• Aucun résultat trouvé

Communauté et solitude chez Nietzsche : Nietzsche, philosophe à part (entière) ?

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Communauté et solitude chez Nietzsche : Nietzsche, philosophe à part (entière) ?"

Copied!
253
0
0

Texte intégral

(1)

",1\0

(\1---()

CENTRE DE RECHERCHE D'HISTOIRE DES IDEES

THESE DE DOCTORAT NOUVEAU REGIME

COMMUNAUTE ET SOLITUDE CHEZ NIETZSCHE

Nietzsche, philosophe

à

part (entière) I?

Présenté et soutenu par

Sous la direction du Professeur

: Jacques NANEMA

: Pr Clément ROSSET

Composition du Jury

Pr Clément ROSSET,

UNSA,

Directeur.

Pr Francis GUIBAL, Strasbourg, Rapporteur.

Pr Jean Paul LARTHOMAS,

UNSA,

Président.

Pr Michel HAAR, Paris Sorbonne, Rapporteur.

(2)

Ce travail est le fruit d'efforts personnels soutenus par la fratenlité des uns

et l'amitié des autres. Merci

à

tous et

à

chacun.

Merci particulièrement au Professeur Clément ROSSET pour m'avoir

accompagné dans cette tâche de penser

à

nouveaux frais avec Nietzsche

l'histoire de la philosophie. Avec lui, j'ai appris que

«

reprendre une tradition»,

c'est également inventer un avenir qui ne voit le jour que par notre attention

critique au passé.

(3)

Titre:

COMMUNAUTÉ ET SOLITUDE CHEZ NIETZSCHE

1{ietzsclie, pliilosoplie

à

part (entière)

!?

, <0

Présentation synoptUJue dé fa tfièse.

9{ietzsclie s'était constam11lent opposé

à

fa métapliysique sans tféraciner pour autant

son propos au aomaine ae Ca plii{osopliie. Ce paraaotte ae Canti-plii{osopliie encore

plii{osopliique accompfit, ma{gré :JieUeggeTi CUée pfatonicienne dé gigantomacliie' tout

com11le

i{

esquive {uciae11lent {es déuttfigures pascafiennes dé (ettcès (ettdure fa raison ou

n'aâ11lettre qu'elfe).

~n

se voufant pliiiosoplie

à

part entière' tout en se consiâérant pliiiosoplie

à

part: 9{ietzsclie liissait au niveau dé fa pensée fa tension qui marqua, aurant sa

vie

sofitaire,

ses rapports compfettes avec (.9IIlè11U1flne. Pour fui, «être un 60n .9IIlèmantL c'est se tfépouifCer

augermanis11le».5Unsi, «(esprit (i6re» dé toute servitude itféologique déssine cIans (espace dé fa

pensée, fe portrait ituféciâa6fe au voyageur «sans-patrie» cIans fe mondé dé fa

vie. La vie

et fa

pensée dé 9{ietzsclie témoignent a'une unité qui invite fes interprètes a'orainaire partisans et

pressés,

à

consiâérer patiem11lent et

à

comprenâre ce paradotte dé {'appartenance âistante.

'De :Jieiâegger autt écofes françaises, fa réception dé 9{ietzsclie se fait selon un modé

ca1ÜaturaL

e~{usif:

fe propos nietzscliéen est tantôt réauit

à

accompfir-acliever (épopée au

pfatonis11le qu'if tournait pourtant en tférision, tantôt l'tféporté

JI

au domaine pliiiosopliique vers

ce{ui dés iâéologies pOfitUJUe5 ou myStUJUe5. Cette étude se propose non seufe11lent

â

éfucidér fa

dou6fe tférive itféo{ogique dé finterprétation ae 9{ietzsclie, mais aussi dé montrer que fe

malaise qu'elfe manifeste invite fe fecteur

à

retrouveTi par-défà fa mauvaise foi dés «ruminants .

universitaires», {e

ffaifférantia{isme

JI

ou Centliousiasme aéfirant aes interprètes

révo{utionnaires, fe modé paradottaf dé ff(enracine11lent

JI

dé fa critique nietzscliéenne cIans fa

traâition pliiiosopliique. Soutenu par un sens musicafet un soucigénéalogique dé Cliamwnie,

fe propos nietzscliéen se ffrapporte

JI

constamment aUt( aifférentes écofes en concurrence cIans

{,liistoire pofémique ae {a pliifosopliie tout en se montrant irréaucti6fe

à

aucune tl'e«es,

lïncfassa6fe

JI

(non dassique) parce que prompt

à

conjurer fa tfémesure inliérente

à

tout esprit

dé systè11le.

NANÉMA

Jacques.

Soutenance le 14 Juin 1995 (l4h.30) à Nice. VFR LETrRES. Amphi 212.

Directeur de Thèse: M. Clément ROSSET. C.R.H.I.. Nice.

Membres du Jury M. Michel HAAR. Paris 1. Panthéon-Sorbonne.

M. Jean Paul LARTHOMAS. C.R.H.I.. Nice (Président).

M. Francis GUIBAL. V.S.H.S. Strasbourg.

(4)

A.ŒUVRES de NIETZSCHE. 01. L'Antéchrist :

Ant.

02. Aurore:

Aur.

03. Considérations inactuelles :

Cln.

04. Contribution à la généalogie de la morale:

C G M

05. Le crépuscule des idoles :C 1 06. Divagations d'un inactuel:

Dln.

07. Ecce homo: EH 08. Le gai savoir: G S

09. La généalogie de la morale :

G M

10. Humain, trop humain 1& II: H T H 1& II Il. Le livre du philosophe :

L

P

12. La naissance de la tragédie: NT 13. Nietzsche contre Wagner: N C W

14. Par-delà bien et mal: PB M

15. La philosophie à l'époque des tragiques grecs: PET G

16. La volonté de puissance: V P 17. Le voyageur et son ombre : V

0

18. Le cas Wagner: C W (suivi de Nietzsche contre Wagner: CWNCW)

19. Ainsi Parlait Zarathoustra: A P Z

B.Autres références.

01. Chemins qui ne mènent nulle part(Heidegger) :

Chemins

02. Colloque de Royaumont:

C R

03. Critique de la raison pure (Kant) :

C R

P 04. Essais et conférences(Heidegger) :E C

05. Investigations philosophiques (Wittgenstein) :1P 06. Méditations métaphysiques (Descartes) :

MM

07. Nietzsche 1& II (Heidegger) :NI ou II

08. Nietzsche, Hôlderlin et la Grèce (C.R.H.I.) :N H G

09. Nouvelles lectures de Nietzsche (C.R.H.I.) :N

L

N 10. La philosophie de Nietzsche (Fink) :P N

Il. Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens : P N S N 12. Remarques mêlées (Wittgenstein) :

R M

(5)

AVANT-PROPOS: fortune et infortune d'une ensée,

«1/Y

a

des adversaires de la philosophie et l'on fait bien de les écouter surtout quand ils déconseillent la métaphysique (. ..) et préconisent en revanche de se purger grâceàla physique, comme Goethe ou de se guérir par la musique, comme Richard Wagner})76.

Si un grand nombre d'auteurs suscitent aisément quelque intérêt dans l'attention de l'immense minorité des lecteurs, très peu, cependant, conservent cet intérêt et restent eux-mêmes, dans la mesure où la profondeur inépuisable de leur intuition assure une survie de la pensée, comme des flammes vivantes dans le panorama polychrome de l'histoire des idées.

Mais, il ne suffit pas que la postérité épilogue longtemps sur un auteur pour que son propos

s'en trouve mieux entendu. Le tapage publicitaire que fait l'armée des fidèles ou des

adversaires d'une pensée n'en détermine pas ipso facto la bonne intelligence, car celle-ci

dépend moins de la quantité que de la qualité des oreilles à l'écoute. Non seulement les oreilles, en bonnes gardiennes de la coutume, n'entendent que ce qu'elles veulent bien

entendre, mais encore, elles associent tout propos critique et original à la folie ; comme

l'indiquait Héraclite, les chiens aboient à ceux qu'ils ne connaissent pas. A travers la critique nietzschéenne de la métaphysique et sa réception, se joue le destin de toute singularité et s'éprouve pleinement le défi de la "différence" en philosophie.

