Douy (1914-2007), peut s'accompagner de toute une riche gamme de grisés…

La couleur est d’ailleurs léguée par la photographie mondiale des années 1940, années de la Deuxième Guerre mondiale, qui a dévasté la France, un pays que certains photographièrent en Couleurs : André Zucca (1897-1973), correspondant français du magazine allemand Signal, fut ainsi le seul photographe français à photographier en Couleurs Paris sous l’Occupation 3. Ensuite la couleur aida à sortir de la guerre, à constater la relance de la machine économique, elle fut le support ou le mode d’expression de la joie de vivre des années 50. Mais qui et quoi photographier dans les années 50 ? Une France encore largement rurale, celle de Jour de fête de Jacques Tati, la France des « anciens francs », des « francs lourds », avant le « miracle Pinay », une « vieille France » encore, une France de gens modestes, simples, moyens, où les inégalités sociales sont beaucoup moins prononcées que de nos jours. « La France éternelle ? », pour prendre la bonne question que se sont posée deux auteurs à propos de la structure sociale 4. Cependant la France est aussi un pays en mouvement, depuis Donzère-Mondragon, un nom rocailleux que l’on croirait inventé pour les besoins de la cause, jusqu’au pont de Tancarville, en passant par le téléphérique de Chamonix à l’Aiguille du Midi. Cette nation sent le sable chaud de la guerre d’Algérie mais aussi le gaz de Lacq, bien soufré. Comment s’appelle ce paquebot ultramoderne et luxueux qui prend la mer ? Il s’appelle du nom de cette nation, France… Mémoire, souvenirs, comme chez Georges Perec 5, plutôt que nostalgie… Histoire, avant tout…

1 J.Boichard, Quand le village marchait en sabots. Chroniques des années grises, Besançon, Cêtre, 1996, 165 p. 2 À propos de Jacquot de Nantes, son film sur Jacques Démy (1991).

3 Cf. l’exposition à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris en 2008.

4 O.Marchand & Cl.Thélot, Le travail en France (1800-2000), Nathan, coll. « Essais et recherches », 1997, 270 p., p. 135.

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Comme le remarque finement l’Américain David Halberstam dans ses Fifties 1 : « C’est par des photos en noir et blanc, la plupart du temps, qu’ont été captées pour la postérité les années cinquante ; au contraire, la décennie qui suivit a été celle, le plus souvent, d’images vivantes en couleurs, enregistrées sur films ou bandes magnétiques. Il n’est donc pas surprenant, rétrospectivement, d’avoir l’impression que le rythme des années cinquante était plus lent, presque languide. Sous cette surface faussement tranquille, cependant, l’agitation sociale fermente déjà aux États-Unis. »

Scrutée par le britannique Major Thompson, couchée sur le papier de ses carnets (1954), la France, elle, change considérablement, en une décennie ou plutôt une grosse douzaine d’années, passant de la pénurie dramatique de l’immédiat après-guerre à la croissance des Trente Glorieuses et à « la puissance reconquise » 2 : au fond, il ne s’agit pas d’une décennie mais des « Quinze décisives », selon l’heureuse formule du regretté historien René Girault 3. Dans une nation qui a encore de nombreuses foires aux bestiaux, où Électricité de France et l’État déménagent prestement les montagnards, jugés archaïques, de Tignes (Haute Tarentaise, 1952), secourent faiblement ceux de Bessans (Haute Maurienne), qui voient leur village en partie détruit par les intempéries en 1957, et éventrent ce qu’il en reste par une « pénétrante aval », mais dans une nation dont les entreprises d’une certaine importance utilisent abondamment des fiches mécanographiques, les années 50 — poussées par l’aiguillon de la croissance, qui renouvelle l’appareil productif — furent-elles une accalmie, une embellie, une renaissance économique et sociale, célébrée, autocélébrée, car des chansons françaises félicitent les Français d’avoir la 4 CV et l’animateur Zappy Max ? Halberstam poursuit, toujours à propos des États-Unis :

« Les photos nous montrent le plus souvent des personnes soigneusement habillées : hommes en costume-cravate, toujours coiffés d’un couvre-chef à l’extérieur ; femme à l’indéfrisable dont chaque boucle était en place. Plus que tout, les jeunes gens paraissent être conformistes et accepter, en grande majorité, les conventions sociales du moment. »

Mais en France des crises politiques et des « sales guerres », que les militaires actuels appelleraient pudiquement « asymétriques », scandent cette douzaine d’années de « régime des partis », lesquels sont « du vin nouveau dans de vieilles outres », pour reprendre la formule célèbre de Jacques Julliard 4. La « grandeur » —

1 David Halberstam, Les fifties. La révolution américaine des années 50, trad. fr., Seuil, 1995, 591 p., p. 9. 2 Hubert Bonin, Histoire économique de la France de 1880 à nos jours, Masson, 1988, 335 p., passim.

3 René Girault (1929-1999), préface à Gérard Bossuat, La France, l’aide américaine et la construction européenne. 1944-1954, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1992, 2 vol., 611 p., p. XVI.

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mot gaullien — est recherchée, sans grands moyens et dans le champ de la « polyculture » — mot de l’historien Jean-Pierre Rioux 1 — , a-t-on des « années modestes », comme dit Érik Orsenna 2 ou vraiment des avant-gardes ? La France connaît, en tout cas, une forte ouverture culturelle sur le monde, des États-Unis de la Libération et des accords Blum-Byrnes à la « sœur latine » italienne du Voleur de Bicyclette et des coproductions, en passant par l’Allemagne occupée. La réalité profonde n’est-elle pas intermédiaire, « moyenne », dans la France d’Édith Piaf et de Charles Trenet, qui est aussi, déjà, celle de leurs épigones ? Et la réalité économique de ce début de Trente Glorieuses n’est-elle pas à la fois pesticide et écologique ? Qu’est-ce qui, au fond, fait le plus sens ?

Pour répondre à ces questions, nous verrons dans le premier chapitre l’ombre portée de la Seconde Guerre mondiale sur le pays, en état de pénurie sévère, ainsi que la démographie léguée par une longue histoire, mais en état de relèvement rapide dans les années 50. La nation et les habitants sont épuisés dans la grisaille de la fin des années 40, cependant grâce à une sorte d’élan vital le pays est remis en route, la reconstruction débute, la natalité remonte et les immigrés commencent à arriver. Puis dans les deux chapitres suivants la France des nationalisations et de la planification entre en prospérité, avec une société qui s’habitue à la croissance, au progrès du niveau de vie, au plein-emploi et au néo-libéralisme, mais qui reste inégalitaire, avec pauvreté, grèves et abbé Pierre. La France du béret basque est celle de l’affaire Dominici et du poujadisme, mais également celle du champion Alain Mimoun. Est-elle celle des femmes ? La France sera entièrement en Couleurs dans le chapitre 4, nourri d’ « État modernisateur » : les entreprises ne sont plus « immobiles » 3 ; formidable creuset d’énergie et d’innovation, la France a du rose aux joues ! Les États-Unis aident la France, comme le reste de l’Europe occidentale, le gaz de Lacq jaillit et les féminismes surgissent, mais les femmes sont-elles libérées pour autant ? Le chapitre suivant sera consacré à la politique, intérieure et extérieure, mais cet unique chapitre politique ne sera pas un digest de la IVe République et pas davantage à la gloire de la République gaullienne. Enfin, nous verrons dans les trois chapitres terminaux ce pays, « outillé de neuf » sur le plan économique 4, donner encore un visage de « vieille France » culturelle mais aussi s’ouvrir au monde et à la modernité culturelle, aux industries culturelles, à une certaine forme de vitalité religieuse et aux avant-gardes en Couleurs.

