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En 1786, Wilhelm Heinse publiait un roman, Ardinghello. Les toutes dernières pages proposent une utopie, celle des Iles

133 TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, t. 2, p. 293.

134 Ibid., p. 296.

135 TOCQUEVILLE, "Lettres à Gobineau", dans Œuvres, t. 9, 17 novembre 1853.

9 Bienheureuses!136. Ses hommes et femmes, réunis par l'amitié, animés d'un même enthousiasme, constituent une communauté d'intérêts au service d'un même but!: former un tout harmonieux et puissant. La force, l'énergie et le bon plaisir de chacun sont les idéaux de cette société où tous pratiquent les sports et cultivent leur esprit. Ardinghello, leur chef, a décidé de fonder cet Etat idéal dans les îles de Paros et de Naxos. La constitution est organisée d'après les modèles de l'Antiquité. C'est une république "où tous sont des hommes et des citoyens parfaits". Leur morale est de type héroïque.

La tête du corps social est confiée à ceux qui se distinguent par leurs exploits et leur intelligence supérieure.

Les femmes, et les hommes également, appartenaient à la communauté, [...] mais dans une certaine mesure seulement. [...] Au demeurant le bon ordre était maintenu avec soin!: hommes et femmes habitaient séparés les uns des autres.

Naxos, île fertile et pleine de grâce, est donnée tout entière aux femmes et aux enfants. Seules les barques des amoureux pouvaient y aborder.

Les femmes avaient elles aussi leur mot à dire dans les affaires publiques et n'étaient pas traitées comme de simples esclaves!; elles n'avaient cependant que dix pour cent des voix par rapport aux hommes.

[...] Au reste, il subsistait cette différence essentielle que les hommes produisaient ou acquéraient tandis que les femmes conservaient. [...]

Ainsi l'amour déployait ses ailes dans la liberté la plus grande.

L'influence de cet Etat sur le continent ne cesse de grandir. Afin de jouir d'une plus grande liberté à l'intérieur, il mène des expéditions guerrières pour assurer sa sécurité et se gagner des appuis. Le commerce lui garantit des esclaves et des commodités pour vivre dans l'abondance!:

136 Wilhelm HEINSE, Ardinghello et les Iles Bienheureuses, Paris, Aubier, 1944, pp.!408-14. Dans sa préface, le traducteur décrit cette utopie comme "communiste"...

l'Europe

La guerre provoque, il est vrai, d'effroyables destructions, mais elle est bienfaisante aussi dans ses effets. Elle est pareille à l'élément du feu. Il n'est rien qui fasse avancer l'homme autant vers la perfection dont il est capable. [...] Mais notre action, après une période heureuse, fut réduite à néant par le destin inexorable.

La structure profonde, centrale, constitutive, de la société utopique des Iles Bienheureuses renvoie à la stricte séparation!: une île pour chaque sexe. Ceci ne ressemble-t-il pas étrangement à la philosophie proposée par les auteurs que nous avons évoqués plus haut!? On pourrait soutenir que la philosophie occidentale a cherché à maintenir un ordre, faisant fi de l'individu et de sa liberté, ainsi qu'une harmonie, aménagés pour les intérêts pratiques et concrets ainsi que les privilèges des mâles les plus forts, adultes, sains et civilisés, constituant ceux-ci en êtres naturellement dominateurs. Au nom de la raison, de la science, du bonheur et de tout ce que l'on voudra, toutes séductions cachant la loi du plus fort, son pouvoir et ses abus de pouvoir. En vertu de quelle nécessité la femme n'aurait-elle qu'une seule et unique vocation? En vertu de qun'aurait-elle nécessité les femmes laisseraient-elles aux seuls hommes (forts) la gestion des affaires du monde dont on sait qu'elles n'ont pas brillé par leur humanité, tout particulièrement en ce XXe siècle!? Les femmes ainsi que les hommes (moins forts) ont non seulement le droit, mais le devoir, pour eux-mêmes et pour l’humanité de se mêler de la gestion des affaires communes.

De l'Allemagne

Cet ordre bien précis, qui sépare et hiérarchise, connaîtra sa plus fu-neste illustration en Allemagne. L’idéologie raciste constitue l’enjeu central du nazisme. Cependant, l'histoire nous montre les Allemand-e-s de l'époque, hommes et femmes ordinaires, plus préoccupés par leurs difficultés matérielles ou les attaques contre les traditions reli-gieuses, que par ce que leurs dirigeants appelaient la solution finale de la question juive!1. Et Ian Kershaw de conclure que "si elle fut le fruit de la haine, la route d'Auschwitz fut pavée d'indifférence"!2. Cette indifférence générale a permis le processus d'extermination.

Comment comprendre ce consentement passif à des événements fu-nestes ou l'éventuel désaccord qui ne parvenait pas à devenir désac-cord actif!? Gisela Bock, parlant de la plupart des femmes allemandes et de leur absence de résistance active au national-socialisme et à sa politique raciale a pu écrire que "leur attachement à la maternité, à leur vie privée et aux valeurs familiales ne s'élargit que rarement aux femmes et aux hommes atteints dans ces mêmes valeurs"!3. Comment expliquer cette collaboration passive, cette complicité née de

l'indif-1 Voir Ian KERSHAW, L’opinion allemande sous le nazisme, Bavière, 1933-1945, Paris, CNRS, 1995.

2 Ian KERSHAW, "L'introuvable totalitarisme", Le Magazine littéraire, novembre 1995, no. 337, pp. 61-63.

3 Gisela BOCK, "Le nazisme: Politiques sexuées et vies des femmes en Allemagne", dans Histoire des femmes, sous la direction de Georges DUBY

et Michèle PERROT, Paris, Plon, 1992, t. 5, p. 167.

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férence qui a conduit des hommes et des femmes à s'abstenir d'assis-ter celles et ceux que la société condamnait monstrueusement!?