Le propos de Nietzsche est souvent tombé dans les oreilles rendues sourdes par l'excès de sympathie (d'amis au zèle plus que suspect - HTH, Il, 129 -) ou par la haine (d'adversaires de mauvaise foi). Il n'a pas eu droit aux "fines et musicales oreilles" dont il rêvait, mais aux grandes oreilles bruyantes de préjugés et acquises à la tradition

métaphysique qu'il tournait magistralement en dérision. "1/ est inévitable, et même juste,

prévenait-il, que nos plus hautes intuitions apparaissent comme des folies, sinon comme des crimes, lorsqu'elfes parviennent indûment aux oreilles de ceux qui ne sont ni faits pour elles ni prédestinés à les entendre" (PBM, 2°, «L'esprit libre», 30). Il n'aura donc pas suffi que le propos nietzschéen ait manqué des oreilles qu'jllui fallait, il a fallu qu'il soit livré en pâture aux

76NIETZSCHE Friedrich (1844-1900) in PETG, 1, p. 12. Cet aphorisme exprime quelques idées essentielles dont l'ignorance ou la sous-estimation ont induit des ratures remarquables dans l'interprétation de Nietzsche. D'abord, sa critique de la raison n'est en aucun cas solidaire d'une profession de foi obscurantiste, irrationaliste. Nietzsche n'est pas l'ennemi de la raison, des sciences: il conseille la physique comme remède aux fantaisies idéalistes, métaphysiques. Ensuite, il corrige l'angélisme de la métaphysique par la musique, en tant que celle-ci célèbre la vie, «rend plus philosophe», exprime et accroît la joie de vivre, dit oui àla vie. On ne trahirait pas Nietzsche en substituant, comme il le fit lui-même, le nom de Bizetàcelui de Wagner que Nietzsche, après l'avoir longtemps admiré et salué sur fond de malentendus, a fini par dénoncer comme figure du mensonge et de l'hypocrisie modernes, complicede la lassitude chrétiennedevivre (GM, III, 3) et, en définitive, du nihilisme (in CW, épilogue, «Wagner le cagliostro de la modernité»), comme figure sacerdotale (in NCW, «Wagner, apôtre de la chasteté» : 'la haine de la vie a-t-elle fini par prévaloir chez lui comme chez Flaubert? (...) Car Parsifal est une œuvre perfide, hargneuse, un empoisonnement secret des fondements de la vie ..."). Wagner lui apparaît finalement comme le prêtre et l'ouvrier par excellence du néant.

(6)

oreilles de ceux qui ne pouvaient l'entendre qu'à la seule condition d'en produire des doubles (de lui supposer des sens cachés, des intentions secrétes) qui ont fini paradoxalement, à leur tour, par reproduire et compliquer la pensée qu'ils se donnaient pour objectif d'expliquer,

d'élucider. D'un interprète à l'autre (de Heideggerà Deleuze par exemple), on passe de la

banalisation expéditive à l'exaltation idéologique du nom et des écrits de Nietzsche. Les excès contraires (dans lesquels sombrent les écoles d'interprétation) qui rythment et scandent la dynamique des disputes entre les anti-nietzschéens (francs ou masqués) et les nietzschéens (officiels) empêchent que le propos de Nietzsche marque la solitude ou la distance (singularité) qu'il s'attribuait au-delà de toute forme de parenté ou de ressemblance (communauté) avec les philosophes classiques.

Depuis quelques décennies, des flots d'interprétations et de controverses déferlent

sur le propos de celui qui fut l'un des penseurs les plus germanophobes2que l'Allemagne ait

portés, au point d'éclipser ou de travestir sa teneur. Il est tantôt assimilé à des formes de

communauté qu'il récusait ouvertement : d'abord à la communauté visible, nationale, historique dont les 'fièvres identitaires enfantèrent la monstruosité politique que chacun sait. Dans ses écrits, mais aussi dans sa vie déracinée (instable et résolument errante), Nietzsche s'était pourtant constamment défendu d'avoir quelque lien (de parenté, de nationalité, de pensée ou de goût) avec ses compatriotes en général et ses parents en particuliers : "(...) dans mes veines, écrivait-il, pas une goutte de sang mauvais, et surtout pas de sang allemand. Quand je cherche mon plus exact opposé, l'incommensurable bassesse des instincts, je trouve toujours ma mère et ma sœur - me croire une «parenté» avec cette canaille serait blasphémer ma nature divine (...) C'est avec ses parents que l'on a le moins de parenté (...

r

(EH, «Pourquoi je suis si sage», 3). De même, depuis Heidegger, les dignitaires

consciencieux de la tradition philosophique ne savent qu'assimiler sa pensée à la

communauté invisible (de pensée), spirituelle, trans-historique et philosophique bien que Nietzsche n'ait cessé de marquer et de faire remarquer la différence de ton, de style et aussi de principe entre son propos et le platonisme (préoccupé de vérité et de bonheur: vérité -vertu - bonheur) en général et celui de Kant en particulier (désigné comme "Ia décadence allemande faite philosophie" - Ant., 11 -).

2Les textes qui racontent la germanophobie de Nietzsche sont répartis particulièrement dans les ouvrages suivants: PBM, VIII, «Peuples et Patries»,9...«Ce qui manque aux Allemands», GS (103, 104, 105, 146,357, 358, 377), CWNCW, Ant. (8à11, 60, 61), EH (Pourquoi je suis avisé). La préférence de Nietzsche allait au Sud, à la Méditerranée (la France, l'Italie). Nietzsche détestait aussi bien l'Allemagne des officiers prussiens, des artistes que celle de la populace sylvestre, religieuse ou des penseurs (théologiens masqués : la philosophie allemande était,àses yeux, fille du pasteur protestant). Contre l'esprit de sérieux et de lourdeur dans la pensée, contre les solennités sacerdotales (de l'Allemagne), Nietzsche théorisait une certaine légèreté, un certain sens de la fête (GS, Il, 89) et du jeu (des Grecs et des français). Comme un visionnaire, il semblait pressentir les lourdes menaces et les fièvres du nationalisme (ce mensonge de l'auto-idolâtrie raciale) qui risquaient d'assaillir sa communauté d'origine. Pour conjurer de tels risques, lui, l'Anti-Kant par excellence, l'amoureux du voyage, préconisait avant l'heure la constitution de l'Europe (HTH, l, VIII, 475 «L'homme européen et la destruction des nations»).

(7)

Outre cette confusion avec la métaphysique, le propos nietzschéen est également exalté et mis au service d'une certaine idéologie de la différence qui, le mettant trop en marge de la tradition philosophique, limite et confine son propos dans des préoccupations autres que philosophiques. Ce fait de l'isolement de Nietzsche par les interprètes révolutionnaires loin du domaine proprement philosophique a pour inconvénient majeur de donner purement et

simplement, à l'instar de l'interprétation heideggérienne, àla polémique qu'il engageait contre

la tradition, une fin de non-recevoir maquillée de réticences et de restrictions subtiles. Loin d'avoir aidé à élucider la teneur singulière du propos de Nietzsche, les diverses écoles d'interprétation ont, du fait de leur caractère souvent excessif, exclusif (idéologique) contribué à exacerber les malentendus de telle sorte que, malgré la confuse et massive popularité dont il jouit, on peut raisonnablement dire que ce propos qui sait protester en permanence contre les interprétations réductrices, garde cependant encore tout de son «inactualité» et de son «intempestivité». Livré aux écoles d'interprétation, le propos de Nietzsche oscille en permanence entre deux formes d'excès: la banalisation expéditive (dilution dans le déjà-dit platonicien, métaphysique) ou le rejet pur et simple hors du domaine philosophique.

La dispute que Nietzsche avait engagée au cours de sa vie itinérante à l'encontre de la tradition métaphysique (et de toute forme de tradition, de consensus ou de communauté) se heurte encore de nos jours à la surdité ou à la mauvaise foi de certains interprètes (race besogneuse de chameaux traversant le désert bruyant de la post-modernité chargés des idoles métaphysiques et morales, caste étrange de «ruminants universitaires» résolument armés de leur manuel catéchistique) qui ne savent recevoir et entendre la critique

nietzschéenne qu'à la condition de la réduire à n'être que l'ultime accomplissement de ce

qu'elle voulait réfuter. Pourtant, Nietzsche avait toujours protesté énergiquement contre toute assimilation de son propos à la métaphysique (comme il protestait contre toute assimilation de

sa personne àla nation allemande) ; il se voulait et se disait un philosophe à part tout en se

considérant comme un philosophe à part entière. Aujourd'hui encore, pour qui prend la peine de le lire par-delà l'interposition et l'ombre heideggériennes ou par-delà le brouillard des clichés idéologiques, des indignations ou des enthousiasmes fiévreux, le propos de Nietzsche semble résister à la confusion et indiquer sa singulière nouveauté par rapport à la métaphysique (que celle-ci soit platonicienne, classique ou kantienne, critique) sans pour autant perdre de sa pertinence philosophique.

Soucieux de réconcilier, contre une tradition bardée de catégories dichotomiques, pensée et réalité, philosophie et existence, raison et instinct, l'homme et le monde, Nietzsche se définissait comme un "philosophe à part entière" sans pour autant consentir à confondre son interrogation avec le platonisme. Mais, la vulgarisation de l'œuvre nietzschéenne s'est

faite le plus souvent au détriment de son intelligence puisqu'elle servait surtout de caution à

(8)

pédagogie de la lecture faite de silence, d'attention aiguè, de respect de la différence (le bon lecteur est doté de fines et musicales oreilles), mais l'œuvre nietzschéenne semble n'avoir eu droit qu'aux grandes oreilles (bruyantes, inattentives et sourdes) : celles des politiciens, des foules et troupeaux religieux et celles des "machines à mâcher" l'ordre métaphysique

inauguré par Platon et entretenu par les divers gardiens du mystérieux et des superstitions3.

