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(Re)construire une identité monastique à travers le corps: normalisations, traductions et utilisations des discours et pratiques corporelles entre les murs des cloîtres féminins dans l’Italie de la réforme Catholique

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(Re)construire une identité monastique à travers le corps : normalisations, traductions et utilisations des discours et pratiques corporelles entre les murs des cloîtres féminins dans

l’Italie de la Réforme Catholique

Isabel HARVEY

Département d’histoire et d’études classiques Université McGill, Montréal

Décembre 2017

Thèse soumise à l’Université McGill dans le cadre du doctorat (PhD) en Histoire © Isabel Harvey, 2017

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TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

9

PARTIE 1 : LE CORPS EN CHANGEMENTS : LES

PRESCRIPTIONS TRIDENTINES ET SES

EXPÉRIMENTATIONS

42

CHAPITRE 1 : AUX ORIGINES DU COUVENT : RELIGIEUSES FONDATRICES ET LEURS FONDATIONS. L’EXEMPLE DE VENISE

43

PARTIE 2 : LE CORPS ET SES DISCOURS : LES ÉCRITS DE

RELIGIEUSES

73

INTRODUCTION 74

CHAPITRE 2 : LE CORPS CONSACRÉ TRIDENTIN : APPLICATION DES DÉCRETS ET RÉSISTANCES. LORSQUE LA CLÔTURE EST INCAPABLE D’ISOLER LES MONIALES

88

CHAPITRE 3 : CORPS MATÉRIELS, CORPS SPIRITUELS. PRÉSENCE ET ABSENCE DE LA SEXUALITÉ DANS LES COUVENTS FÉMININS DE L’ITALIE TRIDENTINE

115

CHAPITRE 4 : SUOR ARCANGELA TARABOTTI ET LE CORPS RHÉTORIQUE 1 : LA CHASTETÉ

129

CHAPITRE 5 : SUOR ARCANGELA TARABOTTI ET LE CORPS RHÉTORIQUE 2 : LA MALADIE

146

CONCLUSION 178

PARTIE 3 : CORPS VIVANTS, CORPS MORTS, CORPS SOUS

CONTRÔLE : LES TRIBUNAUX DE L’ÉGLISE

182

INTRODUCTION 183

CHAPITRE 6 : LES INSTITUTIONS JUDICIAIRES DE L’ÉGLISE ET LE PROBLÈME DE LA SAINTETÉ SIMULÉE : LE PROCESSO PER AFFETTATA

SANTITÀ CONTRO SUOR GIOVANNA CESAREA DI NAPOLI, TERZIARIA DOMENICANA (1672-1682) ET AUTRES CAS CONNUS

(4)

CHAPITRE 7 : SCANDALES, EXORCISMES ET PRATIQUES

LITURGIQUES DOUTEUSES À VENISE : LES RARES PRÉSENCES DES RELIGIEUSES DANS LES ARCHIVES DE L’INQUISITION DE LA SÉRÉNISSIME

257

CHAPITRE 8 : FERRARA 1600-1601. L’ANNÉE DE TOUS LES PÉCHÉS 291 CHAPITRE 9 : FEMMES ET CORPS CONSACRÉS DANS LES PROCÈS ET

DOCUMENTS DES INSTITUTIONS JUDICIAIRES DE L’ÉGLISE

359

CONCLUSION 420

PARTIE 4 : CORPS MORTS, CORPS VÉNÉRÉS

429

CHAPITRE 10 : LES CORPS DES RELIGIEUSES APRÈS LEUR MORT : LE DÉCRET DU 13 MARS 1625 D’URBAIN VIII RELATIF À LA VÉNÉRATION DES PERSONNES NON BÉATIFIÉES OU CANONISÉES

430

CONCLUSION

470

ARCHIVES

484

SOURCES LITTÉRAIRES

485

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Résumé

À travers une lecture de sources de nature variée – principalement les écrits des moniales et les archives des institutions judiciaires de l’Église – cette thèse questionne les modifications normatives de la gestion quotidienne du corps des religieuses au lendemain du Concile de Trente. À quelles occasions le corps des religieuses apparaît-il dans les sources, et pourquoi donne-t-on à voir ce corps alors que ces femmes ne devraient pas avoir de corps? Comment les différents discours ecclésiastiques, touchant des aspects corporels normatifs ou liturgiques, sont-ils accueillis, intériorisés et trouvent-ils écho chez les religieuses, et comment se construit l’identité religieuse et l’identité des religieuses à travers ce nouveau contexte normatif ? Cette thèse se propose d’explorer les changements dans la normativité du corps des moniales selon cinq aspects précis : l’imposition de la clôture tridentine, l’encadrement des relations sociales qui en résulte, les changements dans le monde matériel des couvents, les situations où les religieuses souffrent physiquement, et finalement la sexualité et le refus de celle-ci par les moniales. Ces cinq aspects seront suivis sur un arc de temps qui s’étire des lendemains du Concile de Trente (1563) à la fin du XVIIe siècle (1706), et sur un territoire qui couvre l’ensemble de la péninsule italienne, avec

un focus sur la République de Venise et les États Pontificaux. La première partie de la thèse présente les débuts de l’expérience monastique féminine : les processus de fondation de nouvelles communautés religieuses, à travers l’analyse des discours et actions des religieuses-fondatrices, principales protagonistes de ces constructions. La seconde partie aborde le quotidien des couvents à travers les discours écrits par les religieuses, en prenant en étude les cinq aspects du corps cités plus haut. La troisième partie observe les pratiques et la rhétorique utilisées par les religieuses accusées et les ecclésiastiques des institutions judiciaires de l’Église via les archives de l’Inquisition romaine, l’Inquisition vénitienne et la Congrégation des Évêques et Réguliers. Enfin, la quatrième partie aborde le traitement des corps des moniales après leur mort. Cette thèse soutient que les religieuses se sont approprié des discours normatifs sur le corps et les ont traduits ou simplement réinventés et utilisés dans des contextes performatifs, selon leurs différents buts et agendas sociaux ou politiques.

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Abstract

Through a reading of diverse sources—mainly female monastic writings and the archives of the judicial institutions of the Catholic Church—this dissertation questions normative changes in the daily management of religious women’s bodies in the aftermath of the Council of Trent. On what occasions do the bodies of nuns appear in the sources, and why do we see them when religious women, in their dedication to a spiritual life, should theoretically not have bodies? How did the different ecclesiastical discourses touch on the normative or liturgical aspects of the body? Are they welcomed, internalized, and reinforced by the nuns, and how was religious identity and the identity of the religious constructed through these new normative contexts? This thesis proposes an exploration of the changes in the normativity of the body of nuns according to five specific elements: the imposition of the Tridentine cloister; the framework of the resulting social relations; changes in the material world of convents; situations in which nuns suffered physically; and ultimately, sexuality and its denial by the nuns. These five elements will be investigated within a timeframe that stretches from the wake of the Council of Trent (1563) to the end of the seventeenth century (1706), through a territory that encompasses the entire Italian peninsula but focuses on the Republic of Venice and the Pontifical States. The first section of this thesis presents the beginnings of the female monastic experience: the processes of establishing new religious communities, through an analysis of the discourses and actions of the founding mothers, who emerge as the principal protagonists of these initiatives. The second section focuses on daily life within convents as depicted through the discourses written by the nuns themselves, taking into consideration the five bodily elements mentioned above. The third section observes the practices and rhetoric used by nuns on trial and the ecclesiastics of the judicial institutions of the Church through the archives of the Roman Inquisition, the Venetian Inquisition, and the Congregation of Bishops and Regular Clergy. Finally, the fourth section explores the treatment of the nuns’ bodies after their deaths. Ultimately, this dissertation maintains that nuns appropriated normative discourses on the body and, in turn, translated or simply reinvented them and used them in performative contexts according to their different socio-political goals and agendas.

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Remerciements

Prima che i miei ventiquattro - spero pazienti - lettori s’immergano nel vasto mare di pagine di questa tesi, magari perdendovisi, è opportuno che dedichino qualche istante a leggere questi ringraziamenti in modo che sia a loro chiaro che il merito – o la colpa – di quanto ho scritto non è completamente mio.

