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VERS UNE DÉMOCRATISATION DES CONCERTS AU XVIII e SIÈCLE

Avant de retracer les origines et les raisons d’être des notes de programme au XIXe siècle, il nous semble important d’aborder, au siècle précédent, la question de la démocratisation des concerts, qui s’ouvrent progressivement à de nouveaux publics. On observe, toutefois, que cet élan se heurte à certains groupes d’auditeurs et même à certaines séries de concerts qui, par la voie de leurs organisateurs, chercheront à préserver un ordre ancien.

Les premiers concerts de musique, organisés dans des lieux spécialement dédiés à l’art, remontent au XVIe siècle. Ils se multiplient au XVIIe dans les théâtres de cour, offrant aux souverains européens le cadre idéal pour signifier leur pouvoir politique et leurs richesses. À cette époque, l’opéra s’impose comme le genre musical le plus convoité, capable de renforcer symboliquement, par ses personnages mythologiques et ses décors luxuriants, l’image d’un monarque puissant83. En France, la cour du roi Louis XIV et l’Académie royale de musique sont les lieux de créations et de représentations officiels des tragédies lyriques, expressions en forme de paraboles du pouvoir en place. Seuls les hauts représentants de la noblesse et les courtisans du roi sont conviés à ces événements musicaux84.

Les XVIIe et XVIIIe siècles sont également marqués par la tenue de concerts privés dans les résidences d’aristocrates, sur invitation seulement. En France, le financier Antoine Crozat, marquis du Châtel (1655-1738), Alexandre de la Pouplinière, percepteur des impôts du roi (1693- 1762) et Louis-François de Bourbon, prince de Conti (1717-1766), figurent parmi les personnalités influentes à avoir organisé de tels concerts domestiques. Il s’agit le plus souvent de réceptions agrémentées de musique instrumentale, les convives pouvant ne prêter qu’une oreille distraite à l’exécution des œuvres85. Un tableau de Michel Barthélémy Ollivier, intitulé Le Thé à

83 Les sujets de ces opéras baroques reprennent, en effet, les grands mythes de l’Antiquité. Nous pensons notamment aux tragédies de Jean-Baptiste Lully (1632-1687) et de Jean-Philippe Rameau (1683-1764). Pour plus de détails sur l’utilisation de l’opéra à des fins politiques sous le règne de Louis XIV, voir Philippe Beaussant, Lully ou le musicien du Soleil, Paris, Gallimard, 1992.

84 Sur l’exclusivité sociale du public de l’Académie royale de musique, voir Solveig Serre, « Aux sources du théâtral : le public de l’Académie royale de musique au siècle des Lumières », dans Le “Théâtral” dans la France d’Ancien Régime. De la présentation de soi à la représentation scénique, Paris, Honoré Champion (éd.), 2010, pp. 241-248. Url : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00405197 (consulté le 3 septembre 2018).

85 Michelle Biget-Mainfroy, « Aux origines du concert public et payant », dans Françoise Escal et François Nicolas (dir.), Le Concert. Enjeux, fonctions et modalités, Paris, L’Harmattan, 2000, pp. 77-78.

l’anglaise servi dans le salon des Quatre-Glaces au palais du Temple à Paris (1766), nous donne un excellent aperçu de la teneur de ces événements. Au service du prince de Conti, le peintre représente ici le maître des lieux (vu de dos) et ses nombreux invités86.

Figure 2. Détail du tableau Le Thé à l’anglaise (1766) d’Ollivier

Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, des concerts sont présentés dans certaines églises parisiennes dans le cadre d’offices religieux, remplissant ainsi une fonction liturgique87. Ils constituent, pour l’aristocratie, une alternative aux spectacles de la cour. Dépassant ce cercle d’auditeurs privilégiés, le lieu de culte devient un lieu de diffusion de la musique sacrée, ouvert aux fidèles. Comme le constate Thierry Favier, « malgré de nombreuses résistances, un nombre d’abord restreint d’églises parisiennes, essentiellement des églises conventuelles, se comportèrent à partir de 1660 comme de véritables institutions de concert en mettant en place de nouvelles formes d’organisation musicale des offices, parallèlement aux activités traditionnelles des maîtrises et au chant des clercs »88. Jusqu’au début du XVIIIe siècle, ces concerts attirent non

