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14 Otto WEININGER, Sexe et caractère, p. 274.

15 Voir Anne-Marie BARONE, "Les droits humains ont-ils un sexe!?", dans Questions au féminin, Bern, Eidg. Kommission für Frauenfragen, Bundesamt für Kultur, no. 1, avril 1995, p. 6.

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Si nous ne lisons plus guère aujourd'hui les "racialistes" du XIXe siècle, nous savons qu'Hitler les avait lus, que Renan fut un des maîtres à penser du XIXe siècle et que les ouvrages de Le Bon furent diffusés dans une dizaine de langues!; quant à Gobineau, son nom reste aujourd’hui encore connu comme celui de l’auteur d’un regrettable livre sur les races humaines.

Cet Essai sur l'inégalité des races, publié en 1854, affirme que certaines d’entre elles sont fortes et d'autres faibles. La race blanche, dit-il, "étincelle de supériorités de tout genre"!16 et "l'Arian est intelligent, énergique, vigoureusement bâti, beau d'aspect, aussi belliqueux de cœur comme dans l'Hellade homérique"!17. Chez les autres, c'est le règne de la faiblesse, de l'incohérence, de l'indécision, du désordre et de la barbarie. Or, selon Gobineau toujours, toute civilisation oscille entre deux éléments, un principe matériel, objectif, dit par lui "principe mâle" et un principe intellectuel, subjectif, ou

"principe femelle"!:

Je partagerai donc [...] tous les peuples en deux classes. A la tête de la catégorie mâle, j'inscrirai les Chinois!; et comme prototype de la classe adverse, je choisirai les Hindous. A la suite des Chinois, il faudra inscrire la plupart des peuples de l'Italie ancienne, les premiers Romains de la république, les tribus germaniques. Dans le camp contraire, je vois les nations de l'Egypte, celles de l'Assyrie. Elles prennent place derrière les hommes de l'Hindoustan. [...] A mesure que les peuples blancs sont descendus davantage vers le sud, les influences mâles se sont trouvées moins en force, se sont perdues dans un élément trop féminin!18.

Gobineau avait eu soin de nous préciser que, sous les principes mâle et femelle, il ne fallait comprendre "qu'une idée de fécondation réciproque, sans mettre d'un côté un éloge et de l'autre un blâme"!19, et "sans corrélation à aucune idée de suprématie d'un de ces foyers

16 Joseph-Arthur de GOBINEAU, Essai sur l'inégalité des races, Paris, Librairie de Paris, 1912, t. 1, p. 552.

17 Ibid., t. 2, p. 364.

18 Ibid., t. 1, p. 87.

19 Ibid., t. 1, p. 86

5 sur l'autre"!20. Néanmoins, il est bien évident que des expressions comme "à la tête de", "à la suite de", "classe adverse", "camp contraire", "derrière les hommes" et tout son vocabulaire indiquent à qui et à quoi la suprématie revient. Les rapports entre les sexes et entre les races se déclinent pour Gobineau sur le mode de l'opposition et de la domination d'un sexe et d'une race sur l'autre.

Une crainte se laisse deviner, celle de perdre sa virilité ou sa vitalité.

Et comme les mélanges peuvent être redoutables!!

Les peuples ne dégénèrent que par suite et en proportion des mélanges qu'ils subissent. [...] Le coup le plus rude dont puisse être ébranlée la vitalité d'une civilisation, c'est quand les éléments régulateurs des sociétés en arrivent à ce point de multiplicité qu'il leur devient impossible de s'harmoniser, de tendre vers une homogénéité nécessaire, et, par conséquent d'obtenir ces instincts et ces intérêts communs, seules et uniques raisons d'être d'un lien social. Pas de plus grand fléau que ce désordre!21.

Certes, la race blanche a pour Gobineau vocation au mélange, mais en tant que l’Europe est allée se mélanger à d’autres. Le monde occidental, qui fut "toujours le centre du monde", est "un lac qui a constamment débordé sur le reste du globe, parfois le ravageant, toujours le fertilisant"!22. C’est une fois de plus justifier virilement l'expansionnisme militaire des Européens. Voici donc un penseur qui craint la multiplicité, qui se réfugie dans le cocon sécurisant d'une communauté fondée sur la similitude des instincts et des intérêts, mais ne reconnaîtrait à nul autre le droit au même repli sur soi.

"Nous repoussons comme une erreur de fait fondamentale l'égalité des individus humains et l'égalité des races"!23. L'inégalité des uns égale l'inégalité des races. C'est ce qu'affirmait Ernest Renan en 1871. La race supérieure est sans contestation possible la race européenne. Les autres, "non perfectibles", sont vouées à rester dans

20 Ibid., t. 2, p. 546.

21 Ibid., t. 1, p. 220.

22 Ibid., t. 1, pp. 526-527.

23 Ernest RENAN, "Nouvelle lettre à M. Strauss", Œuvres complètes, Paris, Calmann-Lévy, 1947-1961, t. 1, p. 455.

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"l'éternelle enfance" et dans "l'immobilité"!24. Dans son ouvrage sur la Réforme intellectuelle et morale de la France, Renan nous parle, notamment, des femmes et des colonisés, sans établir de rapports entre les deux groupes, du moins en apparence. Ainsi à propos des élections, Renan avoue qu’il préférerait

[…] un système plus représentatif où la femme, l'enfant fussent comptés. Je voudrais que, dans les élections primaires, l'homme marié votât pour sa femme (en d'autres termes que sa voix comptât pour deux), que le père votât pour ses enfants mineurs. [...] Il est sûrement impossible que la femme participe directement à la vie politique!25. Trois pages plus loin, notre philosophe procède à une justification en règle du colonialisme!:

La conquête d'un pays de race inférieure par une race supérieure qui s'y établit pour gouverner, n'a rien de choquant. La régénération des races inférieures ou abâtardies par les races supérieures est dans l'ordre providentiel de l'humanité. [...] Chacun sera dans son rôle. Une race de maîtres et de soldats, c'est la race européenne!26.