Innanzi tutto, ringrazio la professoressa Clarke per la pazienza che ha avuto con me in questi anni e mi auguro voglia perdonare le innumerevoli occasioni in cui l’ho costretta a fare delle cose all’ultimo momento utile. Ringrazio l’Università McGill e il dipartimento di Storia e Studi Classici per avermi accolto e dato la possibilità di maturare in un ambiente stimolante. Ovviamente, tutta la mia riconoscenza va al FRQSC e al CRSH perché, senza il loro sostegno finanziario, questo percorso di studi mi sarebbe stato precluso. Certamente, non dimentico la fondazione Giorgio Cini e il soggiorno di studio presso il Centro Vittore Branca di Venezia: è lì che ho trovato una grande parte del materiale che ha formato i capitoli 1 e 7. E, visto che parlo di Venezia, ecco i miei ringraziamenti a Silvia Massari, per la sua amicizia e per la sua simpatia, a Riccardo Pugiotto, per l’entusiasmo con cui ha adottato i programmi di nuoto canadese, e al professore Gino Benzoni per avermi aperto la porte degli archivi veneziani.

Gran parte della tesi è stata fatta a Roma. A volere essere precisi, molto tempo l’ho passato nella Città del Vaticano, perduta tra gli archivi della Congregazione per la Dottrina della Fede, tra l’Archivio Segreto e alla Biblioteca Apostolica, posti splendidi e affascinanti, i cui archivisti e bibliotecari ho sfruttato quanto più ho potuto: grazie! Ringrazio, poi, la professoressa Marina Caffiero per avermi fin da subito accolta nel suo gruppo di ricerca e, soprattutto per i suoi suggerimenti e le precise indicazioni delle quali ho ormai perso il conto per quanto sono state (e spero saranno!) Il gruppo della professoressa Caffiero è molto vasto, ma due persone sono state speciali: la dottoressa Serena di Nepi e la dottoressa Alessia Lirosi.

Per Fannie Dionne, le parole non bastano a descrivere la meravigliosa disponibilità con cui ha letto tutta la tesi e ha corretto gli errori più evidenti, mentendo spudoratamente quando sosteneva di trovarla interessantissima. Ricambierò senza dubbio il favore, augurandomi però che FAC e MAC faranno in modo che la tesi della loro mamma sia molto più breve della mia. Grazie a Emily Paskevics e a Cecilia Foglia, elette a mie traduttrici di fiducia. Il loro aiuto è stato impagabile.

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Ringrazio la professoressa Dominique Deslandres che ho avuto la fortuna di conoscere quando ho mosso i primi passi nell’accademia e che da allora, nonostante tutto, sia da vicino sia da lontano, mi ha seguita e sostenuta.

Un’altra persona che mi è molto cara e che ha sempre creduto in me fin dalla prima volta che ci siamo incontrati dalle suore di Via Nosedella durante la mia laurea a Bologna, è Padre Maurizio Rossi. Le sue spiegazioni mi sono servite per il capitolo 10, ma le sue lezioni di vita mi accompagnano tutti i giorni.

Ringrazio con tutto il cuore la mia famiglia e specialmente Emmanuelle e Fernand che mai mi hanno fatto mancare l’affetto e il sostegno nei lunghi periodi in cui sono stata lontana da loro. Pensando a Montréal, non dimentico certo il gruppo di pazzi arrampicatori di Allez-up! e i magnifici e soprattutto tolleranti allenatori del gruppo di nuoto master di McGill. A proposito di nuoto, bisogna assolutamente che ringrazi tutta la squadra master dell’Aniene, nella persona della sua infaticabile presidente Cristina Tarantino, e Paola Grisolia, splendida nuotatrice e cara amica il cui continuo sprone a completare questo lavoro è stato essenziale. Se mai vi chiederete perché la tesi sembri un po’ annacquata, adesso potete immaginarne il motivo…

Dovrei, infine, ringraziare una persona davvero speciale, unica e irrepetibile, ma, siccome sono tre anni che mi assilla con questa storia dei ringraziamenti e siccome io sono assai dispettosa, li rimando alla prossima occasione.

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Introduction

Au milieu de l’été 1308, Suor Chiara (1268-1308) meurt au couvent des augustines de San Lorenzo de Montefalco en Ombrie. Toute sa vie durant, elle avait démontré de nombreux signes d’élection divine : elle partait fréquemment dans de violentes extases qui secouaient jusqu’à en abîmer son corps, et entre celles-ci, soutenait qu’elle se maintenait seulement qu’avec la nourriture eucharistique. À sa mort, ses consœurs, convaincues de sa sainteté, cherchent à trouver les preuves de son élection par Dieu sur le véhicule même de la réception des grâces divines par Suor Chiara da Montefalco : son corps. Elles décident donc, une nuit, à l’abri des regards des supérieurs ecclésiastiques, d’ouvrir le cadavre de Suor Chiara da Montefalco et de rechercher à l’intérieur de la chair et des viscères les marques physiques que la présence que Dieu aurait pu y laisser. Elles explorent les organes internes, du cœur à la vésicule biliaire, avec un regard attentif et trouvent rapidement des signes du passage divin. Dans les jours qui suivent, la voix d’un tel miracle se répand à l’extérieur du couvent, et une dénonciation pour falsification des preuves de sainteté est déposée auprès de l’Évêque Berengario Donadei à Spolète. Immédiatement accourt à Montefalco une procession de théologiens, juges, médecins et religieux variés, afin de juger de la réalité ou de la truffe dans les événements qui mettent le monastère de San Lorenzo au centre de l’attention publique. L’Évêque ouvre alors le cœur devant les yeux de tous et y trouve les impressions à même la chair des attributs divins : la croix, le marteau, les flèches, les lances, un fouet, une cloche et la couronne d’épines.1

Les marques sur le cœur sont une preuve qui semble incontestable à la communauté de Montefalco, qui s’organise de façon à produire un procès de canonisation pour convaincre Rome d’offrir à leur héroïne, Suor Chiara, l’honneur des autels. Le procès se déroule à Montefalco durant les années 1318-1319. Entre les témoignages préparés et construits minutieusement par les promoteurs de la cause se présente spontanément un témoin indésirable. Après avoir déposé par écrit une première version qui contredit ce cortège de témoins en vénération, le Frère mineur Tommaso Boni da Foligno est interrogé le 22 juin 1319 par les commissaires du Saint Siège, l’Évêque de Pérouse et le recteur du Duc de Spolète. Son point de vue est clair : Suor Chiara da Montefalco est un imposteur qui, toute sa vie durant, a manipulé son corps de manière à faire

1 Piero Camporesi, La carne impassibile, Milan, Il Saggiatore, 1983, p. 11, 13 et 14. Piero Camporesi utilise

l’exemple de la dissection du corps de Chiara de Montefalco afin d’introduire son ouvrage sur les croyances autour des propriétés religio-magiques des corps humains au Moyen Âge et durant la période moderne.

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croire à sa sainteté. Elle n’aurait en fait jamais jeûné comme elle le prétendait, mais se serait plutôt délectée de bons pains et d’abondants repas. Ses extases aussi auraient été fausses, puisque les médecins l’auraient diagnostiqué épileptique. Ses relations et sa gestion matérielle du couvent sont aussi remises en question. Suor Chiara aurait été constamment en contact avec des hérétiques assez connues, impliquées dans les mouvements du « Libero Spirito, » les béguines. Elle aurait fait fit des réglementations en matière de patrimoine des monastères pour accueillir dans sa communauté des religieuses sans dot. Selon Fra Tommaso Boni, l’imposture ne s’arrêterait pas avec la mort de l’abbesse des Augustines, mais aurait plutôt été prolongée après sa mort par le travail artisanal de l’une des moniales de son couvent, qui aurait fabriqué artificiellement les marques sur le corps de Suor Chiara. Cette déposition trahit évidemment l’hostilité qui existait entre Fra Tommaso Boni et Suor Chiara da Montefalco, alors que le religieux avait été éloigné du monastère dans le déshonneur après y avoir servi.2

Le témoignage de Fra Tommaso Boni – probablement jumelé à des raisons financières et à l’évidente opposition du Pape Jean XXII – a eu raison des tentatives de canonisation de Suor Chiara da Montefalco au XIVe siècle. Le procès est mis de côté, mais jamais réellement oublié,

comme le démontre la tentative des Augustiniens de le rouvrir en 1497 ou la concession en 1624 par le Pape Urbain VIII de célébrer une messe à l’honneur de Suor Chiara da Montefalco. Il n’est en fait que sérieusement repris en 1846, pour aboutir à une canonisation en 1881, prononcée par le Pape Léon XIII. Durant le demi-millénaire entre la mort de la religieuse et la reconnaissance officielle de sa sainteté par l’Église romaine, le culte et la connaissance de la vie « miraculeuse » de Suor Chiara sont restés vifs dans les mémoires populaires, comme le montrent les Vies qui lui sont dédiées aux XVIe et XVIIe siècles.3 Autant le modèle de sainteté et l’identité de femme

consacrée que met de l’avant le culte de Suor Chiara da Montefalco que le discours d’opposition

2 André Vauchez, « La nascita del sospetto, » Gabriella Zarri (dir.), Finzione e santità tra medioevo ed età moderna,

Turin, Rosenberg e Sellier, 1991, p. 42, 43 et 44.

