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Montrer et dire la guerre en temps de paix. Des pratiques de collection aux pratiques de médiation des collectionneurs d'objets des deux guerres mondiales

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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HAL Id: hal-00836398

https://hal.univ-lille.fr/hal-00836398

Submitted on 20 Jun 2013

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pratiques de collection aux pratiques de médiation des

collectionneurs d’objets des deux guerres mondiales

Emilie da Lage

To cite this version:

Emilie da Lage. Montrer et dire la guerre en temps de paix. Des pratiques de collection aux pratiques de médiation des collectionneurs d’objets des deux guerres mondiales. TEMUSE 14-45. Valoriser la mémoire des témoins et des collectionneurs d’objets des deux Guerres mondiales. Médiation, commu-nication et interprétation muséales en Nord-Pas de Calais et Flandre occidentale., Sep 2012, France. pp.41-58. �hal-00836398�

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Montrer et dire la guerre en temps de paix,

Des pratiques de collection aux pratiques de médiation des collectionneurs

d’objets des deux guerres mondiales

Émilie Da Lage

Laboratoire GERiiCO, Université de Lille3

Résumé

Cette communication reviendra sur la méthodologie de recherche mise en place par l'équipe TEMUSE pour comprendre les pratiques de collection et de médiation des collectionneurs ayant participé à l'étude et répondre aux objectifs fixés par le contrat de recherche.

Notre démarche de recherche nous a permis de comprendre comment les collectionneurs rendent compréhensibles et sensibles leurs pratiques, les valeurs qui les sous-tendent. Ceux-ci participent à la production d'un regard-savoir particulier du visiteur sur les objets, en combinant la rigueur de l’enquête à la puissance de l’expérience que confère l’objet authentique. Enfin nous verrons comment les collectionneurs construisent leurs pratiques de médiation des objets en naviguant du technique au social et comment dans la visite se déploie tant pour le collectionneur que pour le visiteur, un rapport moral aux évènements et l'esquisse d'un rapport présent possible à la guerre. Ces résultats de recherche nous amèneront à présenter certaines des questions qui nous ont servi de guide dans le travail de valorisation de la mémoire des collectionneurs : Comment ne pas réduire le collectionneur à un détenteur de savoir particulier et doté de compétences qu’il suffirait de comprendre pour reproduire ? Comment préserver la part sensible de son rapport aux objets, comment enfin préserver le caractère profondément intersubjectif de la médiation dans le cadre de l’invention de dispositifs multimédias ?

Abstract

PRODUCING KNOWLEDGE WITH COLLECTORS

This intervention will take another look at the research methods used by the TEMUSE team to understand the collection and mediation practices of the collectors who participated in the study and fulfil the objectives outlined in the research contract.

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their practice and the underlying values accessible and perceptible. They contribute to producing the visitor’s particular perspective/knowledge regarding the objects, by combining the seriousness of the investigation and the power of the experience created by an authentic object. Finally, we will see how collectors establish their mediation practices with regard to objects, steering between technical and social elements and how, during the visit, a moral connection to the events is established for both the collector and the visitor, as well as the potential outlines of a current relationship with the war. These research findings will lead us to present some of the questions which guided our work on optimising collectors’ memories: How can we avoid reducing the collector to a simple holder of specific knowledge, offering skills that, once understood, can easily be reproduced? How can we preserve the sensitive nature of the collector’s relationship to the objects? And finally, how can we preserve the profoundly intersubjective character of the mediation within the framework of inventing multimedia strategies?

Overzicht

SAMEN MET DE VERZAMELAARS KENNIS OPDOEN

In deze mededeling komen we terug op de methodologie van het onderzoek door het TEMUSE-team om inzicht te verschaffen in de manieren waarop de aan de studie meewerkende verzamelaars verzamelen en bemiddelen, en om te voldoen aan de voorwaarden die in het onderzoekscontract zijn vastgelegd.

Dankzij onze benaderingswijze begrepen wij hoe de verzamelaars hun praktijken en de waarden waarop deze gebaseerd zijn, begrijpelijk en tastbaar maken. Zij zijn deelgenoot van de creatie van een bijzondere blik/kennis van de bezoekers ten overstaan van de voorwerpen, door de nauwgezetheid van het onderzoek te combineren met de kracht van de ervaring die het authentieke voorwerp oplevert. Tot slot zien we ook hoe de verzamelaars hun praktijken inzake bemiddeling van de voorwerpen opbouwen door zowel aan het technische als aan het sociale aandacht te besteden, hoe er zowel voor de verzamelaar als voor de bezoeker een morele band ontstaat met de gebeurtenissen, en er wordt geschetst hoe er ook nu nog een verband kan zijn met de oorlog. Deze onderzoeksresultaten brengen ons ertoe, een aantal vragen aan te halen die onze leidraad waren bij de valorisatie van de herinnering van de verzamelaars: wat moeten we doen om de verzamelaar niet te herleiden tot een bezitter van bijzondere kennis en bekwaamheden, die je alleen maar hoeft te begrijpen om ze te kunnen reproduceren? Hoe behouden we het gevoelige gedeelte van zijn verhouding tot de voorwerpen? En hoe behouden we het verregaand intersubjectieve karakter van de bemiddeling in het kader van de uitvinding van multimediasystemen?

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« L’espace public n’est moralement pas neutre à l’égard du concept de

violence. La violence fait toujours partie de l’inacceptable. » Paul Ricœur,

Rencontres internationales de Genève, L’âge d’Homme, 1999, Tome XXXVII, p. 220.

