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L'Ordre de Marshall : la construction des subjectivités dans l'espace éwé au Togo

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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L’Ordre de Marshall. La construction des subjectivités

dans l’espace éwé au Togo

Thèse

Kwami Edem Afoutou

Doctorat en anthropologie

Philosophiæ doctor (Ph. D.)

(2)

L’Ordre de Marshall. La construction des subjectivités dans l’espace éwé

au Togo

Thèse

Kwami Edem AFOUTOU

Sous la direction de :

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Résumé

La construction des subjectivités dans les espaces postcoloniaux reste une thématique assez complexe à explorer du fait de la coexistence en leur sein, de multiples sources de normativité. Dans l’espace éwé au Sud-Togo, l’individu évolue dans un environnement où il est à la fois sollicité par les normes de son traditionnel univers culturel, celles de la modernité mondialisée, mais aussi des sphères normatives plus structurées comme le christianisme, la Franc-maçonnerie, etc. La présente recherche s’est penchée sur les conditions de possibilités d’une subjectivité catholique dans un tel contexte. Cette question est problématisée dans l’association initiatique catholique, l’Ordre de Marshall. Par une démarche ethnographique et sur la base d’une approche interprétative, j’ai montré que pour se construire comme sujets chrétiens, les membres de l’Ordre de Marshall s’engagent dans un effort pour établir des connexions entre des situations paradoxales à première vue. Un tel mode de subjectivation s’inscrit dans la logique du fonctionnement généralement attribué aux des ontologies analogiques qui mobilisent une série de polarités dans leurs organisations du mobilier du monde. La subjectivité marshallienne émerge tant, dans la quête de la réflexivité que dans la recherche de la socialité. Au même moment où elle est résolument engagée dans la quête des savoirs qui régissent le monde, une telle subjectivité se plaît à organiser ces savoirs en un jeu de secrets bien protégés, source d’écarts différentiels entre les individus. La subjectivité catholique marshallienne se déploie entre une transcendance à laquelle elle se voue entièrement et une immanence radicale qui donne sens aux engagements du sujet dans l’Ordre. Enfin, alors qu’elle convoite une sorte d’autonomie, une telle subjectivité se construit dans un assujettissement à Dieu et à sa Parole, aux entités angéliques, aux saints et saintes, mais aussi, dans une certaine soumission aux ainés de l’Ordre. De même, l’identification des chrétiens à Dieu reste influencée par ce contexte marqué par la dichotomie Dieu\Satan. D’où l’idée centrale de cette thèse, le sujet catholique marshallien se construit à travers un ensemble de pratiques paradoxales, dues à l’évolution de son histoire particulière. La conversion au christianisme dans cette perspective implique une logique, tout aussi paradoxale. Elle entraîne l’idée d’une continuité de soi, en même temps qu’une transformation progressive de son être, suivant l’idéal chrétien.

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Abstract

The construction of subjectivities in postcolonial areas remains a fairly complex theme to explore due to the coexistence within them of the domination of multiple sources of normativity. In the area occupied by the Ewe ethnic group in South Togo, the individual evolves in an environment where he is both challenged by the standards of his cultural universe, those of the globalized modernity, but also those of more structured spheres such as Christianity, Freemasonry, etc. The present research has examined the possible influences of Catholic subjectivity in such a context, problematizing the question in the Catholic initiatory association called the Order of Marshall. Using an ethnographic approach and on the basis of an interpretative method, I have shown that, in order to build themselves as Christian subjects, the members of the Marshallian Order are engaged in an effort to establish connections between situations that appear paradoxical at first. Such a mode of subjectivation is in line with the logic of the operation generally attributed to analogic ontology. The latter mobilizes a series of polarities in the way it organizes the world’s furniture. Marshallian subjectivity emerges both in a quest for reflexivity as well as in the search for sociality. At the same time as it is resolutely engaged in the quest for the knowledge that governs the world, this knowledge is organized into a game of well-protected secrets, which become a source of differential status between individuals. Marshallian Catholic subjectivity unfolds between a transcendence to which the individual is entirely devoted and a radical immanence that gives meaning to the subject’s commitments in the Order. Finally, while it covets a kind of autonomy, such subjectivity is built in a subjugation to God and His Word, to angelic entities, to saints, but also a certain submission to the elders of the Order. The very identification of the individual with God seems to take its meaning only in this context marked by the dichotomy of God versus Satan. Hence the central idea of this thesis, the Marshallian Catholic subject is built through a set of paradoxical practices, due to the evolution of its particular history. Conversion to Christianity, from this perspective, implies a logic, just as paradoxical. It leads to the idea of a continuity of self, at the same time as a gradual transformation of one's being following the Christian ideal.

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T

ABLE DES MATIERES

RÉSUMÉ ... II LISTE DES CARTES-ILLUSTRATIONS ET SCHÉMAS ... IX LISTE DES SIGLES ET ACRONYMES ... X REMERCIEMENTS ... XII

INTRODUCTION GÉNÉRALE ... 1

PARTIE I LES BALISES THÉORIQUES ET DÉFINITION DES CONCEPTS DE LA RECHERCHE . 25 CHAPITRE 1 :LA PROBLÉMATIQUE ET LE CADRE CONCEPTUEL ... 25

Introduction ... 25

1-1. Les quêtes identitaires et le christianisme en Afrique ... 26

1-1.1. Le Christianisme comme aliénation identitaire : le paradigme de la rupture... 26

1-1.2. Les réponses face à la désubjectivation induite par le christianisme ... 36

1-1.3. Le christianisme et les paradigmes de la continuité, de la transition et de la transformation. ... 42

1-1.4. Interroger et analyser la subjectivité catholique au Sud-Togo ... 49

1-2. Revue de la littérature et recension d’ouvrages clés ... 52

1-2.1. Christianisme et identité dans une perspective historique ... 52

1-2.2. Christianisme et subjectivité ... 54

1-2.3. De la spiritualité traditionnelle, comme racine du christianisme éwé... 57

1-2.4. Pertinence scientifique et sociale de la recherche ... 60

1-3. Le cadre conceptuel de la recherche et définition de concepts opératoires .. 61

1-3.1. Subjectivité et vérité dans la pensée de Michel Foucault ... 61

1-3.2. La formation identitaire entre l’imaginaire et le symbolique ... 68

1-3.3. La ritualité comme modalité d’observation des enjeux identitaires ... 73

1-3.4. La subjectivation et cohabitation du christianisme avec les traditions locales .. 78

1-3.5. La dialectique de la tradition et de la modernité ... 83

1-3.6. Les rapports sociaux de sexe, le genre comme mode de structuration du sujet . 88 1-3.7. Le tournant ontologique et les différentes catégories de subjectivités ... 93

(6)

1-3.8. Une approche interprétative et figurative ... 98

Conclusion ... 101

PARTIE II L’UNIVERS CULTUREL DE RÉFÉRENCE ... 103

CHAPITRE 2 :LA COSMOLOGIE AJATADODANS LE CONTEXTE SOCIOCULTUREL ÉWÉ ET LA FABRIQUE DES SUBJECTIVITÉS TRADITIONNELLES ... 103

Introduction ... 103

2-1. La cosmologie ajatado et la construction des sujets ... 104

2-1.1. Cosmologie et ontologie, clarification théorique ... 104

2-1.2. Brève histoire des communautés éwé ... 105

2-1.3. La pensée religieuse éwé entre transcendance et immanence ... 109

2-2. Béance et pluralité de la personne éwé ... 112

2-2.1. La construction des subjectivités autour de la géomancie : l’homo quaerens . 112 2-2.2. La composition de la personne éwé autour de la réalité de l’ancestralité ... 117

2-2.3. Une cosmologie multiontologique ? ... 121

2-3. Les repères de la cristallisation d’une ontologie analogique ... 128

2-3.1. La tendance à l’appariement dans la cosmologie éwé ... 128

2-3.2. Le réseau des dieux terrestres et les autres composantes du système religieux130 2-3.3. D’autres caractéristiques principales ... 132

2-4. Deux modalités de construction de la subjectivité traditionnelle ... 135

2-4.1. Les étapes de la formation du sujet dans les couvents Afa ... 136

2-4.2. La formation du sujet dans les couvents du vodu ... 137

Conclusion ... 143

CHAPITRE 3 :LA MÉTHODOLOGIE DE LA RECHERCHE ... 144

Introduction ... 144

3-1. Les objectifs de la recherche ... 144

3-1.1. La question principale ... 144

3-1.2. Des questions subsidiaires ... 145

3-1.3. Objectif principal de la recherche ... 145

3-1.4. Les objectifs secondaires ... 147

(7)

