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Chapitre I. Le culte des eaux dans la littérature : état de l'art et

2. La perception du culte des eaux dans les sources littéraires qu

2.1 La création des concepts

2.1.2 Le XIX e siècle

2.1.2.1 La professionnalisation de la discipline historique et l’émergence d’un discours identitaire

La première moitié du XIXe siècle est marquée par la succession des régimes et la définition du monde celtique, véritable symbole de l’identité nationale, va évoluer au gré des besoins. La circulaire du 10 mai 1810 émise par J.-P. de Montalivet, ministre de l'Intérieur, enjoint aux préfets de recueillir des « renseignements exacts sur les monuments français, et principalement sur les anciens châteaux qui ont existé et existent encore dans vos départements ». Le questionnaire porte sur les châteaux, les abbayes, les tombeaux, « ornements ou débris curieux » et demande également d'identifier des correspondants locaux. Cette initiative va favoriser le développement de la méthode combinatoire avec les risques qu’elle implique. En 1825 le chanoine J. Mahé compose son Essai sur les Antiquités du département du Morbihan (MAHE 1825) où il tente l’interprétation des données archéologiques par les sources littéraires dont Ossian fait figure de principale référence, mais déjà la supercherie de J. Macpherson s’essouffle et il disparaît progressivement des documents historiques à partir de 1830.

1828, A. THIERRY : HISTOIRE DES GAULOIS, DEPUIS LES TEMPS LES PLUS RECULES JUSQU'A L'ENTIERE SOUMISSION DE LA GAULE A LA DOMINATION ROMAINE

Au même moment, vers 1828, A. Thierry publie la première édition de son Histoire

des Gaulois, depuis les temps les plus reculés jusqu'à l'entière soumission de la Gaule à la domination romaine qui devient une référence. La discipline historique se

professionnalise notamment sous l’influence de la nouvelle école historique qui se développe autour de J. Michelet sous la Monarchie de Juillet. Dans ce contexte, A. Thierry contribue à faire entrer les gaulois dans le champ des nouveaux sujets historiques :

« Avec cette dernière période [la période romaine] finit l’histoire de la race gauloise en tant que nation, c’est-à-dire en tant que corps de peuples libres, soumis à des institutions propres, à la loi de leur développement spontané : là commence une autre série de faits, l’histoire de cette même race devenue membre d’un corps politique étranger » (THIERRY 1828)

À cette première publication, qui décrit les « faits relatifs à la Gaule indépendante », succède celle de 1840 où l’auteur expose « une nouvelle série de faits, ceux qui regardent les peuples gaulois devenus provinciaux romains » (THIERRY 1847,VOLUME 1 : VI). Les deux documents livrent un portrait sans ambiguïté de l’évolution du paysage religieux de la Gaule, des origines à la période romaine, tel qu’il est conceptualisé par A. Thierry :

« Lorsqu'on examine attentivement le caractère des faits relatifs aux croyances religieuses de la Gaule, on est amené à y reconnaître [...] deux religions : l'une toute sensible, dérivant de l'adoration des phénomènes naturels […] ; l’autre, fondée sur un panthéisme matériel, métaphysique, mystérieuse, sacerdotale [...] Cette dernière a reçu le nom de druidisme […] Quand bien même aucun témoignage historique n’attesterait de l’antériorité du polythéisme gaulois sur le druidisme, la progression naturelle et invariable des idées religieuses chez tous les peuples du globes suffirait pour l’établir. […]

L’empire du druidisme n’étouffa point cette religion de la nature extérieure qui régnait avant lui […] Toutes les religions savantes et mystérieuses tolèrent au- dessous d’elles un fétichisme grossier propre à occuper et à nourrir la superstition de la multitude [...] L’ancien culte national conserva plus d’indépendance, même sous le ministère des Druides, qui s'en constituèrent les prêtres. Il continua d'être cultivé, si j'ose employer ce mot ; et suivant la marche progressive de la civilisation et de l'intelligence publique, il s’éleva graduellement du fétichisme à des conceptions religieuses de plus en plus épurées.