Dissimulé, assimilé, aseptisé, remanié et mis en ordre, le propos nietzschéen a fait les frais des interprétations les plus fantaisistes qui l'ont, au gré des indignations ou des enthousiasmes les plus passionnés, éclipsé et même remplacé. Jamais texte n'a été aussi confondu aux prétextes, jamais, auteur n'a été aussi confondu à ses traducteurs et interprètes.

Jusqu'à présent, la plupart des interprétations ont excellé soit dans l'art d'inventer en Nietzsche un idéologue ou un simple artiste pour refuser ou minimiser le penseur, quand ce dernier n'était reconnu qu'à la condition qu'il endosse le manteau et assume le portrait du métaphysicien. De Heidegger qui en faisait le dernier serviteur de la métaphysique (un penseur servile parce que jouet, malgré lui, de ce qu'il croyait combattre) à des interprètes contemporains tels que M. Haar, H. Birault C. Rosset et Blondel que fascine surtout l'artiste (Nietzsche esthète, musicien), en passant par Deleuze, Derrida, Foucault, Kremer-Marietti, Klossowski, Bataille ou Mattéi, Janicaud et Granarolo, des profils de Nietzsche se dressent aussi complexes que contradictoires, quelquefois sur fond de réticences, de méprises ou même de refus et, souvent, au prix d'efforts d'aseptisation pour le moins suspects. L'histoire de l'interprétation des écrits de Nietzsche est aussi celle d'une propension frénétique des interprètes à "classer" et à contenir son propos dans la guerre des camps et chapelles idéologiques (opposition et confrontation des doctrines et systèmes), alors même que Nietzsche concevait la philosophie, non comme une "fabrique" de systèmes abstraits, mais comme l'occasion d'inventer une manière originale, non exclusive (non moralisatrice, non communautaire, non disciplinaire) de penser ou de sentir la réalité, un art solitaire de vivre: "La philosophie, telle que

je

l'ai toujours comprise

et

vécue, rappelait-il, consiste à vivre volontairement dans les glaces

et

les cimes, - à rechercher tout

ce

qui dans l'existence dépayse

et

fait question, tout

ce

qui, jusqu'alors, a été mis au ban par la morale" (EH, av. prop.

3). Selon Nietzsche, "l'activité du philosophe ne le signale jamais à l'attention d'un «public», à

l'approbation des masses

et

au cœur enthousiaste de ses contemporains. Faire route en solitaire fait partie de la condition du philosophe (. ..

r

(PETG, 8).

3Le sens étymologique de ce tenne peut en faire ce qui caractérise l'esprit métaphysique (supra-stare, tenir ou se tenir au-dessus de). L'altitude métaphysique consiste à poser sur et contre ce qui est, une autre entité (supra-ponere). L'acte de dédoubler la réalité, de lire ce qui est comme devant dépendre d'une réalité première ou comme devant prépareràune réalité ultime est par excellence métaphysique.

(9)

Le propos de cette nouvelle thèse est de mettre en lumière le malaise de l'interprètation et ensuite de le rapporter d'une part au fait que la plupart des interprètes ne savent lire Nietzsche que de façon schématique, dans un esprit doctrinaire (nature idéologique de l'interprètation) et d'autre part au fait que subsiste, dans le propos même de Nietzsche, une tension permanente (un chiasme entre communauté et solitude) qui n'est pas sans rapport avec les relations paradoxales qu'il entretint avec la communauté (sociale, nationale, religieuse, linguistique, géopolitique) allemande. La tension qui détermina les

rapports de Nietzsche avec l'Allemagne marque aussi, àmon sens, les rapports qu'il entretint

avec la tradition philosophique. La critique des interprétations en passe de devenir

traditionnelles ne saurait, àmon sens, imposer àson tour une autre lecture exclusive, mais

plutôt, proposer des éléments et des raisons pour une lecture non idéologique (non doctrinaire, non exclusive) de Nietzsche en mesure de prendre acte de l'enracinement de son propos dans la philosophie (et non pas dans la poésie, dans la politique ou dans la philologie pure) sans pour autant nier la rupture qu'il opère d'avec la métaphysique et le moralisme. En termes clairs, le mode double et paradoxal de rapports avec la communauté physique, visible, caractérise aussi les relations intellectuelles entre Nietzsche et la communauté invisible, spirituelle des philosophes classiques. Entre Nietzsche et les autres philosophes, il y a, dans une simultanéité paradoxale, des parentés et des convergences qui sont aussi le lieu de confrontations et de divergences remarquablement ténues. De même que la présence massive de sa communauté d'origine et de langue (l'Allemagne dont il était issu et dont il pratiquait la langue) dans sa vie n'empêchait pas Nietzsche d'éprouver une véritable solitude, de même les relations multiples et complexes qu'il entretient avec la tradition philosophique ne

réduisent jamais la singularité de son propos car "Nietzsche n'est pas réductible à une

doctrine, niàune attitude, (quJiI ne se laisse pas accaparer par aucun partj"4.

Étant donné que le problème majeur que pose àla postérité la pensée de Nietzsche

est celui de son interprétation (soit pour l'inclure dans l'épopée du platonisme, soit pour l'en exclure au risque d'isoler Nietzsche purement et simplement de l'histoire de la philosophie), il

est presque normal, après un bref état des lieux, de s'attacher à mettre en lumière la

problématique (ou tragédie) de l'interprétation en étudiant de quelles manières et à quels

niveaux le propos de Nietzsche se montre assez subtil, prudent, complexe et mesuré pour glisser nécessairement hors de toute interprétation idéologique réductionniste et affirmer sa spécificité propre.

4Telle était la conclusion de l'intervention de Édouard Gaède à Royaumont, et aussi de Jean-Étienne Marie dans NLN : "Nietzsche, me semble-t-il, n'est pas plus l'homme d'une idéologie que d'une anti-idéologie. 1/serait plutôt un non idéologue, un voyageur intrépide de l'homme saisi dans sa totalité des profondeurs non dites jusqu'alors jusqu'aux extrêmes surtensions de l'être (... ) homme de contexte social, mais aussi et surtout, de solitude" (pp. 163-164).

(10)

1.rv1Al..AISEœL,NTERPRÉfAllO'J: j'étudierai dans cette première partie les figures et les raisons de la dérive idéologique des diverses interprétations subies par le propos nietzschéen. L'interprétation oscille traditionnellement entre la confusion idéologique de Nietzsche à la métaphysique qu'il récusait et l'exaltation idéologique de la singularité qu'il revendiquait de telle sorte que Nietzsche est comme sommé, s'il veut prétendre à la qualité de philosophe, d'être nécessairement métaphysicien ou alors de n'être plus qu'un non-philosophe (simple écrivain, poète, philologue, idéologue politique). Cette double dérive de l'interprétation manifeste son malaise profond face à un auteur dont le propos n'était pas, malgré ce que l'on a cru ici et là, de remplacer tel système par tel autre, mais plutôt de dénoncer le dogmatisme inhérent à tout esprit de système (tel système lui servant occasionnellement d'antidote à tel autre). Contre donc ce qui apparaît comme la nature et le destin idéologiques de l'interprétation, il faudra reconnaître que Nietzsche n'est ni le «métaphysicien malgré lui» dessiné par Heidegger et les siens, ni l'auteur qui n'avait plus rien à voir ou à faire avec la philosophie. Non seulement, si nous relisons la polémique nietzschéenne de la métaphysique selon une perspective pascalienne, nous verrons que, c'est en se moquant de la philosophie qu'elle reste encore proprement philosophique, mais encore, si nous refusons l'équation étrangement simpliste heideggérienne entre "tradition philosophique" et "métaphysique", nous comprendrons qu'il est bien possible, comme le fait Nietzsche, de refuser le mode métaphysique de philosopher tout en restant un philosophe à part entière. Pour montrer en quoi Nietzsche peut à la fois être «un philosophe à part» et rester «un philosophe à part entière», il ne sera sans doute pas inutile de retrouver, derrière le brouillard théologico-moral du néo-platonisme, le Platon qui, pour définir la philosophie et son histoire, inventa la notion déterminante de "gigantomachie" permanente.