3-2.1. Les raisons du choix de ce groupe ... 150

3-2.2. L’Ordre, sa création et sa mission ... 150

3-2.3. Structure et expansion de l’ODM... 152

3-3. Les techniques d’investigation empirique ... 153

3-3.1. L’ethnographie multi-intégrative ... 153

3-3.2. La technique d’observation participante ... 154

3-3.3. L’entretien comme conversation ... 155

3-3.4. L’étude des sources écrites et audiovisuelles ... 156

3-3.5. Positionnement linguistique ... 156

3-4. Analyse critique réflexive, ethnographie chez soi et identité multiple... 157

3-4.1. Réflexivité et introspection ... 157

3-4.2. Intersubjectivité et production du savoir anthropologique ... 158

3-5. Méthode d’analyse des données et présentation des résultats ... 159

3-5.1. Une première analyse depuis le terrain : une double itération ... 159

3-5.2. La deuxième étape d’analyse ... 161

Conclusion ... 164

PARTIE III ANALYSE ET RÉSULTATS DE LA RECHERCHE ... 165

CHAPITRE 4 :SE CONSTRUIRE PAR LA TRANSACTION AVEC LES ENTITÉS INVISIBLES. LA SUBJECTIVITÉ MARSHALLIENNE À TRAVERS LES RITUELS D’INITIATION ET D’INSTITUTION ... 165

Introduction ... 165

4-1. La ritualisation de l’espace et du temps dans l’ODM ... 165

4-1.1. L’arrangement de l’espace du rituel ... 166

4-1.2. Temporalité biblique et spiritualité cosmique ... 173

4-2. La dynamique de l’invisible dans la construction de la subjectivité ... 178

4-2.1. Les épreuves initiatiques comme une mise à mort de l’ancien soi ... 178

4-2.2. La connaissance comme une des modalités de la subjectivité marshallienne. . 183

4-2.3. Une subjectivité en connexion avec le monde invisible ... 188

4-2.4. Le diable dans le temple : la combativité spirituelle comme modalité d’être .. 192

(8)

4-3.1. L’unité de soi la subjectivité marshallienne ... 196

4-3.2. La constitution du sujet par l’identification à Jésus Christ et aux entités angéliques ... 199

4-3.3. La poursuite de l’idéal d’une subjectivité magnétique... 209

4-3.4. Constitution symbolique de soi : institué en vue de devenir ... 213

Conclusion ... 219

CHAPITRE 5 :SE CONSTRUIRE PAR LA TRANSACTION AVEC LES ENTITÉS INVISIBLES.LA FONCTION STRUCTURANTE DU SECRET INITIATIQUE : HIÉRARCHIE, POUVOIR, ET SUBJECTIVITÉ ... 220

Introduction ... 220

5-1. Le renforcement du statut personnel sur la base de la culture du secret .... 221

5-1.1. Le marshallien à travers la dynamique du silence, du secret et du sacré ... 221

5-2. L’assujettissement comme mode de subjectivation ... 227

5-2.1. Pouvoir des ainés, la masculinité et la féminité en jeu dans L’ODM ... 227

5-2.2. L’identité marshallienne et la dynamique de changement des statuts ... 234

5-3. La création des réseaux de socialité humaine par la pratique du secret ... 236

5-3.1. Solidarité interne dans L’ODM et poursuite des commodités de la modernité 236 5-3.2. La problématique de la fraternité universelle et de la fraternité clanique ... 241

Conclusion ... 244

PARTIE IV L’AGENTIVITÉ DES VIVANTS ET DES MORTS ... 245

CHAPITRE 6 :LA SUBJECTIVATION ÉTHIQUE DANS L’ODM ... 245

Introduction ... 245

6-1. De la discipline comme technique de ‘fabrique’ des individus-objets ... 246

6-1.1. La discipline du mariage ... 246

6-1.2. Des dispositions anti-idolâtriques pour façonner l’être chrétien ... 251

6-2. La réalité de la subjectivation par la pratique discursive au Sud-Togo ... 255

6-2.1. La flexibilité dans la pratique pastorale de l’Église ... 256

6-2.2. Le cas d’une auto-construction à partir du rapiéçage des forces en présence .. 259

6-2.3. Désenchantement et retour à la religion traditionnelle ... 262

6-3. La subjectivation sur la base d’une pédagogie éthico-religieuse ... 265

(9)

6-3.2. Former des sujets utiles à la société africaine ... 268

Conclusion ... 271

CHAPITRE 7:L’AGENTIVITÉ DES VIVANTS ET DES MORTS.LA MORT COMME UNE MÉTAPHORE DE LA VIE ET DU LIEN SOCIAL ... 272

Introduction ... 272

7-1. L’a-subjectivation et la transsubjectivation dans l’expérience de la mort . 272 7-1.1. Le rituel ouvrant la porte du monde mystique aux défunts de l’ODM ... 273

7-1.2. La transsubjectivation et les conditions d’une interaction avec le mort. ... 276

7-2. L’occasion de la mort comme le lieu de renforcement du lien social ... 280

7-2.1. Aspiration des vivants aux rites et honneurs posthumes ... 280

7-2.2. Les rites funéraires, comme lieu de renouvellement du contrat social ... 284

7-2.3. Les rites funéraires, comme lieu de démarcation des visions du monde ... 287

Conclusion ... 290

CONCLUSION GÉNÉRALE... 291

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ... 307

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Liste des Cartes-illustrations et schémas

CARTE 1:LE TOGO EN AFRIQUE DE L'OUEST : ... 4

CARTE 2 :LE TOGO ET LES RÉGIONS QUI LE COMPOSENT SOURCE PNUD2011 ... 4

CARTE 3 :L'AIRE CULTURELLE AJATADO, SES POPULATIONS ET LANGUES ... 106

Liste des Illustrations : ILLUSTRATION 1: LES PRÊTRES TRADITIONNELS EN TORSE NU PHOTO KEA ... 139

ILLUSTRATION 2:UN EXEMPLE DE SOL MOSAÏQUE ... 168

ILLUSTRATION 3:KPATIMA, HYSOPE LOCALE SERVANT À FAIRE LA PURIFICATION,PHOTO KEA ... 170

ILLUSTRATION 4:LE NOM DIVIN DANS LE TRIANGLE ÉQUILATÉRAL. ... 203

ILLUSTRATION 5:L’ŒIL DIVIN, OMNISCIENT ... 203

ILLUSTRATION 6:DES OFFICIERS DE L’ODM(PHOTO KEA) ... 216

ILLUSTRATION 7:DES OFFICIERS SUPÉRIEURS DE L’ODM(PHOTO KEA) ... 216

ILLUSTRATION 8:DES DAMES DE L’ODM(PHOTO KEA) ... 217

ILLUSTRATION 9:DES OFFICIERS SUPÉRIEURS DE L’ODM(KEA) ... 217

ILLUSTRATION 10 :L’HOMME À LA BOUCHE BARRÉE (PHOTO KEA) ... 223

ILLUSTRATION 11:UNE PRESTATION DURANT DES OBSÈQUES.(PHOTO D’ARCHIVE DE L’ODM) ... 281

ILLUSTRATION 12:LES MEMBRES DE L’ODM SE PREPARANT A LEUR RITUEL AUTOUR D’UNE TOMBE.(PHOTO D’ARCHIVE) ... 281

Liste des schémas SCHÉMA 1: LE « SCHÉMA L»(SCUBLA 2011) ... 71

SCHÉMA 2:RÉCAPITULATIF DE LA PROBLÉMATIQUE ET DES OBJECTIFS ... 149

SCHÉMA 3:SCHÉMA RÉCAPITULATIF DE L'ANALYSE DES DONNÉES ... 162

SCHEMA 4:SCHEMA RECAPITULATIF DE L'ANALYSE DES DONNEES (SUITE) ... 163

SCHÉMA 5:SCHÉMA DÉCRIVANT LES DIFFÉRENTS STATUTS INITIATIQUES CHEZ LES DAMES ... 231

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Liste des sigles et Acronymes

CFA : Franc de la Communauté Financière Africaine EEPT : L’Église Évangélique Presbytérienne du Togo

HAAC : Haute Autorité de l’Audiovisuel et de la Communication du Togo KEA : Kwami Edem AFOUTOU

NMG : Nordeutsche Missionsgesellschaft, Missions de l’Allemagne du Nord ODM : Ordre De Marshall

OCI : Conférence de l’Organisation Islamique RPT : Rassemblement du Peuple Togolais SDN : Société Des Nations

SMA : Société des Missions Africaines SVD : Société du Verbe Divin

UE : Union Européenne

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Remerciements

Mes remerciements vont surtout à la Congrégation des pères eudistes de l’Amérique du Nord. Pour m’avoir ouvert ses portes, m’offrant les conditions idoines qui ont rendu possible la réalisation de ce travail.