1 J.-P.Rioux, La France de la Quatrième République , Seuil, coll. « Points », N.H.F.C. (tomes 15 & 16), 1980-1983, 309 & 382 p., réédition du 1er tome en 1982.

2 Érik Orsenna, Une comédie française, Seuil, 1980, 321 p., plusieurs rééditions, dont 2006, 309 p., p. 25. 3 Hubert Bonin, Histoire économique…, op. cit.

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Chapitre 1er. L’ombre grise de la guerre et la démographie de

l’après-45

Sommaire

1.1. Après l’apocalypse, le traumatisme

1.1.1. Brutalité, femmes « tondues », épuration

1.1.2. Une nation et des habitants épuisés, dans la grisaille de la fin des années 40

1.1.3. Le désenchantement 1.2. La remise en route du pays

1.2.1. L’ordre politique

1.2.2. Un élan vital et les débuts de la reconstruction proprement dite 1.2.3. Fêter la Deuxième Guerre mondiale ? Histoire et mémoires 1.3. La démographie : un pays vieilli ?

1.3.1. Le choc du recensement de 1946

1.3.2. Remise en cause de deux idées reçues, largement répétées 1.3.3. Une politique de la population

1.3.4. Les résultats. Le nombre et la fable sont « deux grands amis » (Alfred Sauvy)

1.3.5. Les immigrations

La Libération de la France est le fruit, rappelons-le rapidement, d’une longue préparation (actions de la Résistance, bombardements, etc.) et de trois débarquements, en Corse en octobre 1943, en Normandie le 6 juin 1944 (opération Overlord) et en Provence le 15 août 1944, l’armée française, composée aux deux tiers d’ « indigènes » des colonies, étant cette dernière fois majoritaire. La « bataille de France » est pour l’essentiel une bataille de Normandie et de Bretagne, lente et coûteuse en vies humaines, militaires et civiles, puis elle s’accélère, avec un calendrier qui, cette fois, dépasse les prévisions des Alliés. La libération de Paris est faite les 24 et 25 août 1944, conjointement par les armées alliées et la Résistance. La jonction entre les troupes venues de l’ouest et celles venues du sud s’opère en septembre 1944, la Résistance libérant largement le Sud-Ouest du pays et servant de force d’appoint à l’avancée des armées alliées puis de renfort, amalgamé à l’armée française débarquée en Provence. Une mobilisation partielle permet de porter les effectifs globaux de la France à un million trois cents mille soldats, armés parcimonieusement avec du matériel américain ou anglais, au moment de la capitulation allemande (8-9 mai 1945). Des combats très durs ont lieu en Lorraine et en Alsace et l’entrée en territoire allemand ne se fait qu’au début de 1945. Symbole fort, la Deuxième Division blindée du général Leclerc s’empare du « nid d’aigle » de

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Hitler. Mais certaines portions du territoire français, les « poches » de Royan, La Rochelle, Saint-Nazaire, Lorient et Dunkerque, les hautes vallées des Alpes, ne sont libérées qu’en avril et mai 1945, comme d’ailleurs les Iles anglo-normandes (8 mai). Grâce à sa participation à la victoire armée la France contresigne la capitulation allemande de Reims (8 mai) et de Berlin (9 mai) ainsi que celle du Japon (2 septembre) ; elle obtient aussi un siège de membre permanent au Conseil de Sécurité de l’ONU. L’historiographie récente insiste sur les maladresses des Alliés, fréquentes et militairement énormes, les victimes françaises civiles de bombardements, la plupart du temps inutiles, elle discute de la mesure exacte du rôle de la Résistance, montre la complexité des épisodes locaux, voire régionaux, et parle souvent désormais des libérations au pluriel.

1.1. Après l’apocalypse, le traumatisme

La Seconde Guerre mondiale laisse une ombre noire épandue sur la France, comme sur nombre de nations européennes, un traumatisme d’après apocalypse constitué de ruines, de multiples servitudes matérielles, d’épuration, officielle ou sauvage : les « tondues » de la Libération et les problèmes sanitaires, sans parler de la simple hygiène de base, sont aussi des réalités essentielles. Les ombres noires et les séquelles, ce sont également les mines et le nécessaire, voire héroïque, déminage. La joie, de courte durée, a été celle des Français libérés à l’été 1944 ; la victoire du 8 Mai est désenchantée, amère, « salie de crimes », comme dit de Gaulle, et elle bute sur les réalités traumatiques et difficiles du moment. Le même Charles de Gaulle ajoute, dans un plaidoyer pro domo de ses Mémoires, souvent cité de manière tronquée ou hagiographique :

« Et me voici, aujourd’hui, en charge d’un pays ruiné, décimé, déchiré, encerclé de malveillances. À ma voix, il a pu s’unir pour marcher à sa libération. Il s’est, ensuite, accommodé de l’ordre jusqu’à ce que la guerre ait cessé. Entre-temps, il a, volontiers, accueilli les réformes qui lui évitent la guerre sociale et permettent son redressement. Enfin, il m’a laissé mener l’action extérieure qui lui vaut de retrouver son rang. C’est beaucoup par rapport aux malheurs qui avaient failli l’engloutir. Mais c’est peu en comparaison de tout ce qu’il lui faut faire avant d’avoir recouvré la puissance, sans laquelle il perdrait, à la longue, jusqu’à ses raisons d’exister. » 1

Les éditoriaux des journaux soulignent le « visage sévère » (Libé-Soir) de la victoire de 1945. Il faut en effet « gagner la paix » (L’Aube, Front national), la joie de

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mai 45 est « austère » (L’Aurore) et il est nécessaire de songer aux déportés, aux prisons et aux massacres (France-Soir).

1.1.1. Brutalité, femmes « tondues », épuration

La légende dorée, classique, de la Libération a un envers, celui d’une épuration sauvage, déchaînement de violences qui confine à une multitude de règlements de comptes et de vengeances locales, souvent d’une grande lâcheté. Dans une première phase, la Milice, forme extrême, violente et populiste, du collaborationnisme, arrivée au pouvoir dans les derniers mois de Vichy, fait régner la terreur en pourchassant l' « ennemi intérieur », les opposants et les juifs. Après l'assassinat, par des résistants, du ministre de l'Information Philippe Henriot (28 juin 1944), la Milice se déchaîne : exactions, tortures et meurtres de centaines de résistants et de juifs emprisonnés, assassinat de personnalités de la IIIe République, comme Georges Mandel et Jean Zay. À l’inverse, il y a une « justice de la Résistance » 1 et à la veille du débarquement, la résistance intérieure avait déjà exécuté quelque 2 500 personnes pour trahison, tandis qu'à Alger avaient débuté dans les mois ayant suivi le débarquement allié les premiers procès de l'épuration (condamnation à mort de Pierre Pucheu le 11 mars 1944, exécution le 20, par exemple) ; 5 000 collaborateurs ou miliciens sont tués pendant les combats de l'été 1944. Lors des libérations locales, se développe l’épuration spontanée, sauvage, extrajudiciaire, un glauque exécutoire collectif au sortir des années noires. FFI, juges autoproclamés et vindicte populaire anonyme dressent des listes noires, arrêtent, exécutent, lynchent, voire pendent par les pieds 2… Ces exécutions sommaires alimentent très rapidement une légende noire de la Libération présentée par la presse d'extrême droite comme une nouvelle Terreur qui aurait fait 100 000 victimes, alors que le chiffre réel est d'environ 9 000 exécutions « sauvages » avant, pendant et après le débarquement en Normandie. Les haines et rancœurs que cela provoque sont durables : en témoignent en 1948 le succès du pamphlet du chanoine Jean Desgranges (1874-1958) Les Crimes masqués du « résistantialisme » 3 et le roman de Marcel Aymé (1902-1967) Uranus 4, description satirique des règlements de comptes dans une petite ville de province.