Il nous sera loisible de vérifier que l'oscillation (de l'interprétation) entre l'assimilation de Nietzsche à la communauté et sa relégation dans la différence reflète de façon caricaturale deux types de rapports: ceux que l'esprit libre, le penseur «sans-système» entretenait avec la tradition philosophique (communauté métaphysique) et ceux que le voyageur Nietzsche (ou Zarathoustra le «sans-patrie», le «sans-Dieu») entretenait avec l'Allemagne. Il y a une unité profonde entre la vie de Nietzsche (faite de liens multiples mais aussi de distances) et sa pensée (tissée de parentés, mais soucieuse de préserver sa singularité), entre l'esprit libre et le «sans-patrie», le voyageur "itin-errant" aux pas légers (le danseur) et Zarathoustra, l'homme du chemin(ement) perpétuel. Ces rapports doubles et inclusifs qui marquent la vie et la pensée de Nietzsche n'ont été appréhendés par la plupart des interprétations que de manière exclusive. Désireux de préserver sa spéci'ficité et sa solitude, Nietzsche protestait explicitement contre deux formes d'assimilation : la réduction de sa pensée à la tradition philosophique (la communauté invisible) qu'il tourne en dérision et la noyade de sa personne ou de son style dans la personnalité et la mentalité nationales allemandes qu'il disait lourdement plébéiennes. Fuyant le groupe sous toutes ses formes (sociale, nationale, morale,

(11)

religieuse ou politique), il cultivait à travers le personnage symbolique de Zarathoustra ou du voyageur, avec un zèle obsédant, son originalité, sa préférence de la solitude et sa méfiance

vis à vis des sècurités communautaires et des pesanteurs grégaires. Craignant d'être

confondu aux Allemands (paysans, officiers, pasteurs et philosophes), Nietzsche s'inventait même des origines aristocratiques (une ascendance polonaise). Il haïssait l'Allemagne d'un

amour sans complaisance et sans pardon (à la manière de H. Heine) ; il écrivait l'Allemand

avec une maîtrise et une délicatesse rares dont seuls les artistes, musiciens et philologues étaient capables. Dans ses rapports avec la communauté invisible des penseurs, Nietzsche

se définissait volontiers comme ceux qui sont "(. ..) nouveaux, sans nom, difficiles à

comprendre, nous autres prémices d'un avenir encore incertain (.oo)" (GS, V, 382 «La grande

santé»), il s'apparentait logiquement à son Zarathoustra dont la compagnie est aussi un

éloignement (comme en témoigne éloquemment le sous-titre: "un livre pour tous et pour personne" ).

1. NIETZSCHEdanslaPHILOSOPHIE (CONVERGENCES et DIVERGENCES). S'il ne se laisse pas

réduire et épuiser dans les diverses écoles d'interprétation, cela signifie que le problème véritable du propos nietzschéen déborde l'espace polémique de sa réception. Tout en

manifestant la mauvaise foi ou l'inaptitude de la postérité àentendre "sa musique" complexe,

subtile et paradoxale, les ratures de l'interprétation feraient alors signe vers les rapports problématiques que le solitaire de Sils-Maria aurait entretenus avec toutes sortes de

communauté. Nietzsche aurait réussi àhisser au niveau de la pensée son malaise existentiel

(avec l'Allemagne, sa communauté d'origine, de langue qu'il n'avait cessé de tenir àdistance

de lui) au point de le reproduire vis àvis de la tradition philosophique. Il se voulait philosophe

àpart entière (aussi important que ses prédécesseurs), mais aussi et surtout philosophe à

part (loin de leur spiritualisme nihiliste - GS, IV, 294 -, de leur moralisme impénitent et de leur dogmatisme sournois).

De même qu'il se voulait aux antipodes des philosophes antérieurs, à ses yeux,

engourdis dans leur parti pris (préjugé) métaphysique, spiritualiste, nihiliste, de même, il se voulait différent de ses compatriotes allemands, pétris de théologie luthérienne plébéienne,

assaillis par les fièvres nationalistes (GS, 104) qui, selon lui, àforce de parler, d'écrire dans le

genre «officier» (prussien) finissaient par penser de même (par exemple «Kant, le

fonctionnaire» armé de ses impératifs catégoriques), àforce de "militariser la résonance de

leur langue", l'avaient armée de relents et d'accents "fortement paysans et vulgaires". Jamais pays et langue n'avaient engendré un enfant aussi terrible, un penseur aussi apatride que Nietzsche qui rit d'une manière injurieuse, de la bonne conscience, de la fierté, du sérieux

germains (Nietzsche associait les Allemandsàde "pauvres ours en qui s'agitent des nymphes

et des dieux sylvestres cachés" (GS, 105 «Les Allemands en tant qu'artistes») et du ton de la

(12)

(PBM, 2°, 28) et de Montaigne (Cln. III, 2), en affirmant qu'ilétait "d'une arrogance contraire au bon goût" (Ibidem), incapable de nuances. Mais, Nietzsche savait aussi détecter et admirer l'or logé dans la boue ; il savait mépriser, mais aussi reconnaître, aimer et admirer (Heine, Wagner, Schopenhauer, Laurence Sterne, Kotzebue - HTH, l, 113 et 170 -). Il se réclamait de la famille spirituelle de «Goethe, l'Allemand exceptionnel» (GS, 103) et de ceux qui

savaient donner à la langue allemande une saveur et une légèreté toutes particulières (EH,

«Pourquoi j'écris de si bons livres», 4 : "avant de m'avoir lu, on ne sait pas ce que l'on peut faire de la langue allemande ...").

Dans le domaine de la pensée, Nietzsche a criblé ses nobles et vénérables

prédécesseurs (de Socrate àHegel) des éclats de son rire, de son ironie. Mais, son sens de

la mesure évite à Nietzsche d'enfermer son propos dans l'unique logique de l'injure et du

mépris, il savait reconnaître et saluer la valeur psychologique et historique de la passion

particulière qui anima les grands philosophes qu'il associeàde grands événements. L'attaque

était son mode privilégié de reconnaissance: "Proche, le prochain m'importune: Si loin de moi

il ne s'élève dans les hauteurs. Comment deviendrait-il mon étoile ?" (GS, PRV, 30). Les rapports spirituels entretenus par le propos nietzschéen avec la tradition philosophique

semblent évoluer àl'image etàl'ombre de la tension douloureusement physique que l'auteur

éprouvait entre lui et les "siens", c'est à dire, simultanément faits de communauté et de

solitude, de convergences et de divergences, de reconnaissance et de polémique. Nietzsche soutenait la profonde connexion de sa vie et de sa pensée. De même que sa vie fut traversée d'amitiés (Wagner, Lou Andréas-Salomé, Paul Rée, Overbeck, Peter Gast etc.), de présences (sa mère et sa sœur dont la proximité l'insupportait) et de rapprochements divers, mais aussi de ruptures plus ou moins brutales et définitives, de même sa pensée fut marquée par des affinités (Héraclite, Empédocle, Épicure, Lucrèce, Montaigne, Pascal, Spinoza, Voltaire, Hume, Schopenhauer etc.) sans pour autant s'y réduire. Le voyageur solitaire (Zarathoustra, l'esprit libre) incarnerait le penseur nietzschéen qui, tout en partageant avec ses pairs le même "espace philosophique", n'y séjournerait pas de la même manière. Contre les expressions "Nietzsche et la philosophie" ou "la philosophie de Nietzsche" qui accentuent la différence nietzschéenne, il me semble plus convenable d'adopter l'expression "Nietzsche

dans la philosophie" pour exprimer le paradoxe de l'appartenance distante, de la

communauté et de la singularité.

Esquivant tour à tour la réduction à la métaphysique idolâtre de la raison,

moralisatrice et l'isolement irrévocable dans l'irrationalisme et le mysticisme, la pensée de Nietzsche entretient avec la tradition philosophique, des rapports non idéologiques, non exclusifs, non extrémistes, mais plutôt complexes, faits de subtilités, de tensions et marqués par un sens de la mesure qui disqualifie et invalide de ce fait toute interprétation sectaire et partisane. C'est donc en tant qu'il aété conçu et écrit contre toute forme de démesure, comme

(13)

"une philosophie de la mesure", que le propos de Nietzsche glisse nécessairement hors de toute interprétation systématique, doctrinaire. Comme le souligne avec perspicacité Haar, si tout en paraissant "presque «évidente», familière et comme «contemporaine»", la subversion nietzschéenne de la métaphysique reste pourtant "déroutante, toujours encore «inactuelle» et prophétique (et) semble résister à ses commentateurs''5, c'est, à mon sens, parce que, distante de tout esprit doctrinaire, elle est fondamentalement insituable, inclassable (et de ce

fait, non classique). Les subtilités du propos nietzschéen confondent à la fois ceux qui,

désireux de substituer à la philosophie d'autres idéologies (esthétiques, politiques ou

morales), se servent de la subversion nietzschéenne comme le "coussin" de leur bonne conscience ou de leurs illusions révolutionnaires et ceux qui voudraient le ramener dans le giron traditionnel de la métaphysique. Nietzsche abhorrait les défenseurs systématiques de causes, les martyrs, "les âmes bornées" (GS, PRV, 18). Il suspectait tout aussi les valeurs établies que celles dont les révolutionnaires ou anarchistes rêvaient : "Brisez (. ..) cette nouvelle table [ (...) car, voyez [ c'est également un prêche de seNitude ["(APZ, «D'anciennes et de nouvelles tables»). Nietzsche montre explicitement qu'il (lui, l'esprit libre) se rit de tout fanatique, de tout idéologue (tyran, grand homme, illuminé, libérateur, messie, rédempteur, sauveur - voir APZ, «De la rédemption»), de tout marchand de valeurs, de bonheur comme il abhorre toute logique grégaire.

