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ARTheque - STEF - ENS Cachan | Le corps meurtri, ou la santé en milieu carcéral

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Academic year: 2021

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LE CORPS MEURTRI, OU LA SANTÉ EN MILIEU CARCÉRAL

Giacinto COLOMBO Massagno, Suisse

MOTS-CLÉS : PRISON – ENFERMEMENT – SANTÉ – SOUFFRANCE – LANGAGE DU CORPS

RÉSUMÉ : Si l’on considère la santé comme l’intersection de la dimension somatique, physique et sociale, nous devons admettre que l’enfermement a des effets pathogènes. Les personnes incarcérées, en plus d’éventuelles affections classiques, présentent le plus souvent des maladies liées à la privation de liberté, où, plus que de maladi, il est question de souffrance. Le corps meurtri devient alors langage pour dire le désarroi et pour appeler au secours.

ABSTRACT : If health is considered as the intersection of the somatic, physical and social dimension, we must admit that the detention has pathogenic effects. In addition to classic affections, people incarcerated can suffer illnesses due to the denial of liberty, even though it’s more likely a question of misery. The bruised body then becomes a language to tell the misery and to call for help.

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1. INTRODUCTION

Il faut reconnaître que, malgré une floraison médiatique en augmentation, le monde pénitentiaire, la prison, reste encore, pour la plupart d’entre nous, une boîte noire, un objet mystérieux, vers lequel nous avons un double mouvement d’attraction et de répulsion. Attraction, curiosité, fascination, puisqu’on aimerait bien connaître, voir le visage de celui qui a osé passer à l’acte, celui qui a franchi la ligne de l’interdit ; mais en même temps, tout ceci nous fait peur, peur de s’avouer que, quelque part, nous avons éprouvé les mêmes pulsions, peur de l’osmose qui pourrait se créer entre deux catégories, par définition, étanches : le bien d’un côté et le mal de l’autre ! La symbolique de la prison ne doit pas s’estomper, sous peine de perdre quelques points de repères essentiels pour la construction de notre propre identité sociale.

Le pénitencier a fait l’objet de pas mal de recherches et, depuis quelques années, il est sans doute plus visible ; il n’en demeure pas moins, qu’il reste un monde fermé, difficile à pénétrer et dont nous n’avons pas encore une connaissance complète, mais veut-on vraiment comprendre, veut-on vraiment voir ? En fait, même lorsqu’une étude sur les conditions de détentions et sur le fonctionnement du système pénitentiaire arrive à faire la une des journaux, à convoquer dans le débat quelques hommes politiques, à susciter émotions et/ou scandales, cela ne dure pas longtemps ; après avoir lancé quelques déclarations de principe et donné l’assurance qu’une commission se penchera sur les questions soulevées, la tension tombe, tout revient comme avant et la prison retrouve son ronronnement quotidien, accablant. C’est un peu ce qui s’est passé en France après la publication du livre de Véronique Vasseur1, ancien médecin-chef à la Santé (sic !) à Paris.

La prison, une micro société où, aux règles institutionnelles, se superposent des règles informelles, des codes de comportement pas toujours simples à décrypter ; une grammaire de la communication pas toujours facile à saisir, où signes et symboles peuvent altérer le sens des mots et des gestes, un mode dur où la survie physique et psychique tient parfois à peu de chose…

2. LE CORPS CONTRAINT

L’enfermement a remplacé la peine corporelle, le supplice, mais la punition, comme l’a si bien souligné Foucault2, vise toujours le corps, le corps contraint dans une nouvelle dimension spatio-temporelle, le corps objet et en même temps sujet de la sanction pénale. Avec l’introduction des peines « douces » on a dépassé l’idée que la prison puisse être encore souffrance, maladie, torture physique et psychique, affliction… Mais en est-il vraiment ainsi ?

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La privation de liberté comporte un certain nombre d’autres privations, dont le détenu est l’objet tout au long de son incarcération, parmi lesquelles on peut citer la perte de liberté, bien sûr, qui concrètement signifie, entre autres, avoir un périmètre délimité, devoir justifier chaque mouvement, ne pas pouvoir passer une porte sans faire appel à un surveillant. La perte de biens et de services, la privation de l’hétérosexualité, la perte d’autonomie et la perte de sécurité, sont d’autres privations qui modifient progressivement les attitudes et les comportements du détenu qui est ainsi assimilé, englouti par l’institution. « Et la prison, c’est ça… Absence, éloignement, impuissance, manque, détresse. Un tunnel qui vous écarte de la vie dehors, comme si tout à coup on vous voilait les yeux, on vous attachait les mains, les pieds, et on vous enlevait la voix comme on éteint une radio. ». Voilà comment une détenue décrit le monde dans lequel elle est enfermée3 !

L’enfermement n’est donc pas un état de santé, en tout cas pas un état de santé dans le sens de la définition proposée par l’OMS4 : « La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, qui ne consiste pas seulement en l’absence de maladie ou d’infirmité. ».