1 Titre du premier chapitre de Herbert R.Lottman, L'Épuration. 1943-1953, trad. fr., Fayard, 1986, 532 p., réédition, Livre de Poche, 603 p. Plus synthétique : M.Bergère, L’Épuration en France, Que sais-je ?, 2018. Voir aussi J.-P.Rioux, Au bonheur la France. Des impressionnistes à de Gaulle, comment nous avons su être heureux, Perrin, 2004, 450 p., pp. 276-291. Le manuscrit a été commencé par Hélène Rioux. Réédition CNRS, coll. « Biblis », 2016, 449 p. Une très bonne analyse dans D.Fey & L.Herbelot, Clairvaux en guerre. Chronique d’une prison (1937-1953), Imago, 2019, 316 p.

2 La dernière pendaison par les pieds en public semble être celle d’un ancien milicien emprisonné à Cusset, près de Vichy, le… 2 juin 1945.

3 L’Élan, 1948, 189 p. Deux rééditions récentes récentes, en 1998 et 2003… 4 Gallimard, 1948, 287 p. Un très grand nombre de rééditions.

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Formes de violence de guerre longtemps refoulée, mais évoquées dans une chanson célèbre par Georges Brassens et maintenant bien connues par la recherche historique, les diverses violences faites aux femmes à la Libération dépassent le simple cadre du châtiment pour fait de collaboration. En premier lieu parce qu’il y a, et très tôt, des viols commis par des soldats américains « libérateurs », dont 21 — tous afro-américains — sont exécutés. En second lieu parce que l’accusation, ou le prétexte, le plus souvent avancée est la collaboration « horizontale », notion vague, extensive, qui permet de libérer les pulsions. D’une façon générale d’ailleurs, comme pour les hommes, l’épuration est pour les femmes plus ou moins sévère selon les milieux socioprofessionnels et le type de collaboration pratiquée. Mais, globalement, les femmes sont victimes d’une sévérité particulière : les femmes forment 25 % de la population traduite devant les tribunaux de la Libération, alors qu’elles comptaient d’ordinaire pour 10 % de la population criminelle. Particulièrement forte est l’image des femmes tondues à la Libération1. Il s’agit d’une pseudo-fête annoncée, car la presse clandestine avait condamné vigoureusement la collaboration « horizontale », sans faire de nuances mais en établissant éventuellement des listes préalables. La menace globale est ainsi exprimée dans le numéro de février 1942 de Défense de la France : « Vous serez tondues, femelles dites Françaises qui donnez votre corps à l’Allemand. » Des tontes ont lieu dès 1943, notamment lors de la libération de la Corse. Il s’agit d’une fête misogyne car aucun homme n’est tondu — ou n’en subit quelque équivalence — et d’un défoulement de « salubrité publique » qui permet de se refaire une virginité patriotique à la Libération, en réprimant, une fois de plus et d’une nouvelle façon, la sexualité des femmes. Il y a en fait deux phases de « tontes » de femmes. La première intervient à la Libération, dans un contexte d’épuration sauvage et violente touchant les deux sexes 2, la deuxième se produit au retour des déportés, des prisonniers et des requis du Service du Travail obligatoire (STO). Les départements particulièrement représentés sont l’Oise, les Côtes-du-Nord et l’Indre ; des villes de toutes tailles sont concernées, mais aussi des villages ; l’étude sociale montre que les institutrices sont surreprésentées. Dans tous les cas, l’humiliation

1 Bibliographie très abondante : Alain Brossat, Les Tondues, un carnaval moche, Hachette, « Pluriel », 1994, réédition, L’Harmattan, 2015, 348 p. ; Tzvetan Todorov, Une Tragédie française. Été 1944 : scènes de guerre civile, Seuil, coll. « L'Histoire immédiate », 1994, 247 p., réédition, 2004, 169 p. ; F.Virgili, La France "virile". Des femmes tondues à la Libération, Payot, 2000, 376 p., réédition, 2004, 422 p. ; F.Virgili, « La violence, réponse à la violence : les tontes de la Libération », dans Collectif, La violence de guerre. 1914-1945, Complexe, 2002, 348 p., pp. 277-288 ; F.Rouquet & F.Virgili, Les Françaises, les Français et l’épuration. De 1940 à nos jours, Folio, 2018, 820 p. ; P.Frétigné & G.Leray, La tondue (1944-1947), Vendémiaire, 2011, 222 p.

2 Nombreuses études départementales, par exemple R.Mencherini, Midi Rouge, ombres et lumières. Une histoire politique et sociale de Marseille et des Bouches-du-Rhône de 1930 à 1950, Syllepse, 2004-2014, 4 vol., La Libération et les années tricolores (1944-1947), 2014, 443 p., chapitre 11. L’Ariège semble avoir été tout particulièrement concernée, cf. P.Laborie, Les Français des années troubles. De la guerre d'Espagne à la Libération, Desclée de Brouwer, 2001, 272 p., recueil de textes, réédition, Seuil, coll. « Points », 2003, 288 p., chapitre 7.

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publique est ordonnancée comme un spectacle, elle est abondamment photographiée. Il existe de nombreux tirages de ces photos, éventuellement avec des légendes alambiquées et les tontes de femmes sont très souvent séquences de films de fiction à titre d’identification de la Libération. La cérémonie expiatoire punit la « trahison » d’un bouc-émissaire, dégrade le corps, coupant les cheveux, symboles de féminité. Elle prétend s’intégrer « positivement » dans la reconstruction nationale : tondre est une « mesure d’hygiène », c’est pour la victime une souffrance après son état de « jouissance », alors que la majorité des Français ont « souffert » (de la faim, etc.). On enregistre donc sans surprise de nombreux cas d’organisation méthodique des tontes, avec des modèles et des copies et une sorte de lamentable jurisprudence. Les violences accompagnant les tontes sont de degrés variés, comme la judiciarisation de la chose ; elles ont ou non un caractère méthodique ; la dénudation est fréquente, soit au début, soit à la fin. Le lien avec la « collaboration horizontale » est très souvent exprimé : les relations intimes sont reprochées dans la nette majorité des cas, assorties souvent du fantasme d’une « collaboration au féminin », qui serait peut-être ou sans doute majoritaire ! Les tontes de femmes sont éventuellement associées avec la peur ressentie lors d’une libération difficile, avec la crainte éventuelle du retour des Allemands, effective d’ailleurs dans certaines communes. On constate donc un très grand nombre de dénonciations de « filles à Boches ». De surcroît, comme le souligne lourdement Patrick Buisson 1, « les tontes de l’été 1944 constituent une revanche à la fois collective et individuelle sur la défaillance masculine du printemps 1940 dont les hommes ont dû, pendant quatre longues années, acquitter le tribut sous forme de trahisons privées, de désordres conjugaux, de drames intimes, de frustrations sexuelles, de rancœurs inassouvies. » C’est le « retour en force de la domination masculine dans la sphère privée », la « réappropriation par les hommes du contrôle de la sexualité féminine », avec une forte nuance : il y a des femmes dans la foule, les images le montrent, beaucoup de femmes ont dénoncé et participé aux « promenades en ville », de manière hystérique, ce qui fait penser aux « tricoteuses » de la Révolution.