86 Le jeune garçon au clavecin serait Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), qui effectue à cette époque une grande tournée européenne aux côtés de son père Leopold et de sa sœur Nannerl. Parmi les convives figurent l’ancien président du Parlement de Paris, Charles Hénault (1685-1770), le mathématicien d’Ortous de Mairan (1678- 1771) et l’auteur dramatique Antoine de Ferriol de Pont-de-Veyle (1697-1774). Ainsi se côtoient les princes, les comtes et les comtesses, femmes de haut rang, hommes d’État, militaires, intellectuels et penseurs. Les musiciens, quant à eux, ont encore le statut de serviteurs. Pour la liste complète des personnages représentés, voir l’analyse de Philippe Bourdin : « Le thé à l’anglaise », Histoire par l'image [en ligne]. Url : http://www.histoire- image.org/fr/etudes/anglaise (consulté le 27 août 2018)

87 Hans Erich Bödecker, Patrice Veit et Michael Werner, « La construction socio-culturelle du concert. En guise d’introduction », dans Hans Erich Bödecker, Patrice Veit et Michael Werner (dir.), Organisateurs et formes d’organisation du concert en Europe, Berlin, Berliner Wissenschafts-Verlag, 2008, pp. 1-2.

88 Thierry Favier, « Aux origines du Concert spirituel : pratiques musicales et formes d’appropriation de la musique dans les églises parisiennes de 1680 à 1725 », dans Bödecker, Veit et Werner, op. cit., pp. 297-298. L’auteur s’intéresse non pas à l’influence du Concert spirituel sur les futures sociétés de concerts en France et en Europe, mais au contexte socio-culturel qui a favorisé sa création. Il offre ainsi une perspective nouvelle sur ce sujet.

seulement le roi, l’élite aristocratique, mais aussi des amateurs de musique venus entendre des œuvres sacrées, notamment des chants polyphoniques. Outre les motets, les pièces interprétées lors des offices des Ténèbres remportent un succès extraordinaire89. La difficulté technique de ces chants à plusieurs voix est telle que des chanteurs réputés de l’Académie royale de musique sont recrutés pour l’événement, suscitant dès lors un intérêt accru90.

Selon Thierry Favier, les stratégies commerciales d’affichage, de tarification et de réservation de chaises sont déjà en place91 et le public pour la musique religieuse, déjà constitué lorsque Anne Danican Philidor (1681-1728) inaugure le Concert spirituel en 172592.

1) Le Concert spirituel : vers un accès plus large à la musique instrumentale

La plus grande nouveauté de cette institution musicale réside dans le fait que des concerts soient organisés sans qu’on leur fasse jouer un rôle liturgique ou politique; il s’agit donc d’événements durant lesquels la musique est écoutée pour elle-même. Ainsi, le Concert spirituel occupe un créneau inédit, différent de ce que l’Académie royale de musique et les organisateurs de concerts en église ont à offrir93.

89 Thierry Favier, « Les Leçons de Ténèbres mises en musique : les enjeux d’une querelle théologique », Revue de l’histoire des religions, vol. 217, no 3, 2000, pp. 417-419. Url : https://doi.org/10.3406/rhr.2000.1038 (consulté le 28 août 2018). Les offices des Ténèbres désignent les matines des jeudi, vendredi et samedi saints.

90 Il faut préciser que les églises parisiennes et la cour du roi, toutes deux soutenues par l’élite aristocratique, entretiennent des rapports étroits, notamment dans la sélection et l’exécution de nouveaux genres musicaux (grand motet, petit motet ou leçons de Ténèbres). Sous l’impulsion de Louis XIV, les offices présentent des œuvres marqués par une plus grande virtuosité vocale. Ainsi des maîtres de musique, extérieurs au clergé, ont intégré les institutions religieuses pour former les jeunes clercs. Des chanteurs et instrumentistes « laïques », seuls à pouvoir interpréter ces œuvres recherchées, se produisent dans des concerts religieux, ce qui ne manque de susciter la controverse auprès des ecclésiastiques soucieux de préserver l’intégrité du culte. Voir Thierry Favier, « Les Leçons des Ténèbres mises en musique, op. cit., pp. 423-424.

91 Thierry Favier nous fait remarquer : « nul doute que ces cérémonies constituaient une source de revenus non négligeables pour les couvents concernés, source de revenus que les autorités diocésaines ne souhaitaient certainement pas leur ôter » (« Aux origines du Concert spirituel », op. cit., p. 318).