Mais plus que de douleur liée à des maladies qui peuvent êtres antécédentes à l’incarcération ou générées par l’enfermement, en prison il est plutôt question de souffrance5, essentiellement associée à la séparation, au manque, au mal de vivre. Le corps emprisonné est un corps dépendant, soustrait à la vue du monde, obligé de partager une promiscuité souvent malsaine, le corps est « déshumanisé », est une « chose » qu’on peut déplacer, enfermer, fouiller, au gré des exigences institutionnelles.

Le corps devient alors le véhicule et, en même temps, la mesure de cette souffrance ; il devient moyen de communication, ultime poste retranché pour afficher sa propre autonomie, pour crier sa liberté, fusse-t-elle celle de mourir. Se sortir du corps, se débarrasser du corps, cet « organe-obstacle (…) qui gène l’âme et l’empêche de penser » comme disait le philosophe Vladimir Jankélévitch6, revient aussi à se libérer du carcan extérieur représenté par la prison.

L’utilisation du corps comme moyen d’expression peut assumer différentes formes : la surface corporelle peut être utilisée pour raconter, au fil des années, l’expérience carcérale, pour graver, d’une façon indélébile, à travers la pratique des tatouages, un souvenir, une émotion, pour dire qu’on n’est pas complètement perdu, qu’on maîtrise encore, au moins une partie, de son propre corps. D’autres manifestations sont centrées sur la violence, violence envers d’autres détenus ou le personnel, ou violence sur soi-même, sur son propre corps ; nombreuses sont les automutilations (entailles sur plusieurs partie du corps, ingestions de toute sorte d’objets, grève de la faim, etc.). Maltraiter son corps reste souvent le seul moyen pour appeler à l’aide, pour attirer l’attention des juges, de l’administration pénitentiaire ou de l’opinion publique ; c’est aussi un moyen de protestation, de révolte, de détresse. Se faire du mal pour souffrir moins, pour rompre avec l’apathie

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quotidienne, pour donner un coup de pied dans la fourmilière, pour déclencher un changement des choses… enfin pour se sentir exister. Jeu dangereux avec la mort, pour pouvoir crier la vie !

Dans d’autres cas, la destruction du corps va jusqu’au bout. Le suicide, pas seulement en prison, est un thème délicat et, par endroit, encore tabou. Il nous interpelle et nous inquiète, peut être aussi parce que la mort d’autrui nous renvoie inexorablement à notre propre mort.

À l’opposé de la dégradation, le corps peut réagir à l’enfermement en valorisant l’image corporelle, en visant l’épanouissement corporel à travers le sport et le culturisme. Ces pratiques, souvent obsessionnelles, cherchent à modeler le physique, à lutter contre la dégénérescence, à forger un corps à même de s’engager dans un rapport de force. Il s’agit, en fait, d’une autre réponse extrême à un même type de problème, celui du corps qui se révolte contre son enfermement et qui cherche à prévenir la dépendance. Il faut d’emblée relever que l’état de santé des personnes qui entrent en prison est extrêmement précaire et « met en évidence les stigmates précoces d’une vie placée sous le signe de la prise de risques bien davantage que de la prise de soins de soi »7.

Le corps est négligé, oublié et l’accès aux soins est limité le plus souvent à l’intervention en cas d’urgence ; les carences alimentaires, le manque de sommeil, l’absence d’activité physique, s’ajoutent à des problèmes de dentition, à des affections de la peau, à des ulcères, à des MST, etc. Sans pouvoir généraliser et tout en soulignant les changements importants enregistrés dans les services médicaux des établissements pénitentiaires, force est de constater que les conditions de détention renforcent le processus de détérioration et, plus la peine est longue, plus il y a des risques que les séquelles soient importantes et persistantes.

Le vécu carcéral provoque des troubles sensoriels. La vue baisse, effet pervers dû à la pénombre de la prison, au manque d’horizon, à la recherche continuelle de luminosité ; le goût s’amoindrit et se façonne sur des repas insipides et répétitifs ; l’odorat s’habitue à la seule odeur prégnante de la prison et finit par s’anesthésier ; quant au toucher, il est pratiquement inexistant, les sensations tactiles sont diminuées par la répétitivité des gestes, par le côtoiement d’objets identiques, par la limitation des contacts physiques avec d’autres personnes ; par contre l’ouïe devient très sélective, bien que la gamme acoustique ne soit pas très étendue et les silences y soient parfois angoissants. Le bruit des clefs, de la chasse d’eau, rythme la journée : on apprend à écouter, à lire et interpréter le plus faible bruit : les pas du surveillant qui s’approche de la cellule, la respiration agitée d’un codétenu… seuls manquent les bruits de la ville, les cris des enfants, les bruits de la vie… qui parfois entrent en prison estompés par l’intermédiaire de la radio ou de la télé.

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3. LE CORPS DE L’AUTRE

L’univers carcéral influence, modifie, tout au moins en partie, les principales fonctions vitales de l’homme. Il n’est plus besoins de souligner l’importance de la relation à l’autre pour construire sa propre identité, le regard, la parole, le toucher, sont autant d’éléments essentiels à la perception de soi et à l’interaction avec autrui. Or, l’isolement ou la promiscuité forcée empêchent cette construction et le détenu se trouve retranché dans son enferment sensoriel.