3 Giacomo Alberici, Vita, e miracoli della b. Chiara, detta della Croce da Montefalco, dell'ordine eremitano di

sant'Agostino, in Roma, appresso Gio: Battista Rovletti, 1610; Giovanni Matteo Giberti; Specchio lucidissimo di santità et miracoli nella vita, morte e doppo morte della b. Chiara da Montefalco, dell'ordine eremitano di S. Agostine, in Venetia, presso Gio. Giacomo Hertz, 1668; Mutio Petroni, Vita della beata Chiara da Montefalco dell'ordine eremitano di S. Agostino, tradotta di latino in volgare dall'accellente sig. Mutio Petroni da Trievi..., in Perugia, nella stampa Augusta, 1609; Battista Piergili, Vita della b. Chiara della della Croce da Montefalco, dell'ordine di S. Agostino descritta dal sig. Battista Piergili da Bevagna e dedicata all'illustrissimo... monsig. Lorenzo Castrucci..., in Foligno, appresso Agostino Alterij, 1640; La vita de la beata Chiara da Monte Falco dell'ordine di Santo Augustino dal reverendo maestro Augustino da Montefalco già composta: e nuovamente ristampata..., in Foligno, per Agostino Colaldi appresso a Vincentio Cantagallo, 1564.

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aux preuves de la sainteté tenu par Fra Tommaso Boni nous parlent du corps de la religieuse. Un corps qui est en relation avec Dieu et sur lequel Dieu laisserait ses marques, au point où une recherche approfondie dans les entrailles permet d’en apercevoir les signes. Un corps sur lequel la grâce divine agit en lui enlevant ses besoins humains, ou encore en kidnappant l’âme et en laissant l’enveloppe charnelle privée de tout contrôle.

Cette identité de moniale en odeur de sainteté qui passe par l’exceptionnalité du corps s’étire loin dans le temps. Dans la première moitié du XVIIIe siècle, à Città di Castello, la mort de

Suor Veronica Giuliani (1660-1727) provoque le même genre d’émoi et de manipulation corporelle. La capucine Suor Veronica Giuliani a mené un vrai parcours de moniale sainte et a reçu les stigmates qui ont marqué son corps jusqu’à sa mort. Elle raconte elle-même son parcours spirituel dans un volumineux journal rempli d’explications détaillées des effets de la sainteté sur son corps. Par exemple, tout comme Chiara da Montefalco quatre siècles plus tôt, Dieu marque son cœur charnel et y imprime les signes de sa présence. Elle raconte le moment où sa chair est transpercée.

In un subito fui elevata dai proprii sensi e parvemi capire che Gesù voleva farmi grazia di ferire il mio cuore. Oh! Dio! qui sì che non posso con la penna dir niente di quello che provai in quel punto. Solo mi ricordo che Gesù bambino aveva in mano come un arco con una freccia e parvemi che la mandasse a dirittura al mio cuore. Sentii gran pena. In quel mentre ritornai in me, trovai che il cuore era ferito, faceva sangue.4

La grâce que Dieu lui a faite en blessant son cœur et son corps paraît à plusieurs de ses contemporains comme suspecte, au point où elle se retrouve sous enquête épiscopale en 1697, une enquête qui aboutit entre les mains de l’Inquisition romaine. On y lit de nombreux comptes-rendus de visites de « spécialistes » des affaires de Dieu et des corps en relation avec Dieu : un cortège d’examinateurs semblable à celui qui a visité le corps de Chiara da Montefalco. Tous ces hommes s’amassent donc devant la grille de l’Église des capucines qui sert généralement à recevoir la communion, afin d’observer le corps de Suor Veronica Giuliani qui, patiemment, se dévêtit et donne à voir sa chair à ses supérieurs ecclésiastiques. « Tutti questi separatamente alla presenza d'esso Vescovo dalla Grata sudetta si vidde la ferita del Costato […], e le piaghette delle mani d'ambe le parti, e de' piedi nella parte solamente superiore con ogni attentione.5 » Au final,

elle n’est pas condamnée pour fausse prétention de sainteté, mais elle reste sous la surveillance étroite des autorités ecclésiastiques jusqu’à sa mort.

4 Veronica Giuliani, Un tesoro nascosto. Diario, Città di Castello, Monastero delle Cappuccine, 1969, p. 66.

5 ACDF, Venerazione di persone non canonizzate o beatificate. Lettere ed altri documenti. St. St. B4 – h, Fasc. 12,

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À la mort de Suor Veronica Giuliani, il se produit au couvent des capucines de Città del Castello une scène d’ouverture de cadavre semblable à celle menée à Montefalco par les consœurs de Suor Chiara en 1308. À l’exception près que cette fois-ci, l’Église romaine, bien organisée après un siècle et demi de réforme tridentine et d’institutionnalisation de celle-ci, intervient avant que les moniales ne prennent le scalpel. Ainsi, le 9 juillet 1727, l’Évêque de Città di Castello, Alessandro Codeso, se rend au couvent des capucines, accompagné par le gouverneur de la ville Luigi Torregani, de son vicaire Giacomo Gelini, de quatre religieux, d’un notaire, d’un médecin et d’un chirurgien. Les dix hommes entrent dans la clôture et sont escortés jusqu’au cadavre de Suor Veronica Giuliani par Suor Florida Ceoli, Suor Gabriella Brozzi et Suor Maria Tomasini. Après que la porte de la clôture ait été verrouillée, toute la compagnie s’installe autour du cadavre qui gît sur une grande table couverte d’un drap de lin blanc, dans l’arc des loges du premier cloître. On effectue d’abord une reconnaissance des mains, des pieds, du dos et de la poitrine et on appelle même un peintre afin d’un faire faire une représentation.6

Puis on passe à l’ouverture du cadavre afin d’en extraire le cœur, ce qui pourra confirmer ou infirmer les prétentions de Suor Veronica Giuliani d’avoir des impressions divines sur sa chair. Le chirurgien doit donc « procedere all'appertura di detto Cadavere per estrarne il cuore, e vedere se à maggior gloria di Dio si ritrovino in esso le impressione e segni, che detta Religiosa hà alegato alli suoi direttori.7 » Un premier examen ne révèle aucune marque sur l’organe, mais la

journée tire à sa fin et la lumière vient à manquer. L’Évêque propose donc d’interrompre les travaux jusqu’au lendemain. Il « ordina, che venga detto Cuore posto in un Lattino con aquavita per coprirlo subito con un piatto, legarlo, sigillarlo, e riporlo in un armario chiudendolo a Chiave.8 » L’observation du cœur reprend le lendemain, et est immédiatement fructueuse. On y

lit de nombreuses lettres ainsi que des signes qui démontrent sans l’ombre d’un doute les grâces divines reçues. Tous peuvent y observer une croix, et au-dessus des signes qui « figura all’ispezione oculare una picola Coroncina di spine, » et plus loin, « bene apparenti segni la figura d’una lancia puntata.9 » En somme, un cœur portant la marque du passage de Dieu,

exactement comme l’était celui de Suor Chiara da Montefalco.