Tous les collectionneurs, quel que soit l’objet de leur collection, entretiennent un rapport particulier à leurs objets, emprunt de personnalisation de lien physique et sensible. Tous les collectionneurs participent à donner des valeurs particulières aux objets qui dépassent la valeur marchande et tous se lient à leurs objets à travers le plaisir de l’activité même de la collection (Derlon, Jeudy-Ballini, 2008). Les collectionneurs d’objets de guerre, en ce sens ne font pas exception. Ce qui nous est apparu comme plus singulier est lié à la nature des objets collectionnés. En effet, les collectionneurs médiateurs que nous avons rencontrés articulent le plaisir de la collection à des objets qui tous portent la marque de l’extrême violence que constitue la situation de guerre, de manière évidente comme les armes, ou de manière plus distante, mais réelle comme l’art de tranché, les nécessaires des soldats ou les cartes postales des villes de la ligne de front, les affiches de propagande. Comment se noue alors l’attachement à ces objets, comment se conjugue le plaisir de la collection et la conscience de la violence et de l’horreur des situations dont ces objets sont à la fois la trace, les vestiges, les preuves ?

Deuxièmement, les objets collectionnés appartiennent à un passé historio-graphié, et la constitution de la collection, assortie de pratiques de médiation, implique de participer à la publicisation de l’histoire. René Girard nous éclaire sur les enjeux que rencontrent les historiens qui s’attachent à décrire, comprendre et expliquer les situations historiques dans lesquelles la violence contre les hommes peut être qualifiée « d’horrible ». Pour René Girard, « l’horrible » renferme la même puissance que le « sublime », définit par Kant1 comme excédant en quantité et en intensité les bornes de l’imaginaire. Pour Girard, « cette singularité par excès de l’inhumain n’est certes pas séparable de traits historiques identifiables, mais elle ne laisse pas de relever du jugement moral, en quelque sorte arraché à ses gonds »2. Tout comme les historiens, les collectionneurs sont également aux prises avec une histoire « horrible », aux prises avec des questions morales qui ne cessent de se manifester dans leurs pratiques de collection et de médiation et résonnent avec le contexte institu-tionnel et politique dans lequel s’inscrivent leurs pratiques muséographiques.

1. Kant, Emmanuel, Critique de la faculté de juger, Flammarion, Paris, 2008 (trad.. Alain Renaut)

2. Girard, René, « le mal que l’homme fait à l’homme» in Violences d’aujourd’hui,

Violence de toujours, Rencontres internationales de Genève, L’âge d’Homme, 1999,

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Nous avons exploré ces deux points en tentant de comprendre comment les pratiques de collection singulières qui sont celles des collectionneurs d’objet des deux guerres s’articulent à des pratiques de médiation spécifiques. Nous essaierons de comprendre comment à partir des pratiques de collection et de médiation se forgent des positions, y compris morales face au conflit et à la violence.

I – Enquête, histoire et mémoire

« ça c’est de l’empirisme hein, il n’y a rien à faire. Un jeune qui commence à collectionner maintenant, il va plonger, il va acheter du faux, il faut avoir possédé des objets réels pour pouvoir faire la différence avec la contrefaçon. » Philippe Oosterlinck.

Les collectionneurs et animateurs de musées interviewés nous présentent leur travail comme un travail d’enquête autant que comme un travail de recherche, ces enquêtes permettent de « trouver » les objets intéressants pour leur collection, réaliser le travail d’authentification de la pièce et produire un ensemble de connaissances sur l’objet, son contexte d’utilisation et in fine sur les hommes qui l’ont utilisé.

Les collectionneurs grâce à leur pratique et la fréquentation intensive de ces objets, voient ce qu’une observation rapide ou standardisée, comme les descriptions d’inventaire par exemple, ne révèle pas. Ils sont sensibles à des détails qui, reliés entre eux et dans le contexte de la découverte de l’objet, leur permettent d’attribuer avec un haut degré de certitude l’authenticité de la pièce, restituer sa biographie sociale et culturelle (Kopitoff, 1986, Gellereau, 2012) et donc sa singularité et de ce fait de comprendre ce qu’ils nomment « l’âme de l’histoire » logée dans les objets. Cette fréquentation assidue, cette attention aux détails est un des savoir-faire qui leur permet de distinguer les « bons collec-tionneurs », des « colleccollec-tionneurs d’occasion », « les mauvais colleccollec-tionneurs ».

Les collectionneurs se définissent facilement comme des praticiens : ils prétendent à la maîtrise d’un savoir local, fruit d’une longue expérience et généralement protégée par le secret artisanal. Il nous a parfois été difficile d’avoir accès précisément à la manière dont leur savoir se constitue, la bibliothèque du fort de Seclin par exemple est une pièce privée difficilement accessible. En revanche tous disent que la fréquentation des objets authentiques est indispensable. Le nettoyage des pièces, leur montage démontage, mais aussi la simple caresse de l’œil ou de la main, permettent une connaissance intime de l’objet à partir de laquelle l’enquête peut s’organiser.

L’historien Carlo Ginzburg note que ces formes de savoir, qu’il voit à l’œuvre dans la psychanalyse de Freud, dans la science de l’attribution en histoire de l’art formalisée par son précurseur Morelli, ou dans les enquêtes de Sherlock Holmes, sont particulièrement liées à l’expérience quotidienne ou, plus précisément à toutes les situations où l’unicité et le caractère irremplaçable des données sont décisifs aux yeux des personnes impliquées, et ne peuvent se déployer dans une rationalité scientifique classique, qui passerait par la modélisation mathématique et la standardisation des méthodes de collecte de données. Ces formes de savoir,

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qui reposent sur la mise en œuvre du « paradigme indiciaire », supposent pour être efficaces ce que C. Ginzburg nomme « une rigueur élastique ».

Il s’agit de formes de savoir fondamentalement muettes, au sens ou leurs règles ne sont pas susceptibles d’être axiomatisées ni même énoncées. On n’apprend pas le métier du connaisseur ou du diagnostiqueur en se bornant à mettre en pratique des règles préexistantes. Dans ce type de connaissance entrent en jeu (comme on dit habituellement) des éléments impondérables, l’odorat, le coup d’œil, l’intuition. (Ginzburg, 1980, p 31)

Philippe Oosterlinck par exemple se défend d’être « savant » y compris quand l’interviewer le qualifie comme tel, il relocalise son savoir, insiste sur les coups de chances et les savoirs pratiques. Par exemple suite à une relance de Michèle Gellereau qui affirme « il faut être spécialiste pour comprendre », il répond qu’il faut déjà avoir la chance de lire à l’envers, afin de ne pas être « passé à côté de

l’objet ». Quand Michèle Gellereau insiste sur l’ampleur de ses connaissances,

nécessaires pour reconnaître le vrai du faux, il insiste sur le fait que

« c’est de l’empirisme, comme tous les collectionneurs » … « on analyse à la loupe, on cherche ce qui est peu visible » [P.O.]