De ce fait, philosopher véritablement prend chez Nietzsche la forme et les détours d'un art de briser les carapaces et carcans idéologiques (d'où le thème du marteau), de

résister au charme tentateur et à la somnolence mensongère de toute bonne conscience

(politique, religieuse ou morale) au profit d'une audace et d'une inquiétude permanentes.

Penser consisterait àréfléchir et àexister en marge des écoles de pensée en concurrence

dans la tradition philosophique et des troupeaux humains (Nietzsche est marqué par les valeurs mystiques de la solitude, de l'ermitage, de la retraite) ; cet acte fondamentalement auroral (penser est un acte fondateur, inaugural), "immoral" s'effectue aux antipodes des communautés sécurisantes, sur les sentiers de l'insécurité, en marge des lieux communs. Le voyageurG errant dans l'espace géographique sera alors la figure emblématique de la

5Nietzsche et la métaphysique, en couverture. Je pense qu'il ne faut lire le terme ·prophétique" qu'au sens étymologique, au sens de "posthume". Dans son avant-propos (EH, 4), Nietzsche prévient que celui "qui parle dans ces pages (dans APZ) n'est pas un «prophète», ni aucun de ces hybrides de maladie et de volonté de puissance que l'on nomme «fondateurs de religions»". Nietzsche s'en prend au régime stérilisateur du moralisme chrétien, à /a tyrannie de l'ordre métaphysique sur la pensée par l'idée qu'il est des aurores qui risquent de ne jamais luire tant que l'homme restera rivé et enchaînéàla volontédeVérité,àla volontédeBien. Beaucoup d'interprétes considèrent paradoxalement la critique nietzschéenne du fanatisme comme la prescription de valeurs révolutionnaires par un illuminé.

6Celui-ci a horreur de tout repos, fuit toute sédentarité, tout statisme intellectuel ou pratique (HTH, l, 638). Il a les pieds déliés, délacésàla manière de son esprit libre, averti de toute servitude(detout dogmatisme) et gai (GS, V, 343). Zarathoustra est le voyageur par excellence, lui qui vientàla rencontre des hommes, mais sait reprendre son chemin, s'éloigner d'eux dans sa caveme, sur la montagne ou dans les hauteurs glaciales. Il est aussi le "chien errant", Diogène "déchaîné" contre toute institution (culturelle), toute forme de sacré. Son rire

(14)

conscience philosophique (l'esprit libre) marquée profondément par une "itin-errance" (inquiétude) dont les exigences garantissent la solitude contre le poids de l'appartenance sociale ou idéologique (lieux communs, espaces grégaires). C'est en tant que confrontation critique et mise en question ironique des excès et démesures propres aux écoles

philosophiques (PBM,

r,

fin 224) dans leurs compétitions pour rendre raison du monde, que

la pensée de Nietzsche s'enracine dans la tradition dont elle sait pourtant se démarquer comme exigence de mesure. Si Nietzsche n'est pas un penseur classique, ce sera non plus comme le prétendent certains, parce qu'il serait poète ou politique, mais, parce que son propos ((un livre pour les esprits libres») resterait, par-delà toute affinité, "inclassable" (ni dans le platonisme traditionnel, ni dans aucun autre système). Zarathoustra rencontre tour à tour une série de personnages (symbolisant les figures diverses des croyances que Nietzsche découvre et ridiculise dans un style théâtral), mais jamais, il ne s'établit définitivement avec eux, le chemin de sa caverne l'éloignant et le démarquant toujours de ses interlocuteurs.

Cette étude se fera globalement dans l'idée que l'art propre à Nietzsche d'humilier et

d'inquiéter la philosophie s'accompagne d'une application non à priver l'homme de telle ou

telle de ses facultés, mais, àfaire signe vers une certaine éthique du penser et du vivre

par-delà tout fanatisme. Le propos de Nietzsche était à la fois de libérer la pensée de l'empire exclusif et stérilisant de la raison (discursive, analytique, systématique) - sans pour autant sombrer dans l'irrationalisme dogmatique - et de soustraire la vie aux griffes du moralisme métaphysique pour qu'elle retrouve une innocence qu'elle avait perdue avant même de connaître dans les tourbillons du nihilisme (socratico-chrétien). Humilier la philosophie ne signifie rien d'autre que l'effort par lequel Nietzsche la ramène du ciel des idées et abstractions (fables) métaphysiques en la rapportant à l'homme vivant, en dénonçant dans les "réalités des métaphysiciens" les manifestations d'un instinct invincible de dénigrement, des exutoires du ressentiment, de profondes mystifications de l'usage (temps) et du langage, puissance de fabulation? Comme Montaigne ou Pascal et avant eux, les Sophistes, Nietzsche semble se pencher, à la manière d'un médecin perspicace et attentif, sur la détresse de l'homme vivant dans le monde (sens cosmologique et anthropologique). Il s'étonne, rit et

iconoclaste et sans pardon s'exerce en inlassablement contre toute forme de religiosité, de communauté (sur tout consensus béat) et le condamneàune solitude permanente.

7Contre ceux qui voient en Nietzsche un nihiliste (destructeur de réalités), il convient de rappeler et d'élucider le thème de "la métaphysique dans les filets de la grammaire" (thème développé surtout dans VP et hE) par lequel s'affirmeront les liens de parentés entre la polémique nietzschéenne et celle que les Sophistes, les nominalistes et Spinoza menèrent contre la métaphysique. Si l'on croit que le bien, le mal, Dieu, la liberté, la raison pure, la volonté, la conscience sont des réalités en soi et non des artifices du désir et du langage (idoles) que les métaphysiciens présentent comme indépendantes de l'homme, il devient inutile de lire Nietzsche, car c'està douter de la réalité des idoles que sa polémique nous invite. L'art nietzschéen d'humilier la philosophie ne signifie donc pour moi que celui de la "dé-platoniser" ou de la "dé-kanter" ; Nietzsche s'efforce de la ramener du ciel des Idées ou des "choses en soi"àl'homme (homo, humus) fidèleàla terre.

(15)

s'irrite souvent du goût morbide de ''l'alibi''8 chez cet animal extraordinaire qui passe son

existence à vivre ailleurs (arrière-mondes), à errer d'une dèmesure à l'autre. Nietzsche

suspecte ce que l'on tenait pour des motifs de grandeur et des titres de noblesse chez l'homme, cet animal étrange, de mettre paradoxalement au jour les signes de son invincible lâcheté devant le réel, les signes du tragique de sa condition?

Si, contre les escapades idéalistes, Nietzsche exige une véritable "odyssée" de l'homme métaphysique (exilé dans les arrière-mondes, retranché dans sa "raison pure"), il ne prive pas pour autant le philosophe tragique (l'esprit libre) de raison (sacrifizio dell'intelleto), il ne l'enferme pas dans l'animalité pure (l'odyssée n'est pas synonyme d'une négation de l'iliade, de ses charmes remarquables). Pour philosopher à la manière nietzschéenne, il n'est pas nécessaire de commencer par immoler son entendement, par perdre «la raison», mais plutôt, de la relier, la rapporter à la vie (corps et instincts). Humilier l'homme métaphysique, c'est lui faire retrouver, reconsidérer et vivre pleinement sa réalité animale et la réalité générale jusque là honnies et sous-estimées sans pour autant nier les avantages de la spiritualité; les Grecs (d'avant Socrate) «superficiels par profondeur» pour lesquels Nietzsche avait une admiration inconditionnelle, ne savaient-ils pas conjuguer avec art et mesure toutes les dimensions de l'être? Le philosophe nietzschéen se veut parent de ces Présocratiques, mais aussi, du sage de Montaigne ; il est un homme de mesure qui sait résister à toute attitude fanatique, exclusive. Ainsi, en critiquant ces alibis (psychologiques, métaphysiques ou théologiques) qu'il associe à de pures vanités (erreurs utiles), la philosophie de Nietzsche serait, par-delà toute polémique théorique, une véritable invitation à vivre non plus comme toujours selon un mode exclusif (angélisme ou animalisme)9, ou ailleurs (arrière-mondes métaphysiques, romantiques ou révolutionnaires), contre le corps, le monde ou à côté de lui

(GS, 346), mais désormais et au mieux, dans et avec le monde. Mais, en dernière instance, il

restera à savoir si, à l'heure où, induite par les dernières énergies du désespoir, la tentation grandit, ici et là, de se laisser assumer dans et par les regroupements ou de s'installer et de s'assoupir dans les torpeurs idéologiques (religieuses ou politiques), l'homme sera encore capable d'assez d'audace pour conjurer la tentation de "sédentarisation", renoncer au confort

8J'entends par "alibi" l'ensemble infini des lieux fantasmatiques et confortables que produisent la faiblesse et la lâcheté de l'homme devant et contre la réalité. Alibi signifie comme l'indique l'étymologie (alter-ibi : l'autre ici, l'autre là).

gLes anti-nietzschéens agitent frileusement l'idée selon laquelle la philosophie du marteau ferait perdre à l'humanité ce qu'elle aurait de plus précieux (ce que l'on tient pour valeureux). Il ne leur suffit pas de faire de Nietzsche un anarchiste, un nihiliste, il leur faut encore et ainsi s'imposer, aux yeux de tous, comme d'honorables gardiens de ce que Nietzsche considérait non comme des réalités, mais comme des évaluations trop humaines (des fables). Le marteau nietzschéen ne menace pas des réalités, mais des idoles (au sens grec et religieux), c'est à dire, des illusions morales. L'aphorisme 304 du GS indique que Nietzsche ne saurait priver l'homme puisqu'il a "en horreur toutes ces morales qui disent: «Ne fais point ceci! - Renonce! Surmonte-toi !» - (... j". Ce n'est pas Nietzsche qui priverait l'homme de telle ou telle de ses facultés, puisqu'il reprochait à la métaphysique d'être le système de frustration (d'amputation, de contemption) par excellence, de confiner la réalité humaine dans ses aspects exclusivement spirituels.