92 Anne Danican Philidor, fondateur du Concert spirituel, appartient à une famille de musiciens. Son père, André Philidor, et son demi-frère, François-André, étaient tous deux compositeurs. Comme son père, Anne Danican a été hautboïste à la Chapelle royale de Louis XIV.

93 Selon la formule de David Ledent : « un usage des œuvres en dehors des cadres politiques et religieux de la cour et de l’Église, une musique qui devient théoriquement l’objet central du spectacle ». Citation extraite de son article « L’institutionnalisation des concerts publics », Appareil [en ligne], 3 | 2009, p. 2. Url : https://appareil.revues.org/809 (consulté le 14 mars 2016). En cela, le Concert spirituel fait figure de précurseur pour les différentes entreprises et sociétés de concert qui lui succèderont aux XVIIIe et XIXe siècles.

À ses débuts, l’institution, gérée par Philidor, Pierre Simart et Jean-Joseph Mouret, ne fonctionne que lorsque l’Académie royale fait relâche, c’est-à-dire les jours de fête religieuses : « les jours où il n’y aura point de spectacle, comme les trois semaines de Pâques, la Pentecôte, la Toussaint, Noël et toutes les fêtes de Vierges et veilles »94. Le terme spirituel renvoie donc au contexte liturgique dans lequel sont organisés ces concerts publics d’un genre nouveau. D’après les calculs de Thierry Favier, les premières saisons s’échelonnent sur environ 28 jours par an, celles-ci étant marquées par un calendrier irrégulier des représentations95.

Dans les années suivant sa création, le Concert spirituel propose un répertoire presque exclusivement consacré à la musique religieuse sur paroles latines, mais il s’ouvre rapidement à la musique en langue française et italienne. Le Concert spirituel permet d’assouvir encore davantage la passion des amateurs pour le répertoire vocal et pour ses interprètes recherchés. La musique instrumentale fait également son entrée dans la programmation96, un choix qui n’est pas sans risque commercial puisque l’art lyrique continue d’être plébiscité par le public aristocratique. Pour entendre de l’opéra français ou italien, l’Académie royale, le Palais-royal et le Théâtre italien demeurent des lieux incontournables et des concurrents directs du Concert spirituel, dont les activités sont présentées au Palais des Tuileries97.

Les concerts publics de Philidor se tournent de plus en plus vers la musique instrumentale. À l’époque des premiers programmes du Concert spirituel, Michelle Biget-Mainfroy fait observer un rapport de quatre œuvres vocales pour trois œuvres instrumentales, ou bien un équilibre parfait entre les deux répertoires. Quelques décennies plus tard, comme lors de la séance du 2 février 1785, on constate plutôt la prédominance des œuvres instrumentales98. L’auteure précise :

On voit se multiplier les exécutions de pages de chambre, concerti, symphonies, ouvertures extraites d’opéras, suites d’orchestre […] Le goût des sonorités pleines et variées conduit même Mondonville, en 1745, à orchestrer pour le Concert trois de ses sonates pour clavecin. Les compositeurs étrangers sont légion : Martini, Jomelli, Stamitz, Hasse, Wagenseil, Dittersdorf, Richter Vogel, Kozeluch. Des violonistes italiens virtuoses, des pianistes se font connaître par l’entremise du Concert spirituel. Le séjour

94 Extrait d’un acte notarié reproduisant les modalités du privilège accordé à Philidor. Repris dans l’ouvrage de Pierre Constant : Histoire du Concert spirituel, op. cit., p. 15.

95 Thierry Favier, « Aux origines du Concert spirituel », op. cit., p. 319.

96 Ibid. L’auteur fait également remarquer qu’une œuvre instrumentale – le Concerto pour la nuit de Noël de Corelli – figure au programme de la toute première séance.

97 Michelle Biget-Mainfroy, op. cit., p. 79. À cette époque, l’Académie royale et le Palais-royal, qui sont les diffuseurs officiels de la musique française, concentrent leur répertoire autour des tragédies lyriques et des opéras- ballets, ceux de Rameau en premier lieu.

parisien des deux enfants Mozart avait implanté le goût des jeunes prodiges; beaucoup d’entre eux défilent au Concert spirituel99.