Au-delà de l’érudition, présentée comme nécessaire, c’est bien la minutie et les capacités d’observation qui sont mises en avant.

Les collectionneurs partagent donc avec les historiens la mise en œuvre de ce paradigme indiciaire comme le nomme Ginzburg. Pourtant, les collectionneurs que nous avons rencontrés ne se prennent nullement pour des historiens, et s’ils mettent en œuvre ce fameux « paradigme indiciaire », c’est avec pour ambition non d’écrire l’histoire d’un conflit, mais de comprendre un objet. Certes il faut pour cela établir, au-delà des détails, certains faits historiques, mais ceux ci se replient sur l’objet lui-même. L’objet matériel est, à quelques exceptions près3, l’objet de la connaissance déployée.

Par ailleurs, si l’objet porte des indices il n’est lui-même pas réductible à un indice. Il est bien une part de cette réalité passée. Il n’est pas qu’un signe, mais une partie de ce réel, et c’est dans ce statut de l’objet authentique que se place son aura particulière. Là s’arrête donc le parallèle entre le travail des collectionneurs et des historiens qui mettent en œuvre des enquêtes et des raisonnements indiciaires. C. Ginzburg invite en effet les historiens à considérer les archives comme des indices, ou des sommes d’indices sur les rapports de force et de pouvoir qui structurent une époque. Pour les collectionneurs rencontrés, leurs objets ne sont pas réductibles à des indices qui renseignent et permettent de comprendre une époque, ils en sont le reste, ce qui de fait doit être sauvé. Cette position leur permet de faire émerger du savoir des objets et peut expliquer en partie leur résistance à produire un méta discours historique sur la guerre ou l’histoire militaire qui recouvrirait les objets et les engloberait.

3. Par exemple certaines photos de Jean Marie Bailleul qui apportent des indices sur un fait historique.

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Cette attitude face aux objets pourrait être interprétée comme une solution pour échapper aux questions morales que pose le conflit violent via le

déploiement d’un discours purement descriptif, mais cette interprétation stratégique ne me semble pas juste. Tout d’abord parce que les collectionneurs que nous avons rencontré ont des positions morales, mais celles-ci semblent se forger à partir de la connaissance de terrain et ne servent jamais de ressort explicatif. Les collectionneurs semblent se placer de manière volontaire en deçà de l’Histoire, pour lui préférer le cadre empirique.

Par exemple, l’humanisme revendiqué dans sa muséographie par Philippe Oosterlinck n’apparaît pas comme une position de principe à travers laquelle il perçoit la guerre, mais plutôt comme le résultat de ses enquêtes sur la vie quotidienne des soldats quelle que soit leur nationalité. Le parallèle qu’il opère entre vie civile et militaire et sa conclusion du statut partagé de « victime » est tout de suite appuyé sur un bloc de savoir local.

Les collectionneurs retournent en quelque sorte le paradigme indiciaire : les objets ne sont plus indices, ce sont les connaissances historiques qui le deviennent dans leur pratique d’enquête sur les objets. Ils sont de véritables enquêteurs pour qui l’histoire est une ressource pour comprendre l’objet et non une fin en soi. L’enquête peut utiliser des documents historiques, des écrits d’historiens parfois également constitués comme des indices ou des éléments de contexte afin de trouver un objet, le comprendre, reconstituer sa biographie et ses usages et ainsi « d’accéder au cœur ou à l’âme de l’histoire » que porte l’objet lui-même pour reprendre un mot de Jean Marie Bailleul. Dans ce cadre, authentifier un objet ne veut pas simplement dire reconnaître le vrai du faux, mais lui reconnaître une identité propre singulière. Cette identité propre et singulière est illustrée dans les biographies de ces objets, leurs destins, leurs voyages. (Michèle Gellereau, 2012). Les collectionneurs tous à leur manière nous ont emmenés sur cette piste : nous ne produisons pas des interprétations, nous montrons du concret, de l’indiscutable nous disent-ils. Les objets ne sont pas des illustrations, ni même des sémiophores au sens de Pomian, ce sont des réalités tangibles, voire des preuves. Une bonne partie de l’activité des collectionneurs consiste à mener l’enquête, et à administrer la preuve. Ce statut d’enquêteur, J.M. Bailleul l’explicite dans l’entretien. Jean Marie Bailleul ne veut pas témoigner, mais

prouver. Il n’a pas assisté à l’action et n’en a pas été le spectateur, il n’est pas non

plus un témoin, c’est en tant qu’enquêteur, qu’il a un rôle particulier.

Ce type d’enquête est probabiliste, et c’est bien de cette façon que les biographies d’objets sont reconstituées, à partir des probabilités induites à partir d’indices extrêmement peu visibles qui nécessitent une capacité d’observation et une attention au détail. Le type de récit attaché aux objets dans la médiation est donc très dépendant du type d’enquête déployé par les collectionneurs.