S’il est vrai que dans le monde libre aussi la relation sexuelle peut poser problème, il est certain que la privation hétérosexuelle en prison constitue une privation majeure, qui provoque d’importantes perturbations, physiques et psychiques, qui continuent longtemps après la période de détention. Par endroits on a pensé et on a réalisé des solutions pour essayer de reconstituer une dignité humaine perdue dans des pratiques sordides, voire violentes, pour chercher de rendre supportable l’insupportable, il s’agit des congés, des permissions, des parloirs intimes, des lieux d’affectivité… moyens qui, si bien aménagés et en présence de périodes de détention pas trop longues, peuvent constituer des solutions valables ; mais encore faut-il qu’elles soient acceptées pour être développées et généralisées, puisqu’au delà des tabous encore liés à la question sexuelle, pour la majorité de l’opinion publique, le mécanisme punitif doit toujours être basé sur le rachat de la faute par la souffrance : le détenu n’a donc plus droit au « plaisir sexuel » !

Pour avoir travaillé à l’intérieur d’une prison, pour avoir accompagné passablement de détenus dans leur parcours pénal, nous pouvons témoigner que, pour certaines catégories de personnes, le pénitencier a aussi une fonction soignante. C’est le cas par exemple des toxicomanes qui arrivent en prison tels des épaves, complètement démolis sur le plan physique et mental. Un bilan de santé, des examens médicaux spécifiques, un sevrage imposé, un cadre de vie structuré (rythme de sommeil, alimentation) permettent une remise en forme rapide et souvent spectaculaire. La prison peut aussi représenter un lieu de protection pour les exclus du bien-être social et économique, dans ce sens qu’elle met à disposition gîte et couvert, ainsi que des conditions hygiénico-sanitaires acceptables ; elle permet de se refaire une santé et d’être à l’abri d’un monde externe hostile.

Tout n’est pas si tranché, d’un côté une prison qui soigne, de l’autre une prison pathogène ; il y a des nuances en fonction de la typologie des détenus, du niveau d’organisation de la prison.

4. SOIGNER LE CORPS POUR SOIGNER L’ESPRIT

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chances de pouvoir réellement transformer la prison en un lieu de parole. En d’autres mots doit-on et peut-on réformer la prison ? Puisque c’est bien de cela qu’il s’agit : redéfinir un espace, un projet, un itinéraire, une éthique où l’homme et son corps meurtri occuperaient une place nouvelle.

D’aucuns ont répondu par l’affirmative à ces questions, en partant de la constatation que l’institution pénitentiaire ne va sans doute pas disparaître de si tôt, et ils ont donc essayé, dans le domaine spécifique de la santé, de traduire en pratique les principes contenus dans les nombreuses disposition légales en vigueur8 qu’on a parfois du mal à les retrouver, même en cherchant bien, dans les pratiques quotidiennes des prisons.

5. CONCLUSION

Pour conclure, nous aimerions citer dans les grandes lignes le projet en cours depuis quelques années dans le pénitencier de la Stampa, à Lugano, dans la Suisse italienne. Les actions les plus importantes menées à ce jour, ont été la distribution à chaque nouvel arrivant d’une trousse hygiénico-sanitaire qui contenait, entre autre, un préservatif et une brochure qui rappelait les principales prescriptions en matière de santé et d’hygiène. Des affiches, placées à l’intérieur des espaces communs, lançaient des messages sur des thématiques, jugées prioritaires (fumée, mouvement, alimentation, SIDA, etc.) Les affiches étaient vues aussi par le personnel, lequel, en plus, a bénéficié de cours de formation spécifique. Tout n’est pas simple, l’itinéraire est souvent parsemé d’embûches, mais le processus est en marche et nous travaillons pour aider les personnes à s’approprier de leur propre vie et comme disait Philippe Lecorps :

« C’est cela l’éducation pour la santé, un appel à restaurer une image de soi y compris corporelle, à la réconciliation avec des partenaires, à la justice dans l’institution, fût-elle carcérale.

Cet appel est-il possible s’adressant à ces personne brisées, soumises à l’enfermement ? C’est notre utopie, peut-être sera-t-elle féconde ? »9.

1 Vasseur V. (1999). Médecin-chef à la prison de la Santé. Paris : Édition Le Cherche Midi. 2 Foucault M. (1975). Surveiller et punir. Paris : Gallimard.

3 Cité par Anne-Julie Auvert, Écrire pour survivre, www.prison.eu.org 4 Constitution de l’OMS, adoptée le 22.07.1946

5 Sur la séparation entre les termes maladie et souffrance, voir notamment Ricœur P. (1994). La souffrance n’est pas la douleur. Autrement, 142.

6 Jankélévitch V. (1978). Le Pur et l’impur. Pari : Flammarion.

7 Barlet P. (1995). La Santé en prison. La santé de l’homme, 315, février.

8 Voir par exemple Aspects éthiques et organisationnels des soins de santé en milieu pénitentiaire, Adoptée par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe, le 8 avril 1998.

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