Les tontes de femmes s’intègrent dans une « contre-révolution masculine » de la Libération 2, suite d’un certain état d’esprit de la Résistance, qui en plus se nourrit d’héroïsation, de culte des galons (qui irrite de Gaulle), du mythe de Paris libéré par ses seules forces, à coup de barricades, et qui est aux antipodes de la situation des prisonniers de guerre de retour, hommes rapatriés, dépréciés et chargés d’une

1 Patrick Buisson, 1940-1945. Années érotiques, Livre de Poche n° 32299 & 32300, 2008, 796 & 734 p., tome II, p. 395.

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légende noire de lâcheté, qui aura la vie dure, au moins jusqu’aux « grands » films de Gérard Oury, juif réfugié en Suisse après 1942 1. Mais les tontes de femmes s’intègrent aussi dans un vaste mouvement historique et européen de punition de la Femme, dont un symbole est la chevelure, et dont il faut montrer et souiller le corps. Des tontes ont été opérées lors de nombreux événements militaires, comme la libération de la Belgique en 1918, la guerre d’Irlande (cf. le film de Ken Loach, Le Vent se lève, 2006), ou encore la période nazie en Allemagne. Conséquences du symbole, la « tonte » se déroule dans la France de 1944 sur une place publique, près de la mairie ou de la préfecture, dans (ou devant) une prison, elle s’achève par une promenade en charrette, en référence à la Révolution française peut-être. Dans de nombreux cas il y a « marquage », croix gammée sur le front ou sur les seins par exemple, retrouvant une longue tradition de stigmatisation masculine des corps féminins coupables, cf. Esmeralda dans Notre-Dame de Paris, de Victor Hugo. Après les tontes il y a parfois viols, tortures, il faut pour les victimes fuir ou se laisser enfermer par les proches. Dans de nombreux cas aussi, sont présentées matériellement ou en paroles une « souillure » et la nécessité de l’ « hygiène », on parle de « crever l’abcès », etc. Les tontes réactivent le mythe du « guerrier », qui punit. La Libération est un sursaut viril, avec une iconographie exaltant ce « guerrier », dans le cadre d’une vision misogyne de l’avenir, qui se décline au masculin, les femmes ayant failli : scandaleux serait donc, par l’octroi du droit de vote, le « sacre » de la citoyenne en 1944 ! La « tondue de Chartres », photographiée par Capa 2, tient le « fruit de sa culpabilité » : son bébé figure sur les photos. La « tondue de Nevers » est évoquée dans le film d’Alain Resnais, Hiroshima mon amour, réalisé sur un scénario de Marguerite Duras et sorti en 1959 : il s’agit des amours d’une jeune fille de 17 ans avec un soldat de la Wehrmacht. Bien entendu les pseudo-justiciers sont des « résistants en peau de lapin », des héros « de septembre (1944) » et les soldats alliés sont souvent écœurés. À Saint-Omer (Pas-de-Calais), un officier polonais libérateur de la ville intervient pour extraire trois pseudo « prostituées » de la foule. Des voix se sont élevées au sein de la Résistance contre les tontes, comme celles de Rol-Tanguy (Henri Tanguy, 1908-2002) et du comité d’épuration de Poitiers, celle de Mélinée Manouchian, 3 la compagne du militant communiste exécuté par les Allemands en février 1944, celles de préfets et de quelques organes de presse issus de la Résistance.

1 Max-Gérard Houry Tannenbaum (1919-2006).

2 Endre Friedmann, 1913-1954. Cf. P.Frétigné & G.Leray, La tondue (1944-1947), Vendémiaire, 2011, 222 p. Simone avait été ostensiblement la maîtresse d’un soldat allemand, elle avait été membre du PPF et elle avait travaillé en Allemagne.

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Il y a toute une zone grise d’épuration administrative et d’internement de dizaine de milliers de personnes, au Vélodrome d’Hiver (Vel’ d’Hiv’) et dans des camps qui avaient déjà servi depuis 1938. L’enfermement est décrété dans l’attente d’une instruction, il est justifié par la protection de la personne des représailles éventuelles, ou il est sans raison… Parmi les internés il y a beaucoup de femmes (elles sont à Jargeau dans le Loiret et à Schirmeck dans le Bas-Rhin), 20 % au 1er janvier 1946, condamnées plus souvent qu’à leur tour. L’épuration officielle, « administrative » 1, est réglée par l’ordonnance du 27 juin 1944 et définie à la Libération par de Gaulle comme celle « d’une poignée de misérables et d’indignes » (14 octobre 1944) puis par le Garde des Sceaux François de Menthon (1900-1984) comme relevant d’ « un grand besoin de pureté, de pureté intransigeante ». De Menthon poursuit en précisant : « nous pensons que cette pureté est la base morale indispensable à la République de demain ». Politiquement, il faut « éliminer totalement de [la] vie publique » les hommes et « l’esprit de Vichy ». Mais comment procéder judiciairement, quelle « qualification » et quelles juridictions utiliser ? On avait initialement songé à utiliser l’article 75 du Code pénal qui réprimait les crimes de haute trahison ou d’atteinte à la sûreté de l’État, mais les seules peines prévues étaient la mort et l’emprisonnement à perpétuité, ce qui aurait entraîné un risque d’acquittements massifs. Cela pousse les pouvoirs publics à transgresser le principe juridique fondamental de la non-rétroactivité des lois pénales — ce qui provoque de vives controverses — en introduisant la peine de l’ « indignité nationale », définie très vaguement et entraînant la privation plus ou moins prolongée des droits civiques (26 août 1944). D’autre part, le pouvoir exécutif choisit de créer de nouvelles juridictions, les Cours de Justice, une Haute Cour de Justice devant juger, non le gouvernement de Vichy (c’était le souhait de De Gaulle), mais les gouvernants, les individus en somme, conformément au souhait de De Menthon. Le passage des principes à leur mise en œuvre montre que se joue, à travers l’épuration, un épisode fondamental du rétablissement de la légalité républicaine. En effet, faire rentrer l’épuration dans un cadre légal et judiciaire signifie mettre fin au plus vite aux exécutions sommaires (9 000 ont été comptabilisées, nous l’avons vu), aux cours martiales spontanées et aux dangers des internements administratifs. La difficulté cependant est que la machine

1 Cf. Herbert R.Lottman, L'Épuration. 1943-1953, trad. fr., Fayard, 1986, 532 p., réédition, Livre de Poche, 603 p. ; J.-F.Sirinelli, Intellectuels et passions françaises. Manifestes et pétitions au vingtième siècle, Fayard, 1990, 365 p., réédition, Gallimard, coll. « Folio-histoire », 1996, 592 p., chapitre VII ; Marc Olivier Baruch dir., Une poignée de misérables. L'épuration de la société française après la Seconde Guerre mondiale, Fayard, 2003, 612 p. ; Peter Novick, L’épuration française, 1944-1949, trad. fr., Balland, 1985, réédition, Seuil, coll. « Points », 1991 ; le dossier de la revue Vingtième Siècle, janvier-mars 1992, pp. 77 & suiv. ; les Journées d’études « Pour une histoire transnationale des épurations en Europe au sortir de la Seconde Guerre mondiale », 28 février et 27 mars 2014.

