Chapitre 2. Méthodologies
2.1. Deux zones ateliers : Belle-île-en-mer et la péninsule de Dingle
Il y aurait de nombreuses manières de présenter les deux zones ateliers que sont Belle-île et
de la péninsule de Dingle (Figure 4) et de les articuler comparativement l’une à l’autre dans
la tradition d’une géographie atlantique. Bordant l’océan atlantique, les deux sites d’étude
sont appréhendés comme un atelier pour réfléchir au paysage comme relation affective,
comme mouvance et entre-deux poétique et expérientiel. Il s’agit donc de présenter ces deux
sites sous les deux angles que sont la topographie et le récit pour démontrer en quoi elles
participent pleinement au projet de recherche puis de suggérer des éléments de comparaison.
Ce n’est pas mon propos ici de les présenter de manière exhaustive. Serait-ce possible
d’ailleurs car ce sont deux sites dans lequel on perçoit l’excès du monde, excès de
mouvement humain l’été, excès météorologiques l’hiver, excès de récits, excès de mémoires,
excès de sentiments et d’émotions ? C’est cette excessivité, ainsi que leur liminarité, qui fait
que ces deux sites d’étude me touchent et forment des zones ateliers adéquates pour mettre
en place et réfléchir sur l’entrelacement mouvant et sensible de l’individu et du monde et le
développement paysager comme immanent.
Tout en se concentrant sur la topographie, il s’agit non seulement de présenter les formes
matérielles mais aussi topologiques. L’ouest de la péninsule de Dingle, qui est nommée
Corca Duibhne en irlandais, est la cinquième péninsule du sud ouest de l’Irlande, situé dans
le comté du Kerry (County Kerry). Cette partie de la péninsule, avec 6000 habitants environ,
est un des Gaeltacht du Kerry, région dans lequel la langue irlandaise est parlée de manière
quotidienne. Péninsule de vieux grès rouge sans épine dorsale mais modelée par la glace et
ponctuée par plusieurs sommets (Mount Brandon culmine à 952 m et Mount Eagle à 512 m),
elle se jette dans l’océan atlantique et forme, en s’émiettant, l’archipel des Blasket. Le terrain
d’étude est délimité à l’est par la chaîne de montagne de Mount Brandon. La ville de Dingle
(1920 hab. en 2006) forme un passage, une porte d’entrée vers cet ouest qui présenté et
défini souvent comme une altérité culturelle. C’est l’image qui ressort par exemple du récit
de voyage de l’écrivain irlandais Sean O’Faolain. Il écrit « Dingle is only the gateway. Out
beyond lies the wildest headland I know in Ireland – the great black snout of Slea. And out
beyond Slea lies the Great Blasket Island, wallowing like a whale in the darkening sea
surrounded by its twelve youngs » (O’Faolain, 1941, p.131).
Belle-île-en-mer (84 km
2) est la plus vaste des îles du Ponant et est située à 8 milles
nautiques à l’ouest de la péninsule de Quiberon. Elle est caractérisée par sa roche schisteuse
qui donne une tonalité bleutée à ses falaises. Le plateau central est découpé par une
multitude de vallons qui se terminent sur des plages ou des rias. L’île est habitée par environ
5000 personnes à l’année. Les quatre communes de Le Palais, de Sauzon, de Locmaria et de
Bangor, sont composées de nombreux hameaux communément appelés villages. Comme la
péninsule de Dingle, elle offre un paysage pastoral et atlantique. Les deux sites d’étude sont
deux ensembles très similaires : ruraux et littoraux, avec une agriculture d’élevage, une
activité de pêche en fort recul et surtout une activité touristique dominante. Cette similarité
offre la possibilité de confirmer la méthode d’investigation mise en place tout en permettant
de qualifier certaines différences culturelles.
Ces deux espaces littoraux où se confrontent deux ensembles fortement marqués : la mer et
les terres intérieures, caractérisées par un plateau et des vallons à Belle-île et par les monts et
les vallées sur la péninsule de Dingle, s’opposent et se complètent d’un point de vue
paysager (Photos 2, 3, 4, 5).
Mount Eagle (517m) Mount Brandon Cruách Mhartaín (403m) Coomenole Beach Dunmore Head Dunquin-Dún Chaoin Village, An Blascaod Mór
Cette matérialité joue, comme on le verra dans le chapitre 5, un rôle important dans la
manière dont les personnes s’attachent à la matérialité du relief et à la texture paysagère. La
topographie « en creux » à Belle-île (Guillemet, 1999, p.27) et les montagnes de l’ouest de la
péninsule de Dingle donne un aspect plié, déformé et crée des zones cachées, invisibles, qui
ne sont dévoilées que dans le mouvement et l’acte ouvrant l’espace : l’ascension des monts
Eagle ou Brandon, l’exploration des vallons ou encore le recentrement du corps sur la plage.
Ces mouvements permettent d’interroger l’action en lien avec le relief et la manière
entrelacée dont la matérialité du monde peut être le vecteur de l’expérience pour cerner la
nature spatiale et temporelle de la relation au monde et ainsi de contribuer à la pensée du
paysage. Alors que John Wylie (2002b, p.454) souligne après son ascension de Glastonbury
Tor : « The Tor is never an object for a gaze, nor a viewpoint on its own », il suggère de
considérer le processus de visualité plutôt que ce qui est vu et celui qui voit. La question
centrale de cette recherche concerne la multiplicité des manières sensibles dont les personnes
vivant ou visitant l’île ou la péninsule intègrent la matérialité des milieux littoraux en
établissant des connexions affectives et perceptives. La complémentarité topographique dans
chacun des sites d’étude permet de mettre en place un questionnement sur ce rapport au
monde matériel. Cette réflexion sera notamment abordée dans le chapitre 5 qui questionne
sur les impressions paysagères comme la mise en relation du visible et de l’invisible à travers
le contact et la rencontre sensible avec la topographie fixe et en mouvement.
