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LE XIX e SIÈCLE : SOCIÉTÉS DE CONCERTS À PARIS ET À LONDRES

La fin du XVIIIe siècle et tout le XIXe siècle sont animés par un mouvement qui traverse

l’Europe, ses sociétés de concerts et ses nouveaux orchestres symphoniques. Ce mouvement, inexorable, est celui de la canonisation des œuvres et des compositeurs203. Notre intention n’est

pas de prendre position en faveur d’un répertoire canonique ou d’adhérer volontairement à une idéologie dominante, mais de décrire un phénomène qui a réellement existé et qui a eu comme conséquence, à long terme, de faire entrer au panthéon de la musique un groupe restreint de compositeurs dont les noms résonnent encore aujourd’hui. Il est tout aussi légitime de continuer à célébrer les œuvres musicales qui ont été reconnues, au fil des siècles, comme les meilleures dans leur genre respectif – encore faudrait-il définir ce qui fait la qualité d’une œuvre – que d’alerter sur les effets indésirables d’un tel processus de sélection comme la standardisation des programmes de concerts, la mise sous couvert de compositeurs ou compositrices méconnus ou l’utilisation de certaines œuvres à des fins nationalistes204. Nous tâcherons ici de nous livrer à une

présentation impartiale du mouvement de canonisation qui, comme nous le verrons plus tard, s’est renforcé au XIXe siècle grâce notamment à la publication d’une grande quantité d’écrits sur

la musique. Les notes de programme, en particulier, s’avèrent un outil important pour promouvoir le répertoire patrimonial. C’est pourquoi nous souhaitons brièvement replacer ce mouvement dans son contexte historique.

Avant d’aborder les trois figures historiques du classicisme viennois que sont Haydn, Mozart et Beethoven, il nous semble important de souligner la place qu’occupait Jean-Sébastien Bach du point de vue des musiciens et des compositeurs du XIXe siècle. Cette place était loin

d’être acquise. À sa mort en 1750, le compositeur est le représentant d’un style baroque tombé en

203 Comme nous le verrons plus en détail au chapitre 4, le mouvement de canonisation créera un contexte favorable à la publication d’écrits sur la musique, y compris des guides d’écoute et des notes de programme. C’est dans cette perspective que nous nous y intéressons.

204 Sur cette remise en perspective du canon musical, voir, par exemple, Katherine Bergeron et Philip V. Bohlman (dir.), Disciplining Music : Musicology and Its Canons, Chicago, University of Chicago Press, 1992.

désuétude. À la fin du XVIIIe siècle, le nom de Bach est beaucoup plus associé aux fils de Jean-

Sébastien et notamment à Jean-Chrétien, reconnu à travers l’Europe pour ses opéras et ses symphonies205.

En France, c’est d’abord comme figure incontournable de pédagogue que le père Bach s’impose au XIXe siècle. Parmi les nombreuses œuvres du maître, Le Clavier bien tempéré

devient l’une des principales références didactiques pour le piano-forte. Chez les musiciens amateurs ou professionnels, cette reconnaissance s’accompagne du sentiment que « toute musique “sérieuse” passe obligatoirement par la revalorisation d’une technique musicale dont Jean-Sébastien Bach apparaît rapidement comme le représentant suprême »206.

La Passion selon Saint-Matthieu s’avère également déterminante dans le processus de

canonisation de Bach. Outre la durée de cet oratorio et la beauté de la musique, c’est surtout son instrumentation hors-norme qui frappe les esprits. Comme le précisent Joël-Marie Fauquet et Antoine Hennion, « la valeur spectaculaire de ce dispositif fera beaucoup dans la popularité de l’œuvre »207. Celle-ci fait appel à un orchestre, un quatuor de solistes et deux chœurs. Elle a tout

d’un magnum opus, à l’image de la Symphonie no 9 de Beethoven, composée près de cent ans

plus tard, qui comportera une partie de chœur208. Le Kantor de Leipzig fait alors figure de

précurseur. À l’occasion du centenaire de La Passion selon Saint-Matthieu, Félix Mendelssohn (1809-1847) propose une recréation de l’œuvre lors d’un concert qu’il dirige à Berlin, le 11 mars 1829209. Cet évènement exceptionnel, censé célébrer le génie intemporel de Bach, sera rapporté

en France, quelques jours plus tard, par l’intermédiaire de Fétis dans un article de La Revue

musicale210.