En 1790, l’institution est au sommet de sa réputation. Elle attire certes un public mondain, qui préfère le prestige de l’opéra, mais elle est aussi fréquentée par un public amateur de musique instrumentale, dont le goût s’est affirmé grâce notamment à l’offre musicale de l’institution. Le Concert spirituel contribue grandement en France à l’accessibilité de la musique instrumentale et à la formation d’une sensibilité pour ce type de répertoire, ce qu’aucun autre organisateur de concerts n’avait fait auparavant. Comme l’explique David Ledent : « le Concert spirituel s’adresse à des amateurs éclairés, mais il conserve ce rôle particulier d’“élever l’âme” des auditeurs comme son nom veut l’indiquer »100.

D’aucuns pourraient y voir une volonté de vulgarisation. Il s’agit bien de rejoindre un public peu, voire non initié à la musique instrumentale, mais, dans les faits, l’institution se consacre davantage à la diffusion des œuvres qu’à la transmission d’un ensemble de connaissances à leur sujet. Le terme même de vulgarisation ne semble pas tout à fait convenir à la situation. Loin de « vulgariser » la musique instrumentale, le Concert spirituel cherche plutôt à l’anoblir. Longtemps réduite à un rôle d’accompagnement pour les voix d’opéra, pour des pièces de théâtre, des offices religieux ou même à un rôle d’agrément lors de réceptions privées, la musique instrumentale acquiert un nouveau statut. Écoutée pour elle-même, elle devient l’objet central de concerts par l’entremise de Philidor et de ses successeurs à la tête de l’organisation, ce qui incite les compositeurs contemporains à écrire des pièces pour soliste, orchestre de chambre ou plein-orchestre. Le Concert spirituel leur offre un soutien important en présentant des créations françaises – celles de Jean-Philippe Rameau, Jean-Joseph Mouret, Jean-Joseph Mondonville ou de François-Joseph Gossec – et des premières auditions d’œuvres italiennes et germaniques en France.

Les auditeurs répondent à l’appel et démontrent de manière ostentatoire leur ferveur pour ce nouveau répertoire. À propos de l’ambiance qui régnait dans la salle des Tuileries, Michel Brenet indique :

99 Ibid., p. 80.

Cet auditoire avait cependant de grandes prétentions à se connaître en art, et soit naturellement, soit par mode, il était devenu extrêmement démonstratif; les « petits maîtres » qui prétendaient donner le ton à l’assemblée, exprimaient à haute voix leur opinion pendant l’exécution, criant « C’est superbe » ou « C’est détestable » et joignant leurs battements de mains au bruit de l’orchestre sans attendre la coda; pour aider Legros [directeur de l’institution] à « italianiser » le Concert, ils avaient adopté l’usage des mots bravo, bravissimo, et ils demandaient souvent le bis aux virtuoses101.

À l’époque de Joseph Legros (1739-1793), qui dirige l’institution à partir de 1777, ces jugements démonstratifs ne manifestent pas de l’indiscipline, mais sont une marque d’intérêt. La question de l’appartenance sociale passe au second plan; ce sont avant tout le plaisir esthétique et une certaine communion autour de la musique qui prévalent. En ce sens, le Concert spirituel devient « un lieu de transgression » selon les termes de Claude Jamain102, un lieu potentiellement ouvert à tous, où le statut d’amateur prime sur le statut social. En théorie, oui, mais la démocratisation des concerts d’un point de vue socio-économique est toute relative. Michelle Biget-Mainfroy constate :

Phénomène uniquement parisien, fixé à une heure assez tardive – entre 18 heures et 20 heures – le Concert spirituel ne touche pas un public populaire. À la veille de la Révolution, le coût d’un billet va de trois à six livres. Pour évaluer ce que représente cette dépense, il faut savoir que la consommation quotidienne d’une famille comptant trois enfants équivalait à sept livres. Six livres, c’est également le prix exigé pour pénétrer au bal public de l’Opéra. Il concerne la bourgeoisie aisée et enregistre autant qu’il favorise une transformation de la sensibilité, étant entendu que ni l’opéra, ni les salons ne cessent leurs activités musicales. Choisir d’aller écouter, en payant de la musique majoritairement instrumentale, c’est obéir à une quête désintéressée et forcer l’attention sur les valeurs individuelles, car les interprètes signant gagnent peu à peu au Concert un renom personnel. Expression d’un luxe possible des classes moyennes, le Concert spirituel n’est pas un simple élément de prestige social. Il donne en France un élan appréciable à une nouvelle façon d’entendre la musique : on ne peut guère lui comparer en termes de dynamisme que l’élan donné par la Société des Concerts du Conservatoire en 1828, puis celui de la Société Nationale en 1871103.