Penser le paysage au delà de la contemplation et du spectacle, prendre en compte la
matérialité du mouvement, l’action qui participe du devenir, ontologique et médial, répond
d’un certaine manière à la question que pose Guillemet (1999) sur l’évolution des
représentations de Belle-île et notamment sur le développement des campagnes littorales
« antichambres de la côte sauvage ». Les représentations ne sont pas comprises comme des
images et la prise en compte des récits de paysages montre plus qu’une attitude instantanée,
qu’une réaction à la beauté du monde, le sentiment d’être concerné. Or le paysage littoral,
s’il est approché à travers la relation au reste du site, ne se retrouve pas séparé d’un tout,
d’un milieu plus complexe aussi. Les récits paysagers de Belle-île et de la péninsule de
Dingle, parce qu’ils entrelacent ces différentes forces, affectives et sensibles et matérielles,
invitent à une géographie animée et active. Les récits des participants répondent d’une
certaine manière à l’excessivité narrative et représentationnelle des deux sites. Celle-ci est
centrale dans l’argumentation qui va suivre. Les deux sites sont le cœur de nombreux récits,
de mythes et d’images
11. Il s’agit de les approcher comme des récits ou des représentations
11 Par exemple le récit de voyage de Brendan le Navigateur s’élançant depuis une crique au nord de la péninsule, le chemin des saints, les récits du quotidien sur les îles Blasket par Peig Sayers ou Tomas
utilisées, racontées et aussi détournées pendant l’expérience des sites. Les nombreux récits et
représentations permettent de les interroger comme des actes ou des performances, en
suivant ainsi le mouvement théorique qui interroge la représentation à travers la
performance. Comme souligné dans le chapitre précédent, « representations are doings »
(Dewsbury et al., 2002). A partir de ces matérialités, de ces récits et des expériences de ces
lieux, habitants ou touristiques, il s’agit de considérer ces paysages dans leur mouvement
ontologique et existentiel en devenir, le passé comme les représentations étant toujours
mobilisés, revisités et réinventés.
Les deux sites se font échos. La comparaison entre les deux sites n’est pas évidente si l’on se
pose à l’échelle individuelle. En choisissant deux zones ateliers pour développer une
méthode de recherche exploratoire et expérimentale. Il s’agit plutôt de rechercher dans les
récits paysagers des similitudes dans les rapports inventifs et expérientiels aux terres et
rivages de Belle-île et de l’ouest de la péninsule de Dingle. L’objectif est donc de se
concentrer sur les entretiens pour réfléchir sur la construction du rapport affectif et des
processus en œuvre. Cependant, l’approche comparative mise en place se justifie par les
traditions et les politiques paysagères qui diffèrent dans les deux pays. La conception et la
gestion du paysage, bien qu’influencée dans les deux pays par la Convention Européenne du
Paysage, présentent des différences subtiles certainement dues à l’histoire des deux pays,
avec en Irlande, l’Indépendance en 1921, une économie en difficulté jusqu’à la fin des
années 80. Cependant, il est aussi possible, à partir des structures sociales et politiques, de
comprendre certaines différences subtiles entre les deux sites qui influencent le rapport et
l’évolution des connexions affectives aux lieux. Les multiples réflexions sur le devenir
territorial, environnemental et paysager sont développées à Belle-île à travers un tissu
d’associations, notamment la Maison de la Nature
12et de structures politiques telles que la
mairie, la communauté de commune de Belle-île et le Pays d’Auray, auxquels s’ajoute le
Conservatoire du Littoral et des Rivages Lacustres qui gère 285 ha de rivages (La pointe de
Poulains, l’Apothicairerie, Donnant, la pointe de Pouldon). Pour la péninsule de Dingle, la
gestion territoriale se fait à l’échelle du comté et du Kerry County Council. S’il serait
intéressant de comparer les méthodes, les projets de développement et l’approche paysagère
présentés dans les Local Area Plan
13par le Kerry County Council ou le livret paysage du
Schéma de Cohérence Territorial du Pays d’Auray (2006), la thèse privilégie l’entrée
O’Crohan, et les poèmes de St Amand, premières formes de récits d’expériences paysagères à Belle-île, les peintures de Monet et des autres peintres venus à Belle-île chercher la lumière sur les rochers.
12 Structure associative créée en 1990 qui met en place des activités pédagogiques sur le territoire, l’environnement et le paysage à Belle-île.
13
individuelle et affective et considère ces textes à travers les récits paysagers, la manière dont
la gestion territoriale et paysagère est racontée, voire critiquée.
Ces deux perspectives que j’ai choisi de mettre en valeur, topographique et narrative,
participent de l’aura des deux sites, qui sont intrigants, complexes, excessifs et qui se prêtent
à l’étude des liens paysagers affectifs, en perpétuelle construction, avec ces milieux qui
offrent des entre-deux, des formes liminales de passage à la fois temporelles et spatiales. Les
récits animent la relation sensible aux lieux en se souvenant aussi de ces représentations, en
cela, le paysage devient à la fois ce qui affecte et est respectivement affecté à travers
l’expérience et les pratiques du quotidien et de l’hors-quotidien (Bourdeau, 2003).
L’approche poétique et sensible trouve un écho particulier dans ces terres littorales. Ces
représentations et ces topographies sont inclues dans les récits des participants et permettent
de s’attacher aux rapports affectifs et sensibles tout en interrogeant les subtiles différences
qui existent entre les deux sites.
Dans le document
Cheminements et récits atlantiques. Pour une géographie paysagère sensible en mouvement
(Page 61-70)