Ici, le lien entre des affirmations sur les femmes et d’autres sur les races est moins évident que chez d’autres auteurs. Néanmoins, l’homme propriétaire d’une femme et d’enfants, et le peuple européen devenu maître d’autres peuples qui, d’abâtardis, s'en trouvent régénérés, sont montrés comme valant et par eux-mêmes et par la possession qu’ils ont des autres.

En 1883, Renan terminait ainsi une conférence à la Sorbonne sur L'islamisme et la science!:

Que n'a-t-on dit pas dit contre les armes à feu, lesquelles pourtant ont bien contribué à la victoire de la civilisation!? Pour moi, j'ai la

24 Ernest RENAN, "Avenir de la Science", Œuvres complètes, t. 3, pp.

851 et 859.

25 Ernest RENAN, "La réforme intellectuelle et morale de la France", dans Œuvres complètes, t. 1, p. 387.

26 Ernest RENAN, "La réforme", t. 1, p. 390.

7 conviction que la science est bonne, [...] qu'elle ne servira que le progrès, celui qui est inséparable du respect de l'homme et de la liberté!27.

Il souhaitait que la voix d’un homme marié "comptât pour deux", non sans rappeler le dogme du déterminisme des rôles qui veut qu’il soit impossible à une femme de participer à la vie publique.

Globalement, ce qui est projeté, c’est que chacun soit dans son rôle.

D'un côté, le père de famille dominateur ou mâle européen, guerrier, savant et conquérant. De l’autre, la femme dominée, exclue de la vie politique, réduite à sa vocation naturelle et à un statut comparable à celui d'une éternelle enfant, et les races soumises par l’arme à feu, pour leur plus grand bien. Inférioriser et dominer l’épouse, inférioriser et dominer une race, Renan n'est pas le moins du monde choqué par ce projet, que veut "l'ordre providentiel". A force d'inférioriser et de dominer la femme, on en vient plus facilement, voire tout naturellement, à inférioriser et projeter de gouverner d’autres peuples en leur imposant une tutelle providentielle.

Terminons avec Gustave Le Bon. Son ouvrage sur les Lois psychologiques de l'évolution des peuples, publié en 1894, a l'avantage de la parfaite clarté.

Il faut avoir vécu avec des peuples dont la constitution mentale diffère sensiblement de la nôtre, même en ne choisissant parmi eux que les individus parlant notre langue et ayant reçu notre éducation, pour concevoir la profondeur de l'abîme qui sépare la pensée des divers peuples. On peut, sans de lointains voyages, s'en faire quelque idée en constatant la grande séparation mentale qui existe entre l'homme civilisé et la femme, alors même que celle-ci est très instruite. Ils peuvent avoir des intérêts communs, des sentiments communs, mais jamais des enchaînements de pensées semblables. [...] La différence de leur logique suffirait à elle seule pour créer entre eux un infranchissable abîme!28.

27 Ernest RENAN, "L'islamisme et la science", Œuvres complètes, t. 1.

28 Gustave LE BON, Lois psychologiques de l'évolution des peuples, Paris, Félix Alcan, 1906, p. 32.

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Quelques pages auparavant, Le Bon avait remarqué que "les couches les plus basses des sociétés européennes sont homologues des êtres primitifs"!29. Les peuples, les sexes ont toujours été différents et le resteront pour l'éternité. A quoi bon vouloir changer!?

L'idée égalitaire continue à grandir encore. C'est en son nom que le socialisme [...] prétend assurer leur bonheur. C'est en son nom que la femme moderne, oubliant les différences mentales profondes qui la séparent de l'homme, réclame les mêmes droits, la même instruction que lui et finira, si elle triomphe, par faire de l'Européen un nomade sans foyer ni famille!30.

Le Bon aurait-il peur de devenir un errant, une sorte de monstre rejeté hors de la norme consacrée!? Peur diffuse du changement, impliquant l'anarchie, la violence, alors que ses bénéfices sont incertains. Changement qui irait à l'encontre du consensus et qui privilégierait la raison individuelle au détriment de celle de la communauté masculine... Crainte de perdre un ordre fondé sur la séparation de l'homme et de la femme, sur la séparation des classes, sur la séparation des peuples. Un ordre qui lui assurait d'en être le maître.

Il nous importe peu de savoir si pour Gobineau, Le Bon ou Renan, c'est plutôt la langue, la religion, les lois, les mœurs ou le sang qui font ce qu’ils appellent la "race". Tous trois ont écrit sur l'inégalité entre hommes et femmes et sur l'inégalité des dites "races". Tous trois ont écrit sur la supériorité des hommes sur les femmes, sur la supériorité de l'homme européen sur les peuples qui ne le sont pas.

Tous trois ont eu d’avance la nostalgie d'un modèle d'ordre, de fait toujours existant en leur temps, mais qu’ils pensaient menacé, modèle dont seul le maintien assurerait leur identité. Une identité que tous trois ont craint de perdre par de mauvais mélanges, que ce soit entre les sexes, les classes ou les "races", mais foncièrement une identité de propriétaires des autres, identité que l’émancipation de ces autres était évidemment destinée à leur faire perdre.

29 Ibid., p. 27.

30 Ibid., Lois, p. 3.

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