Chapitre 1. Géographies de la relation
1.4. Quelles représentations pour une pensée relationnelle ?
1.4.1. La nécessité de nouvelles formes de représentations
Le tournant que propose la théorie de la non-représentation fait écho, comme on l’a présenté,
à un courant philosophique qui rayonne dans les sciences humaines et sociales. La question
se pose de l’effectivité des représentations et du récit pour saisir ce qui ne s’exprime pas ou
pas totalement, à ce qui n’est pas sensible : les affects, la mémoire, la performance. La
prépondérance de la représentation textuelle et iconographique dans nos modes de
connaissance entraîne une fragmentation de notre savoir qui « downgrade everyday life to
residual Rabelaisian pockets of resistance in an ever more programmed and ever more frantic
world» (Thrift, 1999, p.300). Le monde n’est pas fait seulement de discours et de
représentations comme ont pu le suggérer les géographes utilisant la métaphore du texte pour
le paysage (Duncan, 1990), même si celle-ci permet de saisir les formes idéologiques
présentes dans les représentations du paysage. Comme il a été suggéré dans la section
précédente, la prise en compte du corps permet une assertion du sensible et de l’affectif. Le
paysage comme trajection ne se réalise pas dans la seule visualité. Cette position qui est
trajective, ancrée dans le mouvement de la vie, sociale, quotidienne, intime, crée un domaine
composé d’intensités et de forces qui animent plus que composent le rapport au monde et
qu’il s’agit de saisir. Or il faut poser la question : que faisons-nous de ce qui n’est pas écrit ?
Comme le note judicieusement Catherine Nash : « That which cannot be spoken or written
becomes a new uncharted realm. The challenge is not to chart it but to find ways of writing
about its unchartibility » (2000, p.657). Le mouvement du corps, le mouvement affectif, dans
leur immédiateté et leur immanence, peuvent-ils être saisi par le langage ? Comment prendre
la mesure du monde en mouvement et comment saisir les relations intimes et inventives au
monde, développées dans le quotidien ? Comment représenter le flux qu’est la relation
paysagère au monde ? Comment approcher et figurer l’inexprimable, l’invisible tout en
reconnaissant que l’échec du langage commun pour exprimer ce qui se passe dans
l’expérience du monde ? L’approche sémiotique ou sémantique de l’image ou du texte
soulignant la symbolique paysagère entraîne la perte de l’événement, qui semble présente
dans le récit et le pli de la carte, imperceptible. Il s’agissait dans cette partie de réfléchir à
l’efficacité de la représentation paysagère pour saisir la relation paysagère au milieu.
La tradition géographique s’est concentrée sur les représentations du paysage et leurs
analyses à travers la peinture ou la représentation en perspective qui a contribué à une vision
linéaire du paysage (Cosgrove, 1985, 1998). Cela a permis de montrer les relations de
pouvoir ancrée dans l’iconographie mais aussi dans les discours du paysage (Duncan, 1990).
Comme le souligne la géographe féministe Gillian Rose (1993), l’approche visuelle crée une
distance entre celui qui regarde et ce qu’il regarde. Par ailleurs, la nature et le paysage sont
féminisés dans des descriptions principalement faites par des géographes masculins
(Mitchell, 2000, Nash, 1996).
Représenter le paysage à partir de la cartographie et du récit permet de saisir la relation
paysagère dans la pratique des lieux. C’est une représentation qui n’est pas linéaire, ni
conique mais intégré dans la topographie des lieux. Comme le souligne Kenneth Olwig,
« Thinking in terms of chora/choros does not deny representation of all kinds as, for
example, with regard to the discourse of a representational assembly, or representation
through the passages of narrative. It is, however, nonrepresentational in the sense of a
platonic ontology, permeating the folds of our maps, that continues to stimulate society’s
imaginary in general and the Ptomelaic – geographical imagination in particular, through the
images of the map and the landscape scene » (Olwig, 2008a, p.1859). Elle permet d’accéder
à une représentation des forces affectives. Le travail de recherche des paysagistes offre des
exemples de dessins et de cartographies locales qui cherchent à saisir l’esprit des lieux, les
dimensions et le mouvement à travers la pratique corporelle (par exemple, Ferron et Marty,
2006). Une autre forme de représentation visuelle, articulant les différentes échelles du
monde et son caractère fragmentaire, trouve un autre exemple dans les photographies
aériennes d’Alex MacLean et les représentations de James Corner (1996) qui tentent de
mesurer le paysage américain. Celles-ci continuent de nourrir l’imagination du monde. Les
représentations visuelles et matérielles des paysagistes permettent de soulever le rapport avec
l’action. Elles permettent l’action.
1.4.2. L’écriture poétique
« From the map’s textual and linear density, it is possible to ‘live poetically within those
lines’, ‘to rewrite the lines as we read’, ‘to impose/compose lines according to our own lived,
bodily experience » (Hurren 1998, p.301). La puissance du récit et de la poétique pour saisir
le mouvement du monde, l’invisible et l’imaginaire est au cœur de cette réflexion qui
cherche à appréhender le mouvement affectif et cénesthésique au sein des pratiques du
quotidien. Le rôle de la carte, qui sera étudié plus en détail dans le chapitre suivant, permet
de faire la transition entre une trace et un récit (De Certeau, 1990). La carte raconte une
histoire. Le poème cherche l’ouverture du monde, l’étend et ainsi offre de nouvelles
possibilités pour penser l’existence et le devenir de la relation individuelle et sociale au
monde.