6 ASV, Congregazione dei Riti, Veronicae, in saec. Ursulae Giuliani, Tifernaten, 1735; unité 3163, p. 71r. 7 ASV, Congregazione dei Riti, Veronicae, in saec. Ursulae Giuliani, Tifernaten, 1735; unité 3163, p. 77r. 8 ASV, Congregazione dei Riti, Veronicae, in saec. Ursulae Giuliani, Tifernaten, 1735; unité 3163, p. 83v. 9 ASV, Congregazione dei Riti, Veronicae, in saec. Ursulae Giuliani, Tifernaten, 1735; unité 3163, p. 89r.

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L’histoire de la reconnaissance des signes de la sainteté sur le cadavre de Suor Veronica Giuliani est, tout comme le récit qu’elle nous fait elle-même de ses expériences mystiques, celle d’un corps et d’une identité religieuse, qui passe largement par les effets, états et souffrances vécues par celui-ci. Le corps de Suor Veronica Giuliani est celui qui reçoit les signes de la présence divine, mais est aussi bien ancré dans son présent terrestre, celui d’une normativité nouvelle que Suor Chiara da Montefalco n’a pas connue. Ainsi, c’est un corps qui est enfermé dans la clôture tridentine, mais qui se montre à voir aux ecclésiastiques à qui elle doit obéissance à travers la petite grille de la communion dans l’Église. C’est un corps qui entre ainsi en relation. C’est aussi un corps qui est occupé par une lourde activité d’écriture, et qui administre le monde matériel des capucines de Città di Castello à travers l’exercice de la charge d’abbesse. Et c’est finalement sur ce corps, devenu cadavre après une maladie de précisément trente-trois jours, que l’on va lire les signes de l’élection divine.

Suor Chiara da Montefalco et Suor Veronica Giuliani représentent les deux extrémités de la période qui m’intéresse. Leurs histoires – extrêmes et uniques – nous montrent comment, à près de quatre siècles d’écart, l’identité de la religieuse en odeur de sainteté se lit de la même manière, à travers le corps et sur la chair même. Un modèle de sainteté qui façonne l’identité de générations de religieuses : présent durant tout le Moyen Âge, il est redessiné, normalisé et appliqué par une alliance entre une pastorale nouvelle et des outils répressifs efficaces durant la Réforme Catholique, qui s’étire sur plus d’un siècle après le Concile de Trente (1545-1563). Le modèle de sainteté que représentent les expériences de ces moniales devient suspect à l’Église après le Concile, qui adopte des mesures normalisatrices à son endroit. Mais en plus de nous livrer les bases d’un modèle de sainteté et des croyances en matière de reconnaissance de l’élection divine, les cas de Suor Chiara da Montefalco et de Suor Veronica Giuliani nous montrent un autre corps. C’est celui qui vit dans le monde matériel du couvent – et dans la clôture après le Concile de Trente, – qui entre en relation, qui travaille, écrit, souffre et meurt. On peut lire ce corps dans une multitude de sources, raconté autant par les protagonistes elles-mêmes dans leurs écrits que par les témoignages de leurs alliés ou leurs opposants.

Le corps des religieuses

C’est sur ces corps de religieuses que porte cette thèse. Loin d’être cette entité silencieuse prescrite par le Concile de Trente, le corps des religieuses apparaît clairement à travers ces récits de sainteté et de reconnaissance de celle-ci comme racontant à la fois le quotidien du cloître, mais

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aussi quelque chose d’autre – pour Suor Chiara da Montefalco et Suor Veronica Giuliani, une spiritualité particulière – où il devient l’objet central d’un discours performatif prenant des formes et poursuivant des buts multiples. Ainsi, cette thèse prend comme point de départ la question heuristique du corps des religieuses et des manières dont il est possible de l’apercevoir dans les sources, dans un effort particulier pour voir aussi le corps des autres : celles dont les caractéristiques corporelles n’ont pas été reconnues comme advenant du divin par une canonisation comme pour Suor Chiara da Montefalco (1881) ou Suor Veronica Giuliani (1839). À quelles occasions le corps des religieuses apparaît-il dans les sources, et pourquoi donne-t-on à voir ce corps alors que ces femmes ne devraient pas avoir de corps? Dans quels types de sources est-il possible de voir le corps des moniales, de quel corps s’agit-il et comment est-il possible de le lire à travers des archives et textes de nature variée ? Comment les différents discours ecclésiastiques, touchant des aspects corporels normatifs ou liturgiques, sont-ils accueillis, intériorisés et trouvent-ils écho chez les religieuses ? Comment se construit l’identité religieuse et l’identité des religieuses à travers les discours sur le corps et les pratiques corporelles?

En fait, les discours sur les corps humains – masculins, féminins, universels, divins, mystiques, pécheurs, etc. – sont omniprésents dans le panorama intellectuel et culturel des religieuses de la Réforme Catholique. Les moniales de l’époque, plus encore que la population laïque, citadine comme campagnarde, sont en constant contact avec les Évangiles et les interprétations théologiques. Les Évangiles peuvent se lire en tant que l’histoire d’un corps : le corps de Jésus, créé par l’incarnation de Dieu au sein de la vierge Marie. Jésus y est présenté comme un corps en continuelle relation avec d’autres, touchant, guérissant, altérant les corps d’autrui et dont le corps est altéré. C’est sur ce corps que se fonde la religion chrétienne. Un corps qui est donné comme nourriture lors de l’eucharistie. C’est ce corps, immatériel au ciel, mais de chair véritable lors de l’incarnation, que les religieuses ont pris pour époux. Comment présente-t-on ce corps aux religieuses, dans l’éducation qu’on leur donne, dans la liturgie, dans la littérature, et comment ces représentations ecclésiastiques du corps divin sont-elles comprises et utilisées par les moniales?

Ce corps divin ainsi que la présence de Dieu sur les corps humains sont présentés aux religieuses comme un modèle à adopter – comme ceux représentés par Suor Chiara da Montefalco et Suor Veronica Giuliani – et à appliquer sur leur propre corps de femme. Parce que les religieuses sont d’abord et avant tout des femmes, et c’est ce qui préoccupe le plus l’Église

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romaine. Ainsi, les hommes d’Église parlent abondamment du corps des femmes et des religieuses, étant de fervents promoteurs du préjugé selon lequel elles sont inférieures. En fait, être femme aux XVIe et XVIIe siècles, c’est connaître la contrainte constante. Mis à part quelques

exceptions,10 le préjugé selon lequel les femmes sont inférieures est universellement répandu et

les hommes d’Église vont en être de fervents promoteurs, s’appuyant le plus souvent sur des textes d’autorités religieuses.11 Ces idées sont inspirées de l’Ancien Testament, qui rend la

femme, créée simplement d’une partie de l’homme, coupable du péché dans le monde.12 Hors de

l’Église, les hommes du monde se représentent la femme sous trois angles : la femme inférieure et pécheresse, héritière d’Ève; la femme imaginaire et imaginée, sainte et pure comme Marie; la femme de tous les jours, loyale et honnête.13 Les scientifiques, s’appuyant sur Aristote, la voient

comme « un mâle mutilé et imparfait », dénudé de raison.14 L’argument mis de l’avant est

l’intensité avec laquelle la femme vit son corps, en est esclave bien plus que l’homme.15

Le corps des religieuses entre sous le contrôle de la normativité ecclésiastique dès leur plus jeune âge, avant même qu’elles n’aient entrepris la carrière monastique, lors de la première éducation. Pour toutes les fillettes, celle-cicommence à la maison,16 et les plus aisées poursuivent

leurs apprentissages au couvent. Au début du XVIIe siècle, le couvent est surtout une garderie et

l’antichambre du noviciat, pour devenir, au fil du temps, un lieu d’éducation pour des pensionnaires payantes.17 Le programme repose sur une triade de savoir : les rudiments de la

lecture puis de l’écriture et du calcul, les travaux d’aiguille, et le plus important, l’instruction religieuse,18 qui a pour but de « redresser une nature féminine portée aux diverses déviances

10 Dominique Godineau, Les femmes dans la société française : 16e-18e siècles, Paris, Armand Colin, 2003, p.

150-152.