(16)

équivoque des communautés chauvines (tribales), des troupeaux religieux, culturels ou politiques et enfin pour inventer, à la manière du voyageur nietzschéen (GS, V, 380), des formes de retraite et de solitude qui n'isolent jamais, mais construisent et consolident au contraire des amitiés d'astres (GS, IV, 279) dégagées de la logique malsaine du besoin et des frustrations inavouées (GS, IV, 304). Saurons-nous être et rester disponibles (avoir l'esprit libre, le cœur adorateur, les pieds déliés du danseur ou les pas libres, légers et audacieusement itinérants du voyageur) à l'invitation de celui qui, malgré les mille et une douleurs de son existence, a su rester fidèle à la terre (loin des fièvres identitaires,

nationalistes, loin des folies patriotiques - GS, V, 377 «Nous autres "sans-patrie"»-),

admirateur du Sud (en particulier l'Italie), d'une certaine France - maîtresse de goût et phare

culturel européen - (PBM, 8° «Peuples et patries», 254), de ses écrivains et de ses

musiciens (Bizet), attentif à la détresse secrète de l'homme égaré dans le monde, a su rester l'amoureux inconditionnel de la vie?

@Q~'TI'ffi\'TI' [Q)~® []j]~I!1l!A ~

Présences et absences de Nietzsche.

"II se peut que tu te trompes, amie! Jusqu'à présent on

a

plutôt, dans mes idées, aperçu l'ombre que moi-même". Le voyageur et son ombre.

; "

l

1..

~

..

~~

..