205 Joël-Marie Fauquet et Antoine Hennion, La grandeur de Bach. L’amour de la musique en France au XIXe siècle, Paris, Fayard, 2000, p. 22. Mentionnons, par exemple, les opéras Zanaïda (1763) et Thémistocle (1772) qui ont chacun été créé à Londres. À noter également que les symphonies de Jean-Chrétien Bach seront familières au jeune Mozart lorsque celui-ci fera, avec sa famille, une tournée en Angleterre.

206 Ibid., p. 22. 207 Ibid., p. 171.

208 La Passion selon Saint-Matthieu aurait été créée en avril 1729, à l’occasion de la fête religieuse du Vendredi Saint, et la Symphonie no 9 de Beethoven, en 1824.

209 Mendelssohn contribue fortement au revivalisme de la musique de Bach, notamment à titre d’organiste. Le jeune compositeur en assure la diffusion par le biais de concerts qui s’adressent à un public en dehors des cercles d’initiés. À cette fin, il œuvre également à l’édition de partitions. Voir Sophie-Anne Leterrier, Le mélomane et l’historien, Paris, Armand Colin. 2005, p. 154.

210 Joël-Marie Fauquet et Antoine Hennion, op. cit., pp. 171-173. Dans le chapitre 5, nous reviendrons sur l’organisation des « concerts historiques » par Fétis, évènements qui mélangent exécutions musicales et conférences explicatives dans le but de défendre un certain patrimoine musical.

Les œuvres de musique baroque, notamment celles de Bach et de Händel, font désormais partie d’un répertoire de musique dite « historique », selon l’expression de Weber. Elles sont soutenues par la diffusion de textes de vulgarisation qui cherchent à leur garantir, parfois plus d’un siècle plus tard, les faveurs d’un nouveau public :

Éduquer le public devient un principe-clé dans auprès de la communauté de musique historique, à un point qui n’existait pas au XVIIIe siècle. Les programmes commencent à incorporer des notes pour aider les auditeurs à en savoir plus sur les pièces à être exécutées […] La musique historique, désormais associée à une série de normes intemporelles, a migré de l’étude de l’érudit vers l’espace public211.

Les propos de Weber sont à mettre en relation directe avec ceux que Sophie-Anne Leterrier développe dans Le mélomane et l’historien : « la musique historique n’apparaît plus à personne comme un objet d’érudition ou comme une fantaisie désuète. Au Conservatoire, elle définit un canon, un passage obligé dans la formation des musiciens; dans les églises, elle est un critère de foi; dans les salles de concert, elle pénètre les répertoires; sur la scène politique, elle joue le rôle d’emblème de la nationalité »212. Les œuvres des grands maîtres du passé sont

maintenant à la portée du public. Elles sont, pour ainsi dire, en voie de démocratisation, notamment grâce leur diffusion dans le cadre des concerts publics. Au moment où Mendelssohn fait redécouvrir la musique de Bach, le canon musical s’est déjà étendu à des compositeurs plus récents. Trois grands noms viennent en tête : Haydn, Mozart et Beethoven, figures indissociables du classicisme viennois.

Selon une formule attribuée au comte Waldstein, mécène et protecteur du jeune Beethoven, celui-ci se rend à Vienne, en 1792, « pour y recevoir l’esprit de Mozart des mains de Haydn »213. Haydn apparaît comme l’intermédiaire et le garant de cette union entre les trois

compositeurs : collègue et ami de Mozart, professeur de Beethoven. Dans Beethoven et la

construction du génie, Tia De Nora évoque une trinité, terme qui correspond bien à l’esprit de

religiosité entourant le concept même de canonisation :

211 William Weber, op. cit., p. 240. « “Educating the public” became a key principle in the classical music community such as had not existed in the eighteenth century. Programs began to include notes to help listeners to learn more about the pieces to be performed [...] Classical music, now associated with a set of timeless norms, migrated from the scholars’ study to public places ». Dans ce contexte, l’expression « musique historique » semble plus appropriée pour traduire classical music.

212 Sophie-Anne Leterrier, op. cit., p. 184.

C’est durant les années où Beethoven vécut et travailla à Vienne, de 1792 à 1827, qu’on commença à s’intéresser aux critères « éternels d’excellence en musique et à les diffuser un peu partout, et que dans le répertoire des concerts, les œuvres de Haydn, Mozart et Beethoven s’imposèrent de plus en plus comme celles d’une trinité musicale de « grands maîtres ». Pour de nombreux historiens de la musique, cette période est celle de la « préhistoire » du canon en matière de musique – celle au cours de laquelle apparurent en matière de goût de nouveaux modèles et de nouvelles idées214.