11 Godineau, Les femmes dans la société française…, p. 13 et Guy Bechtel, Les quatre femmes de Dieu, Paris, Plon,

2000, p. 33-37.

12 Bechtel, Les quatre femmes…, p. 23-30. 13 Bechtel, Les quatre femmes…, p. 53.

14 E. Labrousse, E. et R. Sauzet, Histoire de la France religieuse, Paris, Le Seuil, 1988, p. 422; Bechtel, Les quatre

femmes…, p. 42, Linda C. Hults, The witch as muse: art, gender and power in early modern Europe, University of Pennsylvania, Philadelphia, 2005, p. 16 et M.E. Wiesner, Women and Gender in Early Modern Europe, Cambridge, Cambridge University.Press, 2000, p. 170.

15 Bechtel, Les quatre femmes…, p. 41.

16 George Duby, et Michelle Perrot (dir), Histoire des femmes, t.III, XVIe-XVIIIe siècles. Paris, Plon, 1991, p. 178 et

Marcel Bernos, Femmes et gens d’Église dans la France classique. Paris, Le Cerf, 2003, p.141-144, et Wiesner Women and Gender…, p. 121.

17 Duby et Perrot, Histoire des femmes…, p. 146-158, et Godineau, Les femmes dans la société française…, p.

127-130.

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religieuses.19 » Ainsi, les fillettes commencent avec l’apprentissage du catéchisme, qui fournit les

bases dogmatiques indispensables au salut et permet d’uniformiser les croyances et les pratiques. Par la suite, elles font l’apprentissage de la dévotion, avec la pratique de la charité en tête. Puis vient l’apprentissage des vertus chrétiennes, dont le modèle pour les femmes est la Vierge Marie.20 Un corps et un esprit de femmes qui sont donc sous le contrôle ecclésiastique dès le plus

jeune âge.

Plusieurs des femmes qui choisissent de prendre le voile ne ressortent plus du couvent où elles ont passé leur enfance en éducation. En 1563, lors de la XXVe et dernière session du Concile de Trente, le décret De Regularibus e Monialibus rétablit la stricte clôture des couvents féminins, tout en réintroduisant la vita communis – la vie commune et donc l’absence de propriété privée – et réglemente l’âge des postulantes à la vie monastique. Le Concile de Trente établit à 12 ans l’âge minimal pour prendre l’habit et à 16 ans pour prononcer les vœux solennels, afin de lutter contre les enfermements forcés.21 Le phénomène des enfermements forcés est

motivé par les stratégies patrimoniales des familles qui choisissent souvent de ne marier qu’une seule fille – concentrant la plus grande partie du patrimoine dans sa dot – et dirigeant les autres vers les cloîtres. Après avoir prononcé leurs vœux, elles deviennent membres d’une communauté de femmes tenues à une règle monacale.22 La réforme tridentine commande une réorganisation

interne des couvents déjà existants, qui doivent rétablir sévèrement leur règle originelle.

Rappelons que le Concile de Trente n’invente pas la clôture des couvents de femmes. En 1298, le Pape Boniface VIII imposait déjà la clôture à toutes les communautés féminines. Trente ne fait que rappeler la nécessité d’observer étroitement cette prescription papale du XIIIe siècle.

Le processus d’instauration de la clôture des couvents est loin d’advenir instantanément et uniformément sur les territoires catholiques. Le décret est rappelé et renforcé par Pie V qui, en 1566, affirme qu’aucune femme ne peut prononcer des vœux solennels ni être considérée comme une religieuse si auparavant elle n’a pas accepté la clôture. Puis, en 1570, il énumère les rares circonstances permettant à une religieuse de sortir de la clôture : un incendie ou une épidémie,

19 Linda Timmermans, L’accès des femmes à la culture, H. Champion, Paris, 2005, p. 497. 20 Timmermans, L’accès des femmes…, p. 450-454; 458-465; 465-467.

21 Franco M. Azzalli, « L'ordine dei Servi di Maria nel secolo XVII, » Maria Arcangela Biondini (1641-1712) e il

monastero delle serve di Maria di Arco. Una fondatrice e un archivio, Giorgio Butterini, Cecilia Nubola et Andriana Valerio (dir.), Bologne, Il Mulino, 2007, p. 50.

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mais seulement après avoir obtenu le consentement de leur supérieur.23 Il reste qu’au lendemain

du Concile de Trente et de manière croissante au fur et à mesure que s’installe la Réforme Catholique, les communautés religieuses féminines seront toujours plus étroitement surveillées par les Évêques et les Inquisiteurs. Alors que dans les couvents de moniales à vœux solennels, les fenêtres sont murées et les murs s’allongent en hauteur, ce sont les communautés de religieuses tertiaires qui sont le plus touchées par l’instauration de la clôture : la hiérarchie ecclésiastique tente petit à petit de les pousser à adopter cette dernière, ou cherche simplement à les dissoudre.24

Ainsi, selon l’esprit tridentin qui s’affirme avec force au fil du XVIIe siècle, le corps de ces

femmes ne devrait être que caché, enfermé et mortifié. En forçant les moniales à disparaître de l’espace public, la réforme tridentine vient exercer une contrainte nouvelle sur les corps des religieuses qui, par ricochet, touche l’ensemble du tissu social d’un monde catholique alors en plein bouillonnement spirituel et intellectuel. Certaines religieuses résistent aux changements, alors que d’autres se conforment en adaptant leur comportement de la vie de tous les jours, par les pratiques et actions du corps.

Le Concile de Trente transforme ainsi complètement l’identité des religieuses et la définition même de la sainteté25 à laquelle aspirent les femmes qui choisissent la vie monastique.

Au modèle de sainteté éclatante et de grâces divines extatiques produisant les comportements du corps extraordinaires de Suor Chiara da Montefalco se substitue une sainteté austère et réglée,

23 Andrea Maurutto, introduction de son édition critique de Paolo Botti, Vita della venerabile Maria Alberghetti,

Fondatrice delle Dimesse di Padova, Padoue, Il Poligrafo, 2015, p. 22 et 27.

24 Miguel Gotor, Santi stravaganti: agiografia, ordini religiosi e censura ecclesiastica nella prima età moderna,

Rome, Aracne, 2012, p. 66.

25 Sur la sainteté à l’époque moderne, voir, entre autres Peter Burke, « How to be a counter-reformation saint? »,

Greyerz, Kaspar von, éd., Religion and society in early modern Europe, Londres, German Historic Institute, 1984, p. 130-142; Marina Caffiero, La fabrique d'un saint à l'époque des lumières. Paris, Editions de l'Ecole des hautes études en sciences sociales, 2006 ; Miguel Gotor, Santi stravaganti. Agiografia, ordini religiosi e censura ecclesiastica nella prima età moderna, Rome, Aracne, 2012 ; Miguel Gotor, I beati del papa. Santità, Inquisizione e obbedienza in età moderna, Florence, Leo S. Olschki, 2002; Jacques Le Brun, Soeur et amante: les biographies spirituelles féminines du XVIIe siècle. Genève, Droz, 2013 ; Jacques Le Brun, « Mutations de la notion de martyre au XVIIe siècle d'après les biographies spirituelles féminines », J. Marx, éd., Sainteté et martyre dans les religions du

livre, Bruxelles, 1989, p. 77-90 ; Adelisa Malena, L’eresia dei perfetti, Inquisizione romana ed esperienze mistiche nel Seicento italiano, Rome, Edizioni di Storia e Letteratura, 2003; Christian Renoux, « De l’extase à l’autel. Sainteté, mystique et mort dans l’Italie baroque. » Revue de l’histoire des religions, 215, 1, 1998, p. 91-115 ; Jean-Michel Sallman, Il santo e le rappresentazioni della santità. Problemi di metodo, « Quaderni storici », 1979, 41, p. 584-602 ; Anne Jacobson Schutte, Aspiring Saints: Pretense of Holiness, Inquisition, and Gender in the Republic of Venice, 1618-1750, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2001; Giulio Sodano, Il miracolo nel Mezzogiorno d'Italia dell'età moderna: tra santi, madonne, guaritrici e medici. Naples, Guida, 2010 ; Giulio Sodano, Modelli e selezione del Santo moderno, Naples, Liguori Editore, 2002; Gabriella Zarri, (éds), Finzione e santità tra medioevo ed età moderna, Turin, Rosenberg e Sellier, 1991; Gabriella Zarri, Le sante vive: cultura e religiosità femminile nella prima età moderna, Turin, Rosenberg & Sellier, 1990.