Mes remerciements vont également à Frédéric Laugrand, le promoteur de ce travail, pour son soutien et ses encouragements, au long de ces années de travail.

Le Noble Ordre de Marshall au Togo n’avait jamais ouvert ses portes à aucune personne non-initiée. Je voudrais leur témoigner ma reconnaissance pour leur confiance. J’espère n’avoir pas trahi celle-ci par le traitement qui est ici fait des données recueillies au sein de leur sanctuaire secret.

Merci à vous toutes et tous, qui m’avez aidé à rendre ce travail lisible et compréhensible pour les éventuels lecteurs. Vos conseils, votre lecture attentive, vos apports techniques et intellectuels m’ont rendu meilleur.

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I

NTRODUCTION GÉNÉRALE

Une capture globale et historique de la vie du sujet au Togo

La question de départ

Ce travail de recherche explore les effets humains et sociaux produits par la réalité de l’enchevêtrement entre les traditions africaines et la modernité globalisée. Les pays du continent africain semblent vivre de façon permanente dans une sorte de liminalité qui s’explique par la fluidité même de la réalité d’une modernité aux contours insaisissables. Dans ce contexte particulier, je voudrais me focaliser sur la question particulière des subjectivités qui constituent en soi un thème très vaste en anthropologie. En tenant compte de l’histoire récente des peuples d’Afrique, ma présente démarche cherche à rendre compte de la problématique de la conversion chrétienne comme un espace de construction et de réarticulation des identités. Cette réflexion s’intéresse au christianisme africain, mais surtout au catholicisme qui est l’une de ses plus anciennes variantes en tant qu’espace où le jeu d’affirmation des aspects de soi se confronte à celui d’une conception universaliste des idéaux humains et humanistes de la doctrine chrétienne. Pour problématiser ces faits sociaux, je vais tourner le projecteur sur les populations habitant l’espace éwé au Sud-Togo, et l’occurrence sur les membres de l’Ordre de Marshall1, une société initiatique catholique à propos de laquelle je reviendrai plus tard.

Les premiers missionnaires catholiques se sont formellement établis chez les Éwé dans les années 1890. Ils ont été précédés sur le terrain par des protestants de la mission de Brême. Au vu de la présence du christianisme chez les Éwé, la question qui va m’occuper tout au long de ce travail est celle-ci : après presque cent cinquante ans de présence du christianisme et de l’éducation de type occidental au Sud-Togo, quels sont mécanismes par lesquels les individus se constituent-ils sujets catholiques ? Et quelles sont les caractéristiques principales d’une telle subjectivité ? Sur le plan tradition éwé, la personne conçue comme plurielle en elle-même et ontologiquement relationnelle, comme j’aurai à le démontrer dans

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les lignes qui vont suivre. En circonscrivant le sujet catholique dans le contexte éwé et en le décrivant dans sa situation d’aujourd’hui, ce travail veut repérer des lieux de continuité, mais aussi de rupture chez des individus plongés dans leur univers culturel de référence. Ces ruptures avec le passé, analysées ensemble avec ce qui constitue des points de continuité représentent des indices de changement ou de transformation de soi. La personne est perçue comme le résultat de ses décisions, de ses choix faits en fonction de ses intérêts, de ses peurs et de ses anxiétés dans le cadre plus général des défis liés à son milieu culturel et socioéconomique. Pour saisir la réalité du sujet togolais sans laquelle le sujet catholique togolais ne saurait être compris, cette introduction générale est écrite pour servir de cadre géographique et historique du Togo, le site qui a accueilli la présente recherche.

Le Togo : peuplement et organisation socioreligieuse

Situé en Afrique de l’Ouest, le Togo est l’un des plus petits pays du continent. Il s’étend sur une superficie de 56.785 km2, mesurant en longueur 600 km, sur une largeur variable par endroit atteignant un maximum de 70 km. Il se situe entre le Ghana à l’ouest, le Bénin à l’est, le Burkina Faso au nord et est bordé par l’océan Atlantique au sud, sur 50 km de largeur qui lui donne une ouverture certaine sur le monde. Divisé en cinq grandes régions, le pays est habité par une mosaïque de populations estimées à une quarantaine, avec parfois de véritables grands ensembles coexistant aux côtés d’autres, beaucoup plus modestes (cf. Gayibor 2013).

Beaucoup plus diversifiée, la partie septentrionale du pays est composée de diverses populations, de Moba, Mossi, Konkomba, Temberma, Kabyè, Kotokoli, Bassar, Lamba, entre autres. L’islam est surtout pratiqué par les populations du centre, mais aussi nord du pays. La partie méridionale, en revanche, se distingue par une homogénéité relative de son peuplement. Quelques minorités ethniques comme les Adangbé, les Akposso, les Akébou, les Ifè et les Fon-Mahis, etc., entourent le grand peuple Aja-éwé. Ces derniers font partie de l’ensemble Ajatado qui constitue un collectif beaucoup plus étendu. Ajatado fait référence à un système de pensée fondée sur une cosmovision homogène des peuples éwé, aja, xwla, ayizo, gèn, sahwe, xweda, fon, gun, dont Pazzi (1979) a été le premier à en souligner l’unité culturelle. Dans ce vaste ensemble, je m’attarderai surtout sur l’ontologie éwé. Les Éwé constituent la majorité de la population du Sud-Togo, et ils vivent de part et d’autre des

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frontières ouest et est du Togo. L’intérêt manifesté pour l’ontologie éwé est justifié dans la mesure où celle-ci constitue l’univers de référence pour la plupart des adhérents de l’Ordre de Marshall dont il sera essentiellement question dans cette thèse. La langue qui unit les ajatado est le Gbe (Gayibor 1985, 2013).

S’agissant de religions pratiquées au Togo, il faut noter qu’en 2015, les statistiques montraient que 50% de la population pratiquent les diverses religions traditionnelles, contre 35% de chrétiens toutes variantes confondues et 15% de musulmans2. Le sud du pays est majoritairement chrétien alors que les 15 % de musulmans sont majoritairement représentés dans les provinces centrales et du nord. En dépit de l’avancée constatée en faveur d’une plus grande réception faite en faveur des religions du monde que sont l’islam et le christianisme, les pratiques ancestrales restent toujours ancrées dans l’imaginaire social et collectif comme en témoignent les statistiques. Comme résultat de cette cohabitation, il n’est pas rare d’assister à des tiraillements pouvant aboutir à un problème de superposition de rituels. Même si la vie quotidienne est généralement marquée par une certaine coexistence pacifique de différents systèmes normatifs, il faut souligner le fait que l’occasion des cérémonies de mariages et des rites funéraires constituent surtout les moments particuliers au cours desquels peuvent être observées des conflits dus à une cohabitation de systèmes religieux très différents dans leur nature. Ces conflits traduisent souvent le dilemme des populations face à toutes ces options du religieux à elles offertes. Comprise comme lieu de transmission et de pratiques, sur la base d’expériences existentielles (Kuakuvi 2011: 13), le fait religieux-en dépit des difficultés que ce terme peut parfois poser-reste aujourd’hui, un fait social incontournable quand il s’agit de comprendre les dynamiques sociales en Afrique.