Le développement d’une écriture géopoétique fournit une base pour réfléchir sur la relation
au paysage et à son mouvement, en réalisant la difficulté d’exprimer perceptions, sensations,
émotions et rêves (Wylie, 2005, 2007). La Géopoétique se présente comme un nouveau
champ de recherche. Pour Kenneth White, le fondateur de l’Institut de Géopoétique en 1989,
il s’agit de chercher une nouvelle manière d’être au monde (White, 1994a, 1996). Son
objectif n’est pas de s’installer dans la post-modernité mais de dépasser celle-ci, rejoignant la
pensée de la médiance développée par Augustin Berque (2000a, 2000b) qui présente,
rappelons le, une trajection entre le monde environnemental et le monde phénoménal. Cette
trajection ou métaphore montre que la « réalité n’est pas une pure substance mais la
perception et la conception que nous en avons ». Il invite ainsi à saisir « l’environnement en
tant que paysage », « la Terre en tant que Monde » (Berque, 2008, p.102). Kenneth White
écrit que les civilisations se sont développées autour de plusieurs moteurs culturels au cours
de l’histoire humaine. Les mythes et les croyances, puis la religion, puis la séparation en
Occident entre l’ordre du savoir et de la raison et l’ordre de l’expérience a guidé nos façons
de penser notre présence au monde. Cependant, la pensée du monde souffre de cette
opposition, de cette dissociation entre les êtres et le monde, dans lesquels nos actes guidés
par des principes économiques et politiques ne sont pas en adéquation avec le rythme de la
terre et nécessite une nouvelle « poétique de la Terre ». Il insiste sur l’étymologie du terme
poétique, dérivant de poiesis ou création. Ainsi, il propose une poétique de la terre qui se
développerait dans un mouvement créatif qui traverse la terre, le monde. En ne séparant pas
les choses du monde, le langage poétique (arts plastiques ou écriture) rend les choses en
monde. C’est un langage qui exprime l’être au monde (Amar, 1992).
« La géopoétique est le nom que je donne depuis quelque temps à un champ qui s’est
dessiné au bout de longues années de nomadisme intellectuel. Pour décrire ce champ, on
pourrait dire qu’il s’agit d’une nouvelle cartographie mentale, d’une conception de la vie
dégagée enfin des idéologies, des mythes, des religions, etc. et de la recherche d’un langage
capable d’exprimer cette autre manière d’être au monde, mais en précisant qu’il est question
d’un rapport à la terre (énergies, rythmes, formes), non dans un assujettissement à la Nature,
pas plus que d’un enracinement dans le terroir. Je parle de la recherche (de lieu en lieu, de
chemin en chemin) d’une poétique située, ou plutôt en se déplaçant, en dehors des systèmes
établis de représentation : déplacement du discours, donc, plutôt qu’emphatique dénonciation
ou subtile déconstruction. Mais ce n’est là qu’une configuration préliminaire. L’accent, ici,
n’est pas mis sur la définition, mais sur le désir, un désir de vie et de monde, et sur l’élan.
Avec le projet poétique, il ne s’agit ni d’une variété culturelle de plus, ni d’une école
littéraire, ni de la poésie considérée comme un art intime. Il s’agit d’un mouvement qui
concerne la manière même dont l’homme fonde son existence sur la terre. » (White, 1994,
p.11-12)
Le mouvement poétique est construit dans une rencontre, une résonance avec le monde.
C’est un champ en mouvement qui s’étend, avec comme références les textes de Bashô, de
Thoreau, de Humboldt, de Rimbaud entre autres et ceux des scientifiques, tels le
géomorphologue Alain Godard, qui ont marché et écrit, appuyés sur l’épaule du monde. Ce
n’est pas un retour à la terre qui est préconisé mais bien la prise en compte de la Terre dans
le Monde. Il s’agit de retrouver le sens d’une géographicité, proposée par Dardel (1990) et
définie par Berque comme « la relation par laquelle la chose étendue est si peu étrangère à la
chose pensante, qu’elle participe à son être même », la part du social dans la géographicité
ne devant pas être ignorée et celle du phénoménal surestimée (Berque, 2000b, p.13). La
connaissance du monde passe à la fois par le contact établi avec celui-ci et par l’écriture qui
ouvre de nouvelles possibilités. L’écriture poétique permet alors d’amplifier le rapport au
monde, de rendre sensible ce qui était invisible et intouchable en animant l’imagination.
Celle-ci permet alors de faire exister les choses du monde en nous. Il s’agit de penser les
formes culturelles à la fois imaginaires et scientifiques comme des formes spatiales, en
mouvement, qui sont, selon le mot d’Artaud relevé par George Amar (1992) des « cultures
dans l’espace ».
Comme le souligne Tim Ingold (2000) et Nigel Thrift (1999), le langage et les récits
performent le paysage. Le rapport au monde ainsi décrit n’est pas dominateur, ni
contemplateur seulement, il n’est pas passif mais prend forme dans la performance de
celui-ci. Le récit d’expérience permet d’approcher l’affectivité à travers le mouvement du corps et
de l’esprit, s’appropriant les représentations paysagères à travers la performance. Celles-ci
permettent non pas de voir, mais à la fois de ressentir et d’exprimer le mouvement affectif
qui compose le paysage comme relation immanente. C’est ce qui sera adressé dans le
chapitre deux et dans les chapitres d’analyse empirique.
Dans le document
Cheminements et récits atlantiques. Pour une géographie paysagère sensible en mouvement
(Page 53-56)