Dès la fin du XVIIIe siècle, les nouvelles salles de concerts à Vienne, qui s’affranchissent

du pouvoir impérial, concentrent leur répertoire sur Haydn, Mozart et le jeune Beethoven. D’après une étude de Mary Sue Morrow215, les exécutions d’œuvres de ces trois compositeurs se

maintiennent durant presque toute la période comprise entre 1791 et 1810, à un niveau dépassant nettement celui atteint par leurs contemporains216.

De son vivant, Mozart éprouve plusieurs difficultés dans sa carrière de compositeur. Longtemps à la recherche d’un poste prestigieux, notamment à la cour de Joseph II, il est finalement récompensé de ses efforts en 1787217. Néanmoins, c’est seulement après sa mort que

le compositeur atteint véritablement la reconnaissance à laquelle il aspirait tant. H. C. Robbins Landon nous informe sur le contexte de réception à cette époque : « À la mort de Mozart en 1791, sa musique avait tout juste commencé à circuler, et la plupart de ses partitions instrumentales ne furent publiées qu’après sa mort, de sorte que lorsque ses œuvres brillamment originales atteignirent l’Angleterre, la Russie, l’Italie et la Suède, la scène musicale européenne était déjà dominée par Beethoven »218.

Au début du XIXe siècle, l’auteur de l’« Héroïque » prend déjà le dessus sur ses deux

figures d’autorité219. La musique de Beethoven retient particulièrement l’attention des membres

de l’aristocratie viennoise. Ses œuvres instrumentales, et notamment ses symphonies,

214 Ibid., p. 25. Voir également William Weber, The Great Transformation of Musical Taste, op. cit., p. 176. 215 Mary Sue Morrow, Concert Life in Haydn’s Vienna, op. cit.

216 Repris dans Tia De Nora, op. cit., p. 61.

217 Mozart est nommé compositeur de la chambre impériale, mais cette réussite sera vite éclipsée. Suite à l’accession au trône du nouvel empereur Léopold II en 1790, il n’obtient plus les faveurs de la cour et est souvent mis à l’écart. Sur les obstacles de Mozart à la fin de sa vie, voir Dorothea Link, « Mozart in Vienna », dans The Cambridge Companion to Mozart, édité par Simon P. Keefe, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, pp. 22-25.

218 H. C. Robbins Landon, « Préface », dans Tia De Nora, Beethoven et la construction du génie, op. cit., p. ix. Notons que la reconnaissance de Mozart viendra, entre autres, d’écrivains romantiques allemands. Johann Wolfgang Goethe (1749-1832) et E.T.A. Hoffman (1776-1822), par exemple, voient en La Flûte enchantée, son dernier opéra viennois, le modèle à suivre pour les opéras romantiques. Voir Susanna Lulé, « L’opéra comme modèle esthétique chez Goethe et E.T.A. Hoffmann », dans Revue germanique internationale [en ligne], no 16, 2001, pp. 123-127. Url : http://rgi.revues.org/866 (consulté le 15 avril 2016).

219 En ce début de XIXe siècle, Mozart est surtout célébré pour ses opéras, dont le caractère léger plaît à une large partie de la population. On reconnaîtra, cependant, chez Haydn et Mozart des œuvres à la fois savantes et grandioses qui trouveront leur place aux côtés de celles de Beethoven (Tia De Nora, op. cit., pp. 69-70).

représentent, pour eux, l’archétype de la musique sérieuse et raffinée; une musique qu’ils recherchent et qu’ils admirent.

Après la mort du compositeur en 1827, les hommages se multiplient à travers l’Europe. Reconnu pour son génie créateur, Beethoven figure plus que jamais en tête des programmes de concert220. Le mouvement de canonisation poursuit sa marche en avant. À Paris, la Société des

concerts du Conservatoire consacre l’œuvre symphonique de Beethoven, insufflant une attitude d’écoute qui s’enracine dans la culture germanique.

1) Les concerts du Conservatoire de Paris : canonisation et élitisme

Dans un article de 1833, le critique Joseph d’Ortigue proclame : « Les concerts du Conservatoire, tel est aujourd’hui le foyer de l’art. Ce ne sont point des soirées, ce sont des matinées. Ce n’est point un lieu de réunion et de causerie, c’est un sanctuaire où accourent l’écrivain, le peintre, tous les artistes sérieux »221.