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judiciaire n’est nullement opérationnelle : engorgement hérité de l’occupation, désorganisation liée à la Libération, épuration de la magistrature (5 % du corps) … Les chiffres d’ensemble : 310 000 dossiers, 127 000 procès devant les cours de justice, les « chambres civiques » (instaurées par l’ordonnance du 28 août 1944) et la Haute Cour, plus de 95 000 personnes sont condamnées, la moitié (50 000) à la « dégradation nationale », peine nouvelle créée à la Libération par l'ordonnance du 26 août 1944 sur l'« indignité nationale », 25 000 peines de prison, 13 500 peines de travaux forcés et 6 763 condamnations à mort, dont 767 suivies d'une exécution.

La Haute Cour traite 100 dossiers, ce qui débouche sur 45 non-lieux et acquittements et 18 condamnations à mort, dont trois sont exécutées, celles de Laval, de Darnand et de Brinon. Le maréchal Pétain est jugé par la Haute Cour de Justice en juillet-août 1945. Entraîné par les Allemands dans leur retraite en 1944 à Sigmaringen, il avait gagné la Suisse après l'effondrement de l'Allemagne hitlérienne et c'est de là qu'il s’était livré aux autorités françaises en avril 1945. Il est condamné à la peine de mort, à l’indignité nationale et à la confiscation de ses biens. Gracié par le général de Gaulle, il voit sa condamnation commuée en détention perpétuelle ; il est enfermé d'abord, d’août à novembre, au fort du Portalet, dans les Pyrénées-Atlantiques (il y avait emprisonné Paul Reynaud), puis, à partir de novembre, à l’île d'Yeu, au large du littoral vendéen, où il meurt en juillet 1951, à 95 ans. En juillet 1952, alors qu’il ne reste plus que six cas à traiter, la Haute Cour devient exclusivement parlementaire. Le dernier jugement qu’elle prononcera (en 1960) sera celui de l’ancien ministre de l’Éducation nationale Abel Bonnard, rentré d’Espagne et condamné à dix ans de bannissement 1.

L’essentiel est sans doute, comme l’a souligné l’historien Henry Rousso, que « l’épuration a mécontenté tout le monde », faute de « trouver un compromis satisfaisant ». Cet échec a par ailleurs « conditionné en grande partie le souvenir de l’occupation » et « engendré à son tour des mythes négatifs comme les 100 000 exécutions sommaires ». L’épuration officielle est inégale selon les régions (plus forte en Alsace et dans le Sud-Ouest du Massif central, faible dans l’Ouest et le Nord du pays), les ministères et les secteurs publics (lourde à l’Intérieur, spécialement dans la police parisienne, et dans l’armée de terre, légère dans l’Éducation nationale 2, au ministère de l’Agriculture et à la SNCF) : l'épuration professionnelle prolonge

1 1883-1968. Cl.Singer, L'Université libérée, l'Université épurée (1943-1947), Les Belles Lettres, 1997, 425 p., p. 317

2 Avec des disparités, signalées dans P.Goetschel & B.Touchebœuf, La IVe République. La France de la Libération à 1958, Livre de Poche, 2004, 574 p., p. 84 : épuration forte chez les universitaires, tout particulièrement en lettres et en médecine.

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l'épuration judiciaire, plus de 30 000 fonctionnaires, magistrats, militaires sont sanctionnés 1.

L’épuration des parlementaires, confiée par le gouvernement provisoire à un jury d’honneur présidé par le grand juriste René Cassin (1887-1976), est plus sévère pour les hommes de gauche que pour les modérés (de droite), ce qui bénéficie à un René Coty, sénateur hostile au Front populaire et qui a voté le 10 juillet 1940 les pleins pouvoirs à Pétain. Le lieutenant-colonel François de La Rocque, déporté par les Allemands, libéré par l’armée américaine en 1945, redevenu le « fasciste » d’avant-guerre, le « colonel-épouvantail » 2, est incarcéré par la justice française puis mis en résidence surveillée, sans poursuites judiciaires, et il meurt des suites d’une opération en avril 1946 3. Parallèlement, les partis politiques et les centrales syndicales procèdent à une épuration interne. L’épuration « économique » 4 frappe de façon aléatoire et de manière limitée, au total, les patrons. Elle prend surtout la forme d'amendes imposées par des comités de confiscation (des profits illicites), des entreprises sont mises sous mises sous séquestre à la Libération même, avec des comités de gestion destinés à marier reconstruction du pays et réformes sociales. Des patrons sont poursuivis pour collaboration, dans le cadre d’une Commission nationale interprofessionnelle d’Épuration, mais les mêmes entreprises de BTP (bâtiment et travaux publics) qui avaient œuvré au mur de l’Atlantique sont appelées à concourir à l’épopée de la Reconstruction ! L’indulgence globale vis-à-vis des acteurs économiques de l’Occupation provoque l'ironie d'un Jean Paulhan (1884-1968) qui écrit dans De la paille et du grain (1948) :

« Les ingénieurs, entrepreneurs et maçons qui ont bâti le mur de l'Atlantique se promènent parmi nous bien tranquillement. Ils s'emploient à bâtir de nouveaux murs. Ils bâtissent les murs des nouvelles prisons, où l'on enferme les journalistes qui ont eu le tort d'écrire que le mur de l'Atlantique était bien bâti. »

Louis Renault est une exception : il est emprisonné, ses usines sont d’abord réquisitionnées puis nationalisées. Cette nationalisation-sanction sera jusqu’au début du XXIe siècle matière à controverse, avec encore en 2011 — année où huit petits-enfants de Louis Renault ont demandé, en vain, à la justice de réviser la

1 Cf. F.Rouquet, « L'épuration administrative en France après la Libération. Une analyse statistique et géographique », Vingtième Siècle. Revue d'Histoire, janvier-mars 1992, pp. 106-126

2 Jacques Nobécourt, Le colonel de La Rocque. 1885-1946. Ou les pièges du nationalisme chrétien, Fayard, 1996, 1 194 p. ; colloque de Sciences Po (2014). François de La Rocque de Séverac.

3 F. de La Rocque, Pourquoi je suis républicain, Seuil, 2014, 352 p. Avec une présentation très claire par Serge Berstein.

4 Notice par Hervé Joly, dans J.-C.Daumas dir., Dictionnaire historique des patrons français, Flammarion, 2010, 1 614 p., pp. 1317-1321.

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nationalisation-sanction de 1945 — un éventail de positions historiennes très ouvert, entre Annie Lacroix-Riz, qui soutient que Renault finançait l’extrême droite avant guerre et s’est « inscrit au firmament d’une galaxie automobile entièrement mobilisée au service de l’économie de guerre allemande », et l’historien-avocat Laurent Dingli, qui dédouane entièrement Louis Renault, aux dépens de François Lehideux et des Allemands. Marius Berliet, le « saigneur de Vénissieux », paie la mauvaise réputation de son entreprise auprès de la CGT et du parti communiste : il est lui aussi emprisonné, avec ses fils.