Ce statut d’enquêteur et non de témoin, donne à la médiation du collec-tionneur un poids particulier, il est celui par qui la collection existe, il est aussi celui par qui elle a une valeur et grâce à qui elle permet d’accéder à l’histoire, (je dis accéder plutôt que comprendre car pour les collectionneurs que nous avons rencontrés il s’agit bien de cela). La parole du collectionneur a une valeur particulière qui n’est pas celle du témoin direct ou indirect, ni de celle du guide professionnel, mais celle de l’enquêteur, de celui qui par son travail d’enquête a

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pu apporter la preuve en dressant un faisceau d’indices. Ce qui nous est apparu de manière très intéressante c’est la manière dont les collectionneurs combinent la rigueur de l’enquête, à la puissance de l’expérience que confère l’objet authenti-que quand on a les compétences pour le reconnaître. Cette puissance de l’objet authentique lui vient de son « aura » au sens de Walter Benjamin, c’est-à-dire une puissance qui lui vient de son irréductible unicité, reconnue dans l’exposition. Cette aura de l’objet, le geste particulier de la médiation par le collectionneur peut la faire reconnaître et ressentir au visiteur. Cette aura de l’objet authentique permet d’ouvrir des brèches dans la linéarité temporelle de la modernité, et permet à celui qui peut s’y absorber de sentir la présence contemporaine du passé. L’une des choses qui nous a marqué dans notre enquête est la conscience des collectionneurs de cette porosité temporelle qu’ouvrent les objets, mais aussi le fait que cette propriété de l’objet n’est pas reconnaissable dans un monde rationnel. « Nous sommes fous n’est-ce pas », est une phrase souvent entendue et constitutive de la culture de la collection. En effet, les collectionneurs par leur pratique brisent les grands partages établis de la raison et de la modernité entre le passé et le présent, mais aussi entre les objets, les choses, et les vivants pour dire le vrai et le monde tel qu’il est. Cette capacité a été également repérée par Brigitte Derlon et Monique Jeudy-Ballini dans leur étude sur les collectionneurs de masques africains. L’aura de l’objet authentique est selon les anthropologues B. Derlon et M. Jeudy-Ballini, l’une des clés pour comprendre l’émotion est une des revendications premières du collectionneur « l’expérience émotionnelle renvoie au sentiment du collectionneur d’être en

présence, à travers l’objet, de quelque chose qui le dépasse, indéfinissable, autre en tout cas que la réalité prosaïque » (Derlon, Jeudy-Ballini, 2008, p. 59). L’objet

transcende l’expérience ordinaire et stimule l’imagination, il émane de lui une autorité qui s’impose. Or ce à quoi les objets authentiques de la guerre les rapprochent c’est de la vie des soldats.

Ce statut de l’objet du passé dans le présent est également souligné par Jean Davallon dans le don du patrimoine, pour lui, l’objet qui est une partie du passé dans le présent a un caractère sublime (Davallon, 2006, p. 178). L’aura de l’objet authentique sublime en quelque sorte notre rapport au temps. Renaud Dulong, chercheur spécialiste de la question du témoignage, souligne le rôle de l’authenticité dans le sentiment de vivre une expérience exceptionnelle au contact de l’objet, il souligne aussi l’importance de la connaissance scientifique qui permet à l’objet de fonctionner comme trace ouvrant sur le monde de la guerre, voire comme pièce à conviction (Dulong, 1997). Ici nous pouvons discuter du type de performance accomplie par les collectionneurs, il me semble que ce n’est pas en tant que trace ou du moins pas seulement et pas toujours, mais bien en tant que vestige, reste, que l’objet ouvre sur le monde de la guerre. C’est bien ce statut-là qui ouvre la nécessité pour les collectionneurs de « sauver » les objets. S’il y a bien là un rapport de la partie, y compris infime, au tout, ce n’est plus ici un rapport purement indiciel. Dans ce travail il me semble que l’objet ouvre sur des mondes et des histoires humaines et occupe plusieurs statuts :

- il peut être une preuve : on a trouvé un sabre, c’est la preuve qu’il y avait des Sikhs, les bottes des cadavres sont ôtées, c’est la preuve qu’il s’agit de soldats allemands. L’objet preuve peut même devenir pièce à conviction,

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comme la cloche d’alerte aux gaz de D. Browarski dont il dit lui même qu’elle est « une pièce à conviction », terme qui renvoie également à l’univers du procès, en quelque sorte ici la cloche d’alerte permet d’instruire le procès de l’utilisation des gaz. Les capacités interprétatives de l’érudit sont souvent mobilisées pour administrer la preuve.

- il peut être le support de l’imagination et du récit : le tableau qui fait ressurgir une histoire que l’on connaissait mais qui n’avait pas de sens avant l’objet. Les collectionneurs rejettent a priori toute fictionnalisation, mais celle-ci est sans cesse présente pour faire avancer l’enquête. Les récits sont basés sur ce que les collectionneurs déterminent comme possible au vu des connaissances dont ils disposent et de l’avancée de l’enquête.

Ces récits peuvent être également les témoignages recueillis par les collectionneurs de la part des familles, des anciens combattants. Les objets et les témoignages, l’érudition sont mobilisés conjointement et constituent autant « d’opérateurs de factualité » pour reprendre le terme de Dulong.

- il est enfin un vestige, un reste du passé dans le présent.

Bien sûr les collectionneurs ne sont pas des théoriciens des méthodes histo-riques il est toutefois intéressant de comprendre comment leur raisonnement, tout en s’inscrivant dans un paradigme indiciel ne s’y limite pas. Bazin et Bensa ont travaillé sur la question des objets et des « choses », leurs travaux et leurs réflexions reprennent et élargissent les observations de l’anthropologue Malinowski qui détaille le plaisir pris par les possesseurs de « choses » à les toucher, les contempler et aux différentes stratégies passionnées qu’ils mettent en œuvre dans le cadre de leur circulation. Ils relèvent que les « choses singulières

s’affirment comme à la fois exceptionnellement belles et “chargées” de toute l’histoire de leur circulation de main en main et d’île en île, mais en tant que telles elles ne renvoient à rien d’autre qu’à elles-mêmes. » (Bazin, Bensa, 1994,

p. 4) En s’inscrivant à rebours de la lecture de Mauss par Lévi Strauss, ils considèrent que si ces choses ont un secret, celui-ci réside davantage dans l’effet de leur présence que dans leur caractère symbolique. Au terme de leurs travaux, ils en viennent à noter que « c’est quand l’objet devient “chose” c’est-à-dire

absolument unique qu’il prend le plus de valeur. Mais sa fonction est alors moins d’être utilisable ou de représenter que de rassembler des évènements et des personnes. » (Bazin, Bensa, 1994, p. 7)

II –savoir-prendre, savoir-voir

Ces pratiques d’enquête sont à la base des pratiques de médiation. Les collectionneurs tentent de produire dans leurs différentes pratiques de médiation la puissance de l’objet unique et authentique. Comprendre le rapport aux objets des collectionneurs, mais aussi le type de travail qu’ils mettent en place, nous aide à cerner le caractère performatif de leur médiation.