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celle de l’obéissance et de la patience endurée en silence qui forge un parcours spirituel permettant de rejoindre Dieu. En somme une sainteté industrieuse, qui doit être cachée et refusée par celle qui la reçoit. C’est du moins ce que prévoit la normativité de la Réforme Catholique, qui exerce un plus grand contrôle sur les femmes en religion. Dans tous les cas, toutefois, une sainteté qui agit et se reconnaît sur le corps. Le désir de sainteté ne passe plus seulement par la contemplation, mais s’actualise aussi dans l’action. Nombreuses sont les religieuses à chercher des lieux d’expression de leur spiritualité d’inspiration tridentine dans la réforme ou la fondation d’un nouveau couvent.26 La grande majorité de ces ordres sont contemplatifs; les ordres actifs

sont de nouveaux venus et doivent lutter pour leur place dans la société.27 Ce sont des

congrégations séculières – elles se nomment elles-mêmes « religieuses tertiaires » - qui se donnent comme objectif d’aider les pauvres et les malades.28

Bien que les ordres religieux soient non-mixtes, les structures religieuses permettent de nombreuses rencontres entre hommes et femmes. Ces rapports sont toujours marqués par la domination masculine et la soumission féminine. Dans la création de nouvelles communautés, si souvent l’initiative vient d’une femme, l’intervention ecclésiastique masculine est obligatoire. Souvent, un partage des tâches s’établit; la religieuse gère l’établissement au quotidien, alors que les hommes rédigent les Constitutions et demeurent les supérieurs hiérarchiques.29 Tolérés à

l’intérieur de la clôture, ils jouent les rôles de confesseurs et de directeurs spirituels.30 Cette

proximité intellectuelle crée un lien de confiance qui présente des risques d’attachement.31 Les

hommes d’Église se retrouvent dans le quotidien de toutes les femmes par les sermons, où elles constituent la majorité de l’audience.32

La vie religieuse est aussi un lieu d’activité intellectuelle. Bien que le niveau culturel des religieuses reste nettement inférieur à celui des hommes, elles sont plus éduquées que les laïques du même statut social.33 La lecture spirituelle fait partie de leurs activités, prolongeant

l’instruction chrétienne. Les ouvrages recommandés aux religieuses font l’objet de minutieuses

26 Labrousse et Sauzet, Histoire de la France…, p. 424.

27 Elizabeth Rapley, Les dévotes, Les femmes et l’Église en France au XVIIe siècle, Bellarmin, Canada, 1995, p. 257. 28 Godineau, Les femmes dans la société française…, p. 109 et 110 et R. Duchêne, Être femme au temps de Louis XIV,

Paris, Perrin, 2004, p. 82 et 84.

29 Labrousse et Sauzet, Histoire de la France…, p. 424. Bernos, Femmes et gens d’Église…, p. 205-213. Lucetta

Scaraffia et Gabriella Zarri, Storia delle donne in Italia. Donne e fede. Bari, Laterza, 1994, p. 177-227.

30 Duby et Perrot, Histoire des femmes…, p. 194. 31 Bernos, Femmes et gens d’Église…, p. 208-228. 32 Timmermans, L’accès des femmes…, p. 482-487. 33 Bernos, Femmes et gens d’Église…, p. 233.

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listes, prévues dans leurs règles, desquelles elles ne peuvent déroger sans autorisation.34 On leur

autorise les livres de dévotion écrits par des prêtres, mais elles doivent éviter les traités de théologie et les hérésies.35 Pour ce qui est de la lecture de la Bible,36 les religieuses comme les

laïques doivent solliciter une permission qui leur donnera accès à certaines parties. Leur lecture doit rester en surface et il ne faut pas tenter d’approfondir des concepts qu’elles ne pourraient comprendre. Les ecclésiastiques entretiennent au sujet des femmes ce même préjugé, cœur de la domination masculine dans la société : elles doivent simplement connaître ce qui leur est utile. Pour une religieuse, cela signifie connaître et obéir à sa règle.37

Cette influence de l’Évangile et des discours théologiques sur les religieuses, ce modelage sur l’exemple du Christ, construit donc un corps de moniale différent de celui des laïques à travers des discours et des pratiques. Il s’agit d’un corps enfermé par la clôture du cloître rétablie par le Concile de Trente. De par ses vœux et son mode de vie au couvent, c’est un corps contraint à la chasteté, à la pauvreté, parfois à la maladie, à l’oisiveté ou au travail manuel, et à une nourriture plus ou moins équilibrée selon l’institution. Les usages religieux réglementent le vêtement, et la liturgie impose des gestes et des positions au corps par une répétition rituelle constante. Le désir d’imiter le Christ et de devenir une sainte s’exprime aussi violemment par des mortifications imposées au corps. Il s’agit d’un corps qui se retrouve, malgré les exhortations doctrinaires et canoniques, en relation avec d’autres corps. Dans des relations entre femmes, amitiés de groupes comme amitiés « particulières, » même si ces dernières sont fortement découragées par les règles tridentines. Des relations avec des hommes aussi, de par les rencontres rendues possibles par la règle et le parloir. Les religieuses parlent de leur corps : soit mentionnent-elles directement leur corps, ou bien mentionnent-elles plutôt celui de leurs consœurs. Quelle image renvoient-elles de ce corps, et pourquoi choisissent-elles de montrer cette image? Comment utilisent-elles le corps comme procédé discursif performatif dans des textes de formes et buts divers?

Voir le corps des religieuses : thèmes

Afin de voir le corps des religieuses et les discours sur celui-ci dans plusieurs types de sources ainsi que dans de nombreux cas différents mettant en scène des environnements variés, et

34 Bernos, Femmes et gens d’Église…, p. 233-240 et Timmermans, L’accès des femmes…, p. 493-496. 35 Timmermans, L’accès des femmes…, p. 487, 489-496.

36 Timmermans, L’accès des femmes…, p. 703.

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pour en suivre l’évolution au fil de la seconde moitié du XVIe siècle et durant tout le XVIIe

siècle, j’ai choisi de questionner les textes selon cinq aspects mettant en scène le corps des moniales. Le premier aspect et le plus présent, comme je l’ai expliqué plus haut, est la clôture

tridentine. Comment cette nouveauté de la Réforme Catholique est-elle appliquée dans les

couvents féminins, et quelles sont les réactions des religieuses face à sa mise en place et aux nouvelles obligations et pratiques qu’elle comporte? Second aspect, intimement lié au rétablissement de la clôture tridentine : les relations sociales possibles, obligées ou interdites. Le corps des religieuses, même caché derrière les murs des cloîtres, est un corps en relation, qui apprécie les contacts humains. Quels sont les espaces de sociabilité qui sont rendus possibles – ou au contraire qui deviennent interdits – au fur et à mesure que s’affirme la Réforme Catholique? Avec qui les religieuses ont-elles des relations sociales, et quelles formes prennent ces relations? Troisième aspect, le monde matériel. Les religieuses vivent dans un environnement qui n’est pas composé que de transcendance et de contemplation, mais plutôt d’une multitude de lieux et d’objets avec lesquels leur corps entre en contact. Quels sont les lieux et les objets de la vie quotidienne des religieuses qui apparaissent dans les sources, et pourquoi nomme-t-on précisément ces derniers? Quelle est la relation des moniales avec l’argent et les activités financières, et dans quels contextes mentionne-t-on les ressources pécuniaires des couvents? Le quatrième aspect engage le corps des religieuses dans ses moments de souffrance, à l’image du Christ accomplissant son supplice salvateur : il s’agit bien sûr des pratiques de mortification des moniales, mais aussi des épisodes de maladie, et tous les discours autour de la faible chair humaine en douleur. Dans quelles occasions la mortification du corps apparaît-elle dans les textes, et quels buts ces discours servent-ils? Comment la maladie est-elle vécue par les femmes consacrées, et qu’en disent-elles? Finalement, cinquième aspect, la dualité entre le vœu de chasteté et le corps sexué des femmes ayant pris le voile. La sexualité est-elle réellement complètement inexistante dans les couvents tridentins, comme le clament les ecclésiastiques promoteurs de la Réforme Catholique? Quelles formes assument les pratiques sexuelles des moniales? Quelle place la sexualité prend-elle dans les discours des religieuses et sur les religieuses?