Le cas Marius Berliet

La montée des tensions internationales dans les années trente avaient conduit Marius Berliet à songer à une reconversion vers des productions militaires, faisant preuve assez tôt de prévoyance industrielle. Cependant, les plans du gouvernement sont en 1938-1939 beaucoup plus dirigistes qu’en 1914, l’équipement militaire de la France est réparti entre les industriels français et étrangers : pour les chars — en dépit des recherches faites chez Berliet — c’est Renault qui est prévu, pour les véhicules tout-terrain c’est Panhard, quant aux camions ils seront achetés aux États-Unis ou chez Fiat. L’État réserve les commandes d’obus à Berliet, qui y a excellé pendant la Première Guerre mondiale mais Marius Berliet commet l’erreur de refuser le plan de mobilisation industrielle de 1938, qui lui imposait d’usiner 240 000 obus dans les premiers quatre mois du conflit, la réplique gouvernementale ne se fera pas attendre. Lorsque la guerre éclate, le Ministère de la Guerre réquisitionne, le 30 septembre 1939, l’outil de production de Vénissieux et contraint Marius Berliet à… quitter la direction de l’usine. En 1942, Marius Berliet instaure entre ses quatre fils une gérance commune devant fonctionner dans le cas de son décès 1. Mais parallèlement à cet avenir, Marius Berliet a prévu une véritable succession, dans laquelle la fratrie doit s’effacer devant la transmission, à terme, à un seul de ses membres. En matière de succession, il applique les mêmes règles que dans la gestion de ses usines : tout y est affaire de rationalité et d’autocratie. La seule autorité pour désigner un dauphin est celle du chef de la dynastie, qui se détermine non pas en fonction d’un droit

1 Au rebours de beaucoup de chefs d’entreprises lyonnais, Marius Berliet n’associe pas ses gendres à ses affaires, pas plus qu’il n’a cherché des partis permettant une stratégie de regroupement avec une firme concurrente ni même d’exprimer des solidarités relationnelles. Dans les années trente les enfants Berliet se sont alliés avec de grandes familles lyonnaises : en mariant ses enfants, Marius Berliet tisse un réseau relationnel avec différents milieux lyonnais, du monde industriel au milieu médical, attestant ainsi de l’importance qu’il a prise sur la scène lyonnaise dans l’entre-deux-guerres, sans goûter aux mondanités lyonnaises et menant un train de vie assez austère, retiré et replié sur la — vaste — famille.

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d’aînesse, mais des capacités à prendre la tête de l’empire Berliet. Pour Marius Berliet, une gestion collective, sur le long terme, de l’empire par la fratrie est impensable. Selon lui, le pouvoir ne se partage pas, c’est donc à un seul des enfants qu’incombera la succession. Son choix s’est porté sur le plus jeune fils, Paul, né en 1918 et la désignation officielle du dauphin se fait en deux temps : en 1940, Paul reçoit la direction de la fonderie de Vénissieux, avec pour mission de la moderniser, et, en 1942, lors de son mariage, il est nommé directeur général de la société (à 24 ans…).

Lyon devient après l’armistice de juin 1940 la principale ville de la zone dite libre, mais Berliet produit pour l’armée allemande. Il ne s’agit pas de volonté délibérée mais d’une nécessité liée à la règle de la compensation édictée le 10 février 1941 par le nouveau secrétaire d’État à la Production industrielle, François Lehideux, neveu par alliance de Louis Renault. Une partie des véhicules destinés à l’armée allemande devra être produite en zone libre, en échange de quoi, pour un tonnage égal, les industriels de la zone libre pourront importer du matériel de la zone occupée, ce qui est rigoureusement indispensable au lyonnais Marius Berliet. Un Comité d’Organisation de l’Industrie automobile, dirigé par Lehideux, est créé spécialement pour gérer les programmes de fabrication et contrôler l’industrie automobile française. Accepter la règle du jeu permet de continuer à produire, mais en bonne partie pour les Allemands, la refuser forcerait Berliet à fermer ses usines. La Charte du Travail de 1941 prévoit la création dans les entreprises de comités sociaux, que Marius Berliet considère comme d’inacceptables ingérences de l’État dans sa société et il s’oppose farouchement à leur mise en place chez lui. Il semble bien qu’en mars 1944 la Résistance lui demande de saboter ses chaînes et qu’il refuse. Les usines Berliet sont devenues un lieu stratégique, tant pour les Allemands qui s’y procurent du matériel de guerre, que pour les forces de la Résistance, qui y voient un lieu de présence ennemie. Il n’est pas étonnant que Berliet devienne dès 1942 un lieu de conflits sociaux et politiques. Dès le 14 octobre 1942 a lieu une grande grève contre les départs d’ouvriers en Allemagne au titre de la Relève. La résistance s’organise ensuite, par la pratique du sabotage du matériel destiné à la Wehrmacht, prenant un caractère assez organisé à la fin de 1943, grâce aux Mouvements unis de Résistance (MUR). Au même moment éclatent les premiers mouvements de protestation ostensibles contre la présence allemande. Dans cette guerre, qui est, qu’il le veuille ou non, la Seconde Guerre mondiale, Marius Berliet demeure « l’inflexible » qui s’était manifesté avec éclat en 1936, accordant la priorité à la marche de l’usine, à laquelle tout doit être subordonné, et cela noue son destin. Dans la nuit du 1er au 2 mai 1944, l’ US Air Force bombarde Vénissieux, touchant davantage la cité ouvrière que l’usine.

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À la libération de Lyon (septembre 1944), Yves Fage, nommé Commissaire de la République, va mener une politique d’épuration, orientée, entre autres, vers l’économique. Alors que les Lumière sont protégés par les actions de résistant de Henri Lumière (1897-1971), 32 patrons lyonnais sont condamnés pour collaboration économique et 81 soumis à la dégradation nationale. Marius Berliet est tout particulièrement sur la sellette et la justice est intransigeante avec lui. Accusé de collaboration économique et d’intelligence avec l’ennemi, il est arrêté à son domicile par les FFI dès le 4 septembre et ses quatre fils le sont eux aussi quelques jours plus tard. Les usines sont placées sous séquestre par le Commissaire de la République et confiées à l’ingénieur Marcel Mosnier, résistant et membre du Parti communiste. La confiscation donne lieu pendant quatre années (1944-1948) à une expérimentation d’autogestion ouvrière : redémarrage de la production, politique sociale et médicale, formation du personnel, etc. Un procès s’ouvre le 3 juin 1945, au bout d’un an, Marius Berliet est condamné à deux ans de prison, transformés en assignation à résidence dans le Midi, pour raison de santé, ses fils Paul — son principal collaborateur — et Jean sont condamnés à cinq années de prison. Les biens des Berliet sont confisqués. Pas moins de vingt projets de nationalisation sont déposés à l’Assemblée nationale. Mais la Guerre froide a éclaté ; le parlement rejette définitivement le 16 novembre 1949 la nationalisation de Berliet ; le 28 décembre 1949, après quatre années de batailles juridiques et politiques, la famille Berliet est graciée et le Conseil d’État lui restitue tous ses biens. Entre-temps, Marius Berliet est décédé, le 17 avril de cette même année. Marius Berliet s’est abrité derrière la règle, vichyste, de la compensation pour justifier les livraisons aux Allemands, mais son procès est surtout celui du patron autocratique qui a toujours tenu l’entreprise d’une main de fer, attendant de son personnel un dévouement entier à la bonne marche des usines 1. Paul, fils de Marius, prend la tête de la société, qui va rester bientôt la seule société automobile lyonnaise (il décédera en 2012).