Ainsi l'adoration immédiate de la matière brute, des phénomènes et des agents naturels, tels que les pierres, les arbres, les vents et en particulier le terrible

Kirk ou Circius, les lacs et les rivières, le tonnerre, le soleil, etc., fit place avec

le temps à la notion abstraite d'esprits ou divinités réglant ces phénomènes »

(THIERRY 1828,VOL.2 :73-76)

« La plupart des religions se prêtèrent de bonne grâce à ces rapprochements politiques […] Fondées sur la déification des phénomènes de la nature, des forces matérielles du monde et de l’humanité, elles dérivaient de principes communs au polythéisme grec, et à une grande partie du polythéisme romain. Mais à côté de ces religions assez facilement assimilables, il s’en trouvait d’autres […] tout à fait réfractaires au processus d’assimilation. […] C’est ainsi que le gouvernement romain anéantit le druidisme en Gaule »

(THIERRY 1847,VOL.1 :305-307)

Le paysage religieux gaulois est toujours le point focal d’attention et ses mutations à la période romaine sont renvoyées au second plan. L’adoration des phénomènes

naturels se maintient au cœur du raisonnement et fait consensus. C’est le « culte national » par excellence. Une religion populaire, superstitieuse par définition, et exercée par la « multitude ». Ce n’est que plus tard, sous l’impulsion des élites, qu’une mutation du paysage sacré est envisagée. Pour l’auteur, c’est à cet instant qu’est instaurée une religion savante nouvelle, d’inspiration orientale, placée sous l’égide des druides. Dès lors, deux religions cohabiteraient en Gaule, celle du peuple et celle des élites. Une situation qui va ensuite se heurter au processus de romanisation envisagé comme un processus d’assimilation brutal. Dans ce contexte, la religion des élites, « réfractaires », est purement et simplement éliminée, alors que le « culte national » grâce à sa proximité conceptuelle avec la religion romaine est quant à lui reformulé pour devenir conforme aux nouvelles normes religieuses en vigueur. Une conjoncture qui favoriserait de nouveau des pratiques perçues comme traditionnelles et ancestrales, basées sur des relations privilégiées avec les éléments naturels et qui font écho à l'imaginaire collectif contemporain.

2.1.2.2 L’affirmation du discours identitaire sous le second empire

1855-1860, H. MARTIN : HISTOIRE DE FRANCE, DEPUIS LES TEMPS LES PLUS RECULES JUSQU'EN 1789(4E EDITION)

Au cours du même intervalle chronologique, H. Martin va publier la première édition de l’Histoire de France, depuis les temps les plus reculés jusqu'en 1789. L’objectif principal est énoncé dès la préface : investir la France d’une « histoire nationale ». Une quête identitaire qui selon cet auteur ne pouvait être achevée qu’avec la « fin de la vieille monarchie » (Martin 1855-1860, volume 1 : VII) et la Révolution. Il s’agit de chercher les « racines » d’un passé censé légitimer les entités politiques et culturelles qui vont former les nations du XIXe siècle, mais aussi de les opposer aux récits dynastiques qui fondaient le pouvoir de l’ancien régime. À ce titre, on perçoit clairement l’importance attribuée à l’histoire des Gaules pour laquelle A. Thierry se révèle être la principale inspiration. J. Martin est aussi cité car il aurait « le premier, étudié sérieusement la religion de nos pères, et reconnu les rapports de la religion gauloise avec les traditions patriarcales et bibliques, mais il a exagéré ces rapports » (Martin

1855-1860, volume 1 : 51). Nous considérons ici la quatrième édition, revue entre

1855 et 1860, lorsque « la science des origines a fait de grands pas ».