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Carte 1 : Le Togo en Afrique de l'Ouest :

Sources : www.grafika24.com/wp-content/uploads/2017/10/Togo-West-Africa

Carte 2 : Le Togo et les régions qui le composent Source PNUD 2011

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Le temps de la colonisation et de la christianisation

L’Angleterre fut la première force étrangère à imposer sa domination politique sur une partie des tribus éwé, en l’occurrence les Anlo, situés aujourd’hui dans le Ghana (Marguerat 1993: 32). Pendant ce temps au XIXe siècle, le littoral Sud du territoire qui sera appelé Togo plus tard, était un lieu de refuge pour des populations qui voulaient échapper aux taxes et aux contrôles des douaniers français installés à l’est, au Dahomey (actuel Bénin), ainsi qu’aux Britanniques installés à l’ouest, à Gold Coast (actuel Ghana). En effet, l’enjeu commercial de ces puissances coloniales était le contrôle du commerce de tabac et de l’alcool dans cette zone de l’Afrique. Parce que le littoral togolais est resté pendant longtemps une zone de contrebande, les Britanniques avaient bien voulue l’annexer pour mieux sécuriser leur commerce. Mais faute d’avoir eu l’autorisation de leur gouvernement, ce territoire a fini par leur échapper (François 1993). Comme conséquences de la longue tergiversation des Britanniques, les Allemands réussirent à imposer, le 5 juillet 1884 leur protectorat au roi de Togoville, dont le territoire couvrait toute la côte togolaise. L’accord stipulait en substance que : « le Roi Mlapa de Togo, désireux de protéger le commerce légitime qui est, dans ce pays, principalement fait par des commerçants allemands, et d’assurer à ceux-ci une totale sécurité pour leurs vies et leurs biens, demande la protection de Sa Majesté, l’empereur allemand, afin d’être capable de maintenir l’indépendance de son territoire […] » (Marguerat 1993: 425).

L’installation officielle des Allemands au Togo a entériné la division des populations et donc des familles qui circulaient librement jusque-là, avant le début de la colonisation (Lawrance 2007a). Les Éwé sont désormais répartis entre trois colonies : le plus grand groupe dans le Togoland sous l’hégémonie allemande; un deuxième groupe dans le Dahomey sous tutelle française et le reste dans la Gold Coast britannique. Jusque-là, les frontières n’étaient pas encore vraiment officielles. Progressivement, par une politique de conquête et de soumission des populations de l’hinterland, allaient se dessiner et se confirmer les frontières du Togoland. En 1897, Lomé a été choisi comme la capitale du Togoland et toutes les limites du pays sont dessinées vers 1900 (Cornevin 1973).

Pour arrêter les compétitions entre les puissances européennes présentes dans cette Afrique de plus en plus convoitée, l’empereur allemand Bismarck convoque une conférence dite « Conférence de Berlin » dont les discussions vont s’étendre de novembre 1884 à février

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1885. Les raisons qui ont poussé les nations européennes à convoquer ladite conférence sont : la nécessité de mettre en place des conditions favorables au développement du commerce ; celle de discuter de la nécessité d’introduire la civilisation dans les régions d’Afrique ; celle d’assurer à toutes les nations européennes une navigation fluide sur les rivières importantes comme le Congo et le Niger ; éviter les incompréhensions et disputes qui pourraient éventuellement émerger du fait de l’occupation des côtes africaines et enfin de travailler au bien-être matériel et moral des populations autochtones (cf. Akinwumi 2008: 13). Si cette conférence est restée historique, c’est bien parce qu’elle a été l’officialisation de la division arbitraire du continent africain avec comme conséquences l’apparition des frontières complètement artificielles qui ne reposent que sur les intérêts des colonisateurs.

Les conséquences de cette conférence sur les populations furent douloureuses en général et très dommageables pour l’identité éwé. Des familles ont été séparées, avec des terres cultivables se retrouvant de part et d’autre des frontières. Les dukõwo, les communautés éwé, habituées à des migrations saisonnières se retrouvèrent soumises à des tracasseries douanières. Pour Lawrance (2007a: 32), les différences dans le style de gouvernance coloniale vont radicalement changer la conception traditionnelle du pouvoir chez les Éwé. Alors que traditionnellement les dukowo avaient à leur tête un groupe d’anciens qui gouvernaient par délibération collégiale (cf. Awoonor 1974), le style allemand d’administration coloniale, plutôt centralisé impactera fortement ce modèle démocratique éwé. Les Allemands divisèrent et à s’imposèrent dans la méconnaissance totale et le mépris des formes d’autorité locale. En ce qui concerne les Britanniques, plus respectueux des structures locales, leur administration coloniale a souvent procédé à un regroupement des communautés sous un chef canton devenant la personne le contact avec les autorités administratives. Cette pratique faisant le cœur de la fameuse politique britannique de l’indirect rule. Quoi qu’il en soit, le phénomène de la colonisation a contribué à bouleverser les règles traditionnelles de la succession au sein de différentes communautés traditionnelles au Togo. Cette situation a créé des conflits de dynasties dans plusieurs communautés ethniques, continuant aujourd’hui encore d’alimenter des rancœurs. Confronté à la Première Guerre mondiale, le nouvel équilibre engendré par la colonisation eu des conséquences fâcheuses sur le processus social né des rencontres coloniales.

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La Première Guerre mondiale et ses conséquences au Togo

Ayant perdu la guerre, l’Allemagne perd aussi ses colonies africaines que sont la Namibie, la Tanzanie, le Cameroun et le Togo. Les Allemands sont chassés du Togo par les alliés, en l’occurrence les Anglais et les Français. Libéré de la présence allemand, le Togoland fut alors partagé entre la Grande-Bretagne et la France. En attendant que des décisions soient entérinées au Conseil de la Société Des Nations (SDN), l’administration du pays fut confiée aux Britanniques entre 1914 et 1920. Le 28 juin 1919, le traité de paix signé à Versailles mit un terme définitif aux hostilités. Contre l’attente des Allemands qui souhaitaient que le Togoland restât une zone neutre, toutes leurs colonies, sans exception, leur furent retirées; ils furent contraints de renoncer à leurs possessions outre-Atlantique, comme le stipule l’article 119 du Traité. Les pays vainqueurs établirent les termes du Traité furent entérinés par le Conseil de la SDN et en mars 1921, cessa le régime d’administration provisoire que la Grande-Bretagne assurait jusque-là (Napala 2012).

L’entreprise chrétienne débutée depuis les années 1848 par les missionnaires protestants, et en 1890 par les missionnaires catholiques, allemands fut déboutée, prenant une autre trajectoire après la Guerre. Les efforts missionnaires déployés jusque-là, finirent par connaître un grand bouleversement. L’édifice colonial en général, et la mission chrétienne en particulier furent ébréchés à cause des querelles identitaires désormais affichées par les protagonistes de la colonisation. Les colonisés se rendirent compte que les identités nationales des missionnaires primaient sur leur identité chrétienne (Napala 2012). Les missionnaires allemands furent sommés de rentrer chez eux et « il a fallu organiser la relève dans des conditions difficiles » (Agbobly-Atayi et Gbedemah 2011: 41). Des dix stations missionnaires dont disposait la Mission de Brême, il ne leur resta qu’une seule, celle d’Atakpamé. Cette mission chrétienne allemande n’a pas pu survivre à la mort de l’administration coloniale. Aussi, quand les missionnaires allemands furent chassés, leurs différentes écoles fermèrent leurs portes par manque de moyens financiers. Traitant du cas des missionnaires catholiques allemands qui ont été déportés dès octobre 1917, Degbe (2018: 319) affirme que : « les missionnaires (tous de nationalité allemande) déportés, sont détenus en Angleterre dans des camps de prisonniers et traités comme tels, aussi bien les religieux et religieuses, y compris les pasteurs protestants, et sans oublier les laïcs ».

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En ce qui concerne la relève, du côté des protestants, neuf pasteurs autochtones furent consacrés. Ils travaillèrent avec l’appui extérieur pour fonder ce qui était alors appelé l’Église éwé. Avec l’intégration d’autres populations autres que éwé, elle devint, l’Église Évangélique, Presbytérienne du Togo ( E.E.P.T) (Maditoma 2009). Quant aux catholiques, la Société des Missions africaines de Lyon (SMA) prit la relève des missionnaires catholiques allemands de la Société du Verbe Divin (SVD). Dans un premier temps, les nouveaux missionnaires avaient privilégié l’expansion du catholicisme vers le nord du pays, jusque-là préservé contre la christianisation sur la base d’un accord que les Allemands avaient signé avec les tribus musulmanes. Les missionnaires français qui prirent la relève, changèrent de cap dans le projet d’évangélisation, en axant désormais leurs actions sur les trois priorités suivantes : favoriser le développement de la jeunesse et de l’école, travailler à asseoir les bases de la famille chrétienne et, enfin, faire émerger un clergé autochtone (Agbobly-Atayi et Gbedemah 2011: 57).