Sur l’épuration économique il faut ajouter qu’un « beau jour de 1950, un certain René Bousquet, ancien secrétaire général de la police de Vichy, fait son entrée comme conseiller technique à la Banque de l’Indochine, l’une des plus prestigieuses de l’avant-guerre. Moins d’un an après avoir été convaincu "du crime d’indignité nationale" par la Haute Cour de justice, l’exécuteur des basses œuvres pétainistes se retrouve propulsé dans le monde des affaires. » 2 L’historien Jean Garrigues ajoute quelques pages plus loin que bon « nombre de patrons, même très engagés dans la

1 B.Angleraud & C.Pellissier, Les dynasties lyonnaises. Des Morin-Pons aux Mérieux, du XIXe siècle à nos jours, Perrin, 2003, 830 p., passim.

2 Jean Garrigues, Les Patrons et la politique. De Schneider à Seillière, Perrin, 2002, 335 p., réédition, 2011, avec le sous-titre 150 ans de liaisons dangereuses, 345 p., p. 199. René Bousquet : 1909-1993.

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collaboration, retombent sur leurs pieds quelques années à peine après la Libération. » Il donne comme exemple Jean Gosselin, un des constructeurs du mur de l’Atlantique (Société des Grands Travaux de France), Eugène Schueller (1881-1957), le fondateur de L’Oréal, Pierre Taittinger (1887-1965), homme d’affaires et président du conseil municipal de Paris en 1943, il ajoute que Jean Leguay (1909-1989), adjoint de Bousquet, est embauché chez Nina Ricci en 1946 1.

Un cas particulier, spectaculaire et particulièrement célèbre, est l’épuration des intellectuels 2. Cette épuration provoque des débats souvent houleux sur la responsabilité de l’intellectuel, et hormis quelques écrivains qui refusent le statut de combattant politique, il va ressortir que l’engagement est désormais perçu comme une obligation. Pour partie cette épuration est « corporative » : des listes noires sont établies par le Comité national des Écrivains (CNE 3) et le Comité d’épuration de l’Édition, tous deux issus de la Résistance. Elles sont petit à petit complétées et corrigées. Les intellectuels doivent remplir soit le Questionnaire de la Société des Gens de Lettres 4, soit un autre, de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD) 5, soit encore un troisième, de la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (SACEM) 6. Les unes et les autres promeuvent une nouvelle génération d’intellectuels. Mais un autre volet de l’épuration des intellectuels est l’épuration judiciaire. Robert Brasillach, ayant cristallisé autour de lui les polémiques à cause de ses articles de Je suis partout, est fusillé le 6 février 1945. De Gaulle a refusé la grâce malgré une pétition signée par 63 écrivains et artistes pour obtenir sa clémence ; il dira deux ans plus tard à Claude Mauriac : « À grand honneur, grande peine ». Le procès a en effet provoqué la stupeur dans la sphère des lettres, d’où une longue amertume dans le monde intellectuel. Georges Suarez, historien, membre du PPF de Doriot, l’historien Paul Chack, fondateur du Comité d’action antibolchevique et militant du Cercle aryen, sont fusillés. Drieu La Rochelle se suicide en mars 1945. Lucien Rebatet, condamné à mort en 1946, est gracié et

1 Marie Adélaïde Nielli, 1883-1970.

2 Pierre Assouline, L'épuration des intellectuels, Complexe, 1985, 176 p., réédition, 1990, 192 p., réédition, 1996, 172 p. ; Herbert R.Lottman, L'Épuration. 1943-1953, trad. fr., Fayard, 1986, 532 p., réédition, Livre de Poche, 603 p., chapitre « Les gens de lettres » ; M.O.Baruch dir., Une poignée de misérables. L'épuration de la société française après la Seconde Guerre mondiale, Fayard, 2003, 612 p., spécialement la communication de Gisèle Sapiro ; J.Sainclivier & Chr.Bougeard dir., La Résistance et les Français. Enjeux stratégiques et environnement social, Colloque de 1994, Presses universitaires de Rennes, 1995, 368 p., 4e partie

3 Jean Guéhenno, professeur de khâgne à Louis-le-Grand, a participé à sa création. Lire J.Guérin, Les Listes noires de 1944, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2016, 282 p., compte rendu dans Vingtième Siècle. Revue d’histoire, avril-juin 2018, p. 207-208.

4 Très court, en cinq questions très générales (publications ; Radio-Paris ; propagande ; manifestations culturelles ; attitude et propos en public).

5 Très long et détaillé.

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finalement libéré en 1952. Lâché par les deux seuls auteurs, Aragon et Triolet, qui auraient pu le sortir d'une situation délicate, l’éditeur Robert Denoël, né en 1902, est appelé à comparaître devant ses juges le 8 décembre 1945. Quelques jours avant l'audience, le 2, il est assassiné, en pleine rue, dans des circonstances mystérieuses. Bernard Grasset, né en 1881, victime de diverses accusations de collaboration et d'avoir approuvé les lois racistes de Nuremberg, est condamné, en dépit du soutien de François Mauriac, par la CNE à quelques mois de suspension, puis en 1948 la Cour de Justice prononce la dissolution des Éditions Grasset, nées en 1907. Gracié un an après par Vincent Auriol, Bernard Grasset va reprendre ses activités et il finit par être amnistié en octobre 1953 (il meurt deux ans plus tard). Hachette, la « maison verte » puis « la pieuvre verte », dont les archives, « systématiquement rectifiées ou détruites à la Libération », sont désormais disponibles (elles ont même le statut de Monuments historiques !) et ont été utilisées par Jean-Yves Mollier 1, joue à la Libération « une partition bien réglée ». Hachette voit l’assaut monté contre lui manquer et redémarre : la « pieuvre » a retourné les obstacles pour en faire des instruments de sa puissance, l’accélération venant avec les débuts de la Guerre froide, la solidité financière avec l’appui des grandes banques d’affaires.