Les collectionneurs nous donnent à voir les objets, et les pratiques de média-tion qu’ils réalisent dans le cadre de l’entretien-visite. Ils cadrent notre regard sur les pièces, voire tendent à « transfigurer » pour nous les objets.

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Bien sûr c’est une compétence du guide de musée. Son travail réside dans la mise en œuvre de techniques : pointer un détail, construire un récit de contextualisation qui informe le regard, qui participe à transformer le regard du visiteur sur l’objet, à le produire en agissant sur l’expérience esthétique, sensible et intelligible du visiteur (Que ce soit une œuvre d’art ou un artefact) (Gellereau, 2005). Le pari de la médiation réside dans la capacité des médiateurs à produire cette expérience et celle-ci, dans le cadre de l’exposition, passe par le travail de la qualité du regard.

Comprendre les pratiques de médiation c’est d’abord comprendre comment s’opère ce travail sur le regard et de là quel type d’expérience les collectionneurs proposent de leurs objets, or ce type d’expérience nous allons le voir est sous-tendu par les valeurs, les finalités et leurs pratiques de collectionneurs. Les pratiques de médiations déployées par les collectionneurs dans la situation d’enquête nous engagent à adopter le même point de vue qu’eux sur les objets, voire participent à les « transfigurer ».

L’étude des films nous a permis de constater l’importance que les collec-tionneurs donnaient aux détails dans leurs pratiques de visite : ils nous donnent à regarder non pas « un casque », mais « ce casque particulier » en pointant du doigt, en montrant ou en soulignant dans le récit les détails qui permettent l’authentification de l’objet et la possibilité de le singulariser : tâches qui révèlent une manière de peindre un pantalon d’uniforme, une éraflure, un insigne, une marque… Ces indices qui déployés en faisceaux vont permettre aux collec-tionneurs de recomposer pour nous la biographie de cet objet mais surtout, en les pointant, ils nous apprennent à voir les objets comme eux et de fait en révèlent la valeur. Plusieurs valeurs se combinent dans le monde des collectionneurs, la rareté, l’authenticité et la valeur affective, toutes ces valeurs ont en commun d’être discrètes, elles ne se donnent pas au regard du visiteur sans travail de médiation.

Cette production du regard se base sur deux opérations : la production de l’objet comme authentique, et en deuxième lieu la production de l’objet comme singulier à l’intérieur d’une classe d’objet (ce casque et non un casque). Ces opérations de médiation reposent sur le paradigme indiciaire à l’intérieur duquel les collectionneurs déploient leurs enquêtes et leurs pratiques de collectionneurs.

Joseph Alsop dans « The fakers art » un article paru dans la New York Review

of Books en s’appuyant sur des recherches menées en neurosciences notamment

par Israel Rosenfield, chercheur critique des développements en intelligence artificielle et sur les expériences de Gérard Edelman, montre que « notre vision

dépend beaucoup de notre capacité à organiser en catégories le monde qui nous entoure », (Alsop, 1986, p. 30) Devant un objet, nous « voyons » cet objet

singulier, mais en tant qu’il appartient à une catégorie que nous reconnaissons et dont nous produisons les contours et les propriétés de manière intersubjective. Alsop se saisit de ces travaux dans le cadre de la compréhension de l’expérience esthétique, pour comprendre comment opère le « faux » en art sur notre expérience, Sally Price (2006) reprend ces conclusions pour explorer le rapport occidental aux arts extra européens, elle montre les effets de la catégorisation sur notre capacité à voir et reconnaître les objets et à transformer notre expérience de l’objet.

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Dans un autre registre, moins constructiviste quant au travail social de catégorisation, Nelson Goodman montre que le regard se construit dans l’expérience et dans la pratique. Nous apprenons à voir dans un monde qui fait déjà l’objet d’investigations par d’autres. Explorant la distinction entre un faux et une copie pour notre expérience esthétique, Nelson Goodman montre comment la possibilité d’un regard expert qui sache distinguer une copie d’un faux, oriente la manière dont nous regardons deux toiles à partir du moment ou nous savons que l’une d’elle est une copie. « Le fait que je connaisse la différence entre les

deux images, précisément parce qu’il affecte le rapport des regards présents aux regards futurs, informe le caractère même de mon regard présent. Ce savoir m’apprend à porter sur chacune des images un regard différent dès maintenant, même si ce que je vois est la même chose. » (p. 140) « Par ailleurs il n’atteste pas seulement que je peux apprendre à voir une différence, il permet également de me guider à faire le genre d’investigation à mettre en œuvre pour voir cette différence. Dans le cas des deux œuvres, une comparaison. » (Idem). Ce qui est

intéressant pour nous dans l’analyse de Goodman est qu’il montre comment une forme d’investigation (ici liée à la comparaison et l’authentification) se traduit dans une qualité de regard « expert » qui informe la manière dont il est possible de manière plus « profane » de regarder les objets. Comment se passe ce travail d’éducation du regard dans notre cas ? Le travail de comparaison entre les objets est l’une des manières qui permet aux collectionneurs d’identifier les objets, mais c’est surtout un regard attentif aux détails signifiants que les collectionneurs nous invitent à porter sur les objets et à mettre en pratique pour percevoir l’aura de la pièce authentique. Regardez ce métal : ceci est du laiton, l’insigne de tel régiment est comme cela, le marquage se remarque ici, regardez la signature autographe « c’est cela qui m’a intéressé dans cet objet » P. Oosterlinck. Les collectionneurs nous invitent à décomposer l’objet en mille détails, il est ainsi chargé peu à peu de signes qui le distinguent, et nous sommes invités de fait à porter ce type de regard.