Bien que le coût d’un billet aux séances du Concert demeure prohibitif pour bon nombre d’auditeurs potentiels, un pas significatif est néanmoins franchi en matière d’accès au répertoire instrumental. Nous ne pouvons parler ici de démocratisation que dans le sens d’une plus grande

101 Michel Brenet, Les Concerts en France sous l’Ancien Régime, Paris, Librairie Fischbacher, 1900, p. 344. Bien que publié au début du siècle dernier, cet ouvrage doit être considéré comme une source fiable. Régulièrement cité par des auteurs dont les recherches portent sur le Concert spirituel (David Ledent et Michelle Biget, entre autres), il a été rédigé, en réalité, par Marie Bobillier (1858-1918), sous le pseudonyme de Michel Brenet. L’auteure, également critique musicale, est l’une des premières musicologues françaises dans l’histoire de la discipline.

102 Claude Jamain, L’imaginaire de la musique au siècle des Lumières, Paris, Champion, 2003, p. 58. 103 Michelle Biget-Mainfroy, op. cit., p. 82. Nous reviendrons plus tard sur cette nouvelle façon d’entendre la musique, au sujet de la Société des Concerts du Conservatoire.

diffusion des œuvres de type instrumental, tout en considérant qu’à ses débuts le Concert spirituel s’adresse encore à un public de non-initiés.

Associé à l’Ancien Régime, et à ses privilèges, l’institution cesse d’exister après la Révolution française, mais de nouvelles salles et sociétés de concert ouvrent leurs portes, en France et dans le reste de l’Europe – à Londres et à Vienne, notamment. Ces lieux de diffusion spécialisés ont leur propre existence en dehors de la cour du roi, à Paris, ou de l’empereur, en banlieue de Vienne104. En termes de démocratisation des concerts publics, c’est justement à Vienne, dans les années 1780 et 1790, que l’on trouve des exemples éloquents de théâtres accessibles à une plus large partie de la population.

2) Le Theater auf der Wieden : rejoindre un public « de toutes les classes »

La vie culturelle de Vienne, capitale impériale, change considérablement en 1790 à la mort de Joseph II, empereur de la dynastie des Habsburg (1741-1790)105. Grand mécène de la musique de son temps, manifestant un intérêt bienveillant envers les grands compositeurs viennois de son époque, Salieri et Mozart en tête, Joseph II avait commandé à ce dernier de nouveaux opéras pour son théâtre de cour : L’Enlèvement au sérail (1782), Les Noces de Figaro (1786) ainsi que Così fan tutte (1790)106. Le nouvel empereur au pouvoir, Léopold II (1747-1792), ne partage pas le même intérêt pour les arts et les commandes d’opéras cessent107. Ce n’est donc pas un hasard si, comme l’explique le musicologue David Cairns, le dernier opéra viennois de Mozart, La Flûte enchantée, n’a pas été écrit pour la cour, mais pour une compagnie de banlieue indépendante108. Les théâtres de faubourgs privés remplissent alors un rôle apparenté à celui des mécènes.

104 En témoigne le soutien de la cour impériale à l’égard des théâtres de banlieue, à la fin du XVIIIe siècle. Pour plus de détails sur le contexte viennois, voir Tia De Nora, « Mécénat musical et changement social », dans Beethoven et la construction du génie, op. cit., pp. 71-89.

105 Sur l’histoire de l’Empire et sur la dynastie des Habsburg dont Joseph II est issu, voir notamment l’ouvrage de Jean Bérenger : Histoire de l’empire des Habsburg. 1273-1918, Paris, Fayard, 1990.

106 Sous l’impulsion de l’empereur, Don Giovanni a certes été représenté à Vienne en 1788, peu de temps après la première de l’opéra à Prague, mais relevait d’une commande émanant de la capitale tchèque. Pour plus d’informations sur la création de Don Giovanni, voir Julian Rushton, W.A. Mozart : Don Giovanni, Cambridge, Cambridge University Press, 1981, pp. 66-80.

107 David Cairns, Mozart and his Operas, Berkeley, University of California Press, 2006, p. 194.

108 Ibid., p. 197. « But it is no accident that his last Viennese opera is written not for the court but for a suburban company, beyond the jurisdiction of the Hofburg ». Cette compagnie était la troupe de théâtre de Schikaneder et ne