9~~'.!..~

..

~~~ ~.i.~~.~~~.~~.~

.1

La réception contemporaine de la pensée de Nietzsche patauge dans un océan de malentendus et d'équivoques que les interprètes attribuent et imputent volontiers à une prétendue obscurité intrinsèque de l'œuvre qu'il a laissée. Dispersée dans une forme aphoristique (que l'on s'empresse de priver de fil conducteur et partant d'unité), l'œuvre de Nietzsche serait, semble-t-il, dans son contenu même, tissée d'idées contradictoires, de développements incohérents, de propositions paradoxales et énigmatiques sans intérêt proprement philosophique. De même que le nom de Nietzsche fut de toutes les batailles politiques les plus contradictoires, de même, il se conjugue au pluriel dans le monde académique. Les débats contemporains manifestent une véritable guerre des Nietzsches nés et fleuris sur les cendres des conflits d'interprétation. Ce tiraillement dans l'interprétation (qui redouble la difficulté de lire le texte déjà fragmentaire) dévoile la réception doublement caricaturale de Nietzsche: ou bien, malgré lui, il passe pour tout sauf pour le philosophe (qu'il

(17)

se voulait et que Jaspers a reconnu), ou bien quand il est reconnu philosophe, il ne l'est jamais à part entière, mais seulement, à titre secondaire (en tant que simple répétiteur maladroit d'un déjà-dit). L'écartèlement actuel du propos nietzschéen entre les écoles et les systèmes les plus contradictoires montre certes sa très grande popularité (la présence de son nom) mais sur fond d'absences, de confusions (assimilation, dilution) ou de rejets plus ou moins brutaux de sa polémique contre la métaphysique. Jamais penseur n'a été aussi adulé, aussi «réquisitionné», mais peut-être est-ce là, le plus grave danger qui puisse s'abattre sur tout penseur. Trop vite compris par ceux-là mêmes qui, ne sachant écouter qu'eux-mêmes ou leurs démangeaisons pulsionnelles, ne pouvaient pas l'entendre, son propos (que Nietzsche disait nécessairement posthume) a comme perdu de son intempestivité (inactualité) dans le bourbier moderne des guerres d'écoles. D'abord rendu «actuel» par les politiciens qui ont vite fait de voir en lui l'un des leurs, l'inspirateur de leurs activismes messianiques et de leurs prétendues missions historiques, ensuite pris en charge par des hordes de mystiques et autres gardiens des droits de l'irrationnel qui ont voulu trouver dans la critique nietzschéenne du rationalisme la caution intellectuelle de leur profession de foi obscurantiste10 et plus récemment engagé dans la bataille des «chapelles» philosophiques, Nietzsche est par le fait même de son omniprésence, celui des penseurs qui reste le plus absent car faisant «corps» avec les uns et les autres, il est nié dans sa singularité (sa solitude).

Cet état de fait est évident pour qui s'intéresse à la fortune historique ou philosophique des écrits de Nietzsche. Dans la lignée heideggérienne, Nietzsche n'est psalmodié, loué que pour le philosophe classique (platonisant) qu'il se défendait d'être. Cette première figure du Nietzsche métaphysicien malgré lui (<<Nietzsche ou la polémique domestiquée») le nie autant que les figures plus contemporaines produites par les interprètes français, que ceux-ci accomplissent la méprise heideggérienne, idolâtrent dans l'œuvre de Nietzsche ce qui tient lieu de simples symboles (Zarathoustra, le surhomme), ou encore ceux qui y surévaluent certains thèmes (ceux de l'éternel retour, du prophétisme, la force de négation et d'opposition) au point de représenter Nietzsche hors de l'histoire des idées proprement philosophiques. Entre la banalisation heideggérienne (Nietzsche, ultime métaphysicien) et la déportation obsessionnelle du propos nietzschéen hors du champ de la réflexion philosophique, deux risques s'affirment et rythment le fait même de l'interprétation. Celle-ci est sous-tendue par une volonté quelque peu maniaque de «classer» qui s'exprime de façon brutale et exclusive : magnifier les convergences au détriment de l'originalité ou psalmodier les divergences au point de négliger son enracinement dans la communauté

10J'aurai l'occasion de revenir sur la méprise de ceux qui voient en Nietzsche le chantre d'une quelconque idéologie irrationaliste pour montrer que le procès nietzschéen du rationalisme n'est en aucun cas solidaire d'un systématique refus de savoir, d'une volonté d'ignorance, d'une «haine de la lumière» -HTH, Il, 7 - (dont l'autre nom est la mauvaise foi). La renonciation àl'exposé systématique tout comme le caractère quelquefois poétique, lyrique de ses écrits ne doivent pas nous tromper sur Nietzsche àqui répugnaient l'obscurantisme religieux et "le sacrifice pascalien de la raison",

(18)

(qu'elle présuppose), au point d'oublier qu'elle se confirme dans et par la tradition. Mais, comment se fait-il que les uns n'aient su que dissoudre l'originalité de la pensée nietzschéenne dans le déjà-dit platonicien et que les autres n'aient fait que reléguer son propos dans une spécificité ne concernant plus ou presque plus (sinon très lointainement) la tradition philosophique? Par-delà les ratures apparemment inhérentes à toute interprétation, n'est-ce pas le texte nietzschéen lui-même qui, du fait de sa complexité et de ses subtilités, prouve sa résistance à toute position idéologique, à toute «classification» et n'est-ce pas là l'ultime preuve que la philosophie nietzschéenne ne saurait, en aucun cas, être classique? En

paraphrasant Nietzsche lui-même, il est possible de se demander ce "que vaut une

philosophie qui n'a même pas la vertu de nous emporter par-delà toutes les philosophies ?" (GS, III, 248 :j'ai remplacé dans cet aphorisme le terme de "livre" par celui de "philosophie").

Les vives polémiques11 des dernières décennies sur la nature (intra ou extra

philosophique) des écrits de Nietzsche imposent donc un retour dégagé de toute mauvaise foi et de tout préjugé à Nietzsche qui n'a été que très peu et souvent très mal entendu. Pourtant, dès l'avant-propos de ses conférences, Nietzsche mettait ses lecteurs en garde contre un

certain nombre de manières de manquer la substantifique mœlle de son propos :"Ie lecteur

dont j'attends quelque chose doit avoir trois qualités: il doit être calme et lire sans hâte, il ne doit pas toujours s'interposer, lui et sa «culture», il ne doit pas enfin attendre pour finir un tableau de résultats" (PETG, «Sur l'avenir de nos établissements d'enseignement», p. 82). Nietzsche ne croyait pas si bien dire, lui qui, conscient de l'étrange singularité de sa pensée, prévoyait les risques de confusion, de mécompréhension et surtout de refus dont il avait de son vivant même fait quelques expériences douloureuses.

S'il est compréhensible que des religieux ou autres gardiens des bonnes mœurs et de l'ordre moral établi aient manifesté de la haine à l'encontre du propos nietzschéen (qui se présentait comme la mauvaise conscience de leur bonne conscience), il est par contre difficilement compréhensible que dans le monde académique, les penseurs ou ceux qui passent pour tels se soient eux aussi depuis longtemps alignés sur la prêtraille (pour ne lire et ne voir Nietzsche que d'un mauvais œil - moralisateur -). Les philosophes que l'on suppose plus disposés à reconnaître au doute, au sens critique et à la polémique leur place dans

11La France est, avec l'Allemagne (Heidegger, Fink, Jaspers, Lbwith etc.), les États unis d'Amérique (R. Rorty) et l'Italie (Vattimo), un des pays où Nietzsche participe heureusement encore au débat d'idées. En dépit des colloques de Royaumont (1964) et de Cerisy-la-Salle Ouillet 1972), le nom de Nietzsche reste omniprésent dans les polémiques philosophiques écrites (comme l'indique Jacques Le Rider avec une minutie synoptique dans «Nietzsche en France»). La réception française de Nietzsche est assez massive tant sur le plan de la réflexion littéraire, esthétique que proprement philosophique. Mais, tiraillé entre les heideggériens de service, les théories de la différance, les interprétations religieuses, deleuziennes, esthétisantes, néo-pythagoriciennes, romantiques ou futuristes, il n'est point sûr que le propos nietzschéen s'en trouve mieux entendu et goûté dans son art subtil de reprendre la tradition. Pire, àl'heure où le débat des idées s'effectueà l'ombre de ''l'hégélomanie'' et du quasi-culte de Heidegger, la notoriété de Nietzsche rime avec la banalisation, l'insignifiance de sa pensée.

(19)

l'histoire des idées semblent être restés, pour la plupart, sourds et insensibles à la dispute nietzschéenne de la tradition métaphysique. Pire que les religieux et autres adversaires déclarés de Nietzsche, certains philosophes ont su pousser le cynisme et la mauvaise foi jusqu'à dénier l'existence même d'une pensée dans les écrits de Nietzsche avec pour argument officiel qu'ils ne satisfaisaient pas les exigences formelles du discours philosophique classique. Mais, ce prétendu problème de la forme ne joue-t-i1 pas dans la critique le rôle d'un pur et simple prétexte qui masque mal une raison inavouée et sans doute inavouable du rejet de Nietzsche hors de la communauté philosophique? Il se pourrait en effet que l'on boude officiellement le style de Nietzsche pour se prémunir en réalité contre le fait et le contenu mêmes de sa polémique. Oubliant les vertus dynamiques du doute dans la constitution de l'histoire de la philosophie, pour bon nombre d'interprètes et d'ouvriers contemporains de la philosophie, "douter (de la morale, de la valeur des valeurs qu'elle impose, de ses postulats théoriques, de la sincérité de ses pratiques, douter de la légitimité des antinomies métaphysiques qui la fondent et des impératifs pratiques qui l'incarnent), c'est pécher"12. Bien qu'ils se meuvent dans un questionnement réflexif (critique et autocritique) de la

métaphysique et qu'ils prétendent être philosophiques àleur maniére, les écrits de Nietzsche

acquièrent difficilement leur certificat de fiabilité et de crédibilité philosophiques auprès des "ouvriers de la philosophie" qui, institués dépositaires et "militants" d'une tradition de pensée, s'évertuent le plus souvent sur fond de malentendus, à lui épargner toute remise en cause,

toute tentative subversive. Ils montrent ainsi àla fois leur méconnaissance d'une telle tradition

(construite par la polémique, faite de dissonances, de polémiques, de divergences) et leur propre goût du dogmatisme (ce ne sont pas les philosophes véritables qui refusent la différence, au contraire, ils la recherchent, la provoquent, mais ceux qui se constituent leurs disciples, leurs fidèles, leurs "lieutenants"). Acquis avec une ferveur religieuse et une cécité

idéologique àla cause qu'ils servent, ils ne savent plus que sommer sans cesse toute critique

d'être "constructive" ou de n'être pas, ce qui revientàexiger d'elle qu'elle renforce son objet, qu'elle assure et raffermisse ce qu'elle se proposait d'ébranler. Ils ne savent plus qu'exiger de toute dispute qu'elle se soumette au préalable et pour toujours aux valeurs qu'ils déifient en toute bonne conscience mais qu'elle se propose de questionner.

12Nietzsche, Aur. l, 89 «Douter, c'est pécher». A lire certains adversaires de Nietzsche, on croirait que la philosophie ne diffère que de nom d'avec la religion (l'Église). Elle aurait ses principes, ses valeurs, sa déontologie, ses saints que toute entreprise intellectuelle, pour être philosophique, devrait vénérer, révérer, idolâtrer. Le propos de Nietzsche étant de suspecter les catégories autour desquelles se font les consensus, d'ébranler ce qui était avant lui tenu pour des fondements inébranlables, il va de soi qu'il n'est plus philosophique au sens classique. Mais, contre ceux qui sacralisent leur vision étroitement homogène et monolithique de la philosophie, il convient de convoquer, en-deçà de Pascal, Platon lui-même qui, par le concept de gigantomachie, indiquait d'emblée qu'ilyavait place dans l'empire de la pensée à la fois pour "les amis des Idées" et "les fils de la terre". La philosophie ne se réduit pas au monologue monotone et monocorde de moralistes, mais s'affinne dans le dialogue vivant et polémique par lequel les idées se confrontent, 's'inter-agissent" souvent et s'hannonisent quelquefois.