Sans surprise au regard de la référence à Morelli que déploie Ginzburg pour décrire les prémisses du « paradigme indiciaire », les collectionneurs font preuve dans leurs pratiques de médiations d’un véritable « art du connaisseur » proche de celui décrit par les spécialistes de l’histoire de l’art (pour une approche du renouvellement historiographique sur cette question voir Guichard, 2010). Le

connoisseurship – ou « art du connaisseur » – se déploie d’abord dans le monde

des collections et du marché de l’art, où il est défini comme un ensemble de savoirs techniques sur la peinture, tournés vers l’attribution et l’authentification des œuvres, et fondés sur leur analyse stylistique.

Les travaux d’Anna Tummers (2008) vont dans le même sens en montrant que le vocabulaire descriptif employé par les connaisseurs, est en réalité un vocabulaire prescriptif, puisqu’il vise à rendre perceptibles les éléments les plus difficiles à voir, précisément ceux qui sont réalisés par la main du maître (masterly elements) dans un tableau et ainsi en déterminer l’origine et la bonne attribution. Ce sont ces éléments qui vont orienter par la suite l’organisation du marché de l’art.

Pour ces collectionneurs, la question n’est pas celle de l’attribution d’œuvres, en revanche la parenté est évidente dès que l’on s’intéresse à la question des

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procédures par lesquelles ils réalisent l’authentification et l’identification des objets. Les vidéos montrent la manière dont par le geste ils pointent sur les objets et ainsi les révèlent à l’œil du visiteur, les marques/indices qui permettent l’authentification des pièces. Ils redessinent la pièce pour notre regard et permettent que nous la distinguions également comme pièce authentique. Les questions d’authentification jouent un rôle central dans leurs enquêtes et dans la manière dont ils présentent et parlent des objets. Leurs gestes et leurs discours instituent une hiérarchisation du regard propre au régime indiciaire déjà mis en évidence. Ils font ainsi de l’authenticité une valeur partagée entre nous et le collectionneur dans le cours de la médiation.

Les collectionneurs envisagent en grande partie leur travail comme un travail d’authentification, pour lequel ils mobilisent techniques et gestes qui pointent les indices qui permettent de catégoriser l’objet, de le produire comme authentique ou d’en dire « la vérité ».

Au-delà de la production de l’objet comme authentique, le raisonnement indiciaire que nous sommes invités à partager peut s’étendre à un fait historique qui serait attesté par l’objet (à la condition bien sûr qu’il soit authentique). JM Bailleul par exemple opère un aller-retour constant entre la certification de la photo et de la scène qu’elle montre : voilà ce que la photo montre et voilà donc la vérité historique, ici la description charge de crédibilité la scène représentée.

Ainsi le travail de médiation des collectionneurs est double : en instruisant notre regard sur les objets ils nous amènent à les reconnaître comme authen-tiques et à en sentir la puissance, ils nous apprennent également à voir les objets, nous font la démonstration de ce qu’est un regard authentifiant, nous invitant à engager le même travail d’investigation.

III – Quand la catégorisation de l’objet

ouvre vers des questions morales

Mais tout cela se produit dans la situation de médiation et suppose donc un interlocuteur qui accepte de considérer l’objet comme le présente le collec-tionneur. L’authenticité de l’objet, comme toute catégorisation est une production intersubjective, et ce n’est pas non plus une pure construction sociale, elle s’appuie sur le corps des objets eux-mêmes et sur le travail social de catégori-sation préexistant à la situation d’interaction. Ce travail de catégoricatégori-sation dépend par ailleurs de la capacité des acteurs à trouver ce que l’on peut appeler des prises (à la suite de Chateauraynaud et Bessy) appuyées sur les propriétés matérielles de l’objet et à les faire reconnaître comme valables.

Pour illustrer cette idée, nous pouvons nous appuyer sur l’extrait vidéo montrant Philippe Oosterlinck présentant à Michèle un objet dont la double fonction, c’est une scie et une baïonnette, rend la catégorisation par l’usage problématique.

Dans la première partie de l’extrait, P. Oosterlinck ne sort la baïonnette qu’à moitié, et il la présente comme une scie dès qu’il la sort en entier, dévoilant les dents de la lame. Il la présente alors comme une scie en la maniant comme telle et en passant son doigt sur les dents, ce faisant il pointe dans le corps de l’objet ce qui constitue des « prises » au sens de Chateauraynaud et Bessy, c’est-à-dire « la

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rencontre entre un jeu de catégories et les propriétés matérielles, identifiables par les sens (supposés communs) ou par des instruments objectivation. » (Bessy,

Chateauraynaud, 1992). Michèle résiste à voir principalement la scie dans la baïonnette, et demande, mais tout de même « ils s’en servaient comme baïonnette ». P. Oosterlinck reprend sa description de l’objet et tente cette fois, de limiter l’effroi que suscite cette arme chez Michèle qui a un mouvement de recul (un effroi partagé par l’équipe qui visionne la vidéo) en discutant du type de blessures, « moins meurtrières qu’une baïonnette classique ». La requalification de la baïonnette en scie précisément aurait pu limiter l’effroi que suscite cette arme, un effroi nous dit P. Oosterlinck partagé par les soldats à l’époque, mais qu’il estime injustifié au regard du type de blessures qu’infligeait réellement l’arme. Ici la distance de l’arme à l’outil est trop grande pour que Michèle accepte de ne plus voir l’arme. On voit bien ici que P. Oosterlinck connaît le type de réaction que provoque cette « scie-baïonnette » et que sa médiation travaille à cette fois non pas restituer la puissance évocatrice de l’objet, mais à la neutraliser en ramenant l’arme à un outil.