Dans ce document, le druidisme est placé au cœur du développement. Il représente la dimension religieuse d’une culture gauloise exaltée : « restituer au druidisme la part très considérable qui lui revient dans le développement religieux de l’humanité, et au génie celtique, en général, une part plus grande encore peut-être dans le développement moral du moyen âge et de l’ère moderne » (Martin 1855-1860, volume 1 : XVII). Quant au culte des phénomènes naturels, c’est devenu un lieu commun : « les génies topiques : l'attribution à tout lieu remarquable d'un être surhumain qui en est comme l’âme, le genius loci, comme disent les Latins, est chose commune à l’antiquité presque tout entière »

(Martin 1855-1860, volume 1 : 52). Ces pratiques populaires sont méprisées à

cause de leur proximité avec le polythéisme du monde méditerranéen, un « mal moral », la « ruine des croyances et des mœurs nationales, bouleversées dans tout le monde romain par la chute des nationalités. Ce n'était pas la religion officielle de Rome, la sombre foi topique de la patrie romaine, défigurée par les fables grecques, puis mêlée à toutes les superstitions de l'Orient et de l'Occident » (Martin 1855-1860, volume 1 :

216). L’émergence de l’image du « résistant gaulois » est favorisée par le nouveau

contexte politique qui fait suite à la révolution de 1848.

1863, A. MAURY : CROYANCES ET LEGENDES DE L'ANTIQUITE : ESSAIS DE CRITIQUE APPLIQUES A QUELQUES POINTS D'HISTOIRE ET DE MYTHOLOGIE

À la fin du XIXe siècle, le Second Empire marque une étape importante dans l’évolution du « phénomène » gaulois en tant qu’instrument politique. Au travers de son travail sur César, Napoléon III va créer un héros national. Vercingétorix a su unifier la Gaule. C’est un guerrier valeureux, qui a perdu certes, mais dont le peuple va gagner à être civilisé. Une situation pour le moins paradoxale qui va favoriser l’émulation scientifique sur les périodes gauloises et gallo-romaines. Le gaulois avait pour lui la vitalité et la bravoure, la Conquête romaine lui apporta l’unité et la raison. Un parallèle bien senti en pleine Révolution Industrielle où l’Etat est chargé de canaliser et organiser la force vive de la nation.

A. Maury est un proche de l’empereur qui revendique toutefois, en privé, ses motivations républicaines et laïques. Cet érudit versé dans des domaines aussi variés que l’archéologie, la géographie, la psychologie et la psychiatrie vise à construire une « science de l’humanité » (EDELMAN 2008). Dans ses publications se mêlent la phénoménologie religieuse et l’ethno-anthropologie :

« Le naturalisme, c’est-à-dire la divination de la nature physique constituait le fondement du culte des populations pastorales […] Ce naturalisme est le reflet de ce qu’a inspiré de bonne heure à l’homme le spectacle de la nature, l’œuvre sublime de la création ; c’est le produit direct du génie poétique et anthropomorphique qui personnifie tous les objets, tous les phénomènes »

(MAURY 1863 :8)

Ainsi, le naturalisme « qui a été le point de départ de la religion brahmanique, fut aussi celui des religions grecque, latine, gauloise, germaine, slave » (MAURY 1863 :10).Tous les éléments naturels deviennent alors objets de vénération, « Je ne pourrais énumérer ici toutes les autres parties de l’univers […] puissances divines, qu’il interpelle comme des êtres animés. Il prie les plantes et les arbres, les collines, les montagnes, les nues, tout ce qui peut en un mot revêtir à ses yeux une personnalité » (MAURY 1863 : 83). Les eaux n’échappent pas à cette vision du monde religieux où « à ce culte de la mer se rattache celui des eaux, des eaux divines et salutaires, des fleuves, des fontaines. L’Ara invoque les eaux comme venant du ciel, comme les mères des êtres, comme servant aux sacrifices,

comme purifiant de la souillure, comme augmentant la force, et protégeant contre la maladie » (MAURY 1863 :82).Une idée qui se transpose un peu plus loin à la Gaule :

« Ainsi le culte de Grannus se liait en Gaule à celui des fontaines, qui y était général et dont tant de vestiges subsistent dans les superstitions populaires » (MAURY 1863 :244).