Fondé en 1828, soit un an après la mort de Beethoven, la Société des concerts du Conservatoire est d’abord dirigée par François-Antoine Habeneck (1781-1849), violoniste et chef d’orchestre. Celui-ci reste à la tête de l’organisation jusqu’en 1848 et y occupe à la fois les fonctions de directeur musical, d’administrateur et de professeur de violon. Parmi les musiciens, que l’on appelle « sociétaires », figurent professeurs et élèves du Conservatoire222. L’excellence

artistique de l’orchestre – à l’époque, l’un des plus prestigieux d’Europe – est attestée par le public lors des répétitions publiques et, bien sûr, lors des concerts officiels qui ont lieu le dimanche matin, une fois par deux semaines (excepté les jours fériés). Au programme figurent des œuvres symphoniques réputés pour être les plus difficiles à exécuter, dont celles de Beethoven223.

220 William Weber, op. cit., p. 7.

221 Joseph d’Ortigue, « Société des Concerts », dans Le Balcon de l’Opéra, Paris, Eugène Renduel (éd.), 1833, pp. 343-344. La critique porte la date du 26 février 1833.

222 Pour combler les postes vacants, l’orchestre fait appel aux candidats qui ont soit gagné un prix de l’institution, soit mérité la confiance du comité exécutif (par vote des administrateurs).

223 D. Kern Holoman, The Société des Concerts du Conservatoire. 1828-1967, Berkeley, University of California Press, 2004, pp. 24-25. À noter que l’Orchestre des élèves du Conservatoire, prédécesseur de la Société des concerts, a déjà introduit la musique symphonique de Beethoven en France à partir de 1807, dans le cadre de ses concerts publics. Sur l’organisation des concerts et le répertoire, voir ibid., pp. 91-131.

Le compositeur allemand est placé en tête d’affiche dès la création de la Société. L’Orchestre du Conservatoire ouvre son premier concert, le 9 mars 1828, par la Symphonie no 3.

Deux semaines plus tard, il consacre à Beethoven un programme complet – Symphonie no 3

(encore), premier mouvement du Concerto pour piano no 3, quatuor vocal de Fidelio et Concerto pour violon224. Habeneck assure également la diffusion des chefs-d’œuvre symphoniques de

Haydn et de Mozart. L’ouverture de La Flûte enchantée est au programme du quatrième concert (27 avril 1828), tandis que plusieurs œuvres de Haydn font leur entrée au cours de la deuxième saison. S’y ajoutent des ouvertures d’opéras de Carl Maria von Weber (1786-1826), notamment celles du Freischütz (1821) et d’Oberon (1826). Corinne Schneider donne quelques chiffres sur la fréquence des représentations :

Il ne se produira aucun concert de la Société sans qu’un ou plusieurs de ces quatre compositeurs ne figurent à l’affiche. De 1828 à 1870, sur 1276 exécutions d’œuvres instrumentales données au cours de 440 programmes, Beethoven a été joué 547 fois (soit 43% de la production générale), Haydn 138 fois (soit 11%), Weber 112 fois (soit 9%) et Mozart 76 fois (soit 6 %)225.

Sur trois œuvres instrumentales programmées par la Société des concerts entre 1828 et 1870, deux en moyenne ont été composées soit par Beethoven, Haydn, Weber ou Mozart226.

Habeneck met aussi à l’honneur certains compositeurs français du XVIIe et du XVIIIe siècles tels

que Lully, Grétry, Rameau et Méhul, signe que le répertoire musical tourne essentiellement autour d’œuvres du passé227.

Dans les années 1830, l’Orchestre du Conservatoire fait encore preuve de modernité lorsqu’il exécute des œuvres de Weber, certaines ayant été créées seulement une décennie plus tôt – Le Freischütz en 1821 et Oberon en 1826, rappelons-le228. Toutefois, la Société des concerts

continue de jouer ce répertoire jusque dans les années 1850, passant alors pour une institution

224 Antoine Elwart, Histoire de la Société des Concerts du Conservatoire impérial de musique, Paris, Castel (éd.), 1860, pp. 131-132. À noter qu’à ses débuts, la Société inclut également des œuvres vocales au répertoire, dont des airs d’opéras de Rossini, extraits de Sémiramis (1823) et du Siège de Corinthe (1826). Toutefois, la concentration d’œuvres instrumentales se renforce sous l’impulsion d’Habeneck. Voir le site Internet de Holoman sur la Société des concerts du Conservatoire [http://hector.ucdavis.edu/SdC], qui contient notamment la liste complète des œuvres exécutées par la Société au cours de sa longue existence (de 1828 à 1967). Il s’agit là d’une très grande source d’informations.