Cet exemple nous amène vers l’une des particularités du traitement de la guerre par les objets des collectionneurs

Nombre de présentations de la vie des tranchées s’attachent à présenter des règles morales et des conventions organisationnelles, des capacités de résistance et de ruse, un art de « faire avec », des soldats. Les objets du quotidien, mais aussi l’art de tranchée ou les objets réalisés pendant la captivité montrent une humanité douce qui contraste avec les moments de combats et l’anomie de la guerre. Les soldats cuisinent, cousent (nécessaire à couture à Feignies), brodent (broderies de prisonniers à Harnes), sculptent (canne de tranchée de Fromelles), peignent, écrivent et correspondent, ils ne tuent quasiment jamais et en aucun cas il ne leur en revient la responsabilité. Gilles Michelot du fort de Leveau a été le seul à nous présenter des armes blanches, dont un casse-tête en parlant de la fonction d’attaque et en ajoutant « malheureusement cela faisait aussi partie du quotidien des poilus ».

Les collectionneurs n’ont pas insisté sur les actes de bravoure au combat ou véritablement de « faits de guerre » au sens traditionnel. Les soldats sont courageux, ils ont « tenu leurs positions » de manière remarquable, mais c’est bien là un acte défensif. Ces hommes sont néanmoins des héros, mais des héros auxquels il est possible de s’identifier sans se projeter soit même en train de commettre un acte de violence. La proximité entretenue entre les soldats et les collectionneurs eux-mêmes est soutenue par la question à laquelle parfois ils nous invitent à réfléchir au cours de la visite : qu’aurais-je fait à leur place ?

Tous les collectionneurs et animateurs que nous avons rencontrés veulent traiter de la vie des hommes. Pour nombre d’entre eux, les humains ne sont pas

derrière les objets, ils sont la raison pour laquelle les objets sont exposés et le

principe qui anime la mise en exposition et la visite ; on pourrait presque dire qu’ils sont dans les objets.

Par ailleurs les collectionneurs, pour la plupart, s’attachent à sortir les soldats de l’anonymat et de la désingularisation qui serait l’une des marques du passage à la guerre moderne qu’incarne la Première Guerre (Becker, Audouin-Rouzeau,

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2003). Jack Thorpe par exemple s’attelle à écrire l’histoire de chaque soldat enterré dans le cimetière militaire d’Erquinghem Lys, les emmurés de Feignies sont identifiés, l’uniforme de général de Seclin est celui du général Desfontaines. Des lettres, des photos, des prénoms accompagnent les objets de Harnes etc…

Il y a là une véritable rupture avec une conception historique du passé et de l’événement qui interdit toute projection et continuisme, les collectionneurs tissent des fils concrets entre les temporalités en plaçant au cœur de leurs discours sur les objets des soldats et leur humanité.

Cette position permet de mettre en perspective le travail de médiation des collectionneurs. Les collectionneurs ouvrent chez le visiteur une interrogation sur les possibilités de survie et d’action dans la guerre de tranchée, mais ouvrent également sur la question de la responsabilité.

Ces responsabilités peuvent être passées : ce sont les responsabilités distribuées au cours de la guerre, mais aussi présentes, celles qui nous engagent à l’égard des hommes tombés au combat. Si le plaisir de la collection, de la possession de beaux objets est palpable, il ne contamine pas le rapport à l’événement que les collectionneurs ont noué. Ils participent à sauver les objets, mais aussi à retrouver les hommes, ils sont profondément, pour la plupart, impliqués dans le travail de deuil des familles, encore aujourd’hui, la question des corps des disparus, des hommes tombés au combat les animent. De Daniel Browarski faisant son pèlerinage quotidien dans les champs, où encore aujourd’hui la multitude de balles et d’éclats d’obus le renvoie à la multitude des hommes tombés, aux membres de l’association du fort de Leveau désemmurant patiemment les soldats, à M. Bonniface refusant le « théâtre » de certaines troupes de reconstitution au motif que l’on ne joue pas à la guerre car ce serait manquer de respect aux hommes qui ont du la mener et l’endurer.

Il semble que notre travail a permis d’éclairer à quels éléments de connaissance nous avons accès à travers le discours sur l’objet. Mais au-delà à travers la manière dont les collectionneurs configurent leurs descriptions nous avons touché une autre question centrale me semble-t-il pour le projet : la manière dont un discours, y compris descriptif sur les objets, peut également engager le jugement sur des situations passées et montrer des conduites morales possibles aujourd’hui à l’égard du passé.

Sur les bases des travaux développés par Madeleine Akrich et la sociologie des sciences et en partant du fait que les objets techniques sont parties prenantes dans la constitution de réseaux hétérogènes qui associent des actants « humains » et « non humains » confondus, comment peut-on décrire leur rôle spécifique à l’intérieur de ces réseaux ? Est-ce que les collectionneurs le font implicitement ?

Les collectionneurs naviguent de la technique au social, dans leurs discours l’objet technique est pris dans sa réalité sociale d’usage, ils tentent d’ailleurs de repérer dans l’objet technique la part sociale et humaine qui lui a été incorporée. Y compris à Seclin qui revendique d’être un musée militaire et non musée de la guerre, la dimension sociale, culturelle des objets techniques est fortement présente.

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Ce que l’on peut lire également à travers les objets c’est la distribution des rôles moraux à la guerre :

Depuis les objets servant à la protection des soldats : les ingénieurs doivent trouver le moyen de protéger des vies, au type d’armes utilisées et à la marge de manœuvre et de décision que les soldats, les officiers possèdent. Entre une arme de poing et une arme à feu la différence est grande. L’arme de poing donne la plus large marge de manœuvre au soldat, la baïonnette ou pire le couteau nécessite que l’on enfonce la lame dans le corps de l’adversaire, de l’intensité du coup du savoir-faire du soldat dépendra la survie ou la mort de l’adversaire. C’est bien ce que dit Gilles Michelot quand il dit que les armes blanches font « froid dans le dos ». Ces objets « font » quelque chose à celui qui les regarde. Dans le cas du fusil, le soldat aura à viser et à tirer, une partie du choix de tuer ou non est dévolue au hasard et à la technique développée par les ingénieurs en armement. Enfin l’utilisation du canon suppose que l’angle de tir, la position, le timing soient décidés par les officiers, le poids de la charge et son caractère plus ou moins meurtrier par les ingénieurs.

