Chapitre 1. Géographies de la relation
1.2. Géographies des émotions et des affects, quelle contribution pour la pensée du
1.2.1. Des émotions et des affects en géographie
« Emotions matter » note J. Davidson et L. Bondi (2004, p.373). Cette affirmation prolonge
l’appel pour prendre en compte « the emotional dimensions of living in the world » que font
K. Anderson and S. Smith (2001, p. 8), appel qui sera suivi de nombreux travaux en
géographie (Thien, 2005 ; Davidson et al., 2005 ; Bochet et Racine, 2002). Pourquoi prendre
en compte les émotions en géographie ? Comme le note Deborah Thien (2005, p.450), la
prise en compte des émotions répond et participe à l’attention féministe portée aux enjeux de
pouvoir dans les discours et les représentations, à la place du corps discursif et
phénoménologique dans l’espace. Elle répond aussi à la présence multipliée du domaine
émotionnel dans la sphère politique, économique et sociale, permet l’échange social et la
saisie de milieux affectifs qui font sens (Damery, 2008 ; Thrift, 2004). Enfin, les émotions
appartiennent au domaine du quotidien et leur analyse permet de réfléchir à l’échelle
individuelle et sociale pour étudier comment des normes et des représentations sociales ou
culturelles influent sur la pratique et l’expérience émotionnelle du lieu, comment les
expériences affectives et émotionnelles du paysage participent à la construction d’une
relation complexe au monde et à l’espace qui se transforme, s’agrandit ou se contracte au gré
des émotions (Kaufmann, 1999), comment l’émotion est pré-consiente et incorporée,
apparaissant à travers le mouvement immobile ou rapide du corps. Comme le suggèrent
Davidson et Bondi (2004, p.373) : « Emotions are, without doubt, an intractable if intangible
aspect of all of our everyday lives. They are embodied and mindful phenomena that partially
shape, and are shaped by our interactions with the people, places and politics that make up
our unique, personal geographies ». L’intégration de l’émotion n’est pas sans conséquence
sur le mode de connaissance, elle permet d’appréhender les spatialités du sensible,
intersubjectives et politiques (Anderson et Smith, 2001, p.8). Elles ouvrent un champ qui
était auparavant négligé et dévalorisé alors qu’elles offrent l’opportunité d’une « médiation
et d’une articulation socio-spatiale » (Bondi et al., 2005, p.3).
Au-delà d’une approche subjective, la géographie des émotions permet justement d’établir
une transition entre l’idéel et le matériel, l’individu et la société, répondant aussi à l’appel à
une pensée médiale et relationnelle. Le risque, comme le note D. Tolya Kelly (2006), c’est
de tendre à une généralisation universaliste.
Ces spatialités sont associées à la vie de tous les jours dans la mesure où la géographie des
émotions est centrée autour de l’individu et de sa relation sensible et sensuelle avec le monde
vivant, le « lifeworld » (Buttimer, 1976). Les géographies de l’émotion prolongent d’une
certaine manière l’attention portée par la géographie humaniste aux mouvements affectifs et
sensibles entre l’environnement et l’individu (Tuan, 1974, 1978). Le terme topophilie a été
utilisé par G. Bachelard dans La poétique de l’espace pour décrire la topo-analyse menée sur
les images poétiques des espaces heureux (2004 [1957], p.17). L’imagination transforme la
vision de l’espace : « l’espace saisi par l’imagination ne peut rester l’espace indifférent livré
à la mesure et à la réflexion du géomètre. Il est vécu. Et il est vécu, non pas dans sa
positivité, mais avec toutes les partialités de l’émotion. » (Ibid., p.17). Yi-Fu Tuan dans
Topophilia définit ce terme comme « the affective bond between people and a place or
setting » (1974, p.4) qui permet les différentes relations entretenues avec l’espace et
l’environnement. La topophilie peut être issue de perceptions esthétiques, de sensations
tactiles ou de sentiments (Ibid., p.93) qui constituent un système de valeurs des lieux. Penser
l’émotion dans la pratique des lieux et de l’espace permet aussi de mettre en place une
géographie relationnelle. Giuliana Bruno suggère que les représentations ne sont pas
seulement issues du discours, elles sont aussi créées par les émotions et elle propose une
géographie des affects (Bruno, 2002, p.356). Elle insiste sur l’importance de l’émotion dans
la relation entre le spectateur, l’écran de cinéma et l’espace du film. Elle articule
représentations, textes et émotions en analysant les espaces pré-cinématiques de la venduta,
vue aérienne urbaine. Elle souligne : « The space of the cinema “emoves” such cartographic
rewriting. Layers of cultural space, densities of histories, visions of transiti are all housed by
film’s spatial practice of cognition » (Ibid., p.71). Le mouvement, la mobilité sont les
éléments communs au film, au voyage, aux mouvements du corps, animés par l’émotion.