Ces cinq aspects du corps des religieuses – clôture, relations sociales, monde matériel, souffrance et sexualité – sont les fils rouges que je suivrai tout au long de la thèse. Ils sont le résultat d’un choix : j’aurais évidemment pu aborder bien d’autres aspects du corps des

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religieuses. J’ai choisi de laisser de côté les aspects qui se réfèrent exclusivement au corps physique et matériel du quotidien, par exemple les achats en nourriture ou l’âge de la mort. J’ai aussi choisi de ne pas parler du corps mystique, comme celui que nous décrit Suor Veronica Giuliani lorsqu’elle raconte comment son cœur a été blessé par Dieu. La mystique est un tout autre champ de recherche pour lequel les représentations du corps par les moniales sont riches et multiformes. Quelques études récentes ont commencé à aborder la question, entre autres les travaux pionniers de Jacques Le Brun, mais parler du corps des religieuses à travers les textes et expériences de la mystique du XVIIe siècle est un sujet à part et nécessite une autre thèse. Mon

choix d’écarter les aspects matériels et mystiques du corps des religieuses est justifié par l’objectif central de ma thèse : lire les représentations du corps des religieuses telles que décrites par celles-ci et par leurs contemporains durant la Réforme Tridentine et la réorganisation de l’Église qui s’en suit. Ainsi, je serai attentive aux changements dans ces cinq aspects au fil de l’installation de la Réforme catholique puis de l’avancement du XVIIe siècle. De la même

manière, l’étude de ces cinq aspects me permettra d’observer attentivement les dynamiques de pouvoir qui sont en jeu dans différents contextes et les stratégies des protagonistes – les religieuses – afin de remplir leur agenda personnel.

Mise en perspective historiographique

Écrire l’histoire du corps des religieuses signifie d’abord raconter des vies de femmes et en ce sens, une telle recherche s’insère dans le vaste projet d’histoire des femmes, foisonnant depuis les années 1970. La base de la vie des femmes dans l’Ancien Régime a été établie par plusieurs ouvrages de référence faisant partie du projet européen d’histoire des femmes.38 Deux

ouvrages collectifs, dont l’inspiration initiale provient de la maison d’édition Laterza qui a eu l’idée de faire appel non seulement aux historien-ne-s italien-ne-s, mais aussi français-e-s, dressent un portrait global des milieux de vie des femmes selon une approche thématique : pour la France surtout, malgré le titre, l’Histoire des femmes en Occident, dirigé par Georges Duby et Michelle Perrot,39 et pour l’Italie la série Storia delle donne in Italia.40 Différentes tendances

traversent l’histoire des femmes comme l’illustre l’opposition Godineau/Beauvalet-Boutouyrie.

38 À ce sujet, voir les articles sur le projet européen d’histoire des femmes dans la publication de conférence dirigée

par Anna Bellavitis et Nicole Edelman, Genre, femmes, histoire en Europe: France, Italie, Espagne, Autriche, Nanterre, France, Presses universitaires de Paris Ouest, 2011.

39 George Duby et Michelle Perrot (dir), Histoire des femmes…. J’ai utilisé le tome III, du XVIe au XVIIIe siècle, sous

la direction d’Arlette Farge et de Nathalie Zemon Davis.

40 Par exemple, dans cette série, j’ai utilisé les ouvrages de Lucetta Scaraffia et Gabriella Zarri, Storia delle donne in

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La synthèse de Dominique Godineau41 prend position dans le travail de valorisation des femmes

en tant que groupe séparé des hommes, dans une tradition d’histoire sociale en continuité avec la pensée d’historiennes féministes des années 1970. À l’opposé, le travail de Scarlett Beauvalet-Boutouyrie42 insiste sur les lieux de collaboration entre les deux sexes, ainsi que sur

l’indépendance féminine. Ces deux tendances, celle que l’on peut nommer « séparatiste », étudiant les hommes et les femmes séparément, et celle « collaboratrice », s’intéressant aux points de contact entre les sexes, se retrouvent dans toutes les historiographies abordant l’histoire des femmes.

L’étude du corps des religieuses à travers les discours et les pratiques qui l’entourent s’articule au croisement de plusieurs problèmes et contradictions d’une historiographie qui est, jusqu’à présent, restée plutôt timide sur l’exploration des corps féminins en contexte monastique. Le premier problème de l’historiographie sur les religieuses est le prolongement des contradictions de l’histoire des femmes : l’agenda politique. Une première tendance est celle menée par Gabriella Zarri,43 qui est parfois définie comme « catholique ». Gabriella Zarri s’est

intéressée aux couvents de femmes de partout en Italie, montrant comment ces derniers jouent le rôle de centres sociaux et culturels, intégrés dans l’économie politique de l’Église romaine. Elle présente les religieuses comme des femmes qui ont la possibilité de s’épanouir dans les couvents, loin des responsabilités familiales et de la tyrannie des hommes, jouant du même coup un rôle clé dans le tissu urbain et les relations de clientélisme. En décrivant les lieux de vie féminins, les barrières imposées à leur identité, elle définit aussi les limites et les modalités de formation d’un corps devant se plier et s’assouplir pour prendre place dans les cadres qui lui sont imposés. Deux autres tendances de l’historiographie contrastent avec les positions de Gabriella Zarri. D’abord,

41 Dominique Godineau, Les femmes dans la société française : 16e-18e siècles, Paris, Armand Colin, 2003.

42 Scarlett Beauvalet-Boutouyrie, Les femmes à l’époque moderne, Paris, Belin, 2003.

43 Gabriella Zarri, Libri di spirito: editoria religiosa in volgare nei secoli XV-XVII, Turin, Rosenberg & Sellier,

2009. Gabriella Zarri, « La clôture des religieuses et les rapports de genre dans les couvents italiens (fin XVIe- début XVIIe siècles) », CLIO, Clôture, no 26, 2007, p. 37-59. Gabriella Zarri, Recinti. Donne, clausura e matrimonio nella prima età moderna, Bologne, Il Mulino, 2000. Gabriella Zarri, Le sante vive: cultura e religiosità femminile nella prima età moderna. Turin, Rosenberg & Sellier, 1990. Elle a aussi édité de nombreux ouvrages collectifs et dirigé des recherches sur les religieuses de la péninsule italienne et de l’Europe entre la fin du Moyen Âge et l’époque moderne. Gabriella Zarri (dir.), Storia della direzione spirituale, Brescia, Morcelliana, 2008. Gianna Pomata et Gabriella Zarri (dir.), I monasteri femminili come centri di cultura fra Rinascimento e Barocco: atti del convegno storico internazionale: Bologna, 8-10 dicembre 2000. Rome, Biblioteca di storia sociale, Edizioni di storia e letteratura, 2005; Gabriella Zarri (dir.), Il monachesimo femminile in Italia dall'alto Medioevo al secolo XVII, Cariano, Il Segno dei Gabrielli editori, 1997. Gabriella Zarri (dir.), Donna, disciplina, creanza cristiana dal XV al XVII secolo: studi e testi a stampa, Rome, Edizioni di storia e letteratura, 1996. Gabriella Zarri (dir.), Finzione e santità tra medioevo ed età moderna, Turin, Rosenberg e Sellier, 1991.