Ainsi « les objets techniques préforment les relations qu’ils suscitent ou supposent entre les différents acteurs, y compris sur un plan moral ; attribuant rôles et responsabilités, ils constituent en puissance des ressorts d’accusation. En théorie, rien ni personne n’est à l’abri d’une telle dénonciation. » (Akrich, 1987)

En décrivant le fonctionnement d’une arme ou les transformations dans le temps des casques de protection, le collectionneur décrit également la répartition morale des rôles préfigurée dans l’objet, même si celle-ci n’est pas explicitement dite comme telle. En montrant les bricolages que les soldats inventaient pour transformer une arme offensive en moyen de défense par exemple, ils distribuent des responsabilités : les hommes sont rusés, y compris à l’intérieur de cet univers violent ils ont inventé des moyens de se protéger avant de tuer. Ils ont détourné les objets de leurs fonctions meurtrières ou directement relié au combat pour en faire des outils (les baïonnettes pour chasser les rats par exemple)

Un autre exemple de charge morale présente dans la description des objets techniques est la question du progrès. Les évolutions techniques de l’armement sont rarement présentées comme un « progrès » par les interviewés, même à Seclin où le savoir-faire des ingénieurs est mis en avant, les évolutions de l’armement sont dénoncées dans leur caractère mortifère, sauf celles qui permettent de sauver des vies : évolutions des casques par exemple ou plus encore les bricolages des soldats de leurs fusils pour tirer sans se découvrir ou pour se protéger des gaz.

Ces descriptions ne sont pas toutes arrêtées, elles sont en fait extrêmement contingentes. Elles varient également d’un collectionneur à un autre, en fonction du type de connaissances dont il dispose sur l’objet, et la thématique de la collection. Ces variations dans la description et dans l’attribution des rôles et des responsabilités attachées à la description sont très visibles y compris à l’intérieur même de la même collection quand un collectionneur prête ses objets qui se trouvent ainsi inscrits dans une nouvelle configuration. À partir de l’objet se déploie alors un discours qui révèle un autre réseau possible, tisse d’autres liens.

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Ces liens sont tissés dans le discours même de la médiation. Bien sûr l’objet lui-même offre des prises pour déployer tel ou tel réseau.

IV – Passion et engagement : que rendre visible au public ?

Ces « savoirs-prendre » sont fondamentaux dans le travail en général du collectionneur, en produisant notre regard sur l’objet, il nous permet d’évaluer l’objet il lui donne de la valeur par l’authentification et la singularisation. C’est au vu de ce travail de production du regard directement articulé au type d’enquête et aux valeurs attribuées à l’objet dans la pratique de la collection que l’on peut comprendre l’hostilité plus ou moins revendiquée, envers les médiations écrites, et ou les explications données par d’autres. À Fromelles, Jean Marie Bayeul utilise même l’absence de cartel de manière stratégique pour forcer le visiteur à interroger le collectionneur. « mon souci c’est de communiquer donc on ne met pas de titre pour provoquer la question. » Les collectionneurs revendiquent quasiment le fait de faire partie de la muséographie, ils y ont leur place à la fois comme « auteur » de la collection, et comme enquêteur chargé d’administrer la preuve et de la révéler au public.

Il y a une réelle complémentarité entre le respect des faits, la conscience extrême de la violence de la situation de guerre et des épreuves endurées par les soldats et les civils et le plaisir de l’enquête et de « la trouvaille ». Chaque progrès dans leurs connaissances des objets les rapproche de cette période de l’histoire. La passion de la collection pour les collectionneurs et animateurs que nous avons rencontrés ne peut être réduite à un acte d’accumulation, de consommation compulsive produite par la possibilité même de la série (Baudrillard, 1968 ; Belk, 1995) même si bien sûr cela le constitue en partie. Leur désir d’objet est soutenu par un réel « désir de vérité » dont Renaud Dulong nous montre qu’il est inhérent à nos sociétés modernes (Dulong, 1997).

Par ailleurs, les collectionneurs médiateurs ne font pas que nous apprendre à voir, nous invitant à partager leur manière de voir les objets et au-delà la guerre elle-même. Ils pratiquent ce que l’on pourrait appeler une médiation

engageante : nourrie de représentations et de savoirs pratiques sur les attentes

du public, construit en miroir et partageant les attentes des collectionneurs. À Seclin par exemple Mme Boniface raconte systématiquement l’histoire de la découverte de l’objet et du travail entrepris pour le « sauver », les récits des collectionneurs mêlent des informations sur l’objet lui-même ses conditions d’utilisation au front et des informations sur leurs propres pratiques de collec-tion, la logique du regroupement des objets et des thématiques. À Seclin ou à Feignies c’est aussi le travail des hommes qui permettent de faire « réapparaître » les objets qui est mis en avant, ce travail de mise en scène de l’apparition d’un objet jusque-là invisible est sans doute central dans la capacité des collec-tionneurs à faire ressentir « la force des choses » présente, mais aussi de montrer qu’il est possible de faire un tel travail et pourquoi pas d’éveiller des vocations.

À Feignies, comprendre la manière dont les fouilles se sont déroulées pour dégager les restes des soldats emmurés est important pour ressentir les pièces présentes, de même qu’en nous racontant ses promenades quasi quotidiennes dans les champs, Donald Browarski fait surgir l’émotion.

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Dans cette perspective, et à l’issue de cette première phase de recherche, nous sommes confrontés à de nouvelles questions : comment ne pas réduire le collectionneur à un détenteur de savoir particulier et doté de compétences qu’il suffirait de comprendre pour reproduire ? Comment préserver la part sensible de son rapport aux objets, comment enfin préserver le caractère profondément intersubjectif de la médiation dans le cadre de l’invention de dispositifs de valorisation ? L’autre enjeu est de retrouver la singularité de chacune des démarches que cette synthèse, tout en permettant de saisir un ensemble de questions partagées, ne peut rendre. Une fois de plus, nous le verrons dans les communications suivantes, l’image nous permettra de rendre compte de la part sensible de l’expérience de chacun de nos collectionneurs donateurs.

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Bibliographie

Ouvrages et articles cités dans le texte

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Références

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