(20)

Aux yeux de certains interprètes, auto-constituès "chiens de garde" de l'ordre et de l'exigence métaphysiques, malgré leurs sarcasmes à l'encontre du platonisme, les ècrits nietzschéens demeureraient encore dans l'orbe de la mètaphysique, à l'ombre de Platon, tandis que pour d'autres qui, tombant dans la "trappe" heideggérienne, réduisent arbitrairement philosophie à métaphysique (confisquent l'acte de philosopher au profit exclusif de la métaphysique), le refus manifeste chez Nietzsche de penser encore dans le sens de la métaphysique déporterait illico presto son propos hors du domaine propre de la philosophie. Le piège contemporain dans lequel sont pris les écrits de Nietzsche est fait de deux pôles opposés (l'inclusion dans la communauté qu'ils récusent ou l'exclusion, la relègation dans la solitude) de telle sorte que Nietzsche apparait dans la scène des débats philosophiques aujourd'hui soit comme assimilé au projet platonicien et comme solidaire de son achèvement (le métaphysicien malgré lui), soit comme absolument étranger à la philosophie (donc comme phénomène "extra-philosophique", un spectre politico-moral, un artiste, un styliste). Le rôle d'une interprétation nouvelle serait donc soit de sortir de cette oscillation bipolaire en proposant une alternative inouïe, soit d'atténuer le dualisme qui caractérise l'interprétation classique (c'est cette deuxième voie que mon propos voudrait explorer). Mais alors, pour une telle tâche, il importe au préalable de montrer les défaillances ou plutôt les excès des lectures et interprétations instituées.

:.:.:::.::::.:.:.::.:.: :::.: ::.::.::..: ::::·..·:::.::::.:::.:: ::·:::: :.:·:::..

ii>:~f~·~"i~

..

~~

..

!.~:~i.~:~~~.::::::·:::

:::·::·..::::: ::..:::: :::..:..: :.:..:::: :.: :.:.:::::.'::::'::.:':"']

"Les pires lecteurs sont ceux qui procèdentàla manière de soldats pillards: ils prennent ceci

ou

cela dont ils peuvent avoir besoin, salissent et emmêlent le reste, puis pestent contre le tout"(HTH, Il, 137). Le propos de Nietzsche n'a eu que très rarement de bons lecteurs pour en (faire) goûter la qualité; il n'a pas non plus eu d'adversaires de qualitè pour le clarifier (HTH, Il, 153 «A bon livre long temps»). Il n'a trouvé sur sa route que des amis trop complaisants (des fidèles au zèle suspect, des amis idolâtres et soucieux de se servir de lui) et des adversaires de mauvaise foi (soldats de la culture qu'il récusait). Le traitement réservé à l'œuvre de Nietzsche met en lumière la double menace qui plane sur la réception de tout nouveau propos. En effet, toute lecture tend soit à ramener l'inconnu (le propos nouveau) au connu, au déjà-dit (en établissant des analogies et en minimisant les dissonances) au risque de réduire la singularité dans le traditionnel (l'originalité dans le commun), soit à magnifier cette singularité (en méconnaissant les analogies ou en taisant les consonances) au point de masquer ses liens profonds avec le déjà dit. La lecture du propos nietzschéen a souvent été un mécanisme de défense de la tradition qu'il dénonçait. La réception d'un auteur est toujours exposée à cette oscillation dichotomique qui rythme et scande le regard souvent simpliste des lecteurs. La plupart de nos manières de lire manifestent une profonde incapacité à écouter, à

(21)

prêter une oreille libre de toute mauvaise foi. Nietzsche a laissé une véritable théorie de la lecture que sa postérité ne lui fait ni l'élégance ni la politesse d'appliquer en faveur de ses

écrits : lire, c'est, non pas céder à toutes les formes d'empressement, mais avant tout,

écouter. Une telle disposition (disponibilité) suppose que l'on se dote de fines oreilles (musicales), d'attention, de silence et de patience, autant de qualités aux antipodes de toute frénésie idéologique et de tout engourdissement doctrinaire.

Le nom de Nietzsche est associé comme chacun le sait à une série d'idéologies

funestes, de combats, de propagandes et de délires dont l'ampleur excède largement le

domaine politique. Alors qu'il procédait à la description de "la misère de la philosophie

classique" (métaphysique), ceux qui se sont constitués ses fidèles ont vu dans ses polémiques des prescriptions idéologiques). La formidable considération que le personnage

de Zarathoustra (associé à une volonté de puissance suspecte13parce que plus terrifiante,

mortifère que vivifiante) a acquise ces dernières années laisse croire que la pensée de

Nietzsche procède à son tour, après le christianisme qu'il récuse, à l'instauration ou à la

promotion d'une nouvelle religiosité avec ses saints, ses idoles et ses superstitions. L'ignorance des textes semble absolue (elle n'est pas exempte d'une certaine mauvaise foi), puisque l'on passe royalement sous silence les mises en garde faites par Nietzsche contre toute mésinterprétation (idolâtrie) de son propos: "vous me vénérez; mais quoi si quelque jour, votre vénération s'effondre? Prenez garde qu'une statue ne vous écrase! Vous dites qu'en Zarathoustra vous avez foi, mais qu'importe Zarathoustra? Vous êtes mes fidèles, mais qu'importent tous les fidèles?" (APZ, l, «De la prodigue vertu», 3). Dans Ecce Homo, Nietzsche signi'fie avec insistance que la seule et unique doctrine de Zarathoustra (le sans-dieu) consiste en la "sincérité - c'est à dire le contraire de la lâcheté de l'<<idéaliste>> qui prend la fuite devant la réalité" de telle sorte que toute croyance en des idéaux (servitude spirituelle) lui inspire du dégoût.

Que l'on banalise son propos ou qu'on en magnifie la singularité, on ne reconnaît Nietzsche que comme un philosophe masqué (métaphysicien ou non) par deux voiles. D'abord par la forme d'exposition non-conformiste de son propos : certains interprètes, apparemment plus informés sur le style de Nietzsche que l'auteur lui-même, voient et applaudissent un ordre mathématique, une totalité sous les apparences du désordre. Ensuite par son immoralisme bruyant que d'autres interprètes, trop moralistes ou captifs du goût des

13p. Boudot soutient que "sans une exégèse rigoureuse l'œuvre de Nietzsche peut être meurtrière (...) en instituant le culte d'une surhumanité pleine d'équivoques, qui peut frayer la voieàde futurs tyrans" in Nietzsche et l'au-delà de la Iibertè, pp. 11 et 19. Cette accusation radicalise une opinion de G. Marcel rapportée par G. Bianquis : "L'œuvre de Nietzsche apparaît comme affectée d'un signe de contradiction, en sorte qu'elle se présente simultanément comme infiniment dangereuse et infiniment salutaire". Dans ses «remarques sur le pouvoir», et sur un ton cinglant qui lui est propre, Rosset toume en dérision les récupérations de Nietzsche tout aussi bien par les idéologies de droite que de gauche, in Le philosophe et les sortilèges, p. 10.

(22)

paradoxes, tiennent pour factice, incroyable, impossible (tout en suscitant paradoxalement la croisade de Comte-Sponville). Se donnant pour objectif paradoxal de penser avec Nietzsche mais contre Nietzsche et irrévocablement engourdis dans leur propre croyance en la morale,

ils persistent à nier l'immoralisme nietzschéen, à le suspecter de mauvaise foi ou de

mystification. Telle qu'elle apparaît dans l'arène obscure de l'interprétation, l'œuvre de Nietzsche se présente sous deux visages essentiels. Elle est tantôt tristement célèbre, tantôt trop (vite) applaudie et récupérée par ceux qui, incapables de penser par eux-mêmes, trouvent sur fond de ressentiment dans la polémique d'un autre, l'occasion inespérée pour eux de se venger contre la réalité ou de changer de références idéologiques. Le tort d'une telle représentation de la pensée de Nietzsche est d'en faire le cheval de bataille du ressentiment contre des valeurs auxquelles Nietzsche n'a jamais reconnu aucune espèce de réalité, aucune consistance. L'apologie du Nietzsche critique des valeurs métaphysiques devrait cependant être instruite du fait que Nietzsche ne s'insurgeait nullement contre des réalités,

mais qu'il dénonçait au contraire tout ce que les métaphysiciens considéraientàtort comme

telles (les idoles, les fables et autres arrière-mondes). Très souvent, on a en toute mauvaise foi rejeté ou jugé Nietzsche en le soumettant de façon moraliste aux critères formels et aux normes de la tradition 14 métaphysique. Nietzsche se proposait d'évaluer la philosophie et ses

sous-produits moraux ; il était l'un des rares penseurs à s'en prendre de l'intérieur à la

philosophie,

à

douter de ses doutes, à la suspecter d'être bâtie sur des préjugés, des

malentendus, des ruses, d'obscures raisons. Faisant fi de cet effort de subversion, la plupart

de ses interprètes persistent néanmoins à évaluer son propos à partir de la tradition en

question (mythifiée, unifiée et idolâtrée par eux-mêmes : la métaphysique conçue comme école, système, idéologie me paraît être moins une invention platonico-aristotélicienne que celle d'une postérité travaillée par une manie incurable des clichés, marquée par un goOt souvent morbide du schématisme).

La plupart des interprétations, même celles qui prétendent discuter Nietzsche sur un plan logique (la forme incohérente, non systématique de son propos) portent un coefficient moral élevé. Le caractère moralisateur des lectures se manifeste dans le double cas de figure : pour les uns, Nietzsche est, comme Montaigne, un "mauvais penseur"15 tandis que pour les

14La tradition à partir et au nom de laquelle on jllge la pertinence du propos nietzschéen est à mon sens, une donnée arbitraire. On suppose une unanimité entre Platon, Aristote, Descartes et Kant alors que de l'unàl'autre s'affirment des singularités, des originalités, des résistances. Il n'y a de communauté philosophique (ou tradition) que pour ceux qui, relisant les différents penseurs, établissent entre eux des points de convergences, dégagent entre leur système respectif certaines constantes. Il n'y a donc de communauté philosophique qu'a posteriori, que sur fond de reconnaissance des spécificités.

15Ne pensant pas et n'écrivant pas dans les normes formelles du discours philosophique classique, Nietzsche serait illogique, incohérent et son œuvre n'obéirait pas aux critères et règles canoniques de la conception et de l'écriture proprement philosophiques. L'œuvre de Nietzsche rimerait avec le "hors-d'œuvre" quantàson essence hétéroclite et à sa forme non uniforme, non logiquement ordonnée, enchaînée. Ne satisfaisant pas les exigences traditionnelles de la forme et du fond de la pensée philosophique, l'œuvre de Nietzsche est jugée non philosophique par les uns et estimée ·une philosophie de second ordre, une philosophie avortée" (confinant

Références

Documents relatifs

La flexibilité dont fait preuve l’organisation dans la distribution de ses promotions permet de faire le lien avec la tangente plus entrepreneuriale que Cressey (1969) recommandait

Of the factors assessed, 4 satisfied the requirement of being independently associated with the risk of clinical progression (see Patients and Methods): the most recently measurement

Inspired by energy absorption capabilities of metal tubes [7], a huge work has been conducted about energy absorption capabilities of composite tubular structures submitted to

Development of a spatially resolving x-ray crystal spectrometer for measurement of ion-temperature (ti) and rotation-velocity (v) profiles in itera). Improved confinement with

al-ṣubḥ fa-sakatat ‘an al-ḥadīṯ (Et l’aube chassant la nuit, Šahrazād dut interrompre son récit), n’apparaît que deux lignes plus loin. bien que l’on

• Growth with a closed photobioreactor until a sufficient biomass level is reached • Maximal harvesting of the photobioreactor with simultaneous growth.. • Maximal harvesting of

Cette question est appliquée au cas de la France pour examiner si l’évolution du financement de la sécurité sociale vers une plus grande progressivité a pu altérer le

is an open access repository that collects the work of Arts et Métiers Institute of Technology researchers and makes it freely available over the web where possible.. This is