D’abord sous la domination coloniale allemande, les populations togolaises s’étaient vues tour à tour sous le joug des Anglais dès 1914, puis des Français par suite du Traité de paix de 1919. Le Togoland étant divisé en deux, les Britanniques adjoignirent leur part à leur colonie de la Gold Coast, alors que la part des Français devint ce qui est connu aujourd’hui comme le Togo. Ce deuxième partage du pays qui suivi l’imposition des frontières en 1885 causa à son tour, d’énormes problèmes sur les modes de vie des populations. Les colonisés qui avaient appris à parler allemands se devaient entre autres choses, de changer de langue, en se mettant à l’école de la langue française. De l’allemand et de l’éwé comme les deux langues officielles durant la colonisation allemande, les populations passèrent dans un premier temps à l’anglais, avant de se voir imposer la langue française.

Ces quelques points évoqués ici n’ont pas pour but de faire une histoire exhaustive du Togo. Ils cherchent simplement à planter un cadre général qui permettrait de comprendre le contexte historique dans lequel s’insère la présente recherche. Dans la problématique de la recherche, je détaillerai certains éléments que j’ai survolés dans ce bref rappel historique. Dans les lignes qui vont suivre, je vais essayer de parcourir la marche de l’histoire en me focalisant sur l’époque contemporaine afin d’y déceler les événements qui ont impacté la construction des subjectivités.

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La trajectoire de la production des sujets dans la modernité sociopolitique

au Togo

La question de la formation du sujet durant la période coloniale

La colonisation a signé au Togo la naissance de l’État-nation avec l’agrégation de différentes populations dans le même ensemble géographique appelé le Togoland. Cette entreprise, devenue réalité, s’est imposée sous le coup d’expéditions militaires durant la colonisation allemande de 1884 à 1914. Nouvellement constitué comme entité, le Togo a fait, sous la colonisation, l’expérience d’une nouvelle forme d’autorité politique dans la gestion des affaires de la cité. Les changements intervenus dans la conception de la territorialité et du pouvoir administratif allaient faire naître progressivement, un sentiment d’identité nationale qui a amplement pris appui sur l’unité et l’identité éwé dont la langue a été notamment valorisée par la colonisation allemande (Lawrance 2007a: chp 5). Si une différence notable peut être faite entre les différents systèmes coloniaux : allemand, britannique et français, il est aussi facile de s’entendre sur ce qui leur était commun, à savoir, la remise en question de l’autorité traditionnelle au profit d’une administration coloniale centralisée.

Dans la nouvelle structure étatique, le sujet n’avait plus de compte à rendre à la chefferie traditionnelle, devenue plutôt une instance de pouvoir symbolique sous les Allemands. Sous la colonisation française, elle a été réduite à un simple organe de perception de taxes et d’impôts. En milieu éwé, l’autorité traditionnelle se transmet uniquement par dynastie familiale. Pour s’imposer désormais comme la seule force légale, le pouvoir colonial commença à nommer arbitrairement des chefs traditionnels dans des familles non royales, au grand mépris des critères dynastiques. Lawrance (2007a) donne une illustration de cette situation sous la colonisation française avec la politique du Gouverneur Bonnecarrère dans les années 1925. Ce dernier prit sur lui de changer la famille régnante à Anécho, entraînant des conséquences désastreuses, autant pour l’administration française que pour les populations. Aussi, une nouvelle figure, apparaît dans l’organisation sociale au Sud-Togo. Ce sont les « yovofia », c’est-à-dire les chefs blancs, terme pour désigner les autorités traditionnelles nommées par le pouvoir colonial (Lawrance 2007a: 47). Soixante ans après les indépendances, des rancunes de cette période persistent encore dans plusieurs familles.

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En dépit du mépris que les administrations coloniales successives ont affiché à l’égard des institutions traditionnelles, ce principe de la dynastie, en ce qui concerne la chefferie traditionnelle a encore de beaux jours devant lui. Cette situation continue d’alimenter des luttes engendrées généralement par la volonté du pouvoir absolu de la part des tenants de l’administration politique postcoloniale. Comme conséquence de la difficulté de positionnement des deux formes d’autorité, à savoir, la chefferie traditionnelle et l’administration postcoloniale, la première est encore au Togo à chercher son identité et ce qui devrait être sa mission. Alors que certains individus continuent de s’identifier au pouvoir traditionnel, d’autres n’y voient qu’un symbolisme appartenant à un passé dépassé. Ce qui est à retenir de la période coloniale, c’est la nouvelle norme sociale qu’elle a représentée aux yeux des populations, contribuant à asseoir une « politique centralisée de la modernisation des années 1950 et 1960 » (Chauveau et al. 2001: 146).

Tous les États coloniaux étaient porteurs d’une idéologie moderniste et universaliste dont le socle et la référence étaient le capitalisme et la Déclaration universelle des droits de l’homme. Les nouvelles colonies devaient se convertir à ces idéaux universels qui vont provoquer la mutation des consciences collectives. Paradoxalement, les États coloniaux qui avaient au XVIIe siècle érigé la Charte des droits humains comme un principe universel de respect et de liberté étaient les mêmes à dévoyer cet universalisme au XIXe siècle par le biais de l’entreprise coloniale, bafouant les droits des peuples à disposer d’eux-mêmes. La colonisation affirme la supériorité du capitalisme et le droit des sociétés capitalistes de regarder les peuples dominés par le truchement de l’ethnologie, sans que la réciproque soit possible. D’ailleurs, ces derniers n’avaient même pas le droit de faire valoir leur propre regard sur eux-mêmes. Or, celui qui contrôle la production des symboles contrôle aussi la production des subjectivités (Rey 1986). Dans le sillage de la colonisation et des nouvelles normes qu’elle imposait, un certain nombre de réalités culturelles se sont trouvées redéfinies.

Parlant de redéfinitions de réalités socioculturelles, la politique de germanisation du Togo fut aussi une politique qui a sapé de la masculinité locale (Garrat 2012). Les hommes se sentaient émasculés, parce qu’ils étaient soumis à la punition corporelle publique. Par

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ailleurs, les ouvertures faites aux femmes dans la tradition3 ont été complètement fermées par une administration coloniale exclusivement masculine. Les sacrifices humains, les exécutions sommaires de personnes accusées de sorcellerie, étaient prohibés et devinrent des crimes punis par les tribunaux coloniaux allemands. La colonisation fut aussi une prédation économique, conformément au mode de production capitaliste. Au cours de la dépression économique de 1929, les commerçantes du grand marché de Lomé, communément appelées « nanas-Benz » du fait de leur réussite économique, se soulevèrent en 1933 contre l’administration française trop vorace à leurs yeux et trop encline à augmenter les impôts et à multiplier les taxes (Aduayom 1984 ; Lawrance 2003). Ces quelques faits rappelés ici vont déterminer l’orientation que prendront les événements durant la période postcoloniale.

Le postcolonialisme et la sécurité du sujet, la remise en cause des Églises missionnaires

Le Togo a accédé à l’indépendance en 1960 à la suite des luttes menées par des mouvements nationalistes. Cette nouvelle donne eut pour conséquences de contribuer à remettre en question les Églises coloniales, provoquant un sentiment de total désarroi chez les chrétiens (Maditoma 2009). Le christianisme et la colonisation avaient introduit dans l’univers traditionnel des peuples, de nouvelles références auxquelles les gens avaient adhéré bon gré mal gré. En mettant en avant la préférence nationale, les mouvements nationalistes togolais avaient semé le doute dans les esprits et beaucoup de ceux qui avaient adhéré au christianisme se posaient de nouveau la question des traditions abandonnées, notamment la relation au culte des ancêtres si central à la religiosité et à l’identité traditionnelle éwé. Les Églises dites indépendantes prirent de l’essor dans beaucoup d’autres contextes africains et c’est le cas des pays voisins du Togo. Prenant en compte les besoins des Africains, ces Églises renouèrent avec la spiritualité africaine (Gwata 2001).

3.Sandra Greene (1996 :100), dans son Gender, Ethnicity, And Socail Change on the Upper Slave Coast, affirme que durant le XVIIIe siècle, les femmes éwé se positionnaient contre l’hégémonie masculine en

s’appuyant sur les institutions religieuses centrales aux communauté Éwé-Anlo. Elles finirent dans ce sens par briser les règles l’endogamie par lesquelles les hommes contrôlaient leur vie maritale. En outre, Spieth (2009) fait mention des épisodes liés à une relative autonomie financière des femmes qui peuvent disposer de leur propre champ, l’exploiter et en vendre les produits sans en rendre compte à leurs partenaires.