La phénoménologie religieuse s’est largement développée au XVIIIe siècle, sous l’influence du courant de pensée romantique. Pour F. Schleiermacher, « la religion est avant tout une affaire d’intuition et de sentiment. Les dogmes, les doctrines, l’utilité sociale ne sont que des superstructures, le visage "historique" d’une réalité universelle » (BONNET

2007 :10). Un concept clef, selon lequel il existe un antagonisme naturel entre des rites tournés vers l’extérieur et des croyances, manifestations « pures » d’un sentiment intérieur. Cette vision de l’individu et de la religion va ensuite être soutenue par la découverte d’un Orient fantasmé qui va alimenter au XIXe siècle un intérêt croissant pour le comparatisme mythologique. Le mythe est alors perçu comme le moyen privilégié d’explorer les origines de la religion. Des références à une croyance « pure » et « originelle » qui ne demandent qu’à être placées côte à côte, afin d’être comparées comme autant d’archétypes universels. Une reconstruction artificiellement homogène qui va se traduire par la lecture évolutionniste de l’Histoire des religions dont l’un des principaux promoteurs fût F. Hegel (HEGEL 1996 ;HEGEL

2004 ;HEGEL 2010).

Le processus évolutionniste se matérialise en plusieurs étapes que nous pouvons résumer ainsi :

● à l’origine, on considère des dévotions qualifiées de naturistes, caractéristiques d’une humanité sauvage ;

● par la suite, de vagues déités sont mises en place. On s’extrait de l’abstraction originelle au moyen d’entités qui amorcent une personnification de la nature ;

● ces entités deviennent ensuite des dieux mal définis et interchangeables dans le cadre d’une rationalisation des pratiques religieuses ;

● une situation qui aboutit à l’extrême morcellement du polythéisme où la confusion règne entre les divinités, incitant alors les dévots à pratiquer des regroupements, à suivre les chemins du syncrétisme, de l’hénothéisme et du panthéisme ;

● nous sommes alors au seuil du monothéisme, prédestiné à s’imposer comme le point d’aboutissement naturel et inéluctable de l’Histoire des religions.

Dans le même temps, les apports conjoints de l’ethno-anthropologie et de la sociologie vont participer à l’introduction d’une position plus nuancée qui émerge à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Ces deux disciplines se veulent novatrices par rapport aux anciens débats d’ordre théorique sur la religion, se complaisant à revisiter sans cesse les mêmes opinions et voués par la même à surinterpréter le poids des enjeux psychologiques dans la relation entre l’individu et le sacré. En effet, elles revendiquent une méthodologie qui se veut plus scientifique, visant à étudier des faits précis replacés dans leur contexte, une approche plus concrète et comparative du rituel. Parmi les figures les plus importantes de ce mouvement, on peut mentionner W. Mannhardt et son entreprise colossale de comparaison entre le folklore, la religion populaire et les religions anciennes. En quête des origines primitives où les forces et puissances de la nature jouent un rôle essentiel, son ouvrage le plus remarquable est certainement Wald- und Feldkulte (MANNHARDT 1875-1877). Sans déprécier le statut de précurseur de W. Mannhardt et son influence sur l’Histoire des religions, ce sont pourtant les écrits de J.G. Frazer qui vont accéder à la postérité et vont avoir les échos les plus forts auprès du grand public. En particulier son œuvre majeur : Le rameau

d’or (FRAZER 1923). Ce qui s’explique sans doute par le comparatisme extrême dont fait preuve l’auteur. Une démarche qui lui permet d’ancrer étroitement des mythes et un folklore si délicieusement étrangers, issus du monde classique et des possessions de l’Empire colonial avec les traditions bien plus familières des îles britanniques. Dans ce cadre littéraire, la description du bois sacré de Nemi, en apparence centrale pour le discours, n’est en réalité qu’un instrument fragile habilement agité par J.G. Frazer. Une fébrilité des arguments qui va contribuer à ébranler les certitudes de l’auteur lors des rééditions postérieures (BEARD 1993).