« Paraissant affaiblie en 1944, au moment où les nuages s’amoncelaient au-dessus des immeubles de la Librairie Hachette, celle-ci était sortie considérablement renforcée de ces années de fondation de la IVe République et de démarrage des Trente Glorieuses. Désormais sans véritable concurrence dans la distribution de la presse à Paris ni dans les messageries de livres, propriétaire de dizaines de périodiques parmi lesquels les plus lus de la période, France-Soir ou Elle, repreneur de maisons d’édition de plus en plus nombreuses, elle abordait la décennie 1950-1960 avec confiance. » 2

Et c’est tout pour l’édition, ce qui permet de parler des « rêves brisés des éditeurs de la nuit » 3. En 1944-1945 rares sont ceux qui soulignent les incohérences jurisprudentielles d’une épuration des intellectuels, décidément de moins en moins exemplaire. En vérité le principe est bon, la méthode bancale et les résultats sont décevants. Surtout, les écrivains et journalistes compromis font vite figure de boucs émissaires et ne bénéficient pas de la même indulgence que le personnel administratif ou les milieux d'affaires, nécessaires à la continuité de l'État et à la reconstruction. La polémique qui oppose début 1945 François Mauriac et Albert Camus est demeurée célèbre : le premier, dans Le Figaro, prêche le pardon (ce qui lui vaut le sobriquet de « saint François des Assises » décerné par Le Canard enchaîné),

1 J.-Y.Mollier, Édition, presse et pouvoir en France au XXe siècle, Fayard, 2008, 493 p., passim, surtout le chapitre 5.

2 Ibid., p. 225.

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tandis que le second, dans Combat, appelle à « la plus impitoyable et la plus déterminée des justices » 1. L’opinion publique s’intéresse un temps à cette polémique, toutefois Camus évolue vite et de toute façon, les passions retombent très rapidement dans l’opinion publique. Les universitaires sont, eux, concernés d’abord par la réintégration des enseignants condamnés par Vichy, puis par une épuration administrative, qui frappe surtout les historiens, les linguistes, les médecins et les chirurgiens. L’épuration universitaire 2 est aussi très inégale selon les Universités, qui ont été libérées et épurées à des dates et dans des conditions très diverses d’ailleurs : la première a été celle d’Alger, dernière celle de Strasbourg, Paris ayant été épurée dans la plus grande confusion. Il y a quatre radiations à l’Académie française, Bonnard, Hermant, Maurras et Pétain, l’Académie française refusant de pourvoir les deux derniers sièges du vivant de leurs titulaires, espérant une amnistie ; la Société des Gens de Lettres prononce, elle, 36 radiations. Au total, une large frange de la droite intellectuelle est sur la touche ; en conséquence l’ « intellectuel de gauche » va occuper seul le terrain idéologique pendant une décennie au moins, la décade que Dominique Desanti 3, elle qui va quitter, avec son mari Jean-Toussaint (1914-2002), le PCF en 1956, va appeler « notre révolution imaginaire ». Toutefois, assez vite, certains intellectuels de droite vont reprendre la plume dans des publications autorisées, Paroles françaises, hebdomadaire du PRL (Parti républicain de la Liberté) de 1946, Aspects de la France (à partir de 1947), Les écrits de Paris (idem), l’hebdomadaire Rivarol (à partir de 1951).

L’épuration de la presse est assez proche. Elle est conditionnée par plusieurs ordonnances, pour lesquelles les rôles les plus importants sont ceux de De Gaulle et de Pierre-Henri Teitgen (1908-1997), démocrate chrétien, militant du Parti démocrate populaire et des Équipes sociales, venu de la Résistance (Combat) et ministre de l’Information 4. Tous les titres ayant « paru sous le contrôle de l’occupant » — c’est-à-dire publiés ouvertement après le 25 juin 1940 (et le 26 novembre 1942 pour la zone Sud) — sont suspendus. De Gaulle a la volonté de frapper Le Temps, qui a paru à Lyon jusqu’au 29 novembre 1942. La suspension est transformée en interdiction par ordonnance du 17 février 1945 ; d’autre part les biens des entreprises éditrices sont mis sous séquestre par l’ordonnance du 22 juin 1945. Les nouveaux titres sont

1 Des textes de Mauriac sont cités dans le commode M.Moneghetti prés., François Mauriac contre son camp, anthologie, Le Monde, 2012, 223 p., ici point trop sélectif. La grande biographie est celle de J.-L.Barré, François Mauriac. Biographie intime, tome II, Fayard, 2010, 527 p.

2 Cl.Singer, L'Université libérée, l'Université épurée (1943-1947), Les Belles Lettres, 1997, 425 p. 3 Dominique Persky (1919-2011).

4 Olivier Wieviorka, Nous entrerons dans la carrière. De la Résistance à l’exercice du pouvoir, Seuil, 1994, 460 p., pp. 71-104 ; Pierre-Henri Teitgen, « Faites entrer le témoin suivant ». 1940-1958, de la Résistance à la Ve République, Ouest-France, 1988, 583 p.

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autorisés exclusivement au profit de personnes physiques (cela est dû à la méfiance des mouvements de Résistance), ils pourront s’installer dans les locaux des anciens journaux : on est donc à un moment unique de création sans mise de fond ! Deux autres conclusions, globales : une épuration inachevée, de nombreux dossiers restant sans décision, un débat qui a rebondi jusqu’en 1953 et une histoire qui mettra longtemps à devenir vraiment scientifique 1.

Malgré l'ampleur du dispositif, l'épuration provoque très tôt une insatisfaction générale : « L'épuration en France est non seulement manquée, mais encore déconsidérée », écrit Albert Camus dès le 30 août 1945 dans Combat. Le discrédit de l'épuration légale ne tient pas seulement à la lenteur des procédures, qui traînent pour certaines jusqu'en 1951, ou à l'absence de nombreux inculpés réfugiés à l'étranger et condamnés par contumace, comme Marcel Déat.

Marcel Déat est un des collaborationnistes parisiens les plus ardents et, dans L’Œuvre en particulier, il ne cesse de reprocher avec virulence à Vichy de ne pas s’engager sincèrement et fortement dans la voie de la collaboration. Il s’affirme partisan d'un fascisme français, appuyé sur la collaboration avec l'Allemagne et se détache très vite de Vichy qu'il trouve trop traditionaliste. Arrêté quelques heures au matin du 14 décembre 1940, au lendemain du renvoi de Laval, il est relâché sur injonction de l’ambassade d’Allemagne ! En 1941, il fonde un parti fasciste, le Rassemblement National Populaire, et rivalise avec Doriot pour la direction du fascisme français. Appelant à ses côtés des hommes venus du socialisme et du communisme, Déat donne au RNP une tonalité « sociale ». En juillet 1941, il contribue à fonder la Légion des Volontaires français contre le bolchevisme (LVF). Bien que Déat ait fait campagne pour le retour de Laval, celui-ci ne lui confie aucun ministère en avril 1942.

Ce n’est qu’en mars 1944 qu’il entre au gouvernement comme ministre du Travail et de la Solidarité nationale. Entre-temps, il avait consacré le plus clair de ses efforts, dans L’Œuvre comme dans un certain nombre de grands meetings (ses discours sont toujours filmés pour les Actualités), à pousser le gouvernement vers une collaboration plus étroite avec l’Allemagne et à tenter de neutraliser les autres dirigeants collaborationnistes. Mais, comme pour ces derniers, sa liberté était étroitement limitée par l’ambassade d’Allemagne. À la Libération, il se réfugie en Allemagne (août 1944), où il conserve ses « fonctions » de ministre du Travail dans la Délégation gouvernementale présidée par de Brinon. En mai 1945, il réussit à gagner l’Italie avec sa femme Hélène, une ancienne élève de sa classe de philosophie à Reims ; ils y vivent incognito, protégés par des prêtres et des religieuses, d’abord à Gênes dans une pension de famille, puis (1947) dans un couvent de Turin. En juin 1945, Déat est condamné par la Haute Cour de justice à la peine de mort et à

1 Cf. H.Rousso, « L'épuration en France : une histoire inachevée », Vingtième Siècle. Revue d'Histoire, janvier-mars 1992, pp. 78-105, qui a bien servi pour ce qui précède.

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