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Dans le contexte togolais, aucune véritable effervescence d’Églises indépendantes n’avait été notée, à cause de la nature particulière du régime politique postcolonial. À part les Églises missionnaires qui étaient tolérées, tout autre regroupement de quelque nature que ce soit faisait l’objet d’une étroite surveillance. D’ailleurs, à l’aube des années 80, les tentatives de pénétration des premiers mouvements pentecôtistes avaient été purement et simplement repoussées et les centres de cultes interdits (Noret 2004). Ceci a eu pour conséquences d’avoir empêché l’émergence de mouvement de reconstruction identitaire au Sud-Togo, contrairement à la dynamique sous régionale.

Toutefois, si aucune Église chrétienne indépendante n’est d’origine togolaise en cette période, il n’en demeure pas moins que les populations togolaises ont adopté des Églises fondées, soit au Bénin, soit au Nigéria ou encore au Ghana. C’est le cas de Faith Tabernacle qui arrive du Ghana en 1921 et qui fit circuler de nouvelles idées parmi les chrétiens de Lomé. Les adeptes de ce culte renièrent la foi missionnaire. Sortis du protestantisme et du catholicisme, ils revendiquaient par exemple la polygamie. Ils furent très agressifs, moquèrent et taxèrent les prêtres et les pasteurs de n’avoir aucun pouvoir de guérison, contrairement à eux qui pouvaient guérir sans utiliser des médicaments fabriqués par les humains (Lawrance 2007b). C’est aussi le cas de l’Église Aladura fondée au Bénin en 1941 par Samuel Oschoffa, ainsi que le christianisme céleste. Ces deux mouvements religieux avaient fait des adeptes au Togo. Toutes ces Églises qui ont tenté d’allier la tradition africaine et le christianisme étaient convaincues que les besoins ontologiques des Africains trouveraient difficilement une réponse dans le christianisme tel que les missionnaires l’avaient enseigné. Des personnes déclarées catholiques ou protestantes ont souvent recours à ces Églises pour y chercher la guérison.

Le christianisme missionnaire qui s’est installé chez les Éwé à l’aube de l’ère coloniale est très vite apparu trop abstrait, ne répondant pas aux préoccupations ontologiques et psychologiques des convertis. La riche symbolisation qui caractérisait la religion traditionnelle n’avait pas son répondant dans la nouvelle religion. Devant cette situation, une remise en cause devint inévitable pour les églises missionnaires. L’Église Évangélique Presbytérienne du Togo (EEPT) redéfinit alors sa théologie, opérant un changement de paradigme dans la façon de conduire sa mission. Une évaluation a été faite et l’EEPT adopte une nouvelle devise : « Tout l’Évangile pour tout l’homme ». Sur le plan liturgique, des

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adaptations devant permettre aux fidèles d’être chez eux dans L’Église ont été faites : « le bilan de la première phase de l’évangélisation permit à l’Église de constater qu’il règne un décalage entre son discours religieux et les attentes des fidèles. En effet, la théologie héritée de la mission mettait l’accent sur le salut de l’âme et sur le paradis, tandis qu’elle négligeait les réalités terrestres vécues et établissait ainsi une opposition entre le spirituel et le matériel » (Maditoma 2009: 102).

L’Église catholique au Togo opéra des réformes dans son orientation théologique, en adoptant, à l’instar des autres Églises catholiques africaines, une démarche d’inculturation par laquelle le christianisme devait se réconcilier avec la culture africaine4. Cette orientation théologique est inscrite dans la formation des prêtres catholiques. C’est au milieu de ces incertitudes qu’a finalement émergé un régime politique totalitaire qui aggrava les sentiments d’insécurité, instaurant la terreur comme mode de gouvernance.

Le totalitarisme postcolonial et le contrôle de la production symbolique

La période postindépendance a été marquée au Togo par le régime militaire du général Eyadéma Gnassingbé. Il avait instauré un culte de la personnalité auquel devaient participer toutes les couches sociales y compris les Églises chrétiennes locales. Arrivé au pouvoir en janvier 1967 à la faveur d’un coup d’État militaire, il a instauré un règne sans partage jusqu’à sa mort en février 2005. Lui-même protestant de religion, il avait créé des conditions pour contrôler les Églises chrétiennes installées au Togo. Il avait par exemple son mot à dire dans la désignation des modérateurs de l’Église protestante. Quant à l’Église méthodiste du Togo, le pouvoir la contrôlait par l’entremise de Monsieur Mivedor, un cacique du régime qui s’était fait élire vice-président laïc de son Église. Ce dernier jouait sur son doble statut d’homme d’État et d’Église pour envoyer au chef de l’État des messages de soutien au nom de l’Église (Toulabor 1993). Cette instrumentalisation des Églises n’a pas manqué de soulever des résistances ici ou là.

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Monseigneur Bernard Oguki-Atakpah, évêque du diocèse d’Atakpamé fut véritablement le premier à émettre publiquement une opposition franche à ce pouvoir en place : « Il a été la première personnalité d’envergure à dénoncer publiquement les dérives autoritaires du dictateur au début des années soixante-dix. Il fut la véritable bête noire d’Eyadéma, ce qui lui valut d’être vilipendé, pourchassé par le pouvoir politique, menacé de mort et finalement rappelé pour quelque temps au Vatican afin d’avoir la vie sauve » (Assogba 2018: 60). Avec la disparition de cet Évêque qui a marqué la résistance du christianisme, le régime tenta en vain de s’immiscer dans la désignation des évêques. Le chef de l’État a envoyé des militaires empêcher l’ordination de monseigneur Philippe Kpodzro, Évêque d’Atakpamé, parce qu’il s’est offusqué de n’avoir pas été consulté avant cette nouvelle nomination. Pour asseoir son pouvoir totalitaire, il devenait impérieux pour ce régime d’absorber ou de complètement aplatir la société civile, afin qu’elle n’émette pas un son de cloche autre que celui du pouvoir.

Parce que les premières résistances ont été brisées, il s’en est suivi une période de compromission donnant lieu à ce que Toulabor (1993: 281) a conceptualisé comme « l’œcuménisme éyadémistique », du nom du président de la République. Cette période a été caractérisée par une instrumentalisation des religions présentes au Togo pour célébrer l’utopie sociétale d’unité qu’il voulait mettre en place au prix d’une dissolution des différences. Lors des manifestations politiques et « liturgiques » organisées à l’occasion de ces cultes dits œcuménistes, toutes les religions étaient alors convoquées et devaient chacune à son tour, dans la même salle de la maison du Parti unique, célébrer ces rites propres, afin de louanger le « timonier national » et le « guide éclairé » qu’était le chef de l’État. Ce culte était rendu au président par toute la nation, dans les chants et les danses. Toutes les organisations étaient concernées, y compris les écoles et collèges publics et privés. Avec une seule chaîne de télévision et une chaine de radio diffusant les images et les louanges du « père de la nation ». Avec ces idéaux véhiculés, et les libertés individuelles contrôlées, le profil du citoyen idéal est celui qui ne pense que comme le gouvernement voudrait qu’il pense.

Pour réussir cet idéal, diverses formes de symbolismes étaient convoquées afin que toutes les sensibilités y trouvent leur compte. Les symbolismes ésotériques, maçonniques et rosicruciens arboraient le mausolée construit en souvenir d’un accident d’avion duquel le président était sorti indemne (Cf. Toulabor 1993). Je reviendrai largement sur cette question

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d’accointance de l’ésotérisme maçonnique avec le cercle politique togolais et les réseaux d’intérêts internationaux. Ce phénomène a pris ces dernières années une importance capitale qui mériterait d’être prise en considération dans toutes les études qui veulent examiner le fait religieux au Togo.

Pendant que se jouait ce scénario dont la conséquence directe consistait à étriquer l’esprit du Togolais à l’intérieur du pays, se cristallisait aussi sur tout un autre plan, la politique capitaliste libérale mondiale qui a fragilisé et isolé complètement l’individu. Finalement, le changement à la tête de l’État en 2005, à la suite de la mort du chef de l’État ne modifia pas profondément la donne. Le pouvoir revint à un de ses fils et les leviers du pouvoir restent entre les mains de la même famille politique. La liberté d’expression est certes plus grande, mais les individus continuent de n’avoir aucun contrôle, ni sur leur propre liberté d’expression, ni sur l’action gouvernementale. Continuant de subir les affres du néo-libéralisme, les citoyens s’adonnent à toutes sortes d’interprétations et de construction de sens, afin de s’expliquer leur pénible existence quotidienne.