225 Corinne Schneider, « Le concert, lieu d’expression de la temporalité », dans Françoise Escal et François Nicolas (dir.), Le Concert, op. cit., p. 56.

226 À titre d’exemple, la saison de 1850 (du 13 janvier au 14 avril) comporte un total de 55 œuvres, dont 35 ont été composées soit par Beethoven (19), par Mozart (6), par Weber (6) ou par Haydn (4), ce qui représente un taux de 63,6%. À lui seul, Beethoven représente un tiers de la programmation, durant cette saison. Données recueillies sur le site Internet de Holoman. Url : http://hector.ucdavis.edu/SdC (consulté le 28 août 2018).

227 William Weber, op. cit., p. 195.

conservatrice. Antoine Elwart, premier historien de la Société, répond aux critiques : « la grande salle du Conservatoire est un véritable musée musical où les chefs-d’œuvre de ce genre [symphonique] sont exposés annuellement, […] jusqu’à présent, personne ne s’est plaint, par exemple, qu’au musée du Louvre, on ne renouvelât pas plus souvent les toiles admirables qui le décorent »229. Schneider abonde dans le même sens : « après les premières années de découverte

et d’initiation il s’agissait de maintenir le répertoire établi, de l’entretenir, le cultiver dans l’esprit d’une Académie ou d’un “Conservatoire” »230.

Il y a certes des créations, mais celles-ci proviennent de compositeurs ayant déjà des liens avec l’institution : des œuvres vocales de Luigi Cherubini, alors directeur du Conservatoire, et des pièces pour instrument solo écrites par des professeurs ou d’anciens professeurs tels que Pierre-Joseph Meifred, pour le cor à pistons, et Pierre Rode, pour le violon. En 1841, la Société modifie ses règlements généraux et met en place des dispositions relatives aux créations musicales (article 33). Ces mesures sont rigoureuses, signes d’une certaine méfiance, et ne témoignent pas d’un grand soutien envers les compositeurs contemporains. Elles n’ont que peu d’effets sur l’émergence d’œuvres nouvelles 231. Il faudra attendre François Hainl, chef

d’orchestre de la Société de 1864 à 1870, pour entendre des œuvres d’auteurs français déjà réputés – Hector Berlioz, Adolphe Adam, Daniel Auber ou encore Giacomo Meyerbeer – et voir le répertoire germanique s’étendre à Mendelssohn, à Robert Schumann (1809-1856) et à Richard Wagner (1813-1883)232.

Ainsi, pendant les premières décennies de son existence, la Société des concerts du Conservatoire poursuit son objectif de canonisation des œuvres. Elle s’inscrit dans un mouvement qui, comme nous le rappelle Tia De Nora, débute à Vienne à la fin du XVIIIe siècle

et consacre la musique de Haydn, de Mozart et de Beethoven233. Les critiques musicaux

participent également à cet élan de canonisation. Dans certains de ses articles, Joseph d’Ortigue

229 Antoine Elwart, op. cit., p. 390-391. 230 Corinne Schneider, op. cit., p. 57.

231 D. Kern Holoman, op. cit., pp. 167-169. Le processus d’évaluation des « ouvrages nouveaux » s’avère contraignant pour les compositeurs. Selon l’article 33 du règlement de 1841, le jury peut exiger des corrections de la part de l’auteur ou ne retenir que quelques fragments de l’œuvre. De plus, la copie complète de l’ouvrage, si celui-ci est admis, n’est restituée au compositeur qu’après l’exécution de l’œuvre dans le cadre d’un des concerts de la saison.

232 Corinne Schneider, op. cit., p. 59. Lors de la saison 1864-1865, 73 œuvres (symphonies, ouvertures, extraits d’opéras) sont exécutées; parmi elles figurent celles de Mendelssohn (9), de Meyerbeer (6), de Fromental Halévy (2) ou encore d’Ambroise Thomas. Voir le site Internet d’Holoman, déjà cité.

233 Tia De Nora, op. cit., p. 70. « C’est à Vienne que les nouvelles règles du sérieux en musique, fondées sur les personnalités de Haydn, Mozart et Beethoven, furent édictées pour la première fois. »

emploie un langage métaphorique qui fait croire en une communion des compositeurs avec le divin. Pour lui, les symphonies de Beethoven sont les « profondes et sublimes méditations d’un homme pour qui la musique était pensée et l’orchestre, la parole ». En parlant de l’auteur de