De même, la géographie des affects qui s’est développée dans le cours de la dernière
décennie notamment dans les travaux de la géographie non-représentationnelle correspond à
une volonté d’ouvrir la discipline géographique, non au domaine de l’objectivité et de la
matérialité, ni à celui des représentations, ni à celui de la subjectivité mais à un domaine de
l’entre-deux. En se basant sur la philosophie des affects développée par Spinoza puis
discutée par Deleuze, et dans une approche différente de la psychanalyse, Nigel Thrift (2004)
définit les affects comme des flux intérieurs qui sont produits par la rencontre entre
l’environnement extérieur et soi-même. Ainsi les affects différent des émotions et des
sentiments en n’étant pas centrés sur l’individu mais intersubjectifs. Ce sont des intensités,
des lignes de forces naissant de la rencontre entre deux personnes, un environnement ou une
forme et un individu et qui influent sur l’action comme le désir ou l’espoir (Anderson, 2006 ;
Conradson, 2005 ; Spinoza, 1999 ; Thrift, 1999, 2004). Ces affects sont difficiles à
appréhender malgré leur existence parfois ancienne. Ils sont aussi caractérisés par le temps
court dans lequel ils apparaissent, de l’ordre de la seconde ou de la minute. Ils sont élusifs ;
ce sont des entités en mouvement. Si la perception permet d’appréhender les sensations
issues du monde extérieur, l’affectivité décrit la relation sensible qu’une personne a avec
elle-même, comme une expérience personnelle de la relation aux choses (Surrallès, 2007).
Le domaine de l’affectif dépasse celui de l’émotion (McCormack, 2003). Les émotions et les
affects invitent à penser différemment le rapport à l’espace, notamment à l’espace public
(Thrift, 2004). Les processus d’espace public peuvent être articulés à travers la notion de
« milieu affectif » et l’expérience patrimoniale, en participant ainsi à produire, à travers
l’implication de l’individu, du sens et de l’action (Damery, 2008). Le domaine affectif nous
invite à questionner les conséquences éthiques liées à l’ouverture de possibilités.
1.2.2. Conséquences pour une éthique du paysage
La prise en compte des affects et des émotions dans la relation écouménale telle que définie
par Augustin Berque a une conséquence directe pour la pensée paysagère. L’émotion est un
processus individuel, qui accompagne le développement de la relation au monde. L’affect est
le mouvement émotionnel créé dans la rencontre intersubjective (Deleuze, 1978 ; Conradson,
2005, Thrift, 2004). Pierre Sansot (1983) souligne l’adéquation nécessaire entre ce qui est
attendu du monde et qu’il nous offre pour permettre l’interprétation du paysage comme une
relation active. Il écrit : « Pour qu’il y ait constitution d’un paysage, il faut que se produise
une adéquation entre ce qu’un fragment du monde nous offre et ce que nous étions en droit
d’attendre de lui » (Sansot, 1983, p. 42). On peut relier le terme d’adéquation à ce que
Spinoza (1999, p.207) définit comme le second niveau d’idées qu’il nomme les « idées
adéquates ». Celles-ci correspondent à des idées dont la cause est pleinement perçue. Ces
idées rendent l’individu acteur alors que les idées inadéquates, ou affections, sont subies
(Deleuze, 1978). Ces idées adéquates participent de l’ouverture de possibilités, ouverture qui
est contenue dans l’idée de paysage. En effet, à partir de l’analyse de Simmel sur la
Stimmung du paysage, le philosophe Raffaele Milani (2005, p.54) souligne que « le paysage
possible, à cette réalité que nous pouvons changer ». Or, « To think through affect we must
untie it from a subject or object and instead attune to how affects inhabit the passage
between contexts through various processes of translocal movement » (Anderson, 2006, p.