Le Néo-libéralisme économique et politique : la problématique des forces invisibles

Durant cette période postcoloniale la politique totalitaire pratiquée par le régime en place a monopolisé le pouvoir d’État depuis des décennies, en tentant de contrôler la production de l’identité collective. Au-delà de cette dimension politique, c’est aussi le secteur de l’économie (l’expansion du marché et sa régulation juridique) qui a influencé la structuration des individus, en sapant la réalité du communautarisme (Beauchemin 2007). Le boom économique que l’agriculture d’exportation, basée sur le café, le cacao et le coton avait créé s’est évanoui et les populations là aussi se devaient de se reconvertir dans d’autres secteurs économiques, notamment l’agriculture de subsistance (Lawrance 2003 b). En plus de ce changement économique, les institutions de Bretton Woods initient dans les années 80, un plan de réformes macro-économique basé essentiellement sur des valeurs du XIXe siècle européen; des valeurs « rationalistes, individualistes et utilitaristes » qui vont contribuer à creuser les inégalités sociales (Coussy 2001: 281). Le modèle économique ainsi initié a précipité l’entrée des économies africaines dans la mondialisation en accélérant une privatisation des secteurs comme l’éducation et la santé, autrefois contrôlés par l’État. Aussi,

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en 1994, le franc CFA, la monnaie commune utilisée par les pays de l’Union Monétaire Ouest-Africaine (UEMOA) a été dévaluée sans que les mesures d’accompagnement prévues aient été implémentées au Togo. Le fait que le pays agonisait déjà sous des sanctions des pays de l’Union Européenne (UE) pour déficit de démocratie précipita le processus de fragilisation de ses institutions. Le niveau de paupérisation s’est aggravé dans le pays laissant les populations à elles-mêmes, forçant la jeunesse à prendre la route de la migration. Ce versant économique de la mondialisation s’est complété la décennie d’après avec la généralisation du modèle démocratique.

En juin 1990, lors de la conférence des chefs d’État d’Afrique et de France, le président français, monsieur François Mitterrand avait prononcé un discours que l’histoire a retenu comme le « discours de la Baule ». Dans le sillage de l’effondrement du mur de Berlin et des vagues de liberté qui ont soufflé sur le monde, la France a annoncé le conditionnement de son aide publique au développement, à la bonne gouvernance et à la démocratisation des pays africains. En dépit de ce discours et pas si longtemps après, les gouvernements français successifs reculèrent face à la déliquescence des intérêts de la France. Les régimes autocratiques en déboire furent restaurés et protégés, comme ce fut le cas du Togo sous la présidence de monsieur Chirac (Assogba 2004). Le contexte de libéralisation politique a eu pour conséquence aussi de libérer la parole politique. Celle-ci a donné lieu à l’émergence d’un pluralisme politique que les Églises chrétiennes dans leur posture d’organisations de sociétés civiles ont accompagné (Damome 2018).

Contrairement à ses voisins comme le Bénin, le Ghana et le Burkina Faso, la transition démocratique au Togo a été très compliquée et parsemée de multiples soubresauts. Le régime trentenaire qui présidait aux destinées du pays s’est maintenu bon gré mal gré au pouvoir grâce à des modifications fantaisistes de la loi fondamentale et au verrouillage des institutions.

Le libéralisme politique mal articulé, conjugué avec le libéralisme économique dur ont laissé exsangue l’économie du Togo. N’ayant plus d’avenir sur place, beaucoup de jeunes émigrèrent hors du pays comme je l’ai souligné plus haut. Même s’il s’avère que le processus de démocratisation a échoué, il a tout de même permis un certain bouleversement social, permettant des avancées dans plusieurs domaines. Dans le secteur des médias par l’exemple, il a été mis sur pied l’Association Togolaise pour la Liberté́ de la Presse (ATLP). Une telle

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organisation a contrebalancé le monopole détenu jusque-là par l’État et ses seuls organes d’information (Iwata 2000). Les Églises chrétiennes de façon générale, et l’Église catholique en particulier, ont eu à jouer un rôle majeur dans cette transition démocratique en prenant une part active à la Conférence Nationale Souveraine des forces vives tenue dans les années 1990. En 2009, la médiation de l’Église catholique a été nécessaire pour amener la classe politique togolaise complètement divisée à entamer un énième dialogue national.

Ce contexte économique et politique particulier a eu à altérer la configuration sociale et identitaire du pays, se traduisant par une paupérisation grandissante. Le désengagement de l’État des secteurs comme l’éducation et la santé va fragiliser la vie sociale dans un pays où la population sous le seuil national de la pauvreté est estimée à 53,5 %5. C’est d’ailleurs la réalité de presque toutes les grandes villes africaines. Dans le même temps, persista sur le terrain la réalité que Ashforth (2000) a désignée par le concept d’insécurité spirituelle, le fait que les populations attribuent la compréhension de leurs malheurs quotidiens à l’action des forces invisibles. En partant de cette notion d’insécurité spirituelle, Hounkpati (2008) avance en étudiant le cas de la ville de Lomé que les incertitudes de la vie urbaine s’y déclinent en termes de violence, de maladies et de chômage. Ces incertitudes sont directement interprétées par ceux qui les vivent comme étant provoqués par des « forces invisibles » selon les conclusions auxquelles est arrivé l’auteur qui s’étonne de ce qu’il appelle irrationalité au cœur de la vie urbaine. Devrait-on conclure à une irrationalité? Si l’imaginaire sorcellaire reste en effet une réalité fortement ancrée dans la vie du peuple, il faudrait aussi faire attention dans l’analyse qui en est faite. Alors que Assogba (2007: 32) affirme que « les intentions ou les rationalités sont plurielles », Asamoa (1955) traite de la thématique de la spiritualité propre à l’Afrique et Zempleni (2018) défend une rationalité autre.

Au centre de la spiritualité africaine se trouvent ces forces invisibles qui sont d’ailleurs constitutives de l’ontologie africaine. Plusieurs auteurs ont démontré la permanente tendance des Africains, quelle que soit la couche sociale à laquelle ils appartiennent, à accorder une grande importance au rôle des agents humains invisibles dans l’interprétation qu’ils font des événements auxquels ils sont exposés. Cette tendance est contraire à la pensée

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occidentale qui réduit tout, à des causes impersonnelles comme le souligne Geschiere (1995). Cette étiologie spécifique, Zempleni (2018) l’a appelée « paradigme persécutif » ou « la communication projective persécutive ». Étudiant la spécificité des maladies mentales au Sénégal dans les années 60, l’auteur a noté que les raisons que les malades et de leur famille donnaient pour expliquer l’état des patients évoquaient une éventuelle persécution venant des ennemis. Ces derniers sont souvent des membres proches de la famille. Ces conceptions témoignent de la défiance qui caractérise le lien social exacerbé par la peur des représentations des phénomènes métaphysiques. Une telle étiologie alimente les rivalités que se livrent les Églises et les adeptes de la religion traditionnelle en vue d’apporter des solutions qui pourraient pacifier les individus.

Le mouvement pentecôtiste togolais qui s’investit dans le champ des médias privés et est très actif sur ce terrain. Plutôt que de se focaliser sur un hypothétique salut entièrement orienté vers le futur, elles changent de paradigmes pastoraux en devenant plus attentives aux besoins spirituels de leurs fidèles, supposés être entièrement satisfaits dans le Saint-Esprit. Pour ce faire, ces nouveaux mouvements pentecôtistes charismatiques méprisent les efforts d’inculturation déployés par les Églises missionnaires, reprenant à leur compte, tout en le renforçant, le discours qui a disqualifié la culture africaine à l’orée de l’évangélisation (Meiers 2013). Tout ce qui relève de la tradition étant démoniaque, il faut absolument s’en débarrasser pour pouvoir faire advenir le Royaume de Jésus. Des néo-pentecôtistes perçoivent Satan et ses actions partout; ce qui justifie et nécessite que le chrétien soit en mode permanent de combat spirituel. Ceci laisse entrevoir un sujet chrétien vigilant et même anxieux, prêt à affronter ses ennemis qui œuvrent dans l’invisible pour lui nuire. Le pamphlet d’Afolabi, le rédacteur en chef du Magazine Maranatha à Lomé, en dit beaucoup sur cette omniprésence de Satan auquel il réfère dans cet écrit : « le tyran est au pouvoir dans la vie de beaucoup d’hommes et de femmes machiavéliques, il s’est imposé par la ruse […] Son programme démagogique nous atteint et nous envahit par la télévision, le cinéma, la rue et une certaine presse qu’il tient. Satan est un menteur, un trompeur » (cf. Noret 2004: 14). Ce combat contre le diable est le quotidien du chrétien, indépendamment de la variante du christianisme auquel il appartient.