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une position carrément féministe qui voit dans les couvents, et surtout dans la pratique de l’enfermement forcé, une manifestation de domination masculine. Les recherches menées par les protagonistes de cette tendance visent à revaloriser l’écriture des religieuses afin de les présenter comme des mères du féminisme moderne,44 ou encore, comme l’a fait Mary Laven,45 cherchent

les cas scandaleux de rébellions contre les normes tridentines.46 Ce courant s’est illustré dans les

rééditions et les nombreuses études sur la bénédictine Suor Arcangela Tarabotti, dirigées, pour n’en nommer que quelques-uns, par Francesca Medioli, Letizia Panizza, Meredith Ray, Elissa Weaver, Lara Lynn Westwater, ou Emilio Zanette.47 Finalement, une autre historiographie,

illustrée entre autres par les travaux de Jutta Sperling48 ou de Giovanna Paolin,49 présente les

religieuses comme des femmes malheureuses, trompées, et mises à l’écart de la société, mais qui sont capables de se créer des espaces de pouvoir à l’intérieur des mécanismes sociaux. Giovanna Paolin a recherché, dans les procès de l’Inquisition du Veneto et du Friuli, les réactions des religieuses face au rétablissement de la clôture monastique après le Concile de Trente. Elle

44 Il peut s’agir par exemple de valoriser les activités et la qualité des productions artistiques des religieuses, comme

l’a fait entre-autres Elissa Weaver, Convent theatre in early modern Italy : spiritual fun and learning for women, Cambridge, Cambridge University Press, 2002.

45 Mary Laven, Virgins of Venice. Enclosed Lives and Brocken Vows in Renaissance Convent, Londres, Penguin

Books, 2002.

46 Par exemple: Craig Monson, Nuns Behaving Badly: Tales of Music, Magic, Art, and Arson in the Convents of

Italy, Chicago, University of Chicago Press, 2010; Craig Monson, The Crannied Wall. Women, Religion, and the Arts in Early Modern Europe, The University of Michigan Press, 1992.

47 Suor Arcangela Tarabotti a été redécouverte par Emilio Zanette (Suor Arcangela, monaca del Seicento veneziano,

Venezia, Istituto per la collaborazione culturale, 1961), qui l’a présentée comme la consœur de la Monaca di Monza (Alessandro Manzoni, I promessi sposi, storia milanese del secolo XVII, Naples, Tramater, 1827). Dans les années 1980, Suor Arcangela Tarabotti devient une sorte de curiosité qui suscite une attention féministe ; elle est le plus souvent présentée aux côtés de Moderata Fonte et de Lucrezia Marinelli. (Ginevra Conti Odoriosio, Donna e società nel Seicento: Lucrezia Marinelli e Arcangela Tarabotti, Rome, Bulzoni, 1979 ; Claire Lesage, « Femmes de lettres à Venise aux XVIe et XVIIe siècles : Moderata Fonte, Lucrezia Marinella, Arcangela Tarabotti », Clio Histoire,

Femmes et Sociétés, no 13, 2001, p. 135-144 ; Lynn Lara Westwater, The disquieting voice : women’s writing and antifeminism in seventeenth-century Venice, Thesis (Ph.D.), University of Chicago, Department of Romance Languages and Literatures, Décembre 2003.) À partir des années 1990, plusieurs rééditions et traductions des textes de Suor Arcangela Tarabotti sont publiées (Francesca Medioli, réédition de L'« Inferno monacale » di Arcangela Tarabotti, Turin Rosenberg & Sellier, [inédit] 1990 ; Letizia Panizza, réédition et traduction de Che le donne siano della spezie degli uomini = women are no less rational than men, Londres, Institute of Romance Studies, [1651]1994 ; Elissa Weaver, réédition de Satira e Antisatira, Rome, Salerno Editrice, [1648] 1998 ; Letizia Panizza, réédition et traduction de La semplicità ingannata [1654] (Paternal Tyranny, Chicago, University of Chicago Press, 2004) ; Meredith Ray et Lynn Westwater, réédition de Lettere familiari e di complimento, Turin, Rosenberg et Sellier, 2005 ; Simona Bortot (dir.), réédition de La semplicità ingannata : edizione critica e commentata, Padoue, Il poligrafo, [1654] 2007.) L’engouement pour la bénédictine de Sant’Anna a conduit à la publication d’un ouvrage collectif en 2006, sous la direction d’Elissa Weaver, Arcangela Tarabotti : a literary nun in Baroque Venice, Ravenne, Longo.

48 Jutta Gisela Sperling, Convents and the Body Politic in Renaissance Venice, Chicago, University of Chicago Press,

2000.

49 Giovanna Paolin, Lo spazio del silenzio: monacazioni forzate, clausura e proposte di vita religiosa femminile

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raconte ainsi l’histoire de religieuses dont le corps est mis en scène, et qui, par leurs dépositions, racontent leur corps de l’intérieur. Jutta Sperling a remis en question les analyses de l’enfermement forcé en montrant que l’usage du couvent comme option alternative au mariage n’est pas simplement causé par l’inflation des dots, mais aussi par des stratégies familiales endogames. Les travaux d’Anne Jacobson Schutte, historienne des femmes à Venise, peuvent être localisés entre ces deux dernières tendances. Elle a identifié les mécanismes de domination des femmes par un groupe patricien omnipotent et les stratégies des femmes pour se mouvoir et arriver à leurs fins dans ce contexte.50 Cette historiographie des religieuses italiennes est d’abord

celle des religieuses vénitiennes, sur lesquelles portent la plupart des études, surtout celles issues de la tradition anglo-saxonne.

Un second problème de l’historiographie s’articule autour de l’usage des sources. D’un côté, l’écriture des religieuses est traditionnellement considérée comme un corpus uniforme de textes de dévotion ne faisant que refléter les normes ecclésiastiques, ou au contraire, ces mêmes textes sont perçus un ensemble où il est possible de puiser pour construire des figures « proto-féministes ». Certaines religieuses sont édifiées en muses de la littérature dans des rééditions, par exemple dans la collection de l’Université de Chicago, The Other Voice in Early Modern

Europe.51 Gabriella Zarri, dans Libri di Spirito,52 a utilisé la littérature de dévotion pour montrer

le glissement des objectifs de la littérature spirituelle au cours du XVIe siècle, partant d’ouvrages

généraux vers des guides de conduite très ciblés. Son ouvrage fournit un intéressant cadre d’analyse des larges tendances de l’époque, et un travail de débroussaillage des textes de

50 Anne Jacobson Schutte, « Between Venice and Rome the dilemma of Involuntary Nuns, » Sixteenth Century

Journal, no 41, vol. 2, 2010, p. 415-439. Anne Jacobson Schutte, “La Congregazione del Concilio e lo scioglimento dei voti religiosi: I rapporti tra fratelli e sorelle”, Rivista storica italiana, no 118, 2006, p. 51-79. Anne Jacobson Schutte, Aspiring Saints: Pretense of Holiness, Inquisition, and Gender in the Republic of Venice, 1618-1750, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2001.

51 Les rééditions et traductions de textes de femmes publiés depuis les années 1980 sont très nombreuses. Par

exemple, la collection The other voice in Early Modern Europe, publiée par le Chicago University Press. Cette collection traduit – vers l’anglais – les textes de femmes et les rend disponibles via des éditions contemporaines et accessibles. Les traductions sont parfois très libres et modernisent le texte de façon à faire ressortir les aspects les plus « féministes ». C’est le cas de la traduction de la Semplicità Ingannata, de Suor Arcangela Tarabotti, par Letizia Panizza, sous le titre très évocateur de Paternal Tyranny, en 2004. Le choix des œuvres republiées est aussi évocateur. Toujours au sujet de Suor Arcangela Tarabotti, sur ses six ouvrages, cinq sont maintenant réédités. Le premier a été l’Inferno Monacale, en 1989, par Francesca Medioli. Cet ouvrage clandestin et manuscrit revendique la liberté de choix de vocation pour les femmes et présente le cloître comme un enfer sur terre. Son opposé, le Paradiso Monacale (publié à Venise en 1643 chez Giugliemo Oddoni), a été le seul ouvrage célébré du vivant de Suor Arcangela Tarabotti et connu comme présentant des idées relativement orthodoxes. Trop conformiste, pas assez « féministe » peut-être, c’est à ce jour le seul ouvrage de Suor Arcangela Tarabotti qui n’ait pas été réédité.

52 Gabriella Zarri. Libri di spirito: editoria religiosa in volgare nei secoli XV-XVII, Turin, Rosenberg & Sellier,

Figure

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