736).
En ce sens, la considération des affects, des désirs et des possibilités de devenir rend possible
un questionnement éthique sur les relations au monde qui a pu être négligé par le dogme de
la raison. Largement inspirée par la philosophie de Spinoza puis par la lecture spinoziste de
Jean-Luc Nancy ou de Deleuze, cette géographie qui se développe fait écho au potentiel de
la question qui habite la réflexion géographique : qu’est-ce qu’habiter poétiquement le
monde ? Comment rend-on ce souhait effectif, quelles sont les manières de faire ? Augustin
Berque (1996) articule cette question autour de l’écoumène et de la pensée trajective en
réfléchissant sur les processus géographiques inhérents à la question d’Etre humain sur
Terre. Il s’agit pour la géographie de réinvestir une manière d’être au monde sensible à la
préoccupation et au souci du monde présent dans le Dasein dans la philosophie d’Heidegger
(Berque, 1996, p.110) et s’exprimant dans la motivation paysagère et dans l’expérience de
co-habitation avec le monde et sa compréhension (Smith, 2005, p.220).
Investir le monde des affects permet de réfléchir aux spatialités de l’engagement au monde
qui implique la reconnaissance de sa présence, de celle du milieu et de la manière dont leur
rencontre crée le monde tout en prenant en compte le désir d’être et de devenir. Le désir, au
sens où Spinoza le définit est un affect. Il ne s’agit pas du désir de possession mais du désir
d’ouverture. Jean-Luc Nancy définit l’être au monde comme relatif à la pensée du pré, de la
« pré-sence vers l’au-devant de soi-même » (Goetz, 2009, p. 310). Le désir d’ouverture que
l’on peut rapprocher du désir de totalité, invite à une pensée amoureuse, comme le chapitre
quatre en discutera, né dans un désir de totalité (Luginbühl, 1992 ; Berque, 1996). C’est un
désir qui est à la fois perceptuel, affectif et kinesthésique et qui a des conséquences
politiques dans la mesure il s’agit de penser au-delà de l’opposition moderne qui sépare
l’expérience de la pensée et aller plus loin que l’approche du corps comme un objet de
pouvoir, politique et contesté (McCormack, 2008, p.816).
Pour conclure cette partie, il s’agit de souligner le rôle critique que joue la prise en compte
des affects et des émotions pour penser la relation au monde qui est sensible mais aussi
politique et éthique. Il s’agit donc de se concentrer à travers l’analyse des processus animant
la relation paysagère au littoral sur la dimension affective et éthique. Ce faisant, il ressort que
le corps est au coeur d’une géographie relationnelle. Les conséquences d’un tel
positionnement sont politiques et éthiques et permettent de repenser la notion de lieu et
d’espace en mettant en avant le caractère immanent du paysage comme relation culturelle,
sensible et affective au lieu, à l’espace et au monde. Maintenant que les bases d’une
géographie de la relation, prenant en compte les affects et les émotions ont été articulées
avec ses enjeux, il s’agit de présenter les champs ouverts par le corps en mouvement. Ainsi,
les émotions et les affects ouvrent plusieurs voies pour revisiter le rapport intime et affectif
au monde et penser les processus spatiaux et temporels inhérents au faire-paysage à l’échelle
individuelle. Dans le cadre de cette recherche, ils permettent de penser le paysage autrement
que comme une production esthétique ou matérielle à travers deux pistes de réflexion.
D’abord, la prise en compte des émotions présente d’abord la possibilité d’une autre forme
de connaissance qui permet l’accès au domaine de l’intime. Ensuite, émotions et affects
participent au sens donné à l’expérience du monde ainsi qu’à une ouverture ontologique et
phénoménologique qui prend corps à travers la présence du monde (Grout, 2004). Il s’agit
ainsi de reconnaître l’importance de penser la manière dont on est « touché » par le monde et
les processus en jeu dans la relation paysagère.
Dans le document
Cheminements et récits atlantiques. Pour une géographie paysagère sensible en mouvement
(Page 41-45)