Le salut de Dieu n’est cependant pas la seule solution qui s’offre au croyant. Dépourvu des avantages de l’économie coloniale à cause de l’effondrement des prix des

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produits d’exportation, inséré dans une économie globale extrêmement fluctuante et privé de la solidarité clanique traditionnelle, l’individu cherche à remobiliser dans le contexte local et international, des réseaux de solidarité, comme stratégie pour juguler la crise économique permanente. Du fait de sa connexion internationale, le pentecôtisme tend à jouer sur ces deux registres qui s’offrent à lui : être un médiateur du salut de Dieu dans son environnement immédiat et être un maillon dans la chaîne qui relie l’individu aux réseaux pentecôtistes internationaux.

Les médias audiovisuels comme lieu de structuration d’un idéal subjectif

Contrairement aux pays environnants, le pentecôtisme togolais n’a pas fait l’objet d’une étude systématique. Les études de Maditoma (2009) et Noret (2004) s’accordent sur les deux traits majeurs du pentecôtisme togolais, à savoir, son hypermédiatisation et son lien avec les enjeux politiques locaux. Le climat politico-religieux comme je l’ai décrit plus haut a été fait de morosité, de tentative de contrôle et de compromission des associations et organismes locaux dans le pays. Jusqu’à la veille de l’ouverture démocratique en 1990, seules des Églises conventionnelles étaient officiellement acceptées au Togo et la première Église pentecôtiste à s’y installer fut l’Église des Assemblées de Dieu. Elle demeure d’ailleurs encore aujourd’hui, la plus grande, avec plus de 750 lieux de cultes. Les Églises pentecôtistes charismatiques longtemps tenues en marge et obligées d’opérer en catimini finissent par se démultiplier à la faveur de la liberté religieuse proclamée dans le sillage de la transition démocratique. Les principales de ces Églises sont : l’Église Biblique de la vie profonde, l’Église du Ministère de la Foi, Zion-To en pleine croissance, le Ministère des Amis du Christ, l’Église Praise-Chapel, le Dangerous Prayer-Center et les Winners Chapel.

En 2017, les archives de la Haac, la Haute Autorité de l’Audiovisuel et de la Communication du Togo indiquaient officiellement 33 stations de radios religieuses, dont 3 d’obédience musulmane et 30 se réclamant du christianisme. Sur les 5 chaines de télévision privées que compte le pays, 3 sont religieuses. Le pasteur Luc Russel Adjaho, fondateur d’à peu près une trentaine de centres de prières, tous rattachés à Zion-to, c’est-à-dire la Montagne de Sion, détient à lui seul, deux radios, une télévision, un centre de santé et une école. Il modifie ainsi en sa faveur, l’équilibre que l’on observait sur la scène pentecôtiste en raison

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de cette percée technologique (Noret 2004). La compétition que se livrent les pasteurs pentecôtistes dans le paysage religieux togolais est sans merci, avec des attaques personnelles, des prédications qui s’inscrivent généralement dans la ligne de la théologie de la prospérité, assortie de promesses d’accomplissement de signes et de miracles. Ce phénomène de connivence très marquée entre religion et média est certes documenté ailleurs en Afrique (Comaroff 2012 ; Etherington 1996 ; Rangers 2008) mais le cas togolais révèle certaines particularités qui méritent d’être soulignées.

L’espoir qu’ont suscité la transition démocratique, la liberté religieuse et de la parole a été très vite déçu au Togo. L’ancien parti au pouvoir, le Rassemblement du Peuple Togolais, (RPT) s’est transmué en un nouveau parti appelé Unir. Il a su manœuvrer pour garder le pouvoir en grignotant sur la liberté d’expression acquise en 1990. Les nombreuses stations de radios privées ne survivent aujourd’hui qu’en vendant leurs plages horaires aux programmes des Églises pentecôtistes. L’étude très fouillée de Damome (2018) est à cet effet très significative. Il révèle que dans le contexte de la faible économie du Pays, les radios privées sont obligées de vivre de la charité des Églises qui en retour bénéficient d’un temps d’antenne pour faire passer leurs messages et annonces. Si en 2017 les médias privés ont travaillé à diversifier leurs sources de revenus, il n’en demeure pas moins que « le secteur religieux participe encore en moyenne à hauteur de 30 % aux revenus annuels des stations togolaises » (Damome 2018: 6). Ces radios sont le principal canal par lequel l’idéologie chrétienne promue par les pentecôtistes est divulguée parmi les populations. À défaut de mener des revendications politiques pour améliorer son sort, le peuple se console dans la recherche de solutions miracles pour sortir de la misère, se protéger des sorciers et surtout découvrir des voies et moyens par lesquels Satan chercherait à annihiler l’existence des uns et des autres. Les hommes politiques togolais sachant que le peuple est réceptif au langage religieux; savent où aller pour les trouver et communiquer avec lui. Noret (2004) rapporte par exemple qu’en 2003 un leader de l’opposition, maître Yaovi Agboyibo, lui-même catholique, avait voulu organiser une journée de prière avec un pasteur pentecôtiste. L’objectif de cette journée était de faire passer un message politique de mobilisation du peuple contre le régime en place. Cette instrumentalisation politique était fondée sur la prise de conscience du rôle éminemment structurant des médias au Togo.

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Ces médias sont aussi des lieux d’éducation sexuelle et morale à partir des films diffusés à la télévision et des histoires racontées par des radios. Pour fidéliser les téléspectateurs, les chaînes diffusent en permanence des films issus de la grande distribution assurée par Noollywood, la fameuse industrie cinématographique nigériane. Cette industrie a produit de véritables acteurs devenus des stars mondiales. Ces films produits généralement en anglais sont traduits simultanément par des pasteurs en langue éwé pour être sûrs d’atteindre surtout les couches populaires togolaises qui en raffolent. Des leçons de vies, tirées de ces films sont destinées à évangéliser les populations. La deuxième particularité des médias togolais tient au fait qu’il existe une continuité avérée entre la culture traditionnelle éwé et les programmes des médias dont la plupart sont installés dans la capitale, Lomé. L’audiovisuel au Togo est en effet un terrain propice pour observer la manière dont la tradition et la modernité cohabitent. Fréquemment, prêtres et guérisseurs traditionnels ou ceux qu’on appelle les tradipraticiens s’offrent des plages horaires sur les médias. Pour vendre leurs services aux populations, ceux-ci tentent de les convaincre que les maux dont elles souffrent proviennent des attaques sorcellaires dont eux seuls détiennent les remèdes.

La pluralité religieuse au Sud-Togo se décline en termes de la présence des différentes variantes du christianisme, des religions traditionnelles, de l’islam et des groupes ésotériques, etc. Ces différentes entités fournissent chacune un cadre spécifique d’interprétation du réel avec à la clé des remèdes aux divers problèmes qui peuvent affecter la condition humaine. Je ne me suis pas beaucoup penché sur l’islam dans cet exposé parce qu’il n’est pas beaucoup pratiqué dans le sud Togo, le site que couvre cette enquête. Toutefois, il faut signaler qu’en 1997, avec la politique de la diversification des bailleurs de fonds, le Togo adhéra à l’OCI, la Conférence de l’Organisation Islamique.

La production contrôlée du sujet chrétien à travers le financement étranger

En ce qui concerne la thématique du financement des Églises, il faut entre autres faire appel à Derroitte (1993) qui a analysé la situation financière très peu reluisante des Églises africaines. Partant de la prise de position de théologiens africains publiée dans des revues spécialisées, il signale trois sortes de dépendances qu’expérimentent les Églises africaines. Une dépendance idéologique qui fait qu’elles ont du mal à se départir du modèle colonial,

Figure

Illustration 1: les prêtres traditionnels en torse nu  Photo KEA
Illustration 2: Un exemple de sol mosaïque
Illustration 3: Kpatima, hysope locale servant à faire la purification, Photo KEA

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